La Dernière Heure de Gilnéas

Chapitre 1 : Silence sous l'orage

1560 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/11/2016 07:42

Jamais un seul Gilnéen n'aurait pu croire un tel blasphème. Un mur comme le nôtre ne tombe pas, c'est ceux qui l'assaillent qui tombent. Nous avons vécu dans son ombre, bâti nos cités derrière lui, aussi loin que nos mémoires se souviennent. J'avais un jour émis une hypothèse folle :« Le mur est solide, oui. Mais un tremblement de terre et il sera en miettes, non ? »  Comme je m'en doutais, mes concitoyens nièrent en bloc ma proposition. Le mur sera là même après le Déluge, même après mille guerres. Et c'est en haussant les épaules que j'oubliais mes idées de destruction. Je pouvais dormir sur mes deux oreilles, dans mon lit aux couvertures douillettes. Dans ma chambre aux vitres fumées. Dans ma mansarde coincée entre deux immeubles de bois noir. Dans la cité du Seigneur Grisetête. Dans le périmètre de la muraille. Et je pouvais me réveiller en paix, dans mon lit aux couvertures défaites. Dans ma chambre où l'aube filtre lentement. Dans ma maison qui gémit face au vent. Dans les rues pavées de Gilnéas où claquent les talons. Dans les bras maternels dans notre rempart.        

 

Et je me levais. Le vent ne s'était pas calmé pendant la nuit. La pluie frappait vigoureusement contre la lucarne. J'allumais une, puis deux bougies aux flammes dansantes. Les ombres s'étalèrent sur les murs aux motifs floraux vieillis et aux couleurs passées. Je me regardais dans le miroir accroché au mur, un petit cercle encadré d'un métal terne. Je m'appliquais à remettre droit le col de ma chemise. A replacer la raie de mes cheveux noirs ébouriffés par la nuit. A peigner machinalement ma barbe qui ne me satisfaisait jamais. A traquer chaque faux-plis sur ma veste sombre. L'escalier branlant grinça sous mon poids, tandis que je m'enfonçais dans sa spirale qui mènerait vers ma cuisine.       

 

Un bien grand mot. Une salle étriquée, éclairée par une lampe à huile, aux rideaux fanés, autrefois blancs, où tout l'espace était accaparé par un poêle à bois et une table sans nappe. J'y posais une tasse ébréchée, débordante d'un thé à la couleur d'encre. Lentement, les yeux rivés sur le tableau qui trônait sur le mur, une croûte d'un autre temps représentant un jeune aristocrate aux traits sinistres, que je ne m'étais jamais décidé à jeter, je bus ma boisson. J'étais songeur. Je l'étais tous les matins, lorsque la brume se dissipe, et que les premiers talons de dames, sabots et roues de diligences et cannes de gentilshommes résonnent sur les pavés froids. Laissant sur la table ma tasse vide, j'attrapais mon manteau qui, comme un fantôme perdu, pendait à un clou, et ouvrais la porte aux lourdes montures de fer.       

 

Dehors, le ciel était bas, l'aube filtrait à peine, et une pluie fine lavait les pavés. Je relevais le col de mon manteau pour me protéger du vent et avançais. Les réverbères dispensaient une lumière salvatrice, qui chassait les ombres aux formes cauchemardesques des arbres nus qui bordaient l'avenue sur laquelle je venais de m'engager. Je tendis l'oreille pour entendre, entre deux bourrasques, les phrases accrocheuses des vendeurs de journaux.«  Un crime inexpliqué, la police enquête !- Le meurtrier rôde toujours en ville, vous en saurez plus en lisant le Courrier Gilnéen !- Notre ville est-elle en sécurité ? L'Écho de Grisetête vous dévoile tout! » Un frisson me parcourut. Les nouvelles étaient d'ordinaire banales, à peine un vol à la sauvette ou un chien écrasé. Je me mis, presque inconsciemment, à raser les murs et à m'écarter des ruelles, qui, soumises à mon imagination débordante, devenaient de sordides coupe-gorges.       

Un cri perça le tumulte ambiant de la ville qui s'éveille. Je sursautais, le cœur battant la chamade. Mes yeux balayèrent la rue peu passante où je me trouvais maintenant, scrutèrent une ruelle perpendiculaire, mais je ne perçus rien d'anormal. Je haussais les épaules, l'air de dire « gros bêta, va ! », et me remis à marcher, d'un pas moins rassuré qu'au par avant, jetant sans cesse des regards derrière mon épaule. Je ralliais au pas de course la place marchande, où l'agitation et l'odeur de nourriture me rassura. Sentant que j'avais du temps devant moi et un alléchant fumet de vin chaud, je déboursais quelques pièces de cuivre. Présumant que la bibliothèque royale n'allait pas s'écrouler en mon absence, je décidais de faire le tour du marché, mon verre à la chaleur réconfortante à la main. Hélas, les bribes de discussions que j'entendais me firent oublier ma boisson brûlante. Plus de réclamation sur le prix du pain, de réponses sur l'hiver qui perdure ma bonne dame, ni de marchandages à la pièce de cuivre près sur les étalages. Des femmes apeurées, à la limite de l'hystérie, répétaient :« Par la Lumière, c'est affreux !- Plus rien n'est sûr de nos jours ! » Des voix mesquines s'amusaient à propager les pires rumeurs : bête enragée, tueur sanguinaire, monstre, démon, les hypothèses fusaient, et allaient crescendo dans l'horreur la plus totale. Je buvais en hâte mon vin brûlant qui me revigora un court instant, le temps que la chaleur s'amenuise dans mon estomac.       

 

  Et c'est apeuré, sursautant au bruit de mes propres pas, que je m'éloignais du bourdonnement de la place lumineuse. Je me glissais, les mains enfoncées dans les poches de mon manteau et le cou rentré, dans une allée couverte, où la pluie battait sur les auvents de verre. Les lanternes suspendues aux traverses de métal noir se balançaient, faisant danser à mon ombre mille fois répétée une sinistre sarabande, tel un sabbat maudit. Je pressais le pas, préférant au plus vite m'éloigner du ballet macabre que mon ombre exécutait sur les murs où subsistaient des lambeaux d'affiches. Tournant en vitesse sur ma droite, je me faufilais dans une minuscule ruelle où serpentait un ruban d'eau que j'aurais pu prendre pour de l'encre. Pas un réverbère ne dispensait de lumière, et, alors que je levais la tête vers les nuages, je me demandais si le soleil se cachait toujours derrière eux. Quelques vêtements oubliés, un tricot de corps, une chemise et des chaussettes, pendaient à un fil suspendu entre deux fenêtres, et, sous les rafales de vent, frémissaient tels des fanions grisâtres.   

 

    Le tonnerre se mit à rouler au-dessus de moi. Un éclair trancha les épais nuages et je crus voir se détacher quelque chose en face de moi. Je restais immobile un instant, tendant l'oreille. Le tumulte masquait tous les autres sons. Lentement, avec une infinie prudence, je me remis en marche, mesurant chaque centimètre que mes pieds parcouraient. Un nouvel éclair frappa. Je ne le vis qu'une seconde, mais je le vis. Une forme épaisse s'avançait face à moi.       

 

L'impact me jeta au sol, où mon dos rencontra la rigole remplie d’eau glaciale et la dureté des pavés. Un souffle lourd sifflait contre mon oreille. L'être noir leva sa tête. La foudre surgit à nouveau. Et je devinais dans un flash une gueule animale.

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