Quand les rôles changent
Les jours passèrent. Carlos prenait des forces. Sa respiration était de moins en moins laborieuse, Sa jambe bien plâtrer, ses côtes le faisaient encore souffrir, mais tout semblait aller vers une guérison. TK, lui restait à son chevet, ne le quittant que pour la nuit et revenait au petit matin.
TK poussa doucement la porte de la chambre d’hôpital, un gobelet de café tiède à la main. Il était à peine six heures du matin ; l’aile était encore enveloppée d’un silence clinicien, rythmé seulement par le bip régulier des moniteurs.
Mais quand il entra, son cœur fit un bond. Le lit était vide. Les draps froissés, la télécommande posée sur le drap, le moniteur branché — mais aucun signe de Carlos.
— Carlos ? appela-t-il, la voix déjà plus aiguë qu’il ne l’aurait voulu.
Son regard balaya la chambre, puis se fixa sur la porte de la salle de bain entrouverte. Un petit cliquetis métallique se fit entendre, puis un son lourd, comme une potence heurtant le carrelage.
Il posa le gobelet sur la tablette roulante et se précipita, frappant la porte de la salle de bain.
— Carlos ? Tu es là-dedans ?
— Je gère, répondit la voix étouffée de son mari.
TK ouvrit la porte d’un coup. La scène le figea : Carlos s’appuyait d’une main contre la barre d’appui, l’autre agrippant maladroitement la potence à perfusion renversée. Une canule nasale lui fournissait de l’oxygène ; le tuyau pendait un peu tendu. Sa jambe gauche était soutenue par une attelle volumineuse et un manchon de contention — on voyait encore les traces d’un pansement autour de la cuisse. Son visage était livide, perlé de sueur ; chaque respiration sortait en courtes bouffées douloureuses.
— Merde, Carlos… souffla TK.
Carlos inspira, le visage tordu par la douleur. Chaque souffle semblait arracher ses côtes. TK sentit la colère mêlée à l’inquiétude lui brûler la poitrine. Sans brusquerie, il le ramena lentement vers le lit.
— On ne joue pas au dur, dit-il d’une voix ferme mais brisée. Tu sors à peine de réa, t’as encore des côtes fracturées et une jambe immobilisée. Tu as un risque d’hémorragie avec les médicaments que tu prends… Tu réalises le risque si tu tombes ?
Carlos ferma les yeux, la mâchoire serrée.
— Je refuse d’avoir besoin d’aide juste pour… aller aux toilettes.
TK soupira profondément, secouant la tête.
— Tu refuses, tu refuses… sauf que moi, je refuse de te retrouver étendu par terre parce que monsieur voulait se prouver qu’il était capable.
Il tira les draps sur lui avec précaution, puis s’assit au bord du lit, encore tremblant d’adrénaline.
— Écoute-moi bien, Reyes. Si t’avais pas décidé de jouer les enquêteurs, on en serait pas là. Alors la prochaine fois que tu veux faire ton super-héros invincible… assure-toi au moins que je sois pas dans les parages.
Un petit rire échappa à Carlos.
— Ça va être difficile, je crois…
— Arrête de jouer au plus malin, gronda TK.
— Tu dramatises toujours, marmonna Carlos.
— Je dramatise ? répéta TK, la gorge serrée. Carlos… j’ai eu si peur de te perdre.
Le silence pesa un instant. Puis la main de Carlos chercha la sienne et la pressa faiblement.
— D’accord… j’avoue que je suis pas invincible.
Un sourire tremblant traversa le visage de TK. Il réajusta la perfusion, vérifia la canule nasale, jeta un œil au moniteur.
— Je vais aviser l’infirmière que t’as chuté. Qu’on vérifie ta saturation, ta tension… et qu’on te redonne des antalgiques.
Carlos fronça les sourcils.
— TK… arrête de jouer au docteur avec moi. Et arrête de me regarder comme si j’étais en porcelaine.
— J’vais essayer… promit TK à demi-mot.
Carlos le fixa, son sourire fatigué adouci par une tendresse obstinée.
— Pourquoi tu ne rentres pas un peu à la maison ? Te reposer. Ça fait des jours que t’as le même sweat, et je suis pas sûr que t’aies pris le temps de manger… ou même de prendre une douche.
TK secoua la tête aussitôt, comme si Carlos venait de lui demander l’impossible. Il passa une main sur son visage creusé, ses cernes marquées malgré la lumière tamisée de la chambre.
— J’arrive pas à fermer l’œil en sachant que t’es ici, branché à tout ça…
Carlos soupira, la voix éraillée par la douleur et la fatigue.
— TK… t’as déjà tout donné. Tu t’es battu pour moi, tu m’as tiré de là. Maintenant, c’est à moi de me relever, et toi… toi, tu dois penser à toi aussi. Ça fait des semaines que tu n’as pas travaillé. Je sais que Tommy et ton père sont compréhensifs, mais tu penses pas que retourner un peu là-bas… ça pourrait t’aider ?
— Carlos… tu rentres dans quelques jours. Tu vas avoir des suivis, de la physio, des rendez-vous, et tu vas avoir besoin d’aide à la maison…
Carlos secoua lentement la tête.
— Mais ce quelqu’un… ce ne sera pas toi. Tu as déjà passé des jours et des nuits ici pendant que j’étais dans le coma. Tu as mis ton travail en pause, tu as tout laissé tomber pour moi. Ça suffit. Tu dois reprendre ta vie, TK. Je vais m’en sortir. Arrête de t’inquiéter.
Le silence pesa entre eux, comme un poids impossible à briser. TK baissa les yeux, triturant nerveusement ses doigts.
— Sauf que… c’est pas si simple, murmura-t-il enfin.
Carlos fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
TK inspira profondément, comme s’il allait plonger. Son cœur cognait dans sa poitrine.
— Pour ça… il faut encore avoir un travail.
Carlos le fixa, incrédule.
— Quoi ?
TK releva enfin ses yeux brillants de larmes.
— Après l’explosion… j’étais incapable de rester à l’écart. J’ai désobéi. Pas seulement à mon père. Mais aussi à Tommy. À Judd. Trois fois, Carlos. Trois fois, j’ai ignoré les ordres directs de mes supérieurs. Et maintenant… j’attends une audience devant le conseil disciplinaire.
Le visage de Carlos se ferma, une lueur de colère passant dans son regard.
— TK…
— Je sais, coupa TK aussitôt, la voix brisée. Je sais que c’était insensé. Mais comment tu voulais que je reste planté là, à côté de l’ambulance, sans savoir si tu respirais encore ?
Carlos détourna les yeux, sa poitrine se soulevant douloureusement à chaque respiration. Sa mâchoire trembla avant qu’il ne lâche d’une voix basse, presque cassée :
— Tu aurais pu y rester aussi.
TK hocha la tête, une larme solitaire dévalant sa joue.
— Peut-être… mais au moins, je ne t’aurais pas laissé mourir seul.
Le silence s’installa, chargé, lourd. Carlos serra sa main avec une force tremblante, partagé entre la peur, la colère et l’amour. Ses lèvres s’étirèrent dans un sourire fatigué.
— Tu es un idiot… souffla-t-il finalement. Mon idiot.