Tranche de vie
L’odeur de sauce tomate, d’ail rôti et de parmesan flottait dans tout l’appartement. TK, concentré, remuait les pâtes dans une grande casserole, tout en gardant un œil sur Jonah, installé au bout du comptoir sur son tabouret avec ses crayons éparpillés et une montagne de cahier à colorier. Il dessinait d’une main pendant que de l’autre il remuait le bras pour conter tout ce qu’il avait fait dans la journée.
— Et là, à l’école, on a fait une course et j’ai battu Émile et ensuite on à jouer au ballon et moi je l’ai frapper avec mon pied, comme ca…
Il descendit de son tabouret et montra comme il avait fait avec ses pieds.
— Regarde papa…
— Wô, champion, attends une seconde, dit TK en riant, son bras tendu vers la passoire tout en tenant la cuillère dans l’autre. Ok je te regard !
Carlos lui râpait du fromage en observant d’un œil Rose, onze mois, qui rampait au sol en se faufilant au travers les jouets éparpiller dans la maison.
Dans le canapé, Nancy et Matéo observaient la scène, légèrement étourdis. Nancy avait presque forcé TK à les inviter à souper en plein milieu de la semaine. TK lui avait pourtant dit que les soirées étaient plutôt chaotiques… mais Nancy avait insisté : pas question de faire garder les enfants.
Jonah, incapable de rester en place, bondit vers son tabouret.
— Papa, papa, regarde ! s’écria-t-il en brandissant son dessin. Je vais le terminer et le donner à Nancy !
— Bonne idée, mon grand, souffla TK, déjà essoufflé à force de jongler entre la cuillère, la passoire et la sauce qui commençait à éclabousser.
— Tu me le montres ? demanda Nancy.
Jonah se précipita vers elle, mais dans son élan, il passa trop près de Rose, qui se tenait en équilibre précaire contre une chaise de la salle à manger. La petite chancela, mais Carlos, vif comme l’éclair, la rattrapa juste à temps.
— Doucement, mon cœur, sermonna-t-il. Regarde où tu vas.
— Oh… désolé, Rosie… je voulais juste montrer mon dessin…, marmonna l’enfant.
— C’est pas grave, mon trésor, ajouta Carlos en lui ébouriffant les cheveux. Je sais que tu n’as pas fait exprès.
Jonah se précipita alors vers Nancy, un large sourire sur le visage, et lui tendit son dessin.
— C’est pas fini, mais ça va être très beau quand je l’aurai terminé, dit-il tout fier. C’est quoi ta couleur préférée ?
Nancy sourit en prenant le dessin dans ses mains, admirant les traits un peu brouillons mais pleins de vie.
— Hmm… j’aime beaucoup le bleu, dit-elle.
— Et toi Mathéo ? C’est quoi ta couleur préférée ?
Matéo, assis sur le canapé, haussa les épaules en souriant.
— Eh bien… j’aime le rouge, répondit-il.
— Oh oui ! Comme les camions de pompier ! Moi aussi c’est ma couleur préférée ! cria Jonah, tout excité.
Sans attendre, il sauta de son tabouret et se précipita vers le coffre à jouets dans le salon. En un instant, il attrapa un camion rouge et revint en courant vers Matéo, les yeux brillants.
— T’as vu ? dit-il en brandissant fièrement le camion. C’est grand-père Owen qui me l’a donné !
Matéo éclata de rire et tendit les mains pour attraper le jouet.
— Eh bien, il ressemble beaucoup à ceux à la caserne.
Rose, elle, avait repéré le meuble de salon et s’était mise à grimper avec une détermination farouche.
— Doucement, ma petite cascadeuse… souffla TK en s’approchant.
Mais Rose, perdit l’équilibre et tomba sur le tapis avec un petit cri. Les larmes montèrent aussitôt à ses yeux.
— Oh non… murmura TK en accourant pour la relever. Viens là, ma puce.
TK la prit doucement dans ses bras, frotta son dos et lui parla avec douceur :
— Ça va aller, ma princesse…
Jonah retourna à ses dessins, la langue tirée, concentré à ne pas dépasser les lignes.
— Papa ? demanda-t-il avec sérieux.
— Lequel ? répondirent en cœur TK et Carlos, visiblement habituer de poser cette question.
— Papa Carlos ! Après, je vais te faire un dessin rien que pour toi. Tu me diras ta couleur préférée, d’accord ?
Carlos sourit en posant les assiettes sur la table.
— Eh bien… mi color favorito es el amarillo, dit-il avec un clin d’œil.
Jonah attrapa aussitôt un crayon jaune et le brandit vers son père, tout fier de montrer qu’il avait bien compris.
— Bravo, mi corazón ! fit Carlos en souriant, aussi fière que son fils.
Matéo, qui suivait la scène avec de grands yeux ronds, se pencha vers Jonah.
— Minute, petit bonhomme… depuis quand tu es aussi doué ?
Jonah releva la tête, un peu de crayon sur le nez, et répondit avec le plus grand sérieux :
— C’est papa Carlos qui me montre !
— Et bien, tu vas devoir m’apprendre Jonah, avoua Matéo en riant.
Jonah bomba le torse, ravi qu’on le prenne autant au sérieux.
Jonah leva son crayon rouge bien haut, réfléchit une seconde, puis dit avec application :
— Yo tengo un crayon rojo… muy bonito.
Il articula chaque mot avec soin, comme pour s’assurer de ne pas se tromper. Puis il releva la tête vers Matéo, tout fier :
— Ça veut dire que j’ai un crayon rouge, très beau !
Nancy, qui avait suivi l’échange en souriant, éclata de rire.
— Tu sais, Matéo te fait marcher… il parle espagnol lui aussi.
Matéo haussa les épaules, faussement pris en faute, tandis que Jonah écarquilla les yeux, mi-fâché, mi-étonné.
— Ok, tout le monde à table ! fit soudain Carlos.
Jonah, trop excité pour rester assis, gigotait sur sa chaise en parlant sans arrêt.
— Respire, Jonah ! souffla TK, amusé mais déjà à bout de souffle rien qu’à l’écouter.
Jonah rebondit aussitôt :
— Regarde, Mathéo, comment je mange vite !
Et sans attendre, il planta sa fourchette dans son assiette avec des yeux brillants d’orgueil.
— Doucement, Jonah, prévint TK en attachant le bavoir de Rose. C’est pas une course, mon grand.
À peine ces mots dits, Jonah attrapa son verre de lait d’un geste trop brusque… et le fit basculer. Le liquide se répandit sur la nappe avant de dégouliner sur le pantalon de Matéo.
— Jonah ! gronda Carlos en bondissant avec un linge à la main. Du calme, campeón !
Matéo éclata de rire malgré lui en se reculant de sa chaise.
— Pas de souci, j’ai connu pire à la caserne !
Nancy, les lèvres pincées pour ne pas rire trop fort, chuchota :
— Vous aviez raison… vos soupers, c’est de l’action du début à la fin.
— Je t’avais prévenu, ajouta TK en rigolant.
Carlos frotta tant bien que mal la nappe détrempée, tandis que TK tentait de ramener un peu de calme autour de la table. Rose, assise dans sa chaise haute, tapotait déjà dans son assiette avec sa cuillère en plastique. Un instant plus tard, elle la lança par terre avec un petit cri de victoire.
— Et voilà… encore une fois, soupira TK en se baissant pour la ramasser.
Jonah, lui, avait déjà oublié son verre de lait et recommençait à parler la bouche pleine.
— Et aujourd’hui, à la récré, on à jouer au policier et au voleur, continua-t-il en regarda Carlos. Et c’est mon équipe qui a gagné !
— Jonah, avale avant de parler, rappela Carlos d’une voix ferme.
— Mais papa, c’est important ! protesta-t-il, les joues gonflées de pâtes.
Puis, sans prévenir, il tenta de se lever de sa chaise.
— Attends ! Je vais chercher ma voiture de patrouille pour la montrer à Mathéo !
— Non, non, non ! Tu restes assis ! lança TK en le rattrapant par le bras. On mange d’abord, les jouets après.
Jonah fit une moue, mais finit par replonger sa fourchette dans son assiette, déjà distrait par une nouvelle idée. Rose, quant à elle, avait le visage tout barbouillé de sauce. Les joues rouges, le menton taché, elle battait des mains en riant. Puis, avec ses petites mains pleines de pâtes, elle se couvrit les yeux et les rouvrit brusquement, éclatant de rire.
— Vivement l’heure du bain, marmonna Carlos.
Nancy, amusée, jeta un coup d’œil aux deux hommes.
— Sérieux, vous faite comment pour rester sain d’esprit, honnêtement ?
— Beaucoup de café… et un peu de résignation, répondit TK en soupirant.
Nancy regarda Rose s’amuser avec ses pâtes en les écrasant joyeusement contre la tablette de sa chaise haute, eut un sourire attendri.
— Elle est incroyable, souffla-t-elle. On dirait qu’elle fait déjà partie de vous depuis toujours.
TK et Carlos échangèrent un bref regard, leurs sourires se faisant plus doux.
— C’est ce qu’on espère, répondit Carlos en déposant sa main sur la petite main de Rose.
Nancy hésita un instant, puis se lança :
— Et… l’adoption ? Ça avance ?
TK se racla la gorge, visiblement ému.
— Lentement, mais ça avance. On a eu la première visite de l’assistante sociale la semaine dernière… et elle repasse dans deux semaines.
— Ils posent beaucoup de questions, ajouta Carlos en secouant la tête, mi-souriant, mi-exaspéré. Mais bon, on a déjà passé par là…
Un silence chaleureux passa autour de la table, interrompu seulement par Jonah qui plantait sa fourchette dans ses pâtes avec enthousiasme.
— Et puis, de toute façon, continua Carlos en embrassant la joue de Rose, elle est déjà à nous. Les papiers… ce n’est qu’une formalité.
Enfin, après un repas un peu chaotique et des taches de sauce un peu partout, le souper toucha à sa fin. Jonah se tortilla sur sa chaise, les yeux brillants :
— Y’a du dessert ?
— Laisse-nous ranger un peu, mi amor, expliqua Carlos. Et si tu rangeais les jouets qui traînent partout dans la maison… et tes crayons qui sont encore sur le comptoir ?
Jonah fit une moue, mais bondit aussitôt de sa chaise, ravi d’avoir une mission.
— Ok ! Mais après, j’veux un biscuit que abuela à apporter hier.
Rose, quant à elle, tapota ses mains toutes pleines de sauce contre la tablette de sa chaise haute, laissant des empreintes orangées un peu partout, comme pour réclamer encore. TK se pencha et l’embrassa sur le front.
— Non, ma princesse… pour toi c’est direction le bain.
La petite poussa un petit cri, entre rire et protestation.
Carlos hocha la tête, résigné.
— On divise : je range, tu laves ?
— Marché conclu, répondit TK avec un sourire fatigué, déjà en train de détacher Rose de sa chaise haute.
Dans la salle de bain, des éclaboussures résonnaient contre le carrelage. Dans la cuisine, Carlos empilait les assiettes dans le lave-vaisselle. Nancy s’approcha avec un torchon à la main.
— Tu veux que je t’aide ?
— Non, non, insista Carlos en lui souriant. C’est le chaos, mais on est bien rodé.
Pendant ce temps, Jonah traînait dans le salon au milieu des jouets éparpillés. Voyant Nancy revenir, il se précipita vers elle :
— Nancy, aide-moi ! Y’en a trop ! Papa veut que je range tout seul mais c’est impossible, y’a comme… mille jouets !
Nancy éclata de rire.
— Mille, hein ? Ça, c’est du calcul sérieux ! D’accord, montre-moi par où on commence.
Quelques minutes plus tard, le sol du salon retrouvait un semblant d’ordre.
— Beau travail mon coeur, fit Carlos. Tu l’as bien mérité, ton dessert.
Les yeux de Jonah s’illuminèrent aussitôt. Il sauta sur sa chaise à la table et attendit, impatient, tandis que Carlos déposait devant lui un petit bol de fraises et un biscuit.
Pendant que Jonah savourait son dessert — en silence cette fois, concentré sur chaque bouchée comme si c’était le plus grand des trésors — TK revint du bain avec Rose, enveloppée dans une serviette bien douce. Elle suçotait son poing en fixant la pièce d’un regard fatigué.
En deux temps trois mouvements, TK l’habilla d’un pyjama moelleux couvert de petits nuages. À ce moment-là, Carlos entra dans le salon, un biberon à la main.
— À qui l’honneur ? demanda-t-il en adressant un clin d’œil complice à Nancy.
— Oh, je veux bien, répondit-elle aussitôt en tendant les bras.
TK lui déposa Rose dans les bras avec douceur, et la petite se blottit aussitôt contre Nancy, les paupières lourdes. Nancy lui offrit le biberon ; Rose le saisit d’une petite main ferme et commença à téter avec application, poussant un soupir de contentement.
Matéo observa la scène en souriant.
— On dirait qu’elle sait déjà charmer son monde.
Carlos hocha la tête, attendri.
— Crois-moi, elle est experte.
Une fois le biberon terminé et Rose endormie contre Nancy, Carlos prit doucement la petite dans ses bras. Il déposa un baiser sur son front avant de disparaître vers la chambre pour la coucher dans son berceau, où elle s’abandonna aussitôt au sommeil.
De son côté, TK s’occupa de Jonah. Le bain se passa dans un mélange de rires et d’éclaboussures — l’eau débordant presque du rebord tant Jonah trouvait mille excuses pour prolonger le moment. Finalement propre et enveloppé d’une serviette, il fut changé en pyjama, mais au moment d’aller au lit… la rébellion éclata.
— Non ! J’suis pas fatigué ! cria-t-il en s’élançant dans le salon.
TK soupira mais esquissa un sourire amusé.
— Jonah ! Tu as beau courir partout dans la maison, la seule chose que tu vas réussir c’est me rendre fâché.
Le petit garçon, hilare, zigzagua entre le canapé et la table basse, ignorant complètement l’avertissement. TK, lui croisa les bras.
— C’est l’heure du dodo, lança Carlos en l’arrêtant.
—Non ! cria Jonah dans les bras de son père. Je veux rester avec vous !
— Jonah ! Tu vas finir par réveiller ta sœur, ajouta TK. Et là je ne rirais plus…
La fatigue et le sentiment d’injustice vinrent à bout du petit garçon, et il éclata en sanglots dans le cou de Carlos.
— Hey… ¿qué pasa ? murmura Carlos en le berçant doucement.
Jonah sanglotait, le corps tremblant contre lui, incapable de formuler autre chose que des pleurs et des petits reniflements. TK s’approcha et posa une main rassurante sur l’épaule de Jonah.
— Que dirais-tu d’une histoire ?
Jonah essuya ses yeux contre le bras de Carlos, laissant échapper quelques sanglots résiduels. Le calme revenait lentement, remplacé par la lourdeur de la fatigue qui l’emportait. Il regarda TK, puis acquiesça.
— Très bien, murmura TK en le prenant dans ses bras. Vient mon cœur, une histoire, puis dodo…
Pendant ce temps, Carlos s’installa enfin dans le salon avec Nancy et Matéo. Il laissa échapper un long soupir, se détendant pour la première fois depuis le début du chaos.
— Quelle soirée… murmura-t-il avec un sourire.
— Oui, dit Nancy en rigolant. C’est toujours comme ça ?
— Parfois, c’est plus tranquille, répondit Carlos. Mais… parfois c’est bien pire. Au moins, Rose à coopérer ce soir…
Carlos sourit en secouant la tête, repensant aux éclaboussures, aux courses-poursuites et aux crises de larmes de Jonah.
— Et pourtant… malgré tout, on les aime si fort.
TK réapparu dans le salon.
— Il dors, comme une buche… enfin, dit-il avant de se vautrer dans le sofa tout près de son mari.
Puis, il jeta un regard à Nancy.
— Alors… dit-il. Tu m’explique pourquoi vous vouliez délibérément vivre ce genre de soirée ?
Nancy prit une grande inspiration, ses yeux pétillants d’émotion.
— En fait… continua-t-elle, un petit sourire malicieux aux lèvres… on voulait voir si on était prêt pour ça…
— Personne n’est jamais prêt pour ça, rigola Carlos.
— Nancy ? fit alors TK. Est-ce que tu as quelque chose à nous annoncer ?
Nancy et Mathéo échangèrent un regard joyeux, puis Nancy s’exclama :
— Je suis enceinte ! dit-elle en posant une main sur son ventre, radieuse.