Tranche de vie
Sur la table de la cuisine, le plateau de Catan était déjà installé, avec les cartes, les routes et les colonies soigneusement disposées. Carlos et TK s’affairaient à organiser leurs jetons.
— Attention, si tu me bloques là, je te jure que je prends ton port ! lança TK en déposant un jeton rouge avec un sourire malicieux.
— Essaie donc ! riposta Carlos en ricanant. Tu vas voir ce que ça fait de perdre face à un pro, dit-il.
Paul, Mathéo et Nancy discutaient stratégie à voix basse, chuchotant presque pour ne pas trahir leurs plans. Marjan et Jo, concentrés, semblaient prêts à attaquer chacun leur coin de l’île avec des mines de conspirateurs.
Dans un coin du salon, les enfants s’agitaient dans leurs pyjamas. Rose, deux ans, avait étalé ses blocs et riait aux éclats en faisant tomber les tours que construisait Leila, la fille de Marjan. Diego, le fils de Nancy et Mathéo, babillait et rampait sur la moquette, attiré par le vacarme et les couleurs, essayant de mettre la main sur tout ce qui traînait. Chaque fois que Rose envoyait un bloc voler, Diego éclatait de rire, pensant que c’était un jeu pour lui aussi.
Jonah, six ans, essayait tant bien que mal de leur expliquer les règles de son jeu.
— Non, c’est pas comme ça qu’on joue ! s’exclama-t-il, rouge de frustration mais déterminé à faire respecter l’ordre.
Rose éclata de rire et lança un petit bloc sur la tour de Leila, qui tomba dans un fracas multicolore.
— Non, non ! Vous comprenez rien ! s’exclama Jonah, rouge de frustration mais toujours plein de bonne volonté.
Il se tourna vers Carlos, qui discutait stratégie avec TK autour du plateau de Catan.
— Papa… ils m’écoutent pas ! Je veux qu’ils jouent correctement !
Carlos lui répondit, un sourire amusé aux lèvres, mais sans quitter son jeu des yeux.
— Oh, mon grand, laisse-les… il sont tout petit…
— Oui, Jonah, ajouta TK en posant un jeton. Ils s’amusent à leur façon.
Jonah souffla, déçu, et se rassit sur le tapis. Il regarda les plus petits continuer leurs bêtises : Rose empilant des blocs à moitié sur Leila, Diego rampant vers tout ce qui bougeait. Jonah ne voulait pas déranger ses papas, mais il aurait aimé avoir quelqu’un pour jouer correctement avec lui. Construire un château, jouer au pompier, faire une course avec ses voitures, n’importe quoi sauf des jeu stupide de bébé…
— Papa… on peut mettre un film ? demanda-t-il soudain, sa voix un peu plus insistante cette fois, espérant capter leur attention.
Personne ne répondit. Il soupira, plus fort, et alla tirer sur la manche de TK.
— Papa ? Je peux ouvrir la télé ?
TK leva les yeux un instant et répondit doucement :
— Pas longtemps, mon cœur. C’est bientôt l’heure du dodo.
Jonah grogna, mais alla s’installer sur le canapé. Il observait les adultes jouer, riant ensemble, échangeant des coups d’œil complices et il se sentait un peu à l’écart.
— Papa ? Tu viens ?
Carlos, absorbé par sa partie de Catan, leva à peine la tête.
— Un instant, Jonah… je termine ce tour.
Finalement, Carlos lui mit un dessin animé et retourna aussitôt rejoindre les adultes. Jonah regarda l’écran quelques secondes, mais le vacarme des plus petits sur le tapis le submergeait.
— Papa ? C’est quand que Rose va se coucher ? demanda-t-il, un peu plus fort cette fois.
Mais personne ne lui répondit. Jonah souffla, se leva et tira à nouveau sur la manche de TK.
— Un instant, mon cœur, murmura TK en posant doucement sa main sur celle de Jonah.
Jonah croisa les bras, boudeur.
— Mais… je veux que quelqu’un m’écoute ! marmonna-t-il, sa petite voix trahissant sa frustration et sa solitude au milieu du chaos. Y’a personne qui joue avec moi…
Jonah s’avança vers Carlos, les yeux brillants.
— Papá… ¿quieres cuidarme ? (Papa… tu veux prendre soin de moi )
À ce moment-là, un silence s’installa. Les adultes réalisèrent soudain qu’ils avaient tous été absorbés par le jeu et le chaos ambiant, et que Jonah, avait essayé à plusieurs reprises de capter leur attention… en vain.
Paul posa son verre, Mathéo laissa tomber sa carte, et TK et Carlos se regardèrent, un peu honteux.
— Oh… mi corazón… souffla Carlos. Viens-là.
Il l’attira doucement sur ses genoux, serrant son fils contre lui.
— On t’a un peu oublié, hein, mon cœur… murmura TK, sa voix chargée de regret.
Jonah enfouit son visage dans le cou de son père, boudeur.
— No quiero jugar con bebés (Je ne veux pas jouer avec les bébés)… marmonna-t-il, les lèvres tremblantes.
Carlos déposa un baiser dans ses cheveux.
— Je comprends, mon coeur. Mais tu sais quoi ? Puisque toi tu es grand maintenant… tu vas m’aider à gagner cette partie.
Jonah releva la tête, ses yeux humides mais brillants d’un nouvel intérêt.
— Vraiment ? Je peux ?
— Bien sûr, sourit TK en lui tendant une carte de ressources. Et je préviens tout le monde : avec Jonah dans notre équipe, vous n’avez aucune chance !
Un éclat de rire parcourut la table, et les épaules de Jonah se détendirent enfin. Blotti contre Carlos, il retrouva son sourire, fier d’être reconnu, non plus comme “le grand parmi les bébés”, mais comme le précieux allié de ses papas.