Saut dans le temps
Chapitre 10 : Sous les fanions rouges et jaunes
1599 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 19/10/2025 18:30
Quelques jours plus tard, Rose était allongée sur son lit, les yeux fixés sur le plafond constellé de petites étoiles fluorescentes qu’elle n’avait jamais eu le cœur de décoller.
Cet après-midi-là, c’était la fête des familles à la caserne 126… et depuis l’accident, elle n’avait pas eu le courage d’y remettre les pieds.
On frappa doucement à la porte.
— Arrêtez d’essayer… marmonna-t-elle sans bouger. Je ne viens pas.
Carlos apparut dans l’encadrement, les bras croisés, un sourcil levé.
— Pourtant, d’habitude, tu adores cette fête.
— J’vous ai dit que j’y retournerais pas ! Je vais rester ici jusqu’à être assez vieille pour partir à l’université… et qu’on m’oublie.
Carlos esquissa un petit rire, un de ceux qui désamorcent les tempêtes.
— Mi vida, je suis sûr que Tommy ne se souvient même plus de ce qui s’est passé dans l’ambulance.
— De toute façon, je dois me reposer pour guérir. C’est papa qui l’a dit… répliqua-t-elle en se tournant vers le mur.
Une autre voix répondit, plus grave, depuis le couloir :
— C’est pas en papotant avec Marjan en buvant un soda que ta cicatrice va s’ouvrir, tu sais.
TK venait d’apparaître derrière Carlos, les bras croisés, l’air faussement sévère.
Carlos leva les mains, l’air résigné.
— Très bien, très bien… alors je reste avec toi.
Rose se redressa d’un bond, le regard alarmé.
— Non ! Allez vous amuser.
— Je pourrais pas m’amuser en sachant que tu es seule ici, mi amor, dit Carlos avec un sourire en coin.
Rose leva les yeux au ciel, vaincue.
— Arr… ! Vous êtes incroyables !... Donnez-moi vingt minutes et je suis prête, soupira-t-elle.
TK et Carlos échangèrent un regard complice.
— Tu es parfaite comme ça, fit Carlos.
— Oh non ! Je ne vais pas là-bas sans m’avoir changé et coiffer mes cheveux, argumenta Rose en leur fermant la porte au nez.
— Pour qui tu veux te faire belle, comme ça ? demanda TK depuis le corridor.
— Pour personne, grogna-t-elle. Ça fait une semaine que je traîne en survêt’ …
Le soleil tapait fort lorsque la voiture se gara devant la caserne 126. Sur le trottoir, des guirlandes de fanions rouges et jaunes claquaient au vent, et l’odeur du barbecue flottait dans l’air, mêlée au bruit des rires et de la musique.
Assise à l’arrière, Rose jeta un coup d’œil à Jonah. Même lui avait fait un effort vestimentaire — chemise propre, cheveux coiffés. Étrange. D’ordinaire, un simple sweat suffisait largement.
Rose descendit la dernière, traînant un peu les pieds. Elle remit nerveusement sa veste en place pour cacher son bandage, tout en lissant machinalement une mèche rebelle derrière son oreille. Son cœur battait plus vite à mesure qu’elle s’approchait de la caserne.
Et puis, elle la vit : Tommy, le grand sourire, les lunettes de soleil dans les cheveux, un verre à la main.
Rose sentit ses joues chauffer aussitôt.
Elle aurait voulu rebrousser chemin. Faire demi-tour. Se cacher derrière Jonah ou même sous la voiture.
Mais trop tard — Tommy venait droit vers elle.
— Hé, mais regarde qui voilà ! s’exclama Tommy, la voix aussi ensoleillée que la journée.
Rose garda les yeux rivés au sol.
— Salut…, marmonna-t-elle.
— Comment tu vas, ma belle ? demanda Tommy en posant doucement une main sur son épaule.
— Ça va, souffla-t-elle.
— Tant mieux ! Ça fait plaisir de te voir debout.
Rose leva les yeux, hésitante. Elle ne se souvient pas ? Sérieusement ?
Tommy, visiblement, ne montrait aucun signe d’embarras.
— Et ton bras ? poursuivit-elle.
— J’ai rendez-vous pour enlever mes points dans quelques jours, répondit Rose, la voix plus assurée.
— Parfait, ça guérit bien alors ! lança Tommy avec un clin d’œil.
Rose sentit un poids fondre dans sa poitrine. Tout ce qu’elle avait redouté — la gêne, la pitié, la moquerie — n’existait pas. Juste de la chaleur, de la gentillesse, comme si ce fameux incident n’avait jamais eu lieu.
Du coin de l’œil, elle aperçut TK lui lancer un regard complice, un petit sourire qui disait clairement : Tu vois ? Je te l’avais dit.
Rose lui répondit d’un minuscule haussement d’épaules, incapable de retenir un sourire timide.
Tommy l’attira doucement vers le cœur de la fête, là où les tables étaient dressées. Des assiettes de maïs grillé, de côtes levées et de salades colorées s’étalaient en rangées alléchantes.
— Hé, tout le monde ! lança Tommy en levant la main. Regardez qui est venue nous faire un coucou !
Les conversations se turent un instant avant que des sourires ne fleurissent de toutes parts.
Marjan s’approcha la première, ses lunettes de soleil sur le nez, un verre de limonade à la main.
— Comment tu vas ? demanda-t-elle.
— Je vais bien, marmonna Rose, embarrassée d’être le centre de l’attention. J’ai pas passé trois mois à l’hôpital non plus…
Quelques rires discrets s’élevèrent autour d’elle.
— Non, juste assez longtemps pour que tout le monde s’inquiète, rétorqua Paul en lui lançant un clin d’œil complice.
— Tant mieux, ajouta Nancy avec un sourire malicieux. Carlos et TK ont déjà passé assez d’heures à l’hôpital pour toute une vie, pas besoin de les imiter, hein ?
TK leva une main, faussement outré.
— Hé, j’ai pas fait exprès de faire deux comas, moi, lança-t-il, ce qui fit éclater de rire tout le monde.
— Non, mais t’as mis la barre haute, répondit Marjan, amusée.
— Ouais, et je compte bien que personne essaie de battre mon record, ajouta TK en tapotant doucement l’épaule de Rose.
Cette fois, Rose ne put s’empêcher de rire elle aussi. La tension dans ses épaules se relâcha enfin. Autour d’elle, les voix reprirent, la fête retrouvant son rythme léger. Et, pour la première fois depuis des jours, elle se sentit à sa place.
— Léïla est là ? demanda-t-elle soudain, scrutant déjà la foule.
— Oui, elle traîne quelque part, répondit Marjan en désignant vaguement du doigt l’agitation devant la caserne.
Rose se tourna vers TK, qui lui fit un léger signe de tête — un de ces signes qui disaient vas-y, fonce. Sans perdre une seconde, elle se faufila entre les groupes.
La petite fête battait son plein. Le soleil tapait sur les carrosseries rutilantes des camions rouges, les guirlandes colorées dansaient au vent, et l’air vibrait d’une chaleur joyeuse. Des familles d’Austin riaient autour des tables à pique-nique, les enfants s’éparpillaient entre les jeux gonflables et les stands de limonade. L’odeur du maïs grillé et des saucisses flottait dans l’air, mêlée à celle de la fumée du barbecue. On entendait un vieux morceau de country qui sortait d’une enceinte. C’était un vrai dimanche texan, à la fois bruyant, vivant, et rassurant.
T.K. et Carlos restèrent avec le groupe de la 126, tandis que Jonah disparaissait lui aussi dans la foule.
— Alors, comment vous allez ? demanda Tommy avec un sourire amusé.
— On se remet de notre frayeur, répondit Carlos. Mais bon… j’imagine qu’on n’a pas fini de s’inquiéter, hein ?
— Attendez que Jonah vous demande les clés de la voiture, lança Judd en s’approchant avec Grace.
— Arrête, tu vas lui donner des sueurs, rigola T.K. en tapotant l’épaule de son mari.
Un éclat de rire féminin se fit entendre un peu plus loin. T.K. leva la tête, son regard accrocha celui de Jonah, près des camions. Il venait de rejoindre Charlie, qui l’attendait une boisson à la main. Les deux adolescents échangèrent quelques mots, un peu gênés d’abord, puis leurs sourires se firent plus naturels.
— Et je crois que toi aussi, tu vas avoir des sueurs, mon cœur, lança Grace en donnant un petit coup de coude à Judd, ayant visiblement remarqué la scène.
— Oh non… ça, c’est de la panique pure, répondit-il.
— Ca fait des année qu’on voit ça venir…, intervint Tommy.
Les deux ados continuaient leur chemin, leurs épaules se frôlaient, leurs pas se synchronisaient sans même qu’ils s’en rendent compte. Jonah parlait avec ses mains, Charlie riait, la tête légèrement penchée.
Judd plissa les yeux et lança à T.K. d’un ton faussement sévère :
— J’te préviens, Strand… je veux pas que ton fils joue les tombeurs new-yorkais avec ma fille.
T.K. leva les mains en signe d’innocence.
— Si jamais il lui fait verser une larme, je te donne l’autorisation de lui faire laver le camion à la main…
— Marché conclu, rigola Judd
Grace secoua la tête, amusée :
— Vous êtes ridicules. Ils se tiennent à peine la main !
— Justement, dit Judd avec un sourire en coin, c’est là que ça commence.
T.K. éclata de rire, Carlos aussi.
Dans les yeux de T.K., malgré la blague, on lisait la même chose que chez Judd : une tendresse de père un peu inquiète, un peu fière — et pleine d’amour.