La Marée des Ténèbres

Chapitre 5 : Le fleuve de larmes

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Dernière mise à jour 10/11/2016 06:11

 

Des dizaines, des centaines d'yeux ternes qui se braquaient sur lui depuis les profondeurs aquatiques. Maverick n'était en aucun cas une petite nature, mais il flancha un peu en sentant sur lui tous ces regards emplis de ressentiments. Qu'était-ce donc là que ce fleuve souterrain ?
Il commençait à être un peu débordé par tous ces phénomènes étranges. Commençait seulement...
" Ne faites pas attention à eux, susurra Nekroïous. Que sont-ils donc autre que la matérialisation de vos péchés ? Une guigne pour vous, n'est-ce pas ?
- Une guigne... Non. Je sens leur haine couler sur moi, mais, qu'est-ce que j'y peux ? N'importe quel général de n'importe quelle faction est responsable de centaines de morts. Ainsi en va la guerre.
- Bien parlé, Maverick. Ainsi en va la guerre ! Je vous conseille toutefois d'abandonner cette philosophie dès maintenant. Le Voïvode pense différemment.
- 'Le' Voïvode ?
- Ou Voïvode tout court. Désolé, je n'ai pas de dictionnaire. Ne saviez-vous pas qu'il s'agit d'un nom commun ? Oh, un vieux mot, oublié de tous. Une façon comme une autre de garder l'anonymat !
- Et Voïvode pense qu'on peut mener une guerre sans faire de victimes ? Absurde.
Vous dites cela parce que vous n'avez pas les données en main. Quand le moment sera venu, s'il vient, vous apprendrez une conception légèrement différente de la guerre. Oh ! Maverick, désolé de couper court à notre conversation, mais je crois qu'on vous réclame."

Une main visqueuse, couleur d'albâtre, venait de se poser sur le côté gauche du bateau. On eut dit qu'elle n'avait pas d'os, tellement elle paraissait molle. Avant que le reste du corps ne se hisse sur l'embarcation, Maverick remit la chose à l'eau avec un dégoût certain.
Plotch !
Une autre main tentait de se hisser; une autre main fut rejetée au fleuve.
Plotch ! Plotch !
Le rythme s'intensifiait au fur et à mesure que Maverick tentait de combattre l'invasion de bras mouillés. Lorsqu'il en vie une dizaine s'agripper en même temps au bois, il sut qu'il était en train de perdre la partie.
" Nekroïous, je crois qu'il est de votre intérêt de me donner un coup de main, non ? "
Le passeur rit doucement.
" Moi ? Je ne crains rien du tout, mon bon ami. Je ne tue pas les gens, c'est une interdiction déontologique. Je ne suis là que pour les accueillir après leur trépas, et croyez-moi, plus d'un million par jour, c'est vite lassant. Pourquoi ne prendriez-vous pas un bain, de toute manière ?
- L'eau me paraît trop insalubre pour cette idée triviale.
- Triviale ? Ah ! Allons, il ne faut pas avoir peur de se mouiller, Maverick !
- Vague noire ! s'écria-t-il.
- Je vous demande pardon ?
- Cela était censé déclencher mon pouvoir...
- Oh ! fit Nekroïous, nullement compatissant. J'ai bien peur qu'il n'y a pas de pouvoir, ici. Il n'y a que moi, vous, et les chimères de votre passé. Allons, assez tergiversé ! "

Nekroïous prit d'un coup sa pagaie, et en flanqua un grand coup dans le dos de Maverick qui piqua involontairement une tête dans le fleuve de larmes. Aussitôt, les âmes déchues quittèrent le bateau pour rejoindre leurs s?urs restées dans l'eau, s'agglutinant autour de l'humain en une danse aquatique et macabre. Maverick ne voyait plus rien que ces silhouettes blanches et mornes, dont les bras se tournaient petit à petit vers lui, empêchant toute remontée et occultant sa vision.
Les doigts horriblement mous se posèrent sur tout son corps, puis fermèrent ses yeux.
Et là, il eut l'expérience la plus traumatisante de sa vie- a bien des égards. Chaque âme lui faisait revivre le souvenir de sa mort, avec sons, lumières et douleurs d'origine.
En une poignée de secondes Maverick reçut un incroyable condensé macabre- il mourut dix et dix fois, cent et cent fois, mille et mille fois.
Ecrasé par un char, mitraillé à bout portant, tué d'une balle dans la tête, explosé proprement par un tir d'artillerie, défoncé par une roquette bien placée, mort d'intoxication alimentaire (et oui, ça arrive aussi dans l'armée), gazé, étranglé, torturé à mort, noyé à bord d'un navire, broyé par un tir d'autocanon, brûlé vif par le décollage d'un chasseur, retrouvé en morceaux puzzle après avoir utilisé un bazooka défectueux, troué de balles par une mégatank, dépecé dans l'explosion de son véhicule, et tant d'autres décès différents...

Comment survécu-t-il à ce concentré de douleur et d'horreur pures ? Il n'en était pas certain lui-même. Son esprit faillit se casser en petits morceaux, mais sa volonté fut plus forte.
Puis, une rage froide l'envahit. Et il sentit la puissance noire qui avait toujours été son pouvoir monter en lui, dans chaque fibre de son être.
" BLORRGE BLOIR ! " hurla-t-il (ce qui sous l'eau était nettement moins impressionnant).
Et ce fut plus qu'un orage noir qui survint- une véritable tornade obscure, qui se mua en siphon, balayant les âmes hurlantes aux alentours et créant un espace d'air libre. Régénéré par l'utilisation de son pouvoir et insensible au nouvel effet d'attraction de ce dernier, il nagea en-dehors de la perturbation et remonta à bord de la barque qui n'avait pas avancé beaucoup pendant ce laps de temps.
A son retour, Nekroïous se ne fit qu'hocher la tête en lâchant un "Intéressant" appréciateur.
Maverick reprit sa respiration, quelque peu moins fringuant ainsi mouillé de partout, puis questionna :
" Que signifie tout ceci ?
- Maverick, Maverick ! Ne dites pas de telles choses. Ce sont les paroles mêmes du personnage qui ne comprend rien à rien au scénario et qui va se faire éliminer par un 'méchant' dans les instants qui suivent. Or vous êtes déjà tombés à l'eau et vous êtes vivant, non ? Je suis sûr ce que cette baignade vous a fait du bien. Relaxez-vous.
- Nekroïous...
- Un ton menaçant ? Bah. Vous feriez bien mieux de rester attentif. Elles n'en ont pas fini avec vous. N'entendez-vous par leur chant ? Elles vous appellent..."

Maverick prit le silence. Il n'entendait strictement rien. A moins que peut-être... Mais à peine plus fort qu'un bruit de clochettes.
Et maintenant... Guère plus audible qu'une plainte. Que plusieurs plaintes. Puis des gémissements, deux octaves en plus.
Puis une mélopée qui croissait en puissance, lugubre, sinistre, envahissant son esprit jusqu'à lui vriller le crâne, l'obligeant à se tenir la tête entre ses mains...
Flash !
Il n'était plus sur le fleuve des larmes.
Et il n'était plus lui-même. Du moins...
Son corps était beaucoup plus petit, mince, et moins musclé. Et sa chevelure recouvrait encore tout son crâne.
Il avait de nouveau dix ans. Il était sur le chemin du retour, après la sortie des classes. Ses parents étaient toujours très occupés, et même si la route faisait plusieurs kilomètres, il avait à marcher, marcher chaque matin et chaque fin d'après-midi. Cela ne le dérangeait pas particulièrement, il n'avait pas peur d'être seul, et même à son si jeune âge, il goûtait la tranquillité de cette ballade routinière. En plus, le temps était remarquablement doux en cette journée. Le soleil brillait innocemment, tout à peine caché par de petits nuages, et l'air se faisait suave à respirer.
La journée avait été bonne- il se montrait un élève studieux, et plus il grandissait, moins les tourmenteurs des années passées venaient le brusquer. Il aurait même pu jouer au tourmenteur tout seul, maintenant, mais cela ne lui allait pas. C'était bête de se laisser embarquer dans la même histoire. Il y a toujours quelqu'un de plus fort que vous qui viendra, ou alors une conjuration de beaucoup de faibles.
Alors, maintenant qu'il n'était plus une victime, il jouait le rôle du protecteur pour empêcher que cette bande ne fasse du mal à d'autres. Il était très fort à ça. Il avait une bonne tactique pour les faire fuir : se couper superficiellement le bras avec un cutter. Il disait alors : " Si je peux me faire ça à moi sans broncher, qu'est-ce que vous croyez que je peux vous faire à vous ? "
Et les gamins de détaler avec une lueur de peur dans les yeux. Malheureusement, ça faisait généralement peur aussi à ceux qu'il protégeait, qui, sans se montrer ingrats, ne souhaitaient pas qu'ils restent trop longtemps près d'eux.
Sauf Lyly. Elle, elle le regardait avec admiration lorsqu'il s'occupait des petits trublions. Et elle se montrait si gentille avec lui, alors que tellement de monde le rejetait...
Il aimait bien être avec elle. Et elle aussi, il le savait.
Un jour, il lui demanderait si elle voudrait bien venir chez lui. Cela faisait plusieurs semaines qu'ils se parlaient, mais il n'avait pas encore osé l'inviter. Il ne voulait pas la perdre en lui semblant trop, trop... Quelque chose. Il ne trouvait pas le mot.
Demain !
Demain, c'était sa fête. Il lui offrirait ce petit bijou qu'elle regardait si attentivement dans la boutique, et il lui proposerait de venir chez lui. Il faudrait serrer son c?ur à deux mains, mais il y arriverait !
Elle était si belle...
Le rouge monta aux joues de Maverick tandis qu'il s'approchait de sa maison. Il n'entendit pas les aboiements de Raider, qui venait habituellement lui sautait au cou à chaque fois qu'il rentrait. Le labrador devait sûrement être en train de roupiller dans sa niche après avoir trop mangé.
L'enfant gravit les marches en bois blanc, et ouvrit la porte laquée. Il alla tout de suite dans la salle à manger pour dévorer quelques cookies avec du jus d'orange- ça creusait, d'être le roi de la cour de récréation !
Il déposa son sac sur la table, puis commença son goûter. Pendant qu'il mangeait, il fut surpris de n'entendre aucun bruit dans la maison. Ses parents étaient souvent en-dehors de la maison, mais sa mère se débrouillait toujours pour être de retour lorsqu'il rentrait d'école.
" Maman ?" appela-t-il après avoir fini d'engloutir la nourriture.
Pas de réponse.
Il appela à nouveau, plus fort.
Toujours aucun bruit.
Il alla dans le salon : personne. La télé était allumée, crachotant la musique d'une quelconque émission très peu intellectuelle. Le foulard de sa mère était posé sur le sofa.
Il continua de pièce en pièce, appelant sa mère à chaque fois, sans jamais obtenir d'écho. Quelque peu inquiet, il monta au premier étage. Ils avaient tous leur chambre au premier, mais il savait que ses parents ne voulaient pas qu'il fouine dans les leurs. Il ne leur avait jamais demandé pourquoi, et tout se passait bien ainsi.
Mais devant le silence oppressant de la maison, le jeune Maverick résolut de briser l'interdit et se planta devant la porte de la chambre de sa mère.
Il frappa, et elle s'ouvrit tout doucement. Maverick avança d'un pas, puis resta figé.
Un homme en costume de ville qu'il ne connaissait pas se tenait dans la pièce, un objet qu'il ne voyait pas dans sa main droite.
Et en-dessous de lui...
Ses parents, les bras en croix, des tâches rouges à côté de leurs corps inertes. Maverick sentit l'odeur du sang fraîchement épandu.
L'homme, ressentant quelque chose, se retourna vers lui. Il avait le visage froid, impeccablement rasé, le menton dur, l'expression impénétrable.
" Oh, tiens donc... Ils avaient un enfant ? Quelle bêtise. Des gens comme eux doivent savoir qu'on a tout à perdre à essayer d'avoir une vie normale. Regarde-les, ces malheureux ! Ils m'ont fait faire un orphelin. Je suis désolé, petit...
- Qu'est-ce que vous avez fait... A mes parents ? dit-il, la voix tremblante.
- Allons, c'est le choc qui t'abrutit, certainement. Je les ai tué, petit. C'est mon métier. Et cela vaut mieux pour toi de ne jamais savoir pourquoi. Fais ça pour respecter leurs mémoires, et ne soit pas triste. Première leçon de vie, petit : ça ne sert à rien de vouloir s'attacher à quelqu'un. Il faut toujours courir, courir, et saisir la vie comme on peut. On finit toujours par perdre tout et tous ceux qu'on aime. Tout finit toujours par foutre le camp !
Quel gâchis, toutefois... Je toucherai un mot au Bureau pour qu'on s'occupe de toi. Je ne suis pas un monstre, et tu n'es pas sur ma liste.
Maintenant, si tu voulais bien t'écarter... Moins tu me vois, mieux ce sera. Il faut que je nettoie tout, maintenant."
L'homme passa à côté de lui, dans un souffle. Maverick ne réagit pas. Ce qu'il venait de voir était trop énorme pour être digéré comme cela. Son esprit paralysé, ce fut son corps qui se mouva automatiquement en direction de l'assassin, d'un pas mécanique.
Instinctivement, il flanqua un croche-pied au meurtrier qui tomba tout du long de l'escalier, laissant tomber son pistolet dans le même mouvement.
Les yeux de l'enfant se braquèrent sur l'arme posée sur la marche.
Un seul mot occupait tout son cerveau, en filigrane rouge :
"TUER"
Le tueur se releva péniblement, juste au moment où Maverick pointait le silencieux sur sa tête.
Quelques secondes d'une intensité extrême coulèrent dans les oubliettes du temps, secondes pendant lesquelles l'homme pensa qu'il serait la première victime de ce gamin... Mais probablement pas la dernière.
Bha, c'était la règle du jeu, non ? Tuer ou être tué. Dommage de se faire avoir par un enfant imprévu dans l'histoire, mais il était fair-play.
" Vise toujours la tête, petit. Toujours. Et tire toujours deux fois pour optimiser tes chances. Toujours. Sinon tu ne seras plus là pour le second essai. "
Le canon claqua par deux fois.
[...]

Maverick se recueillait près de ses parents endormis pour toujours. Ils paraissaient si paisibles, sur le sol, sans aucune expression de peur. L'homme avait ?uvré comme un professionnel.
Maverick se sentait vidé de toute émotion. Il venait de passer d'une journée ensoleillée à un abîme de ténèbres. En un instant, sa vie avait basculé.
Ce fut à ce moment-là que le gel commença à recouvrir son c?ur, que des barrières se dressèrent dans son psychisme, et que sa nouvelle personnalité émergeait.
Mais pour le moment, il n'était encore qu'un enfant de dix ans dont l'univers a été piétiné et réduit en miettes.
Alors, il laissa les larmes couler le long de ses joues.
Flash !

La pénombre du tunnel revint envelopper sa vision. La mélopée sinistre s'était éteinte. Dans l'eau, il n'y avait plus de silhouettes blanches et tourbillonnantes.
Le seul bruit qui heurtait le silence était Nekroïous, faisant inexorablement avancer leur barque sur le fleuve.
Et celui, ô combien infinitésimal, des larmes de Maverick qui roulaient le long de ses joues.
" Père... Mère... Lyly..." chuchota-t-il, hagard.
" Ainsi... Vous pouvez pleurer, Maverick. Vous êtes capable d'émotion. C'est une bonne chose. Nous ne voulons pas de monstres humains, au sein de Black Sun.
- Black Sun ?...
- Oui. Bientôt, vous saurez. Et si vous vous demandiez encore pourquoi traverser ce fleuve... Pas seulement pour faire jaillir vos larmes, et pour déverrouiller vos mémoires... C'était mon test. Je me moque assez que le Voïvode puisse vouloir vous recruter, si vous n'aviez pas refais surface, ou si vous étiez resté ensuite de marbre, je vous aurai laissé mourir ici. Assurément, vous méritez de revivre.
Je sens que de nouvelles questions se bousculent dans votre tête. Mais tenez, nous sommes presque arrivés."
En effet, une sorte de ponton aux planches vermoulues se dressait un peu plus loin sur la berge gauche, entourée de brume. S'il n'y avait pas de sortie à ce tunnel, d'où venait la faible lumière qui leur permettait de voir ?
La barque s'arrêta au millimètre près à côté du ponton; Nekroïous rangea la pagaie à l'intérieur de l'embarcation.
" Où sommes-nous arrivés ?
- Là où votre périple commence, Maverick. Empruntez l'escalier creusé dans cette paroi. Il vous mènera à Perdide."
Sans demander plus d'explications, Maverick mis pied à terre et s'engagea dans la voie obscure.
Le masque du passeur se mua en une expression songeuse, puis il débarqua à sa suite.

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