Protocole Rapatriement - An Alien Story
CJ n’avait pas bougé. Elle était immobile, hébétée, au milieu de cette antichambre lugubre. Saldano, lui, était en état de choc. Il avait l’air absent, comme si son esprit avait été aspiré par la paroi qui retenait le corps de Ketter. Sa lampe de poche qu’il avait laissée tomber éclairait cette fresque horrifique.
Les murs paraissaient vivants, tels des organismes menaçants, prêts à engloutir la moindre offrande. Une odeur d’acide piquait la gorge. Au sol, la texture passait du dur au visqueux. Un suintement descendait des parois, goutte après goutte. CJ sentait la moiteur de l’air s’infiltrer dans ses vêtements, jusque sur sa peau.
Ce niveau de stress et d’urgence fit resurgir un flash du passé. Sa gorge se noua. L’hésitation, l’incendie… était-elle en train de reproduire les mêmes erreurs en restant sans réaction face à la menace ?
Elle observa le corps enseveli, bloqué. Sa peau se confondait avec la substance sombre qui l’entourait. Elle voulait faire quelque chose, mais aucune solution ne semblait possible vu son état.
Saldano, blafard, marmonnait des phrases incohérentes. Il fixait le sol, incapable de lever les yeux vers le mur. CJ sentit ses avant-bras se crisper, comme si son corps essayait de lui signifier qu’il refusait d’être ici.
Un bruit fendit le silence, un son indéfinissable, ni organique, ni mécanique. Le genre de son qui fige le sang, noue les tripes.
Une crise de panique prit naissance en Saldano. Des tremblements, des vertiges et des palpitations cardiaques gagnèrent son corps. De la sueur se mit à ruisseler de son front.
Cette réaction eut l’avantage de sortir CJ de sa torpeur. Elle comprit que la seule solution dans l’immédiat était la fuite.
D’un coup elle se mit en mouvement. Elle se précipita vers son compagnon d’expédition et sans réfléchir le tira par le bras. Il ne réagit pas vraiment, mais se laissa entraîner par l’élan initié par CJ.
« Il faut qu’on dégage de là ! » cria-t-elle pour essayer de lui faire retrouver la raison.
Elle le dirigeait tant bien que mal vers la sortie. Petit à petit il recommença à se déplacer par lui-même, ses jambes retrouvaient leur force.
Alors que CJ allait activer le mécanisme d’ouverture, Saldano eut un mouvement de résistance et balbutia : « On ne peut pas le laisser là »
CJ hésita un court instant mais répliqua sèchement « On ne peut rien pour lui pour l’instant ! »
Cette phrase, prononcée trop vite, ressemblait à une condamnation. Elle voulut protester contre ses propres paroles. L’image du feu revint, les secondes perdues. Pas un autre qu’elle laisserait mourir par inaction. Mais sa main restait accrochée à celle de Saldano, comme si son instinct avait pris le contrôle de ses gestes.
Ils risquaient leur vie s’ils ne se dépêchaient pas. Elle ne savait pas exactement ce qu’il se passait, mais sentait une présence malfaisante et elle avait appris à suivre son intuition.
Elle pensa un instant à lâcher la main qui la ralentissait, mais se ravisa immédiatement.
Ils quittèrent la pièce, laissant les atrocités derrière eux.
À peine engagés dans le couloir, la lumière faiblit, puis une coupure les plongea dans l’obscurité. Dans le noir absolu ils entendirent un bruit de métal qui racle au sol quelque part derrière eux.
CJ secoua sa lampe de poche, tapa dessus, un faisceau jaillit enfin. Une forme disparut dans la pénombre.
Le flux lumineux balaya le plafond. Des traces. Noires, luisantes, acides. Elles formaient un chemin le long de la canalisation puis disparaissaient dans l’obscurité.
Saldano trébucha. Elle le releva, sans un mot.
Ils se dirigèrent sans délai vers l’issue la plus proche. Elle tenta d’activer le déverrouillage mais n’y parvint pas. Elle sentit l’angoisse monter en elle, alors qu’elle insistait, tirant puis poussant le rouage. Elle n’avait pas refermé la première porte, ce qui rendait la sortie impossible.
« Encore des secondes gaspillées » pensa-t-elle en rebroussant chemin pour réparer son oubli.
Alors qu’elle se démenait pour refermer l’entrée, elle se tourna vers Saldano. Son regard le secoua dans son for intérieur et il s’activa enfin. Il la rejoignit, et à deux firent coulisser les lourds battants. Avant que les pans ne se rejoignent, elle crut apercevoir quelque chose, mais n’eut pas le temps de comprendre.
Ils ne se parlaient pas. L’instinct de survie les guidait.
Derrière la cloison métallique, des bruits s’accentuaient. Mais ils n’avaient pas le temps de s’y intéresser.
Le système correctement mis en place, ils purent battre en retraite.
Une fois l’issue bloquée derrière eux, ils avancèrent dans le couloir sombre qui les avait amenés jusque là.
Il n’avait pas changé mais était devenu, maintenant qu’elle connaissait son issue, encore plus terrifiant.
Ils avancèrent de quelques mètres sans parler. Le bruit derrière la cloison s’était tu.
Saldano se pencha vers elle, ouvrit la bouche pour parler, mais CJ posa un doigt sur ses lèvres. Elle désigna la tempe et fit un signe net.
Il comprit aussitôt et détourna le regard.
En revenant vers le sas principal, CJ ralentit. Le faisceau de sa lampe croisa un détail qui n’était pas là à l’aller.
La bouche d’aération condamnée, qu’elle avait visitée lors de sa première tentative d’accès, avait été arrachée. Pas simplement forcée, mais détruite, tordue sans ménagement. Des marques de corrosion ornaient les contours.
Un frisson parcourut son dos et sa nuque. La zone n’était plus condamnée, il y avait maintenant un accès.
Saldano la supplia du regard de ne pas s’arrêter, mais CJ restait les yeux rivés sur le trou béant.
La frontière infranchissable entre la zone Nord et la colonie n’était plus.
Elle pensa aux plans qu’elle avait examiné. Le réseau de ventilation reliait tous les secteurs. Dortoirs, réfectoires, laboratoires.
Plus aucun endroit n’était sûr. Plus maintenant.
« CJ… Il ne faut pas rester là. » La voix du biologiste tremblait.
Elle se força à détourner la tête.
Il activa le sas et le voyant passa au vert.
Ils se glissèrent dans l’entrebâillement, et la porte se referma derrière eux dans un claquement sec qui résonna dans le couloir.
Ils n’avaient même pas encore fait le moindre pas que le dispositif auditif de Saldano s’alluma.
« Agent biologiste responsable, l’inspection s’est-elle déroulée selon le protocole ? » CJ, qui se trouvait à quelques centimètres, comprit la question et d’un geste du doigt lui rappela de ne pas répondre.
L’homme haussa les épaules, lança un regard interrogateur et répondit « Relevés effectués, les analyses seront effectuées en priorité. Rien d’autre à signaler. »
CJ lui fit un signe de la tête approbateur, et s’éloigna. Elle ne pouvait rester plus longtemps sans éveiller les soupçons.
Alors qu’elle marchait rapidement dans le couloir, elle s’arrêta interloquée. Il lui fallut un instant pour mettre la main sur la source de son inconfort. Elle était seule, depuis un bon moment, sans voix pour l’interrompre. Cette découverte lui fit peur, elle était tellement conditionnée qu’elle sentait un vide.
Elle commença à avoir anormalement chaud. Son esprit saturait.
Son cerveau commença à lui diffuser des flashs du passé.
Des silhouettes floues se mirent à se tordre dans sa tête. Elle revit le poste de contrôle. La chaleur. La fumée qui envahit un tunnel. La décision ne vient pas, la radio crépite, les secondes s’écoulent. Le bip incessant. Ce bruit qu’elle entendait chaque nuit.
CJ s’arrêta net. Sa gorge se bloqua.
« Encore attendre, un petit peu, ils vont y arriver. »
Son pas, habituellement bien assuré, vacilla, elle se rattrapa de justesse. Elle était arrivée devant le module de son père.
Elle s’épongea le front du revers de sa manche et respira profondément.
Elle ne savait pas par quel couloir elle était arrivée jusque là, son corps s’était activé seul.
Alors qu’elle allait appuyer sur le bouton d’appel, elle remarqua que l’écran du boîtier d’accès n’affichait plus aucune information.
Le souffle saccadé, elle passa son badge devant le lecteur. Le dernier rapport d’occupation s’afficha instantanément.
TRANSFERT EFFECTUÉ - TRAITEMENT EN ATTENTE.
MODULE INOCCUPÉ, RÉAFFECTATION EN COURS.
Elle lut une deuxième fois, espérant une erreur, un rapport plus ancien ou un bug. Mais le texte était bien là. Les lettres vertes scintillaient sur le moniteur, froides, irrévocables.
Elle recula d’un pas, se heurta à la cloison. Le choc métallique résonna dans le vide. Le néon qui se trouvait à proximité clignota une fois, comme s’il répondait à la réaction de CJ.
Elle s’approcha, d’une main légèrement tremblante, elle poussa la porte. Elle n’était pas verrouillée.
La panique monta lentement en elle. Jetant un coup d’œil, elle découvrit que la pièce était presque vide, à demi éclairée. Elle remarqua, posé sur la tablette, le badge de son père. Cette vision lui serra le cœur.
CJ entra. S’avança jusqu’au lit et caressa de la main l’uniforme qui était posé là, parfaitement plié. Sa main se mit à trembler. Cherchant un appui sur le bord du lit, une nausée monta.
Même si elle avait déjà compris dès son arrivée, c’est ce geste qui fit éclater la réalité dans son cerveau.
La panique se transformait en rage.
MA// avait avancé le transfert. Son père n’était plus ici. Il était déjà en route.
Ses pensées s’entrechoquaient. Pourquoi n’avait-elle rien vu venir ? Combien de temps s’était-il écoulé depuis l’ordre. Elle avait perdu toute notion du temps lors de sa mission avec Saldano.
Où l’avaient-ils envoyé ?
Ses yeux retombèrent sur l’écran. Le message était toujours là, vibrant doucement.
Elle faillit crier.
Un bruit dans le couloir la fit sursauter.
Avant de sortir, elle lança un dernier regard vers le lit. Elle pensa à son père, tous les silences. À la dernière fois qu’elle l’avait vu.
Elle repensa au moment dans son module, à ce qu’elle lui avait dit. Elle se revit dans l’embrasure de la porte, tournant les talons. Son regard, triste, résigné. Elle repensa aussi à la dernière fois qu’ils s’étaient vus, elle ne lui avait pas dit au revoir, elle était partie précipitamment sans réfléchir. Si elle était restée avec lui, peut-être qu’elle aurait empêché son départ.
Un sanglot monta dans sa gorge. Elle le ravala, serra les dents. « Pas le temps pour ça »
Il fallait qu’elle agisse, et tout de suite. Ce qu’elle avait vu dans la zone Nord dépassait tout ce qu’elle avait imaginé, et ça ne semblait n’être que le début.
Elle se mit à courir. Le couloir lui parut soudain long, trop long. Chaque pas résonnait comme un décompte.
Son module était si proche et si loin. Sa respiration ne cessait d’accélérer.
Elle pensa ralentir, mais son corps ne répondait plus vraiment, comme tiré par une pulsion vitale.
Arrivée devant sa porte, le module lui parut soudain étranger, presque menaçant.
La porte s’ouvrit, son chuintement habituel sonna différemment.
L’air à l’intérieur était lourd, ses épaules se tassèrent.
Lorsque la porte se ferma, elle se sentit piégée, son propre module lui faisait peur.
Son dispositif auditif l’attendait. Le voyant clignotait frénétiquement sur le bureau.
Elle tendit la main, eut un réflexe de recul, mais le saisit. L’objet semblait peser plus lourd. Ou bien c’était sa conscience qui l’alourdissait.
Avant de le replacer, elle l’examina en détail, elle savait ce que signifiait de le remettre, le contrôle, la voix.
Elle céda et plaça le dispositif à proximité de son oreille.
Un bip. Puis une vibration lui traversa la tempe. Ses nerfs se tendirent.
« Déconnexion non planifiée, soixante-deux minutes et quatre secondes. » surgit la voix sans préambule.
« Tu es attendue salle C7 pour un entretien de conformité. Merci de ta coopération.
- Quel est le but de cet entretien, est-ce qu’on peut le reporter à demain ?»
Pas de réponse. Le temps se figea. MA// l’avait chronométrée. Attendait son retour. Quand avait-elle prévu la convocation ?
« Elle ne pose aucune question. Que sait-elle ? » s’interrogea CJ.
Les yeux fixés sur le mur, son cœur battait trop fort.
Elle sentit la sueur couler dans son dos.
CJ serra les poings
Aucune échappatoire.
Elle inspira lentement mais se crispa, suffoquant presque. Dans un geste brusque, porta la main à sa tempe et arracha l’appareil.
Silence.
Ses oreilles bourdonnaient, comme si le dispositif continuait à émettre. CJ plaqua ses mains contre ses tempes et ferma les yeux.
La voix de MA// s’était éteinte, mais sa présence restait suspendue dans l’air.
Le module semblait rétrécir. Les murs étaient de plus en plus proches.
CJ ne bougeait pas, la peau glacée, les doigts engourdis. Elle ferma à nouveau les paupières.
« Je n’irai pas » murmura-t-elle la mâchoire serrée.
Attendant que la voix revienne, elle resta immobile. Rien. Juste le bruit sourd de la ventilation et son propre souffle.
Elle ouvrit brusquement les yeux. Son regard tomba sur l’écran, encore actif. Une idée lui traversa l’esprit : vérifier le rapport de transfert.
Ses gestes étaient fébriles, alors qu’elle demandait affichage des documents.
TRANSFERT - STATUT
ACHEMINEMENT 40%.
DERNIÈRE POSITION : Salle de transfert, zone Est.
Pas encore arrivé, il était en mouvement, encore dans la colonie. Il restait une chance.
Elle tenta d’accéder au suivi, mais le système refusa.
Elle frappa le bureau et resta la tête baissée quelques secondes.
Elle se leva.
Sans se retourner, elle traversa la pièce.
La porte s’ouvrit et elle se glissa au travers.
Elle appuya son premier pas hors du module, elle n’y remettrait plus les pieds.
Un mouvement au bout du couloir la figea. Une silhouette surgit de l’angle.
CJ se raidit, prête à prendre la fuite puis reconnut Saldano.
Il courait, haletant, son badge claquait contre sa poitrine.
« Jones ?! On t’a convoquée… j’ai entendu… » Sa voix se brisa.
CJ resta immobile.
« Je n’irai pas. » Alors qu’elle prononçait les mots un peu trop vite, un frisson la traversa, MA// pouvait entendre sa réponse. Elle inspecta du regard la tempe de Saldano et poussa un soupir de soulagement. Il était venu seul.
« Mon père, il est déjà en cours de transfert. Je dois y aller. Maintenant. Je ne peux pas le laisser atteindre la zone Nord. » Saldano la fixa, le souffle court, sans comprendre vraiment. Mais il vit la détermination, la cassure. Il comprit que rien ne la retiendrait.
Il regarda derrière lui, vers le couloir désert.
« Ok, je viens.
- Tu n’es pas obligé de faire ça, c’est dangereux »
Ignorant sa réponse, il ajouta « Il n’y a pas de temps à perdre. »
CJ hocha la tête, sans le remercier.
Elle se mit en marche. Lui, une demi-seconde plus tard.
Ils progressaient dans les couloirs, en silence. Leurs pas résonnaient sur le sol.
Saldano jetait des regards nerveux autour de lui, incapable de rester concentré sur un seul point. CJ, elle, gardait les yeux rivés devant, déterminée. Elle ne pensait plus, elle avançait.
À chaque croisement, les capteurs suivaient leur mouvement. Ils ne ralentirent pas.
Un bruit sourd se fit entendre derrière eux. Pas un bruit mécanique, quelque chose de vivant, similaire à ce qu’ils avaient entendu dans la zone Nord.
Saldano s’arrêta. CJ tourna la tête vers le plafond. Rien.
Lorsqu’ils débouchèrent sur le couloir principal, elle sentit que quelque chose clochait.
L’éclairage de sécurité s’était déclenché. Une lumière rouge pulsait au plafond. Pourtant, aucun message d’alerte ne s’affichait sur les écrans muraux.
« Ce n’est pas normal. » dit Saldano.
CJ s’approcha de la passerelle qui surplombait le quartier des ouvriers, se pencha pour observer.
Elle crut à un défaut d’éclairage. Puis elle vit le mouvement : un corps, rapide, non humain.
L’espace d’un instant elle espéra se tromper. Mais la forme se redressa et glissa entre deux passerelles, fluide, impossible.
L’éclairage révéla un bref instant une ossature noire et luisante.
« Regarde ! » Un frisson lui remonta de la colonne.
La créature descendit lentement le long du mur, comme une ombre. Ses membres s’articulaient avec dextérité, sans bruits. Son corps semblait absorber la lumière, ses alentours semblaient plus sombres.
Elle vit la queue. Longue, segmentée, terminée par une pointe.
Il tourna la tête, pas vers eux, vers autre chose. Elle suivit son regard et sentit son estomac se retourner.
Il inclina légèrement le crâne. Chaque mouvement était lents mais précis. Sa façon de bouger était totalement inhumaine. À tout moment, il semblait pouvoir déclencher un torrent de violence.
CJ crut distinguer une silhouette humaine à proximité du monstre. Une seconde plus tard, elle avait disparu.
Saldano s’approcha, et vit la chose disparaître par une bouche d’aération. La même ouverture que celle qu’ils avaient vue à la sortie Nord.
« Qu’est-ce que… » Il recula de deux pas, il était livide.
CJ resta figée, incapable de détacher son regard du trou.
Elle sentit la panique arriver mais réussit à la contenir.
Un instant , tout se figea dans son esprit. Elle revit les visages des ouvriers durant l’incendie. Ketter, prisonnier du mur. Elle pensa à son père, qui était quelque part dans cette colonie. Avançant vers la mort.
CJ sentit quelque chose se briser en elle.
Elle n’avait plus peur, ses mains ne tremblaient plus.
Cette fois elle agirait.
« On n’a pas le choix, il faut prévenir MA// pour contenir cette chose. Et sauver mon père, je dois le retrouver ! »
Saldano hocha lentement la tête.
Un premier cri résonna au loin, amplifié par les conduits.
Elle inspira.
« On bouge. Maintenant. »
Sans attendre la réponse, elle s’élança dans le couloir.