Les Lueurs Pourpres
L’Académie était l’âme de Piltover, l’essence même de cette cité, dont la prospérité reposait sur l’excellence scientifique et le progrès technique. Aussi, le prestige était-il immense pour les étudiants qui y menaient les plus brillantes études, et en sortir diplômé était le graal indispensable pour qui aspirait aux carrières les plus prestigieuses.
Ikaros De Masiado était l’un d’eux. Étudiant en dernière année de sciences de la matière, il s’était lancé dans ce cursus avec l’espoir que celui-ci le propulse vers les sommets de Piltover, voire du monde. Il était issu d’une famille jadis illustre, qui avait glissé, au fil des siècles, dans l’anonymat. Les De Masiado faisaient désormais partie de la classe moyenne de la Cité. Leur niveau de vie était certes confortable, mais le sentiment de déclassement laissait un arrière-goût amer, et depuis tout petit, devant les tableaux de ses lointains ancêtres, Ikaros caressait le rêve de faire remonter son nom au zénith.
Aussi, l’ambitieux jeune homme ne comptait-il pas ses heures ; et alors que la fin de l’année et les examens la sanctionnant approchaient, il restait de plus en plus tardivement à l’Académie. Après les cours et les exercices théoriques, il s’offrait généralement une petite séance de sport pour préserver sa forme, seul ou avec des camarades de promotion. Il mangeait ensuite un repas sur le pouce et allait travailler à son projet de fin d’études. Celui-ci devait permettre aux étudiants de prouver qu’ils avaient tout l’attirail du parfait ingénieur piltovien, savant et artisan, qui mêlait à la fois une complète maîtrise des concepts théoriques et l’excellence dans la réalisation pratique.
Ikaros avait choisi de monter un générateur de champs de confinement de l’énergie. Il s’agissait en fait d’un lourd support métallique évasé, avec des aimants disposés autour, soutenus par des barreaux, et qui devaient permettre de maintenir de l’énergie en suspension en son centre. Pour la démonstration, il avait prévu d’envoyer des charges électriques, qui devraient matérialiser un petit orage au centre de son générateur. Mais son objectif ultime, c’était de l’appliquer à l’Hextech.
Il avait découvert cette technologie révolutionnaire, qui permettait d’utiliser et de maîtriser la magie grâce à une approche scientifique, l’année précédente, en effectuant un stage de recherche auprès de Jayce Talis. Jayce était l’un des alumni du Professeur Heimerdinger, le directeur de l’Académie. Depuis, l’Hextech était devenue sa principale obsession. Il était convaincu que c’était une technologie qui allait tout balayer, bouleverser l’économie en profondeur, et finalement remodeler la face du monde. Cela avait d’ailleurs déjà en partie commencé, les premières Hexgates venaient d’être mise en place, donnant un coup d’accélérateur formidable au commerce et aux échanges, et replaçant Piltover au centre du monde. Mais ce n’était qu’un début, cela ne faisait aucun doute à ses yeux, et le plus gros restait à venir. Il voulait absolument en être une des têtes de pont, car c’était le genre d’opportunité qui n’arrive qu’une fois dans une vie, si ce n'est moins. Il ne fallait surtout pas la laisser passer. C’était maintenant qu’il fallait tout donner, pour être un des pionniers, et donc un des maîtres du nouveau monde qui s’annonçait. Jayce Talis était un pur scientifique, avec néanmoins des entrées de plus en plus prégnantes en politique. Ikaros De Masiado, lui, serait un industriel. Il créerait des produits à base d’Hextech que s’arracherait la population, et deviendrait un des hommes les plus influents du monde grâce à son pouvoir économique.
Lorsqu’il quittait enfin les locaux de l’Académie pour se rendre dans son petit appartement étudiant, Ikaros aimait s’arrêter un moment sur les balustrades qui surplombaient Piltover. Il contemplait alors la cité. C’était particulièrement agréable de faire cela en soirée, quand les lumières des rues et des bâtiments se découpaient sur le fond sombre de la nuit, dessinant un maillage dense, un réseau qui lui rappelait à quel point tout était connecté et circulait vite dans cette ville. Il était fasciné par ces fils lumineux qui se dirigeaient vers les quartiers économiques, où ils tissaient ensemble des nappes de photons. Et posant son regard sur les édifices les plus imposants, il se prenait à rêver qu’un jour, l’un d’eux serait le siège social de son groupe. On y verrait le nom de son empire briller avec des néons, “De Masiado Industries”, “IDM Hextech”, “Tekaros” ? Il n’avait pas encore décidé comment il le baptiserait. C’était une question importante, mais pas urgente. Il tournait ensuite les yeux vers le bâtiment du Conseil. Un jour, il y siégerait, et de là, il façonnerait Piltover à son image, et la population saurait lui en être reconnaissante. Puis il rentrait chez lui, grisé par toutes ses idées. Il ne regardait plus ce qu’il y avait autour de lui quand il arrivait dans son petit studio, mais se perdait dans la contemplation des images qui défilaient dans sa tête.
Depuis bientôt trois ans, il fréquentait une autre étudiante de l’Académie, d'un an sa cadette. Elle s’appelait Pandora, mais tout le monde l'appelait Dora. Née à Zaun, elle avait pu rejoindre Piltover à l’adolescence, quand sa mère était parvenue à décrocher un poste de ménage au sein d’une des plus grandes Maisons de la cité, qui s’était lancée dans un programme “humanitaire”, en ouvrant ses portes à du personnel méritant de la basse ville. Elles avaient alors été logées dans une petite chambre de bonne sous les combles. C’était à peu près ce qui se faisait de pire à Piltover, mais elles l’avaient réellement vécu comme une ascension. Dora vit beaucoup moins sa mère à compter de ce jour, les journées de travail étant particulièrement lourdes, mais elle put bénéficier d’une scolarisation, ce qui lui permit de fréquenter d’autres enfants de la ville haute, et d’apprendre à en maîtriser les codes. Néanmoins, elle avait toujours au fond d'elle cette impression de jouer un rôle, de ne pas être vraiment à sa place. Elle faisait de son mieux pour se fondre dans le moule, arrangeant ses cheveux mauves selon des coupes à la mode, imitant la manière de se maquiller de ses amies ; mais il y avait des signes qui ne trompaient pas, comme ses vêtements trop usés, faute de moyens financiers suffisants pour les remplacer, ou certaines locutions typiques de la ville basse qui lui échappaient occasionnellement au cours des conversations. C'était d'ailleurs sans doute pour cette raison qu'elle était assez discrète et écoutait plus qu'elle ne parlait.
Il lui arrivait encore de fréquenter d'autres Zauniens, qui se rendaient régulièrement à Piltover, le plus souvent pour des affaires à la légalité discutable. Elle était consciente que ce n'était pas la compagnie la plus saine, mais elle arrivait à lâcher prise avec eux, à être plus naturelle, et c'était rafraîchissant.
Avec Ikaros néanmoins, elle se sentait bien. Il était certes très maladroit dans ses démonstrations d'affection – compensant par des excès un peu ridicules les moments où, absorbé dans ses projets, il la délaissait – et faisant souvent preuve d'une cruelle absence de goût dans les cadeaux, trop nombreux et pas assez réfléchis qu'il lui faisait ; mais elle ne se sentait pas jugée avec lui. Il avait même une discrète affection, sincèrement bienveillante, pour ses particularités. Cela stimulait l’homme curieux qu’il était, et la rendait encore plus attachante à ses yeux. Et puis il aimait parler, elle aimait écouter, leurs caractères concordaient.
Dans la douceur d’un bel après-midi de printemps, les deux tourtereaux déambulaient tranquillement, main dans la main, dans les hauteurs de la ville, profitant du paysage de la cité à leurs pieds. Ils n’avaient pas pu passer beaucoup de temps ensemble ces dernières semaines, à cause des échéances de fin d’année académique et, par conséquent, de la charge de travail et de l’implication phénoménales qui étaient requises pour la réussite de leurs études. Mais le soleil, radieux ce jour-là, leur avait servi de prétexte pour une petite pause bien méritée.
Comme c’était généralement le cas lorsqu’ils étaient ensemble, Ikaros faisait l’essentiel de la conversation. Il parlait de ses rêves, de son ambition, de sa vision de leur futur, et Dora lui souriait.
« Vraiment cet Hextech, c’est fou. Ce ne sont pas juste ces énormes Hexgates qui nous amènent des marchands et des investisseurs. Ça peut s'appliquer absolument à tout. Hier, j’ai croisé Sky, l’assistante du type qui bosse avec Jayce Talis. Je l’ai sondée pour essayer d’obtenir un nouveau poste là-bas. Ils sont de plus en plus mystérieux sur ce qu’ils font et n’ont pas l’air d’avoir très envie d’impliquer trop de monde, mais j’ai réussi à lui faire cracher quelques infos malgré elle. Ils sont en train de miniaturiser le truc, on pourra vraiment en insérer dans tous les objets. Je ne sais pas si tu réalises ce que ça veut dire ? »
Il donna une intonation lyrique à cette dernière question, regardant Dora droit dans les yeux, puis laissa place à un silence théâtral. Elle se pinça les lèvres, attendant de voir s’il avait l’intention de poursuivre, puis comprenant qu’il lui laissait la parole, se contenta de répondre en souriant ce qu’il voulait probablement entendre:
« Je ne suis pas certaine non, mais je sais que tu vas m’expliquer.
– Ne t’en fais pas, presque personne n’est conscient de ce que ça implique. Mais ça va juste tout révolutionner. Tout ! N’importe quel élément du quotidien pourra être augmenté à l’Hextech, ce qui le rendra plus performant. Mais pas juste de dix pourcents au mieux, non, ce sera un changement d’échelle total. La vie des gens va être complètement bouleversée. On pourra se déplacer beaucoup plus vite, éclairer ce qu’on veut en dépensant très peu d’énergie, chauffer de l’eau en un instant, avoir des meubles qui se réorganisent de manière autonome en fonction des personnes qui sont présentes dans la pièce, des serrures qui reconnaissent les gens plutôt qu’une clé, et plein d’autres choses auxquelles je n’ai même pas encore eu le temps de penser. Alors ce n’est peut-être aussi impressionnant et séduisant que les énormes Hexgates, mais ça va vraiment toucher tout le monde. Et ils doivent être juste trois à bosser dessus pour le moment, il n’y a pas de concurrence, donc la voie est libre. Il n’y a, je crois, jamais eu dans l’Histoire une telle opportunité de créer une entreprise qui devienne la plus importante du monde en quelques années seulement. Finis les grands empires dynastiques construits par héritages au fil des siècles. Notre époque sera celle où l’audace d’une seule personne peut suffir à changer la face du monde ! »
Dora avait continué à lui sourire pendant qu’il déballait, exalté, son monologue. Elle passa délicatement ses doigts dans une des mèches blondes qui tombaient sur le front de son homme et affirma, avec une voix où se mêlaient tendresse et admiration.
« Tu rêves vraiment en grand. »
Puis, détournant son regard vers le ciel, les mains légèrement écartées, elle ajouta:
« Tu sais, pour moi qui suis née à Zaun, le simple fait de pouvoir me perdre dans la contemplation d’un ciel si bleu, d’un azur si profond, j’ai déjà l’impression d’être une privilégiée. Quand le quotidien est noyé dans le brouillard et la misère, quand chaque jour est un nouveau combat pour survivre à la faim et à la violence, il ne reste plus de place, dans notre imaginaire, pour rêver de conquérir le monde. On a tout juste l’espoir de remplacer la survie par la vie.
– Mais justement, c’est qui va se passer. Tout le monde profitera de l’Hextech, ça va changer la vie des gens, et créer des richesses inimaginables qui ruisselleront jusqu’à Zaun ! La basse-ville comme on dit, sera d’ailleurs la première bénéficiaire, elle va être complètement transformée et on ne verra même plus la différence avec Piltover.
– J’espère que tu dis vrai, mais tu n'as jamais mis les pieds en bas. Si tu voyais jusqu’où on a plongé, alors tu aurais une idée de l’ampleur du défi qui attend ton Hextech. »
Elle s’appuya sur une barrière et regarda en contre-bas. Elle voyait les rues étincelantes de Piltover, son pavé impeccable, les passants élégants qui déambulaient la tête droite. Mais quand elle portait son regard encore plus loin, cherchant à scruter les profondeurs, elle ne voyait rien. Toute la lumière, tout l’air pur, étaient captés par la ville haute. Et tout semblait fait pour que la misère de Zaun soit pudiquement maintenue hors de la vue des bonnes gens.
Elle aurait aimé que cette petite parenthèse se poursuive jusqu’à la nuit. Ce n’était hélas pas possible pour Ikaros, il lui restait trop de choses à faire. Le ciel avait déjà pris une teinte bien sombre quand ils se séparèrent. Le soleil descendant était à présent masqué par les hautes tours à perte de vue, et pour la plupart des citoyens de la cité, l’heure était venue de se glisser sous la couette. Mais Ikaros devait encore avancer sur son projet de fin d’études, et entre les cours, les révisions des examens et les rares mais précieux instants passés avec Dora, il n’avait pas le temps de s’en occuper dans la journée. C’est donc dans une Académie presque déserte qu’il alla rejoindre, parmi les ateliers laissés à disposition des étudiants, celui dans lequel il avait installé son matériel.
Il tira sur le vieux drap qui maintenait son chantier à l’abri de la poussière, lui donnant l’apparence d’une caravane, et repris sans tarder les travaux là où il les avait laissés la veille. Il devait résoudre un problème avec l’un des barreaux qui encadraient son générateur de champs magnétique. Il n’était pas parfaitement aligné avec les autres, ce qui risquait de créer un déséquilibre et potentiellement rendre l’ensemble du système inutilisable. Il saisit une grosse pince des deux mains, et tenta de resserrer le boulon au niveau de la fixation. Malgré sa poigne, l’écrou refusait de bouger. Il appuya alors de tout son poids sur la pince, jusqu’à sentir un glissement accompagné d’un grincement assez désagréable. Il venait de passer à l’extrême inverse, d’un écrou immobile, il luttait maintenant avec un boulon qui tournait dans le vide sans jamais se fixer. Il se pencha pour regarder de plus près, à la lueur vacillante des vieilles lampes de l’atelier, et constata qu’une déformation du barreau empêchait de le fixer proprement. Il lui fallait le réparer à la forge.
Il poussa un soupir. Il commençait à sentir la fatigue l’envelopper petit à petit. Il était pourtant hors de question de dormir, il avait encore un examen à potasser pour le lendemain en rentrant chez lui. Il décida quand même de traiter son problème de barreau pendant qu’il était dans le feu de l’action, et qu’il avait le sujet bien en tête.
Il amena le cylindre de fer à la forge, et le fit chauffer. La température était élevée et l’air étouffant. Il passa un bras sur son front pour essuyer les gouttes de sueur qui commençaient déjà à perler, et alla se saisir d’un lourd maillet métallique. Lorsque le barreau commença à rougir, il asséna des coups dessus, pour le remodeler à la forme voulue. C’était un travail qui demandait force et précision. Quand enfin il fut satisfait du résultat, il faisait nuit noire. Sa chemise lui collait au corps, et tous ses muscles souffraient de remontées d’acides lactiques. Il éteignit le fourneau, reposa le maillet là où il l’avait trouvé, et ramena le barreau à l’atelier. Il le déposa contre le reste de son projet, qu’il recouvrit du drap. Il quitta enfin l’Académie, savourant la fraîche brise nocturne qui séchait sa peau et décontractait ses muscles.
Lorsqu’il arriva chez lui, il découvrit que Dora était là, à moitié endormie sur une chaise. Elle l’avait attendu et avait même préparé un encas pour son retour. Il déposa un baiser sur son front avant de s’installer à son bureau, le casse-croûte à la main. Elle ouvrit doucement les yeux et lui sourit.
« Désolé mon ange, je dois encore étudier pour l’épreuve de demain. Tu peux aller te coucher si tu es fatiguée, je te rejoindrai quand j’aurai fini. »
Il lui adressa un sourire gêné, elle lui rendit un sourire d’encouragement, derrière lequel pointait de la tristesse.
« Je vais lire un peu, dit-elle sobrement. Si vraiment je ne tiens plus, alors j’irai me coucher. »
Elle attrapa son sac à main et en sortit un ouvrage à la couverture simple mais élégante, et se plongea dedans. Les minutes passèrent, lentement, puis les heures, rythmées uniquement par le tic-tac de l’horloge et le froissement furtif des pages tournées, qu’elles appartinssent au roman de Dora ou aux manuels d’Ikaros. Il y avait cependant un intrus dans cet environnement sonore. D’abord discret et diffus, il monta progressivement en fréquence et en puissance. Cet intrus, cette troisième couche sonore, c’étaient des jurons chuchotés, puis exprimés en voix claire, qu’Ikaros lâchait pour évacuer sa frustration. Mais cela ne suffisait visiblement pas, car son insatisfaction continuait à enfler, et les mots, bien que de plus en plus virulents, ne semblaient pas en mesure de la juguler. Le tout montait crescendo, vers un sommet incertain.
« Je vais jamais y arriver, putain, hurla-t-il soudain en jetant son livre d’analyse fonctionnelle à travers la pièce. Je suis épuisé, tellement épuisé, je ne comprends plus rien à ce que je lis, à ces conneries de fonctions et à ces théorèmes de merde ! Et je serai interrogé dessus dans cinq heures. Fais chier ! J’ai besoin de temps, de tellement plus de temps ! J’en peux plus ! »
Et il s’effondra sur son bureau, la tête dans les bras.
« Vraiment plus… »
Dora fut tirée brutalement de la léthargie dans laquelle elle s’était petit à petit laissée envelopper. Elle laissa glisser son livre, dont elle avait perdu le fil depuis un moment, et regarda avec effarement, peut-être même avec effroi, Ikaros effondré et en larmes. Elle se leva de sa chaise, les jambes tremblantes, et se précipita en titubant vers lui pour le réconforter. Elle était bouleversée par une telle expression de détresse chez un garçon qui affichait habituellement tant d’assurance. Ainsi donc même lui pouvait craquer ? Elle passa tendrement ses doigts dans la chevelure blonde du jeune homme. Il ne réagit pas, il semblait vidé, en renoncement total. Et elle se sentait plus proche de lui que jamais. Avoir exposé ainsi ses faiblesses devant elle, n’était-ce pas une preuve de confiance absolue ? Mais alors, il fallait être digne de cette confiance, et lui apporter le soutien dont il avait désespérément besoin. Elle avait sans doute quelque chose qui était susceptible de l’aider. Mais était-ce vraiment une bonne idée ? Elle hésita quelques instants, pesant mentalement le pour et le contre, pestant intérieurement contre son manque de connaissances sur la question. Finalement, elle se décida à ouvrir son sac à main. Elle en sortit une seringue qui, de part le mystérieux liquide scintillant qu’elle contenait, ressemblait à un étrange néon violet. Elle la posa sur le bureau.
« Tiens mon cœur, une… connaissance de Zaun m’a proposé d’essayer ça. Apparemment ça cartonne en bas, pour affronter les difficultés. Ça améliore fortement les capacités physiques et mentales. Il faut juste faire attention, c’est très fort, donc ne t’injecte pas tout d’un coup… »
Ikaros releva la tête, regarda d’abord Dora, puis posa ses yeux rougis sur la seringue. Il la saisit délicatement entre ses doigts, la faisant tourner comme pour voir si quelque chose était caché. N’ayant rien trouvé, il posa l’aiguille sur son bras gauche, et enfonça, en tremblant légèrement, le bouton poussoir à un tiers à peu près de sa profondeur maximale.
Le liquide qui entrait dans ses veines lui fit la sensation d’une brûlure, concentrée au point d’impact, puis d’une décharge électrique qui parcourait tous ses nerfs. C’était désagréable et assez douloureux, mais ça ne dura qu’un instant, durant lequel il serra les dents et ferma les paupières. Quand il rouvrit les yeux, ses iris présentaient une étonnante lueur pourpre, et tout lui paraissait incroyablement détaillé. Il n’aurait su dire si c’était son acuité visuelle qui avait fortement progressé, ou s’il arrivait simplement à être plus concentré sur tout ce qui l’entourait. Un peu des deux sans doute. Sa fatigue avait également disparu, et il se sentait incroyablement fort et puissant. Afin d’évaluer ses nouvelles capacités, il sauta, et parvint à poser ses mains et ses pieds à plat sur le plafond, avant de se reposer sur le plancher avec la grâce d’un chat.
« Ce truc est incroyable… »
Dora en resta bouche bée. Elle ne s’attendait pas à ce que les effets fussent aussi puissants, et un voile d’inquiétude couvrit son regard. Ikaros était bien plus enthousiaste, il alla ramasser son livre et se replongea dedans. Il étudia toute la nuit, sans jamais sortir de sa concentration. Dora, quant à elle, finit par s’endormir.
Lorsqu’elle se réveilla, au petit jour, Ikaros était encore assis à son bureau. Il avait remplacé son livre par des feuilles volantes sur lesquelles il avait griffonné des équations et des courbes.
« Tu as bien dormi mon amour ?
— Oui, pas trop mal. Je me sentais un peu seule, mais ça a été. Mais toi, tu es resté comme ça toute la nuit ?
— Oui, et je me sens fin prêt maintenant. Mon examen commence dans une vingtaine de minutes, je vais devoir y aller.
— Oh mais oui, dépêche-toi mon cœur, tu vas être en retard.
— Pas de souci, je me sens dans une forme olympique, j’y serai en un rien de temps. »
Et en effet, il rejoignit l’Académie en courant à une vitesse bien supérieure à tout ce qui lui semblait possible pas plus tard que la veille.
Après avoir émargé, il alla s’asseoir à la place qui lui avait été assignée. Alors que le professeur de garde rappelait les dernières consignes avant de distribuer les sujets, il commença à sentir son acuité visuelle diminuer. Il cligna des yeux pour essuyer ses cornées, mais rien n’y fit. C’était comme si un brouillard venait de s’installer devant lui. Sa tête commença également à dodeliner, et il avait la sensation qu’un étau se resserrait sur son cerveau.
« Merde, non, pas maintenant. Il faut que ça agisse encore un peu. »
Le professeur déposa le sujet de l’examen sur la table. Ikaros le décacheta et le lu intégralement. Lorsqu’il parvint à la fin, il était tout à fait incapable de dire ce qu’il fallait faire. Il avait juste envie de laisser sa tête se poser sur la table et de prendre une bonne sieste. Mais il ne pouvait pas se le permettre. Il passa la main dans sa poche et caressa la seringue qui s’y trouvait. Il repéra du bout des doigts le bouton-poussoir d’un côté, et l’aiguille de l’autre. Sans sortir les mains de sa poche, il orienta la pointe vers lui, et poussa à travers ses vêtements. Une nouvelle dose de l’étrange liquide entra dans son organisme en se répandant dans ses veines. Il sentit à nouveau la brûlure, la décharge électrique, et ses yeux s’ouvrirent en grand.
L’examen fut une formalité. Il rendit sa copie, tous les exercices complétés, alors qu’à peine une grosse moitié du temps imparti était écoulée, et il se dirigea vers l’atelier. Il replaça le barreau qu’il avait retravaillé la veille. Ce n’était pas encore parfait. Il y avait du mieux, mais c’était insuffisant. Il poussa un soupir en pensant qu’il lui faudrait retourner à la forge. Mais alors qu’il s’apprêtait à sortir de l’atelier, le cylindre métallique à la main, il eut une idée. Il tint le barreau fermement devant ses yeux, et appuya sur les parties encore légèrement déformées. Le fer se tordit entre ses mains comme s’il n’était rien de plus qu’un caoutchouc un peu dur. Ikaros contempla le résultat avec un sourire triomphant. Il était parvenu à obtenir la forme désirée presque sans effort, et le barreau s’intégra parfaitement au reste de son dispositif.
Pendant qu’il était lancé, et que le shimmer agissait encore, il décida de poursuivre sur la mise en place du couvercle de confinement. Ce dernier se présentait sous la forme d’un lourd disque de fer concave, de plus d’un mètre de diamètre, et le placer au-dessus du dispositif s’annonçait intense physiquement. Enfin, c’est du moins ce qu’Ikaros redoutait encore pas plus tard que la veille. Mais maintenant qu’il y avait ce petit plus dans ses veines, il abordait la question bien plus sereinement.
Il saisit cet étrange bouclier des deux mains, et le souleva sans difficulté. C’était encombrant, mais il ne le trouvait pas particulièrement lourd. Il le glissa ensuite sans trembler sur le dessus de son système, et se hissa à son tour, tout en fluidité, pour le positionner correctement et le fixer grâce aux barreaux. L’ensemble de l’opération ne dura que quelques minutes, suite auxquelles il se laissa glisser au sol. Il contempla alors l’avancée de ses travaux, puis ses propres mains, qui venaient de réaliser tant de prouesses.
« Ce truc est absolument incroyable, pensa-t-il. Je suis invincible ! Avec cette substance dans mon sang, et l’Hextech entre mes doigts, rien ni personne ne pourra m’arrêter, je vais littéralement conquérir le monde ! »
Le lendemain, il pressa Dora de lui fournir plus de ces extraordinaires potions violettes, qu’on appelait shimmer. Désireuse de satisfaire son aimé, elle prit contact avec le Zaunien qui lui avait offert la première dose. Ce dernier lui fit comprendre que désormais, il faudrait payer pour en avoir de nouvelles, et le prix pouvait être qualifié de prohibitif. Elle ne put en acheter qu’une, et l’amena à Ikaros en lui faisant part des difficultés qu’il y aurait à présent à se ravitailler.
« Il nous prend pour des pigeons, déclara Ikaros après que Dora lui eut annoncé la somme demandée. J’imagine que c’est juste un intermédiaire, en allant en chercher directement à la source, je suis certain que le tarif sera beaucoup plus abordable. Tu sais pour qui il travaille ?
— Je… oui, répondit-elle, je sais pour qui il travaille. Mais ce n’est vraiment pas une bonne idée d’y aller directement. C’est un milieu difficile… pas très sain et plutôt dangereux…
— Dis-moi et ne t’en fais pas, je me débrouillerai seul.
— Mais tu ne connais rien de Zaun, comment espères-tu t’en sortir ?
— J’irai avec ça, dit-il en agitant la seringue. Ce sera mon garde-fou. Aller, ne t’inquiète pas ma chérie, dis-moi juste un nom, et je me démerderai tout seul comme un grand.
— On l’appelle Madame Margot. Ma mère a bossé un peu pour elle dans le temps. C’était dur. Ce n’est pas une bonne personne.
— D’accord, on la trouve où exactement ? »
Il fouilla dans ses tiroirs et en sortit un vieux parchemin qu’il déplia. C’était une carte, qui décrivait la basse-ville avec une précision douteuse. Dora la parcourut des yeux, hésitante, puis fit un cercle avec son doigt sur une zone excentrée.
« Ça doit être par là, si mes souvenirs ne me jouent pas trop de tours…
— Parfait, déclara Ikaros en entourant la zone au crayon, j’y vais !
— Comment ça ? Maintenant ?
— Bien sûr, je n’ai plus qu’une dose, le temps presse. Et j’ai un petit trou dans mon emploi du temps cet après-midi. C’est optimal !
— Mais enfin mon cœur…
— Bisou. »
Il enfila sa veste, glissa la seringue dans sa poche gauche, et partit en embrassant Dora, la laissant confuse et inquiète.
Il traversa Piltover, dont l’architecture raffinée resplendissait sous le soleil de l’après-midi, jusqu’au célèbre pont suspendu qui reliait les deux villes. C’était un bijou d’architecture, qui avait toujours excité son imagination, mais il n’avait jamais osé le franchir. On en apercevait à peine le bout, et il semblait que, de l’autre côté, c’était déjà la nuit. Il sentit son rythme cardiaque s’accélérer, alors que chaque pas l’éloignait un peu plus de son cocon, et le rapprochait de cet inquiétant horizon. Il n’y avait pas grand monde, tout au plus croisa-t-il une patrouille de pacifieurs qui lui recommandèrent de faire attention à lui, quelles que fussent ses intentions en s'aventurant de ce côté de la rivière. Il parvint finalement au bout, et suivit une rue sinueuse qui descendait vers des profondeurs à peine discernables.
Pour la première fois de sa vie, il pénétrait dans Zaun.