Les Lueurs Pourpres

Chapitre 2 : Cauchemar Pourpre

Chapitre final

5931 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 01/11/2025 11:55

Au fur et à mesure qu’il s’enfonçait dans la basse-ville, Ikaros sentait une forme d’appréhension croître insidieusement en lui. Il gardait la main gauche dans sa poche, serrée sur son unique seringue. Il n’était pas question de prendre le risque de la perdre. L’endroit était pire que ce qu’il avait jamais osé imaginer, tout y était sombre et sale. Les bâtiments étaient de hauts enchevêtrements de tôle rouillée et de rafistolages de fortune. Ils étaient entassés les uns sur les autres, laissant à peine passer çà et là une ruelle étroite entre eux, ouverture précaire qui semblait destinée à être ensevelie d’un moment à l’autre. Un épais brouillard gris et fumeux maintenait la population dans la misère. En masquant le ciel, il interdisait le rêve ; en occultant la vue sur Piltover, il étouffait toute ambition. La tension monta encore d’un cran pour Ikaros quand il croisa les premiers habitants. Ils étaient comme des ombres, des spectres errants sans but apparent, condamnés à traverser leur existence dans une inextricable obscurité, frappés dès leur naissance par la fatalité. Et il sentait des regards pesants sur lui à chaque nouvelle rencontre. Sa chemise et sa veste en lin devaient détonner dans ce paysage, et attirer la curiosité des passants, peut-être même leur avidité.

Mais il fallait qu’il continue. Il était si près d’atteindre les buts qu’il s’était fixés, il ne pouvait pas renoncer à son indispensable shimmer à cause des craintes – sans doute injustifiées – que pouvaient susciter en lui les âmes en peine de quelques indigents. Après tout, Dora était née ici, et ça ne l’avait pas empêchée de devenir une jeune femme tout à fait saine.

Néanmoins, il sentit vite que son sens de l’orientation lui jouait des tours. À Piltover, il était très facile de se repérer, les rues étaient tracées proprement, et il était toujours assez aisé de trouver un point qui offrait une vue dégagée sur les alentours. À Zaun, rien de tout cela n’était vrai. Les rues – ou plutôt les ruelles – poussaient de manière anarchique, suivant un tracé qui évoquait davantage le rhizome d’une colonie fongique que les plans d’un urbaniste. Et les points hauts que l’on pouvait trouver n’étaient guère exploitables, l’air épais et fumeux empêchait de voir au loin, et quand ce n’était pas le brouillard qui obstruait la vue, c’était un nouvel enchevêtrement de tôle, de matériel de récupération, ou même de détritus. Si bien qu’il ne sut rapidement plus trop où il était, et aucune des silhouettes qu’il avait pu croiser ne lui inspirait suffisamment confiance pour qu’il daignât leur demander de l’aide. Il essayait de trouver des points de repère à relier à sa carte, mais ses tentatives se révélèrent infructueuses. Le document était un peu daté, et le tracé des rues ne correspondait plus à ce qui y était indiqué.

C’est alors qu’il sentit une main se poser sur son épaule. Il se retourna vivement, et se retrouva nez-à-nez avec deux jeunes hommes aux sourires goguenards. 

« Eh ben alors, est-ce qu’on ne viendrait pas de tomber sur un surfacien paumé ? »

Ikaros écarta vivement la main qui s’était permise de le toucher, et jeta un regard haineux à son propriétaire. À l’extrémité droite de son champ de vision, il percevait le déplacement du deuxième comparse. De manière très coordonnée et vraisemblablement planifiée, les deux hommes s’étaient placés autour de lui afin de pouvoir le prendre en étau, et empêcher toute fuite. La finalité prédatrice de leur démarche ne faisait guère de doute. Ikaros tâta la dernière seringue dans la poche de sa veste. C’était son ultime joker, et il allait visiblement devoir y faire appel maintenant. Trouver de quoi renouveler son stock deviendrait alors une nécessité vitale.

« Bon aller le Piltie, on va être gentil. T’as combien sur toi ? Si c’est assez on te foutra la paix. 

– Deux poings, et plusieurs années d’entraînement à la boxe, répondit Ikaros sur un ton de défi. Tu veux tester ? 

– Avec plaisir ! »

Les deux hommes se rapprochèrent rapidement de lui, comme une pince qui se referme. Ikaros attrapa sa dernière dose, et s’en injecta l’intégralité dans les veines. Il poussa un hurlement furieux et rauque. L’écho de sa voix résonna sur les plaques métalliques qui constituaient une partie des murs ou des toits des bâtiments environnants.

Le premier Zaunien essaya de le saisir par le bras, mais Ikaros lui enserra la gorge d’une main et le souleva dans les airs. Déconcerté, l’autre eut un mouvement de recul, et repéra un tas de déchets et de gravats, duquel il extirpa une barre de fer torsadée. Il revint à la charge pour soutenir son compagnon en frappant violemment sur le crâne d’Ikaros. Surpris, celui-ci lâcha sa première proie, et se retourna vers le présomptueux qui avait eu l’outrecuidance de lui porter un coup. Il lui arracha des mains la barre en métal qui s’était légèrement déformée au contact de son crâne, et le frappa brutalement au visage. Le nez du Zaunien se brisa sous l’impact et projeta un jet de dents et de sang qui éclaboussa la chemise d’Ikaros. Un second coup le projeta à terre. Le jeune homme gisait, inconscient. Ikaros marcha lentement vers lui, en émettant un râle sourd, le souleva d’une seule main, et le projeta sauvagement contre un mur. Les os émirent un craquement sonore inquiétant en se brisant contre un tuyau rouillé. Son compagnon, qui était resté à contempler la scène dans un état proche de la sidération, sortit alors de sa torpeur. Paniqué, il s’enfuit en courant. Malheureusement pour lui, Ikaros, dopé par le liquide violet qui circulait dans son réseau sanguin, n’eut aucune difficulté à le rattraper. Il le saisit par le col, le tourna vers lui, et lui écrasa son poing dans le visage. Le nez émit un craquement sinistre et l’homme hurla de douleur:

« T’as encore une petite chance de t’en sortir, déclara Ikaros avec une voix dont l’agressivité le surprit lui-même. Aide-moi et je te laisserai tranquille, refuse et tu finiras comme ton pote.

— Tout ce que vous voudrez ! », bégaya l’homme, paniqué. Quand il parlait, des bulles se formaient dans le sang qui s’écoulait de son nez et de sa bouche.

Ikaros déplia sa carte et la lui mis sous les yeux:

« Madame Margot, ça te dit quelque chose, demanda-t-il. On la trouve bien dans la zone entourée par ce cercle? »

Le jeune homme se pencha sur le plan, que quelques gouttes de son sang vinrent immédiatement tâcher. Ikaros retira la carte d’un geste brusque:

« Fais attention, tu vas me la dégueulasser ! »

Le Zaunien afficha un sourire sarcastique.

« J’ai pas eu le temps de voir, ricana-t-il, désolé.

— Peu importe, tu sais où on peut la trouver ?

— Peut-être bien.

— Alors tu vas m’y conduire, si tu ne veux pas que je t’abîme encore plus. »

L’homme émit un grognement.

« OK, ça marche. Je peux vous mener jusqu’au bâtiment où elle bosse, mais j’entrerai pas dedans. »

Les deux hommes se mirent en marche dans le dédale de ruelles. Ikaros savait qu’il devait faire l’effort de retenir le chemin. Mais son esprit ne parvenait pas à se concentrer sur ce qui l’entourait. Il s’étonnait de l’agressivité et de la violence dont il venait de faire preuve, et cela l’inquiétait. Certes, les deux hommes l’avaient menacé les premiers, mais sa réaction avait été forte. Il repensa au premier bougre, qu’il avait salement amoché et envoyé valser dans le décor. Le type ne bougeait plus, et ne s’était sans doute pas rendu compte qu’il avait été laissé seul. Était-il même encore vivant ? Se pouvait-il qu’Ikaros fût devenu un criminel ?

Cependant, le trajet ne s’éternisa pas. Au bout d’un gros quart d’heure, ils arrivèrent devant un bâtiment peu engageant.

« Voilà, c’est ici, le bordel de Madame Margot. Je sais pas si elle est là par contre. Enfin, vous n’aurez qu’à demander, moi je vais pas plus loin. Ça part facilement en vrille dans ce genre d’endroit, j’ai eu ma dose pour aujourd’hui. »

Ikaros lui lança un regard méprisant et s’avança d’un pas déterminé vers l’entrée du bâtiment. Il fut reçu par l’hôtesse d’accueil, une vastaya âgée, dont les poils du visage s'agrégeaient en touffes informes, la faisant ressembler à un vieux chat miteux. 

« Vous venez voir qui, demanda-t-elle d’une voix lasse et traînante. Vous avez fait une réservation ?

— Non, je n’ai pas de réservation, répondit Ikaros. Je cherche une certaine Madame Margot, mais pour un autre genre d'affaires.

— Vous cherchez la patronne ? »

Les fentes pupillaires de la vastaya s’élargirent en deux grands ronds noirs. Elle se pencha en avant et scruta le jeune homme en silence pendant quelques instants.

« Oh, je crois comprendre. Attention quand même, vous commencez à être marqué, si jeune, c’est dommage. Vous trouverez Madame Margot dans son bureau, mais je ne garantis pas qu’elle acceptera de vous recevoir. Normalement, ce sont ses sbires qui se chargent de ce genre de transaction. »

Elle le mena à l’intérieur du bâtiment. Il était un peu troublé par les mots qu’il venait d’entendre. Qu’insinuait-elle en disant qu’il était marqué ? Mais il fut vite sorti de ses pensées par l’étrange décor qui s’étalait devant ses yeux.

« Allez tout droit, le bureau de Madame Margot est au fond. »

Il suivit un genre de long couloir, qui était délimité sur les côtés par des rideaux ou des draps, aux couleurs délavées et mal assorties, avec ici ou là quelque trou ou fil se détachant. Pas de mur. Mais ce qui le marqua le plus, c’était l’odeur, âcre et intense, qui le saisit à la gorge dès les premiers pas ; mélange des effluves de différentes herbes fumées, de sexe et de crasse. Les cloisons de fortune ne permettaient pas non plus d’étouffer pudiquement les sons. On entendait absolument tout: le râle gras d’un client qui achève de se soulager, le couinement contenu – évoquant davantage la souffrance que le plaisir – de la prostituée qui l’accompagne, ainsi que toute une panoplie de bruits humides de succions ou de muqueuses, de grincements, de claquements et de grondements.

Les gens qu’on croisait dans le couloir étaient tout aussi surprenants. Certains portaient des masques ou des tenues incongrues, dont Ikaros ne percevait ni la fonction, ni le potentiel ludique. Il y avait également des hommes qui semblaient venir de Piltover, à en juger par leur accoutrement et leurs manières. Il ne connaissait aucun d’entre eux, et cela le rassura, car ça laissait penser qu’aucun d’eux ne devait le connaître non plus. Il eût été embarrassant que l’on pût imaginer qu’il fût adepte de ce genre de prestations tarifées. Après tout, il n'était là que pour la drogue…

Il arriva finalement au fond du couloir, et entra dans une espèce de tente richement meublée et décorée. Une femme bien singulière était installée dans un fauteuil extravagant aux coussins baroques. Elle avait des cheveux blonds platine, dont les pointes viraient parfois au vert, et des yeux roses. Elle portait une robe noire légère qui laissait voir l’essentiel de sa peau, très claire, et sur laquelle étaient posées, en divers endroits, de petites valves qui s’ouvraient ou se refermaient de temps en temps. Ikaros était intrigué par les valves, mais il s’efforça de soutenir le regard de la femme. Ses yeux avaient l’air cruels, c’était intimidant.

« Ben alors, qu’est-ce que tu veux mon mignon, demanda-t-elle. J’ai pas le temps de batifoler, j’ai la boutique à faire tourner.

– Veuillez m’excuser, je ne suis pas là pour ça, répondit Ikaros qui se sentait tout d’un coup extrêmement tendu. On m’a redirigé vers vous pour que je puisse me réapprovisionner en…

– Oh mais c’est adorable cette manière de parler. T’es un surfacien toi, non ? Tu veux être réapprovisionné en quoi, gamin ? »

Il sortit la seringue vidée un peu plus tôt de sa poche et la tendit vers la femme.

« En shimmer. »

Elle jeta un regard surpris au tube de verre.

« Je vois, dit-elle simplement. Tu sais, c’est pas ici que j’en vends normalement. Si tous les clients venaient s’approvisionner dans mon bureau, on ne s’en sortirait pas. Et vu l’état de certains, ils foutraient la merde sur l’activité principale. Enfin bon, va pour cette fois. T’as combien sur toi ? »

Ikaros saisit l’ensemble des billets qui se trouvaient dans la poche intérieure de sa veste et les présenta à la maquerelle. Et les prit en main et les compta:

« Intéressant. Vous avez de l’oseille à Piltover dis donc. Je peux te vendre six doses à ce prix-là, et je ne rends pas la monnaie, c’est pas un bureau de tabac ici. À moins que tu préfères n’en prendre que trois et t’amuser un peu avec une des filles ? 

— Six doses ce sera parfait.

— OK. Mais c’est exceptionnel, d’accord ? La prochaine fois, tu passes par les canaux traditionnels, ou alors tu bosses comme revendeur. Y a encore un très gros marché à développer à Piltover, mais mes gars ont du mal à y faire des affaires, ils attirent trop la suspicion. Si ça t’intéresse, y a moyen de faire du gros argent, en plus de réductions intéressantes pour ta propre conso.

— Mmmh, je vais y réfléchir…

— Vraiment, penses-y sérieusement ! »

Ikaros attrapa les six seringues que Madame Margot lui tendait, les glissa dans sa poche qui devint de suite très lourde, et pris congé. Il se dépêcha de ressortir. Il n’était vraiment pas à l’aise dans ces lieux, pas à l’aise avec la tournure qu’avait prise la conversation, et préférait largement l’extérieur, tout sordide et irrespirable fût-il. Il lui fallait à présent retrouver le pont qui le ramènerait à Piltover. Il avait une vague idée de la direction à prendre, et suivit donc les ruelles qui semblaient aller en ce sens. Tout en marchant, il gardait les mains dans ses poches, et tâtait machinalement les seringues de shimmer fraîchement acquises, comme pour s’assurer, à chaque instant, qu’aucune d’elle ne manquait à l’appel. 


Et alors que les ruelles, à la fois si semblables pas leur aspect sinistre, et si différentes dans leur courbes, défilaient sous ses pas, ses pensées s’égaraient, faisant tourner les images de cette première visite dans les bas-fonds. Il en ressortait des drogués et un bordel. C’était donc là les points d’entrée de l’argent de Piltover dans Zaun. La drogue et la prostitution. Rien d’autre. Aussi, les Zauniens qui souhaitaient toucher leur part de ces miettes devaient-ils se compromettre avec l’un de ces deux businesses. Il commençait à douter. À quel point l’Hextech permettrait-elle de changer la donne dans un monde aussi délabré et corrompu ? Ne risquait-elle pas simplement de tomber entre les mains de la pègre, et lui permettre d’assurer encore plus son emprise sur le reste de la population ? Comment amener le progrès dans ces ruelles lugubres sans en perdre le contrôle ? Comment tracer son parcours et son usage ? Voilà un défi supplémentaire qu’il aurait à résoudre en temps voulu. Mais dans un premier temps, il lui faudrait conquérir Piltover, et peut-être même commencer à commercer avec des cités étrangères mieux structurées. Des résultats rapides seraient impératifs, avant que l’accès au shimmer ne devienne trop compliqué. Il n’osait s’imaginer réduit à trafiquer pour le compte d’une mafieuse d’en-dessous, afin de pouvoir financer son propre succès futur. Le shimmer était certes bien pratique, mais ça restait un produit douteux, vendu par des gens douteux. Lui amènerait l’Hextech, la technologie pure, celle du progrès.

Il erra ainsi comme une âme en peine pendant un temps difficile à évaluer, lorsque enfin, il aperçut, se découpant dans la grisaille, l’imposante silhouette du pont suspendu. Il s’empressa de le rejoindre, et ressenti un certain soulagement à le traverser, à quitter ainsi l’obscurité pour retourner dans la lumière. Lorsqu’il parvint de l’autre côté, il regarda derrière lui. Il n’apercevait quasiment plus rien de la ville basse, le pont semblait s’enfoncer dans les ténèbres, et on ne voyait déjà plus ce qu’il y avait au bout. 

Il arriva à une heure avancée chez lui. Dora était retournée chez sa mère. Elle avait laissé un petit mot où elle lui demandait de se signaler quand il serait rentré. Il écrivit juste “tout s’est bien passé”. Comme ça, si elle repassait alors qu’il était ressorti, cela ferait une trace de vie qui la rassurerait. Pour autant, il était encore très agité par l’expérience qu’il venait de vivre, et la quantité importante de shimmer qui continuait à circuler dans ses veines. Il ne dormit pas. Il joua un peu avec les seringues qu’il venait de se procurer. Il y en avait donc six. Serait-ce suffisant pour tenir jusqu’à la fin des examens ? Il finit par les ranger soigneusement dans un étui qu’il glissa dans son sac.


Le lendemain matin, il faisait partie des tous premiers étudiants dans l’amphithéâtre. Le volume horaire des cours se réduisait petit à petit, certaines matières ayant déjà été sanctionnées par un examen, ce qui laissait aux étudiants de dernière année plus de temps à consacrer à leur projet. Mais les matières restantes n’étaient pas nécessairement les plus faciles. Une grande concentration était requise malgré la fatigue qui s’accumulait et le stress des échéances qui parasitait les cerveaux sur-sollicités de la promotion.

Toute la matinée était consacrée à un cours magistral de sciences économiques. Aux yeux d’une bonne partie de la promotion, intéressée à la science pure, et ayant vocation à s’orienter vers la recherche ou l’ingénierie publique, c’était une matière secondaire présentant un intérêt limité. L’amphithéâtre était d’ailleurs loin d’être rempli à capacité, de nombreux étudiants préférant profiter de ces heures pour réduire le retard pris sur leur projet de fin d’études. Mais pour ceux souhaitant devenir de grands industriels, comme Ikaros, c’était une matière qui suscitait du fantasme. Le jeune homme fit preuve d’une grande concentration dès les premières minutes, mais le cours prit vite un virage très technique, décrivant des indicateurs avancés et des matrices de corrélation assez peu intuitives. Il sentait comme un brouillard envahir petit à petit son esprit, et il lui était de plus en plus difficile de comprendre ce que le professeur expliquait. 

Lorsqu’une pause fut consentie, au bout d’environ deux heures, il fila s’enfermer dans les sanitaires afin de souffler un peu.

« Les effets sont déjà dissipés, il faut que je reprenne une dose pour la journée. »

Il tira de son sac l’étui dans lequel il avait précautionneusement rangé son stock de seringues et en sortit une. Puis il releva la manche gauche de sa chemise. Il s’étonna de la difficulté qu’il éprouvait à faire glisser le tissu, et ce qu’il vit le figea. Son avant-bras semblait avoir légèrement gonflé et, plus inquiétant encore, de longues bandes indigo, parsemées de taches allant du rose au pourpre, étaient apparues sur sa peau. L’effet était très étrange, selon l’orientation de la lumière, cela faisait penser à un tatouage abstrait ou à une nécrose.

« Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? C’est ces putain de seringues qui me font ça ? C’est donc ça “être marqué” ? Je fais quoi maintenant ? »

Il resta de longues minutes assis dans la cabine verrouillée, à observer son bras. Finalement, il se décida:

« Bon, de toute façon, je ne peux pas faire sans aujourd’hui, sinon je vais m’écrouler. Mais cette nuit, je dormirai normalement, et peut-être que je prendrai aussi un peu de repos demain matin. Va visiblement falloir réduire la dose. Tant mieux, ça me fera faire des économies… »

Et c’est avec une appréhension nouvelle, et en tremblant plus qu’à l’accoutumée, qu’il s’enfonça l’aiguille dans la peau. Il éprouva une forme de dégoût inédite en sentant le liquide violet s’insinuer sous l’épiderme et se répandre dans son organisme. 


La fin du cours se déroula normalement, la fatigue ayant disparu, mais il ressentait malgré tout une agitation inhabituelle. Il était énervé, et avait hâte que la journée se termine. L’heure du déjeuner étant arrivée, il se dirigea vers le réfectoire. Là, alors qu’il faisait la queue pour aller récupérer un plateau, un groupe d’étudiants vint ostensiblement lui griller la priorité. Ce groupe était mené par Coban, un autre étudiant de dernière année, avec lequel Ikaros avait toujours entretenu des relations conflictuelles.

Ikaros sentit une fureur monter en lui. Il fixa de ses yeux gris le visage narquois de son rival.

« Vous pensez faire quoi, là ?

— Eh ben alors, on est tout contrarié ? »

Ikaros ne répondit pas, mais son sang bouillait, comme si une réaction chimique opérait dans ses veines, dégageant un surplus de chaleur et d’énergie. Il avança vers Coban, écartant sèchement un des comparses qui était sur sa trajectoire, et le saisit par la gorge.

« Viens, on va régler ça dehors. »

Le visage de Coban changea radicalement. Il avait du mal à respirer tant la poigne d’Ikaros sur son cou était ferme, et les lueurs pourpres qui illuminaient à présent ses iris avaient quelque chose de particulièrement inquiétant. 

« Lâche-moi, tu te crois où ? souffla-t-il dans un râle rauque.

— Alors tu me suis, répondit Ikaros en desserrant son étreinte.

— C’est bon, reprends ta place, pauvre taré…

— Coban, qu’est-ce qui te prend, s’agaça un des sous-fifres, tout le monde a vu la scène, tu vas pas le laisser t’humilier comme ça ? »

Coban regarda autour de lui, et constata qu’en effet, ils étaient devenu le centre de l’attention. Il marmonna un juron. C’était assurément embarrassant de se faire remettre en place publiquement de la sorte. Et en même temps, il y avait quelque chose de bizarre chez Ikaros. Il était différent, comme possédé, et la force dont il avait fait preuve était bien au-delà de ce que Coban avait anticipé. Tout cela sentait mauvais, mais il fallait faire quelque chose. On entendait déjà des murmures et des ricanements tout autour. Il sentit une rage monter en lui, il ne pouvait pas se laisser ridiculiser de la sorte. Il fallait combattre, même si ce serait sans doute douloureux. Il serra les poings, les dents, et frappa Ikaros à la nuque de toutes ses forces.

Ikaros se tourna vers lui et lui jeta un regard rempli de haine. Ses iris avaient viré au violet, et déteignaient sur la sclère qui avait maintenant une couleur rosée. Coban sentit une indicible terreur le traverser. Avant qu’il ait décidé quoi faire, Ikaros l’avait renversé par terre, saisit par une jambe, et il l'entraînait à l’extérieur. Quelques curieux suivirent pour voir la tournure que les événements allaient prendre. On espérait un beau combat, mais l’affrontement fut à sens unique. Dès qu’il eut franchit le seuil du réfectoir, et qu’il se trouva dans la cour extérieure de l’Académie, Ikaros redressa Coban, le plaqua contre le mur, et le frappa sans retenue, guidé par une fureur que rien ne semblait pouvoir apaiser. Le pauvre Coban essaya de se protéger des premiers coups, mais bien vite, il fut totalement submergé. La violence des chocs lui coupa le souffle, ses membres devinrent fébriles, et il ne put bientôt rien faire de plus qu’encaisser. Il finit par s’effondrer au sol. Il avait l’impression que tout était détruit à l’intérieur de lui, et il sentit une vague monter de son ventre jusqu’à sa bouche. Il vomit du sang, abondamment, qui se répandit sur sa chemise et forma une flaque au sol. Alors seulement Ikaros arrêta. Tout autour, les curieux qui avaient suivi la scène poussèrent des cris d’effroi. C’était allé trop loin, et des murmures montèrent comment autant d’anathèmes lancés sur l’agresseur. 

Complètement dépassé par la situation, et par l’acte qu’il venait de commettre, Ikaros s’enfuit en courant, et alla se réfugier à l’atelier.

« Quel con, putain ! Je suis bon pour le conseil de discipline là ! »

Il décida d’avancer sur son projet le temps de se calmer, mais ses nerfs étaient encore à vif, et il enchaîna les maladresses, que sa force dopée amplifiait. Finalement, il détacha malencontreusement un des barreaux par erreur, et cela le mis hors de lui. Il ramassa la pièce récalcitrante, et pris par une nouvelle montée de rage, la frappa violemment au sol de manière répétée, jusqu’à la briser. Le morceau qui se détacha fut ainsi propulsé à travers la pièce, et rebondit avec fracas sur le sol, faisant résonner un lugubre écho métallique.

Il décida alors de rentrer chez lui, sans prendre la peine de remettre le drap en place pour protéger son dispositif de la poussière et des regards indiscrets.

Sur le trajet le ramenant à son appartement, son esprit fut sujet à un tourbillon d’idées sinistres. Il sentait qu’il perdait le contrôle, sur lui-même comme sur son avenir. La voie vers le succès s’annonçait bien moins royale qu’il ne l’avait rêvée, car il venait d’y semer bêtement des embûches, et nul doute qu’il allait être dans le viseur de pas mal de monde après ce qu’il venait de se passer. Lui qui s’imaginait développer en secret des projets révolutionnaires, avant d’entrer dans la lumière quand son avance serait trop importante pour permettre l’émergence de toute concurrence, tout vacillait. À présent, il n’était même plus certain qu’il aurait encore accès aux laboratoires et aux ateliers de l’Académie à la fin de l’année.


Quand il poussa la porte de son appartement, il vit que Dora était là. Cela n’avait rien de surprenant en soit, elle avait l’habitude de venir quand elle n’avait pas de cours et que sa mère était encore au travail. Ce qui était plus troublant, c’était son attitude. Habituellement, elle lui sautait au cou quand il rentrait, mais cette fois, elle resta en retrait, les yeux écarquillés. Avait-il si mauvaise mine ?

Après quelques secondes de silence très gênant, elle demanda simplement:

 « Tu as déjà mangé ? J’allais justement préparer quelque chose. »

Les images de l’altercation au réfectoire remontèrent à l’esprit d’Ikaros, qui répondit sur un ton bien plus agressif qu’il ne l’aurait souhaité:

« J’ai pas faim ! »

Dora sentit qu’il valait mieux ne pas insister. Elle s’éloigna, tête baissée, et commença à préparer une salade. Pendant ce temps, Ikaros, assis à son bureau, se frottait le visage en suant à grosses gouttes. Finalement, il alla chercher une de ses seringues de shimmer, et commença à la faire tourner entre ses doigts, devant la lumière de sa lampe à huile. La flamme faisait scintiller le liquide violet, comme s’il était rempli de poussières d’argent.

Dora s’interrompit devant ce spectacle. Il avait l’air fou, et elle regrettait amèrement de lui avoir donné sa première dose.

« Tu sais, osa-t-elle, je pense que tu devrais arrêter avec ces trucs. »

La seringue arrêta de tourner

« J’ai pas besoin qu’on me dise ce que je dois faire… »

Il fixa Dora. Elle eut un mouvement de recul face à ce regard pourpre.

« Mais enfin, regarde-toi, je m’inquiète pour toi !

— T’as pas besoin de t’inquiéter, je sais très bien ce que je fais. Tout est sous contrôle. Quand j’aurai atteint mes objectifs, je n’aurai aucun mal à arrêter. En attendant, je gère !

— Je ne te reconnais plus…

— Tu doutes de moi c’est ça ? C’est parce que tu ne crois pas en moi que tu m’as donné la première seringue, hein ? Tu pensais que je ne pouvais rien réussir par moi-même ?

— Mais pas du tout, je…

— Eh bien regarde, je fais ce que je veux avec, et tout va bien ! »

Sur ces mots, il enfonça impulsivement l’aiguille dans son bras et appuya sur le bouton-poussoir.

L’injection lui procura une sensation de brûlure comme il n’en avait encore jamais ressentie. Il avait l’impression que tout l’intérieur de son organisme était entré en fusion. Une indicible terreur le traversa. Un éclair de conscience culpabilisant lui fit réaliser son attitude totalement inacceptable vis-à-vis de Dora et vis-à-vis du shimmer. Cet éclair disparu néanmoins rapidement derrière les nuages noirs qui s’accumulaient dans son esprit.

La chaleur qui remontait de son corps créa des vents dévastateurs qui firent tournoyer ces nuages noirs comme un cyclone de ténèbres traversé d’éclairs. Il devint un tourbillon électrique et incandescent qui détruisait tout sur son passage. Il ne percevait plus rien de l’extérieur, ses sens étant complètement déconnectés de la réalité. Il avait l’impression de flotter dans une nuit en nuances de pourpre, allant du violet à l’indigo, traversée de scintillements éblouissants. Et il avait chaud, il brûlait.

Il était un incendie, ravageur, destructeur, en mouvement permanent, et totalement dépourvu de conscience. Un phénomène mécanique de destruction.

Il laissa le feu intérieur consumer son âme jusqu’à ce qu’il n’en reste que des cendres. Les teintes violacées se dissipèrent devant ses yeux hagards, qui purent de nouveau accueillir la lumière naturelle. Il eut une légère nausée, comme s’il s’était arrêté brutalement après avoir tourné à pleine vitesse sur un manège, et enfin ses sens retrouvèrent un fonctionnement normal. Alors seulement, il put poser un regard lucide sur ce qu’il avait fait. Le salon, comme la cuisine, était en ruines, il ne restait plus un meuble intact.

Et Dora avait disparu.

« Dora ? »

Il traversa les décombres, soulevant les empilements de bois les plus volumineux pour vérifier si elle n’était pas coincée en-dessous. Il fouilla toute la cuisine avant de retourner dans le salon.

Et enfin, il la découvrit, allongée contre un reste d’armoire, le visage baissé. Une planche brisée en pointe traversait son corps, entrant sous l'omoplate gauche et ressortant au niveau du cœur. Le sang avait abondamment coulé, imbibant ses vêtements et faisant une énorme flaque au sol qui s’étirait entre les lattes du plancher.

« Oh mon Dieu, non ! Qu’est-ce que j’ai fait ? »

Il prit le visage de Dora entre ses mains, ses yeux restaient fermés. Il essaya de retirer la planche, mais il était très difficile de la faire bouger, et le moindre millimètre de déplacement faisait couler encore plus de sang. Il lui pinça alors les poignets, cherchant désespérément à trouver un pouls, en vain. Il fallait se rendre à l’évidence, elle était morte, et il l’avait tuée. Ainsi rattrapé par la réalité, il s’éloigna du corps, les jambes vacillantes, et s’approcha de la fenêtre, alors que de nouvelles nausées, totalement incontrôlables, parcouraient son corps du ventre à la gorge comme les vagues inarrêtables d’une marée montante. Ça ne pouvait pas être réel ! Pas ça ! En pressant trop fort sur la seringue, il avait détruit son présent, et son avenir. Il n’était plus l’étudiant prometteur, le futur géant de Piltover. Il n’était qu’une ordure qui avait tué sa compagne, et cela lui collerait à la peau jusqu’à la fin de sa vie. Il ne pouvait plus revenir en arrière, il ne pouvait plus effacer son erreur, il ne pouvait plus être ce qu’il s’était toujours imaginé être.

On frappa à la porte. Naturellement, son raffût n’était pas passé inaperçu.

« Tout va bien ? Oh mon Dieu… qu’est-ce que.. ? »

Il réalisa alors que le sang de Dora s’était écoulé jusque sous les plinthes et devait être visible de l'extérieur. Cette fois c’était vraiment la fin, il irait croupir à Stillwater, et ne serait peut-être jamais autorisé à en ressortir. Il pouvait toujours tenter d’aller se planquer à Zaun, le temps de trouver un plan. Accepter la proposition que lui avait faite Madame Margot… quelle déchéance !

Tremblant, il ouvrit la fenêtre, et se glissa à l’extérieur. Les spasmes qui le parcouraient l’empêchaient de tenir fermement sa position, et il ne lui fallut que quelques secondes pour qu’un de ses pieds dérape. Il n’essaya pas de se raccrocher, il accepta sa chute. Une image mentale du siège social de sa future entreprise en train de s’effondrer lui apparut, vite remplacée par les yeux tristes de Dora, et son crâne se fracassa sur le pavé, y laissant une couronne écarlate dans laquelle scintillait des lueurs pourpres.



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