Particuliers
Les yeux blancs, des écailles sur tout le corps et deux cornes de plus en plus longues sur la tête, Balthazar était concentré. Il marmonnait des choses à voix basse, sombrement, sous le regard inquiet de ses compagnons. Théo, crispé, astiquait son armure depuis plus d'une heure pour éviter de le regarder, malgré les tentatives maladroites de Grunlek pour le rassurer. La transe du mage commençait à durer et sa transformation prenait de plus en plus d'ampleur. Victoria, fascinée, ne cessait de tourner autour de lui, osant même toucher les écailles et les cornes de temps à autre, pour passer le temps.
— Je n'avais jamais vu un démon d'aussi près pendant aussi longtemps. Et surtout à cet âge-là. Généralement, les demi-diables sont incapables de maîtriser leur part démoniaque une fois la trentaine passée.
— Il préférerait mourir que de lui laisser le contrôle, répondit Grunlek, d'une voix qui trahissait son inquiétude. Il sait parfaitement qu'il est en sursis, mais il a envie d'y croire, et moi aussi.
— Et vous avez déjà songé au jour…
— Oui, trancha net Théo.
Victoria se tourna vers lui, surprise par son ton agressif.
— Tu n'en seras pas capable, tu sais. Tu es trop attaché.
— Je sais. Mais il le faudra.
De manière imperceptible, Grunlek se glissa entre le mage et les deux paladins. Il n'aimait pas cette conversation et comptait bien le leur signaler. Il se tourna vers le mage. Il poussait des gémissements de douleur entre chaque phrase d'invocation. Et juste à ce moment précis, son regard reprit une allure plus humaine. Balthazar se redressa, ferma une petite boîte devant lui, puis se releva, fébrile.
— Tout va bien ? demanda Grunlek.
— Tou… Touchez pas à la boîte.
Et il s'effondra dans l'herbe, inconscient et essoufflé. Les écailles et les cornes commencèrent à se résorber, ce qui rassura ses amis. Théo récupéra le mage et le jeta nonchalamment sur sa couchette, près du feu, comme un sac à patates.
— Théo ! râla Grunlek. Un peu de délicatesse, enfin.
— J'aurais pu lui casser une côte. Mais je l'ai pas fait. Retiens ça plus tôt.
Le nain secoua la tête et se rapprocha du demi-démon, qui reprenait lentement ses esprits. Ses yeux de chat avaient du mal à se focaliser sur un point précis et il paraissait rencontrer des difficultés à retrouver ses repères. La tête de Grunlek apparut devant lui. Ce dernier s'installa à côté de lui et lui tapota gentiment l'épaule.
— J'ai mal au crâne, grogna le mage.
— C'est normal, tu as encore des cornes, répondit le nain.
— Fais chier.
— Tu veux une tisane ?
— Comment tu crois qu'elles poussent de mon crâne ? J'ai même pas de trou pour ça.
— Tu délires, repose-toi.
— Si ça se trouve, je peux en faire pousser n'importe où, même sur ma…
— Dors, putain, râla Théo.
Le guerrier replaça son armure, avec l'aide de sa sœur. Il rangea son épée dans son fourreau et annonça qu'il partait faire un tour. Il s'enfonça dans les fourrés, avant de se stopper net.
— Mais qu'est-ce que…
Feuille traça entre ses jambes et courut se cacher derrière Eden, effrayée par le mastodonte de métal. La louve l'accueillit joyeusement, à grands coups de langue sur le visage. Ours se réveillait à peine, perdu.
— Qu'est-ce que vous foutez ici ? Vous nous avez suivis ?
— Feuille vous a suivi, répondit l'adolescent en se relevant. J'ai voulu l'arrêter, mais elle a fini par me convaincre de venir et…
— Vous êtes totalement inconscients…
Le paladin fit demi-tour et retourna s'asseoir près du feu, blasé par la situation. La fillette supplia Grunlek du regard, qui finit par pousser un soupir.
— On n'a plus le temps de faire demi-tour de toute façon… Allez vous asseoir près du feu, je vais faire à manger. Et ne dérangez pas Balthazar.
Feuille s'exécuta, sourire aux lèvres et rassurée. Elle allait revoir Shin, et c'était tout ce qui importait.
*********
— Pardon ?
L'elfe se tenait devant lui, insistant, sans que le demi-élémentaire ne comprenne ce qu'il voulait. À vrai dire, il n'avait pas bien compris son plan. Ou tout du moins ne l'avait pas vraiment écouté. Et il le regrettait à présent. Il fallait dire que l'elfe n'était pas spécialement doué pour ça et que Shinddha pensait qu'il plaisantait jusque là. Mani reprit son sérieux et répéta :
— Frappe-moi fort.
Shin ne bougea pas, toujours perplexe. Il avait beau essayer de comprendre, le message refusait de parvenir jusqu'à son cerveau. L'elfe soupira.
— Si je prenais ton arc et que je le cassais en deux devant toi, comment tu réagirais ?
— Bah… Je te ferai la peau ?
— Exactement. Je viens de te prendre ton arc et de l'exploser en trois morceaux : frappe-moi !
Il leva ses deux bras, ferma les yeux et attendit. Shin secoua la tête. L'elfe se redressa en s'apercevant qu'il n'avait rien fait. Il fronça les sourcils, puis lui sourit sadiquement. Il prit de l'élan et claqua sa tête dans celle du demi-élémentaire. L'archer, pris au dépourvu, s'écroula lamentablement au sol, le nez en sang.
— Mais t'es complètement cinglé ! geignit-il. Je suis sûr que tu me l'as cassé !
— GARDES ! s'époumona Mani. Gardes ! Il m'a attaqué !
— Hein ?
— Gardes, au secours ! À moi !
La porte s'ouvrit en grand et deux gardes entrèrent, mécontents. Ils dévisagèrent les deux détenus d'un œil penaud.
— Qu'est-ce qui se passe ?
— Je me suis fait agresser ! cria Mani, d'une voix surjouée. Cet homme m'a frappé au visage ! Et je me suis défendu. Regardez !
— M'a plutôt l'air que c'est toi qui l'as frappé, bougonna l'autre garde. M'a plutôt l'air que t'essayes de m'embrouiller.
— Moi ? Vous embrouiller ? Non, jamais ! Enfin… Pas aujourd'hui !
— M'a plutôt l'air que la prochaine fois que je reviens, c'est pour vous pendre à un arbre tous les deux, c'est clair ?
Ils quittèrent la pièce sans plus de cérémonie. La porte se claqua brutalement. Shin, toujours immobile, n'avait rien compris à ce qu'il venait de se passer. Mani tourna un regard accusateur vers lui.
— Pourquoi tu n'as rien dit ?!
— J'avais pas compris ton plan. Et puis j'ai mal au nez. Et puis, il a crâmé « ton plan » en même pas cinq secondes.
L'elfe renifla bruyamment et se laissa retomber contre le mur. Il croisa les bras, légèrement boudeur.
— J'espère que le gamin s'en tire mieux que nous.
— J'en suis sûr. Il est intelligent. Par contre… Il est hors de questions que je parte d'ici sans les petites qu'ils ont enlevées avec moi.
— Il y en a combien ?
— Deux. Une immortelle et une demi-succube.
Le visage de Mani se tordit d'une grimace. Du genre de celles qui annonçaient de mauvaises nouvelles.
— C'est pas bien parti, lâcha l'elfe. Les demi-succubes sont enfermées dans la maison close, à l'autre bout du camp, et servent de défouloir aux gardes. J'ai encore jamais réussi à en faire sortir une seule. Quant aux immortels, le « chef » les collectionne comme des animaux de zoo. Impossible d'y accéder sans se prendre une balle. Mais j'ai un contact à l'intérieur qui pourra nous aider, on a réussi à faire s'échapper des enfants ensemble.
— Un autre immortel ?
— Oui. Aldo Azur, tu connais ?
— Oui, et pas qu'un peu. Je m'en doutais un peu quand ils ont mentionné un autre immortel quand nous sommes arrivés.
L'elfe lui sourit.
— J'espère juste qu'on ne va pas m'exécuter dans la nuit, sinon, leur aide est fortement compromise. Je ne suis pas certain qu'ils te sortent d'ici. Tu es trop rare pour qu'ils se permettent de t'abimer.
La porte s'ouvrit de nouveau. Deux gardes entrèrent.
— Allez, l'elfe, dehors. C'est ta dernière chance, et c'est seulement parce que le maître a plaidé pour ton salut. La prochaine gaffe, c'est le piquet.
Mani se jeta presque sur Shin pour l'étouffer dans un câlin. Le demi-élémentaire se laissa faire.
— Je m'occupe d'empêcher ton achat et d'aider le gamin à se tirer d'ici. Si t'as de la visite de vendeurs, fais semblant d'être malade, chuchota-t-il rapidement. Je reviens t'aider dès que j'en ai l'occasion, promis.
Il s'éloigna et suivit les gardes. Avant que la porte ne se referme, Shin eut le temps de le voir lui sourire. Plongé dans le noir, il se sentit soudainement affreusement seul.
********
À plat ventre dans la galerie, Renard touchait enfin au but. Il avait creusé pendant une bonne heure avant de repérer le tunnel des gardes. Il se laissa tomber dans la galerie plus grande. Comme l'elfe l'avait dit, la sortie ne se trouvait pas loin, mais plusieurs gardes discutaient devant celle-ci, tranquillement. Sans un bruit, il se glissa derrière de gros tonneaux et patienta.
Faiblement illuminé, le couloir de terre offrait de nombreuses cachettes : cavités, tonneaux, poteaux épais… De plus, l'adolescent couvert de terre et de boue se camouflait assez bien dans l'obscurité. Toutes les chances étaient de son côté. Les gardes bougèrent après quelques minutes et s'avancèrent dans le couloir. Renard retint sa respiration le temps qu'ils passent, sans le voir.
Il se redressa ensuite, lentement. Il vérifia qu'aucun son ne venait, puis il bondit hors des tonneaux et se mit à courir, avec toute l'énergie du désespoir. Un sentiment grisant s'emparait de son être et il accéléra, plus rapide et excité que jamais auparavant. Alors qu'il atteignait l'air libre, une voix rauque retentit derrière lui.
— Un prisonnier s'évade ! Gardes ! Gardes !
Il ne se retourna pas et regagna l'air libre. Une grande forêt s'ouvrait à lui, il s'enfonça à l'intérieur. Dans le camp, les alarmes retentirent et les cris se firent plus nombreux. Quand il jeta un coup d'œil derrière lui, il remarqua la silhouette silencieuse de l'elfe, derrière les grilles, sourire aux lèvres. Il alluma quelque chose à l'aide d'un silex. Il y eut un silence, puis une explosion. L'entrée du tunnel venait de s'effondrer sur les gardes.
— Cours ! cria Mani. Cours et va chercher de l'aide, on compte sur toi.
L'adolescent le remercia silencieusement d'un signe de tête et s'enfonça dans les bois. Les pas des chevaux ne tardèrent pas à se faire entendre. Il trouva rapidement refuge dans un terrier de loup abandonné qu'il camoufla avec des branchages et des rochers. La nuit tombait vite. S'il tenait jusqu'à ce que les recherches soient abandonnées, il pourrait librement se promener.
L'adrénaline l'empêcha de trouver le sommeil. Il resta éveillé jusqu'à l'aube. Avant que le soleil ne se lève, il s'extirpa de sa cachette et reprit sa course vers le nord, sans s'arrêter. Le plus dur était fait. La douleur causée par le produit qui coulait dans ses veines devenait très secondaire. Il était libre et c'était tout ce qui importait.