Particuliers
La nuit avait été mouvementée dans la cellule de Shinddha. L'alarme avait hurlé pendant plusieurs heures avant que sa porte ne s'ouvre. Des gardes avaient demandé par où était passé l'enfant, et l'avaient finalement passé à tabac devant son absence de réaction. Le corps couvert de bleus et la lèvre fendue, le demi-élémentaire n'avait pas trouvé le sommeil.
Néanmoins, sourire aux lèvres, il savourait cette petite victoire. Il avait entendu un garde dire que le gamin n'avait pas été rattrapé. Renard devait être loin maintenant. Intérieurement, il espérait qu'il croise la route de ses amis. Leur aide serait plus que bienvenue. Il y croyait toujours. L'absence de Mani commençait à lui peser et il angoissait. Certes, l'adolescent était dehors, mais pas lui. Il ne parvenait même pas à définir l'heure qu'il était.
La porte de sa cellule s'ouvrit soudainement. Il se colla contre le mur du fond, méfiant. L'homme qui dirigeait le camp venait d'entrer, accompagné d'un inconnu en robe bleue foncée que l'archer reconnut immédiatement comme celle de l'Église de l'Eau. Le prêtre s'approcha de lui et s'accroupit à son niveau. Hostile, le demi-élémentaire recula son visage pour se tenir le plus loin possible de l'inconnu.
— Vous avez raison, dit-il de manière naturelle. C'est bien Shinddha Kory, il n'y a aucun doute là-dessus.
— Vous comprendrez donc qu'il vaut son pesant d'or.
— Pas sans les trois autres. Certes, ça reste un demi-élémentaire d'eau, mais mes confrères de l'Église des Murmures nous ont avertis de la dangerosité de chacun de ces individus. Je ne voudrais pas tomber dans une embuscade en sortant d'ici. Des témoins disent les avoir vus quitter Castelblanc il y a peu, je doute fort qu'ils ne soient pas sur sa piste.
— Même si je vous donne la localisation de ses origines ?
Le cœur de l'archer pulsait violemment dans sa poitrine alors que son regard passait de l'un à l'autre. Cela faisait beaucoup d'informations d'un coup. Outre le fait qu'on cherchait visiblement à le vendre, il savait désormais que ses compagnons étaient à sa suite. En revanche, le collectionneur paraissait en savoir plus sur lui que ce qu'il avait laissé paraître à l'origine, ce qui l'inquiétait.
Le prêtre de l'Église de l'Eau se tourna vers son acheteur et fronça les sourcils.
— Son origine ? demanda-t-il.
— Le clan Kory vivait dans les forêts de l'ouest de Castelblanc… Il y a plus de sept cents années. Celui-ci est le dernier. Ils ont été anéantis par les colons de Kirov. Mais on dit aussi que ce clan cachait des artefacts magiques puissants dans un tombeau dont on a jamais retrouvé l'adresse.
Les yeux de son interlocuteur brillaient d'un intérêt soudainement ravivé. Il réfléchit un instant.
— Quel est votre prix ?
— Eh bien, vu sa rareté et son potentiel, il vaut très cher, vous l'aurez compris. Néanmoins, je suis prêt à vous faire un prix en échange d'un droit de regard et de prélèvement sur les artefacts du tombeau. Je sais que vous avez les moyens de le faire parler.
La situation tournait à l'avantage du collectionneur.
— Très bien, soupira le prêtre. Il est un peu abîmé, mais j'accepte votre offre.
— Magnifique. Nous vous le préparons pour demain, le temps de réactiver ses pouvoirs.
— J'espère bien, il faut vite que je retourne aux ordres.
Sans plus de cérémonie, ils quittèrent la salle. Shin, tétanisé, n'avait pas réussi à prononcer un seul mot. La situation, critique, ne lui laissait entrevoir que bien peu d'alternatives.
*******
L'aube se levait doucement sur le camp de fortune des aventuriers. Balthazar avait repris ses esprits et avait déjà commencé la conception de la balise à partir du sang de son ami, presque achevée. Il avait aussi pris connaissance de la présence de Feuille, qui le contraria légèrement, plus par inquiétude qu'autre chose. Les autres aventuriers rangeaient le camp et se préparaient au départ.
— Si j'en crois mon sort, Shinddha n'est qu'à une demi-journée de cheval d'ici, annonça le mage. Il ne semble pas avoir bougé depuis un moment. Je pense qu'il est retenu. Mais… Je dois vous avouer que je ne sens plus non plus ses pouvoirs élémentaires. Normalement, ces types de balises sont utilisées par l'Église du sang pour retrouver des demi-élémentaires, qui émettent un signal différent de celui des humains.
— Qu'est-ce que ça veut dire, concrètement ? grogna le paladin. Il est redevenu humain ?
— Bien sûr que non, espèce d'idiot. Cela signifie que quelque chose bloque ses pouvoirs : un collier d'annulation, une pièce anti-magie et autres. Il ne peut plus utiliser son pouvoir. Il est potentiellement sans défense et on doit accélérer.
— Bah on avancera plus vite quand t'arrêteras de parler tout seul. En route !
Il sauta sur son cheval, ignorant royalement le majeur que Balthazar venait de coller devant son visage. Le groupe se mit en route rapidement et suivit les indications du mage pendant plusieurs heures avant de voir plusieurs constructions apparaître à l'horizon. Ils laissèrent les chevaux dans les fourrés et chargèrent Ours et Feuille de les surveiller pendant qu'ils partaient analyser la situation.
Théo et Victoria marchaient en tête du groupe, sur leurs gardes, la main sur le pommeau de l'épée. Grunlek et Balthazar restaient dans leur sillage, alerte. Le mage avait camouflé son visage sous une capuche pour éviter de faire paniquer de possibles assaillants. Les demi-diables faisaient souvent leur petit effet sur un champ de bataille, aussi maigrichon et potentiellement inoffensif soit-il.
Sur la route, des formes humaines apparurent bientôt. Des hommes et des femmes donnaient des coups dans des pierres, sans relâche. Au début, ils pensaient qu'ils n'étaient qu'humains, mais plus ils progressaient, plus le doute s'installait : des écailles ici, une peau verte là, et surtout des "R" sanguinolents tatoués sur la peau.
— Ce sont des esclaves, chuchota Grunlek d'une voix sombre. Et ils n'ont pas l'air en bon état.
— J'ai peut-être une idée, dit Balthazar. Théo, on nous a pas encore remarqués, attends.
Les aventuriers quittèrent la route pour se mettre à l'abri derrière un arbre. Balthazar retira sa capuche et prit la parole.
— Si Shinddha est retenu ici et qu'il s'agit d'un camp de travailleur, on doit s'infiltrer. Voilà ce que je propose. Grunlek et Victoria, vous restez en dehors des murs, au cas où on aurait besoin de renforts. Théo, tu as fui l'Église de la Lumière, tu es un mercenaire et tu cherches à me vendre.
— Hein ?
— Réfléchis ! Tu vois un nain parmi les travailleurs ? Ils ne prennent que les demi-élémentaires et les demi-démons, comme Feuille ou moi. Tu te fais engager là-bas, pour surveiller ou je ne sais quoi, et moi, je me fais emprisonner et je retrouve Shin.
Victoria se mordit la langue.
— Vous êtes trop complice pour ça, répliqua-t-elle. Et Théo est très mauvais en infiltration. C'est moi qui irais. Il sera plus utile à l'extérieur pour éventuellement freiner l'arrivée de renforts.
— Ça me va, lâcha le mage. Grunlek ?
— Je n'aime pas vraiment ton plan, mais tu as l'air de savoir ce que tu fais. Je te fais confiance. On va retourner au camp. On vous laisse deux jours pour nous donner des nouvelles ou on intervient.
Théo grogna un peu, mais ne désapprouva pas. Ils se souhaitèrent bonne chance et se scindèrent en deux. Victoria attacha les mains de Balthazar et le traîna dans le camp.
— N'hésite pas à te débattre, lui chuchota-t-elle discrètement. Si tu y vas franchement, moi aussi.
— Faisons ça.
Le mage commença à tirer sur ses liens, Victoria se mit à hurler dessus, attirant tous les regards alentour. Elle l'amena jusqu'aux portes ainsi, en le traînant, sous les yeux ébahis des gardes.
— Déclinez votre identité ! cria l'un d'eux.
— Victoria Oppenheimer. Je viens de Castelblanc et j'ai entendu dire que vous proposiez des prix intéressants pour les esclaves. J'ai ici un spécimen qui pourrait vous intéresser.
— Mouais. Le collectionneur va vous recevoir. Ouvrez les portes !
La jeune femme lança un coup d'œil au demi-diable, dont le visage impassible trahissait une pointe de nervosité. Il n'y avait plus de retour en arrière possible cette fois.
*********
Renard avançait tant bien que mal dans les hautes herbes. Il avait repéré des pas de chevaux qui s'éloignait du lieu et il avait décidé de les suivre. Cependant, la piste ne mena qu'à un camp sommaire, camouflé dans une clairière. C'était le début de l'après-midi, mais il avait aussi faim et soif et il savait qu'il n'irait pas plus loin le ventre vide. Caché derrière un arbre, il observait un guerrier et un nain au drôle de bras mécanique monter les tentes, surveillées par un grand loup blanc.
— Théo, tu ne sais toujours pas monter une tente, depuis le temps ? demanda le nain. T'as vu ce travail ? On dirait un sac à patates.
— Mais on monte jamais les tentes ! Elles sont impossibles à monter. Les gosses peuvent dormir dehors, ils le font bien dans leur camp pourri de la forêt !
— Les nuits sont plus froides, je ne veux pas qu'ils tombent malades, répliqua-t-il, sans appel.
Le guerrier poussa un soupir lourd de sens et se remit au travail. Bientôt, une petite fille sortit des fourrés en riant, poursuivi par un adolescent à peine plus jeune que lui. Renard crut rêver un instant. Puis il se rua hors des buissons.
— Feuille !
La petite se stoppa net. Ses yeux s'écarquillèrent et elle fonça sur lui.
— Renard ! Renard !
L'adolescent la serra contre lui de toutes ses forces. Grunlek et Théo se lancèrent un regard surpris, avant que le nain ne réalise.
— Attends, tu es Renard ? demanda-t-il.
— Oui, répondit l'adolescent.
— Tu connais Shin ? poursuivit Théo.
— Oui. Et il a besoin d'aide et vite. Je sais qui vous êtes, il vous attend toujours et il a pas perdu espoir. Ils ont réussi à me faire sortir, mais ils sont toujours là-bas et j'ai peur qu'ils aient des ennuis à cause de moi.
Le nain s'approcha de lui. Le gamin, couvert de sueur, semblait exténué. Il le fit s'asseoir et lui donna un peu d'eau.
— Raconte-nous tout en détail. Ils t'ont fait du mal ?
— Oui, soupira l'adolescent, après avoir vidé la gourde. Ils… Ils nous ont privés de magie et ils nous ont frappés. Mais ça va, j'ai tenu le coup.
— Comment tu t'es échappé ? demanda Théo.
— Avant-hier, ils ont ramené un elfe dans la cellule, Ma… Mani, je crois. Il était enfermé depuis plus longtemps et il a creusé un tunnel caché. J'ai pu m'enfuir. Shin m'a demandé de vous retrouver pour que vous puissiez l'aider. Il est en très mauvais état et je crois qu'il commence à penser que vous l'avez abandonné. C'est… C'est de ma faute. J'arrêtais pas de lui dire que vous allez pas nous retrouver. Je me suis trompé.
Théo jeta un regard au nain.
— Pourquoi je suis pas étonné que cette calamité d'elfe soit dans le pétrin ?
— Le problème, c'est qu'on doit avertir Victoria et Balthazar.
— Vous avez envoyé quelqu'un en infiltration ? demanda Renard. Il… Il faut les rappeler. Ils sont dangereux.
— C'est trop tard, malheureusement, soupira Grunlek. Le tunnel par lequel tu es sorti, il est…
— Non, Mani l'a fait exploser pour me laisser le temps de fuir. Mais il nous a aussi dit qu'il faisait passer des gens sous le grillage.
— On ira voir ce qu'on peut faire demain. En attendant, je vais m'occuper de tes plaies et te donner à manger, tu dois avoir faim.
Feuille ne se détacha pas de lui tout le reste de la soirée, trop heureuse de le retrouver. La nuit tomba rapidement et, le cœur serré, les aventuriers levèrent la tête au ciel en se demandant quelles aventures les attendaient encore avant d'en finir.