Particuliers

Chapitre 14 : Prises de risques

2044 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 13/10/2025 10:10

Debout dans une cour pavée, Balthazar et Victoria patientaient, mal à l'aise. Si l'inquisitrice restait impassible, le mage commençait à se demander s'il avait bien fait de se porter volontaire. Depuis quelques minutes, des prisonniers enchaînés passaient devant eux, poussés par des hommes peu enclins à la compassion. Un demi-élémentaire tomba au sol et se retrouva rué de coups sous leurs yeux impuissants. Quand les gardes le ramassèrent, ils doutèrent fortement qu'il soit encore vivant.


Bientôt, une forme se détacha de la foule. Un homme s'avança vers eux, habillé de vêtements riches. Cheveux gris, l'œil rieur, il s'inclina devant la jeune femme. Balthazar sentit ses poils se hérisser. Il y avait chez cet homme une aura menaçante qui ne plaisait pas à son démon.


— Mes salutations, madame, dit-il d'une voix aguicheuse. Cela faisait bien longtemps que nous n'avions pas eu affaire à l'Église de la Lumière. Que puis-je faire pour vous ? Êtes-vous ici pour des affaires personnelles ? demanda-t-il en regardant le mage.


— J'ai capturé cet individu sur la route, mais je ne peux retourner à Castelblanc immédiatement. Un ancien contact m'a dit que ça pourrait vous intéresser.


L'étranger se tourna vers le mage qui bomba le torse. L'homme sortit une cravache et la pointa sous son menton, pour le forcer à relever la tête. Le demi-diable le défia du regard, alors que son opposant afficha un large sourire.


— Un demi-démon… En très bon état et assez vieux pour son espèce. Il est rare. Mais vous savez ce qui est encore plus rare ? Ces marques d'écailles sur les joues. Elles sont caractéristiques des engeances d'Enoch, un démon ancien et bien connu, recherché par presque toutes les Églises du Cratère. C'est une pièce unique.


Balthazar lança un regard inquiet vers Victoria. Il n'aimait pas cet homme. Il n'aimait pas son ton ni le fait qu'il en sache tant sur lui.


— Serait-ce par hasard le demi-démon qui se trouvait à Mirages ? Suis-je bête. Avec le demi-élémentaire dans les geôles, nous devions bien nous y attendre. Chère inquisitrice, si au cours de vos excursions, vous parvenez à me ramener un nain au bras métallique et un paladin de la lumière, Silverberg, je crois, vous serez riche.


Le collectionneur fit un signe de tête à deux gardes, qui approchèrent immédiatement.


— Emmenez-le dans ma salle des trophées, ordonna-t-il. Contentez-vous d'un collier d'annulation, je ne veux pas l'abîmer avant sa naturalisation.


— Ma quoi ? glapit le mage.


— Attendez, demanda Victoria, une once de panique dans la voix. Où l'emmenez-vous ? Et ma prime ?


— Ne vous inquiétez pas. On ne va pas l'empailler à proprement parler. On va le figer dans le temps, dans mon musée. Suivez-moi, nous allons discuter de votre prix. Je suis toujours ouvert au recrutement de mercenaires de qualité.


À contrecœur, Victoria tendit les liens aux gardes, qui emmenèrent brusquement le demi-diable. Bien loin de rire, Balthazar commençait à paniquer. Dans quel pétrin venait-il de s'embarquer ?


*********


Shinddha se trouvait de nouveau dans ce fauteuil maudit. L'infirmière tournait autour de lui, comme un rapace, une aiguille dans les mains. Le demi-élémentaire, attaché et bâillonné, ne pouvait que la suivre du regard. Les gardes étaient venus le chercher à l'aube. On l'avait lavé, puis donné des vêtements propres, adaptés à un nouveau voyage. L'archer n'avait pas mis longtemps à comprendre que la visite du prêtre de l'Église de l'Eau et cette soudaine agitation étaient liées. Sa vente approchait, on voulait qu'il soit présentable.


Mais pourquoi donc le ramener dans cette salle ? Il n'en gardait que des souvenirs sombres et brutaux. Alors qu'il commençait à peine à se faire à la douleur du produit qui empêcher l'utilisation de ses pouvoirs, il revenait à la case départ. L'infirmière, posa un doigt sur son visage et en effectua le tour. Le demi-élémentaire ne voyait que son sourire sadique, alors qu'elle promenait l'aiguille devant ses yeux. Cette femme lui foutait les jetons.


Il fronça les sourcils et essaya de tirer légèrement sur ses liens. Ce fut le signe que le faucon attendait pour fondre sur sa proie. L'aiguille se planta dans son bras et l'effet fut immédiat. Le demi-élémentaire se mit à hurler à pleins poumons, malgré le bandeau dans sa bouche, puis convulsa violemment sur la table, les yeux révulsés. Il haleta comme un chien attaché en pleine canicule, pendant plusieurs minutes, avant que la douleur ne s'évapore par magie.


Une impression qu'il n'avait pas ressentie depuis un moment lui picota alors les doigts. Quand il releva la tête, l'intégralité du sol était figée dans la glace, y compris les chevilles de l'infirmière, qui ne paraissait pas s'en soucier. Que pouvait-il faire de toute façon ? Épuisé moralement et physiquement, il se sentait incapable d'effectuer le moindre geste. Il se laissa simplement retomber sur le siège, avec ce sentiment satisfaisant d'être enfin complet.


L'infirmière dégagea ses jambes et s'avança pour lui retirer le bâillon. Le demi-élémentaire la dévisagea intensément. Elle était jeune pour la profession, presque encore une adolescente. Ce n'était pas normal. Sous son gilet blanc, la pointe d'un « R » dépassait, lui arrachant un frisson. Était-elle prisonnière, elle aussi ?  


— Laissez-moi partir, chuchota l'archer. S'il vous plaît. Je… Je dirais rien et je peux même vous faire sortir. J'ai des amis dehors qui peuvent nous aider. Vous devez me faire confiance. Ils vont arriver, et ils vont mettre à sac ce camp. Si vous êtes du mauvais côté, je ne donne pas cher de votre peau.


— C'est une menace ? chantonna-t-elle, peu impressionnée.


— Un avertissement. Quand ça aura commencé, vous n'aurez plus le choix.


— Je reste fidèle à mon père, répondit-elle froidement. Le collectionneur sera ravi d'apprendre que…


Elle se figea, la bouche ouverte. Un filet de sang coula de sa bouche et elle s'effondra au sol, un scalpel planté dans le dos. Shinddha observa un instant le corps, puis releva les yeux. Mani, adossé contre le mur, le regardait, souriant.


— Désolé d'avoir mis autant de temps. J'ai vu un chariot à l'entrée, de l'Église de l'Eau. Ils sont là pour toi. Je vais te cacher dans une de mes planques. On a pas beaucoup de temps, fais ce que tu peux pour marcher.


— Il faut cacher le corps, ils vont se douter de quelque chose.


— Laisse-la ici. Cette enflure ne mérite même pas de funérailles, grogna l'elfe d'une voix sombre. C'est une demi-diablesse, la fille du collectionneur. Il l'a trafiqué et l'a privé d'émotions. Elle a tué des centaines de personnes, son père l'a confinée ici pour l'occuper et éviter qu'elle ne détruise le camp. Elle ne manquera à personne, crois-moi.


L'elfe lui attrapa un bras et l'aida à se remettre sur ses jambes. Fébrile, Shin s'effondra immédiatement à genoux. Mani n'abandonna pas et le redressa, patient. Clopin-clopant, ils avancèrent lentement vers la sortie. Le voleur le soutenait tant bien que mal, mais lui aussi avait beaucoup maigri et ses forces s'en trouvaient diminuées.


Shinddha eut tout le loisir d'examiner ses plaies le temps que dura leur périple. Son dos était couvert de longues traces rouges pas toutes cicatrisées, en désaccord avec les divers hématomes qui recouvraient ses bras et ses jambes. Ses côtes et ses omoplates étaient bien visibles et plusieurs alignements étranges lui laissèrent penser que plusieurs côtés étaient cassées.


Mani le fit passer dans le camp, que le demi-élémentaire visitait au fond pour la première fois. Ils traversèrent un champ de blé, dans lequel plusieurs esclaves travaillaient silencieusement, puis contournèrent des habitations où les non-humains s'entassaient par dizaines. Plusieurs cadavres jonchaient les allées, sans que personne ne s'en soucie, ce qui perturba légèrement l'archer. L'elfe le guide finalement dans une de ces cabanes, un peu à l'écart. Dès que Shin passa l'entrée, une odeur de pourriture et de moisi lui retourna l'estomac. L'elfe ferma la porte.


— On est où ? demanda Shin, en réprimant un haut-le-cœur.


— C'est la pièce qui servait de toilettes jusqu'à peu, répondit joyeusement Mani. Ça a été déplacé dehors depuis. Je sais, c'est pas très glamour, ça sent pas bon, mais j'ai pas mieux. Je t'ai installé une couverture dans le fond, avec un peu de nourriture. Je te conseille de ne pas toucher les murs. Ni le sol. Ni quoi que ce soit en fait.


— Tu t'en vas ?


— J'ai pas le choix, ils font l'appel toutes les heures. Personne viendra ici, profite et repose-toi. Je reviens dans deux heures et ensuite, on verra ce qu'on peut faire.


Shin tira une grimace. Ça ne lui plaisait pas vraiment, mais soit, il s'en contenterait. L'elfe lui offrit un sourire compatissant, puis il se retira. Le demi-élémentaire pataugea jusqu'à sa « couchette » déjà gorgée d'eau et d'excréments indéterminés. Au moins, l'elfe avait pensé à mettre la nourriture dans un bol.


L'archer soupira. Il s'assit sur le tapis, croisa les jambes et ferma les yeux. Il essaya de se rassurer comme il le put : c'était toujours mieux que les geôles. Dans sa main, une dague de glace commença à se former. Les affaires reprenaient une tournure satisfaisante.


*********


Victoria rejoignit les aventuriers, la mine préoccupée. Elle lâcha une grosse bourse sur le sol et se tourna vers son petit frère, dont le regard trahissait son inquiétude. Grunlek se plaça à ses côtés, tout aussi confus.


— Où est Balthazar ? demanda-t-il.


— Toujours là-bas. C'est bien un camp pour esclaves, dirigé par un mégalomane. Il a reconnu votre ami immédiatement et il a aussi avoué détenir Shinddha. La mauvaise nouvelle, c'est qu'il est aussi à votre poursuite et qu'il menaçait d'empailler le mage à cause de son ascendance. Il faut croire qu'Enoch Lennon n'est pas seulement une célébrité à l'Église de la Lumière.


— On doit le tirer de là, s'empressa immédiatement Grunlek. On ne peut pas se permettre de le perdre lui aussi.


Victoria baissa les yeux, gênée.


— Je ne sais pas si c'est une bonne idée. Nous sommes trop peu. Ils ont une armée de mercenaires. On ne passera pas le portail.


Grunlek se tourna vers elle, choqué.


— On ne l'abandonne pas, ce n'est pas négociable. Je ne le laisserais pas passer la nuit là-dedans.


— On n'a pas le choix ! J'ai leur confiance, laissez-moi faire. Je propose de faire rentrer Théo à l'intérieur demain, ça me laissera du temps pour explorer les voies de secours. Faites-moi confiance.


— Peut-être que la vie d'un demi-diable n'est pas précieuse pour un paladin, mais pas pour moi, poursuivit Grunlek, déterminé. Théo ! Dis-lui !


Le paladin, en retrait, ne sut quoi répondre. Il se contenta de secouer la tête, un peu perdu. Renard, derrière lui, avait écouté toute la conversation et se rapprocha.


— Votre ami nain a raison, dit-il calmement. Il est en danger là dedans, la priorité, c'est de le faire sortir. Mais on ne peut pas foncer tête baissée. Mani va et vient dans le camp, proposa-t-il. Il sait peut-être quoi faire ?


— Mani ? Savoir quoi faire ? répliqua le paladin, sceptique. Il sait à peine lacer ses chaussures.


— C'est lui qui m'a sauvé, répondit l'adolescent, sans ciller. Il connaît le camp par cœur et je suis sûr qu'il sera utile.


Le paladin siffla entre ses dents, mécontent. Son aînée insistait toujours, Grunlek le suppliait du regard de ne pas y aller. Il finit par soupirer, excédé.


— Va pour une deuxième infiltration. Mais je te préviens, au premier coup en traître, je les défonce tous. Grunlek, tu restes au camp avec les mioches. Interviens si ça tourne mal.


— J'espère que tu sais ce que tu fais…

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