Particuliers
Recroquevillé sur le sol, Balthazar somnolait. Il commençait à avoir des courbatures et l'immobilité commençait à impatienter son démon qui s'agitait de plus en plus. De temps en temps, il captait un soupir d'Aldo, derrière la paroi désespérément fermée. Et puis des pas retentirent. Le mage releva la tête, plein d'espoir.
— Théo, c'est toi ?
La porte arrière s'ouvrit. Ce n'était pas Théo. Un homme en blouse blanche et deux gardes entrèrent. Le médecin s'abaissa directement à son niveau et lui saisit la tête fermement, malgré les grognements de mécontentement du demi-diable qui cherchait à se libérer.
— Il est un peu maigre, j'ai peur qu'il tienne pas le produit, dit-il à l'attention des deux hommes. On va commencer par une petite dose, et si ça suffit pas, on le gavera et on recommencera. Amenez-le.
Balthazar, hostile, adressa un regard noir aux deux gardes qui se rapprochaient. Soudainement pris d'une volonté nouvelle, il se mit sur ses genoux et chercha à fuir en rampant, pour échapper à leur prise. Ce ne fut pas très efficace. Un violent coup dans l'estomac le remit au sol et ils eurent juste à le cueillir, alors qu'il recrachait un peu de sang.
Il eut beau se débattre et hurler, ils l'emmenèrent dans la pièce adjacente. Une table était disposée au milieu des cellules qu'il avait de dos jusque là. Aldo était juste à sa droite. Amaigri, le ménestrel tenait une jeune fille contre lui, à qui il cachait la vue. Balthazar le supplia du regard, mais le vieil homme détourna le regard. Dans les autres cages, des individus atypiques fuyaient également son regard. Mais ce qui le marqua vraiment, c'était ce long couloir, couvert de formes humaines immobiles. La menace de la naturalisation remonta directement dans sa mémoire.
— S'il vous plaît, supplia le mage, alors qu'on l'attachait. Ne me tuez pas. Je… Je suis un demi-diable. Si vous me faites mal, il va prendre le contrôle, il va vous tuer.
— Rassure-toi, répondit le médecin d'une voix nasillarde, il n'en aura pas le temps. Et puis, vous n'allez pas mourir.
Il se tourna vers une table et commença à préparer un produit. Piégé, Balthazar se résigna. Il se tourna vers Aldo.
— Aldo, si… Si Théo vient, dis-lui que je suis désolé. Et sortez Shin de là. Ils ne savent pas qui on est. Ils vont s'en mordre les… AAAAAH !
L'aiguille l'avait surprise, mais encore plus la douleur. Il convulsa sur la table, son démon commença à s'agiter de plus en plus violemment. Ils souffraient tous les deux et même si le mage voulait lui offrir le contrôle, un mur invisible l'en empêchait. Et puis, d'un coup, ses muscles se contractèrent violemment. Le mage paniqua. Il voyait, il entendait, il pensait. Mais il ne pouvait plus bouger.
— Je pense que ça a suffi. De toute façon, on ne peut plus savoir s'il est conscient, donc on va dire qu'il est mort. Il y a un étendard qui est libre dans le couloir, exposez-le dessus. Dépêchez-vous, d'ici une heure, ses muscles seront aussi rigides que de la pierre, on ne pourra plus le déplacer.
Le mage sentit qu'on le souleva. Il fut mené dans le couloir, puis posé en position debout. Un elfe figé dans une expression de pure douleur lui faisait face. Il avait peur. Il voulait hurler. Ses organes fonctionnaient encore, mais pour combien de temps ? Il devait à tout prix trouver un moyen de fuir, il ne comptait pas mourir ici.
**********
Shinddha se prit le pied dans une racine et s'effondra de tout son long au sol. Mani s'arrêta et vint l'aider à se relever doucement. L'adrénaline était retombée et les deux aventuriers, épuisés, cherchaient à s'éloigner le plus rapidement possible du lieu maudit. Cependant, le demi-élémentaire faiblissait. Le manque de nourriture commençait à se faire ressentir et sa tête tournait après l'effort physique intense qu'ils avaient dû fournir.
— On devrait faire une pause, proposa Mani. T'as besoin de repos.
— Nan… Nan, ça va, je peux encore tenir.
— T'as pas vu ta tête. T'es presque bleu pâle.
L'elfe l'attrapa sous le bras quand un mouvement attira leur attention. Une forme blanche fonça vers eux et leur sauta dessus, les mettant au sol. D'abord perdus, ils comprirent assez vite qu'il s'agissait d'Eden, folle de joie, qui leur lavait le visage à grands coups de langue. Le cœur de Shin se remplit d'espoir.
— Ils… Ils nous cherchaient, dit-il d'une petite voix, les larmes aux yeux. Eden ! Cherche Grunlek.
La louve dressa les oreilles et avança tranquillement entre les fourrés. Mani porta Shin comme il put. Le demi-élémentaire forçait l'allure. Ils finirent par déboucher sur un camp caché par un tas de rochers.
— Grunlek ! cria l'archer.
Le nain se retourna, surpris. Ses yeux s'écarquillèrent puis il fonça dans sa direction. Shin s'effondra dans ses bras et éclata en sanglots, alors que Mani se laissait tomber contre un arbre, épuisé.
— Je suis tellement content de te voir, murmura le nain. Je… Je suis désolé. J'aurais pas dû… C'est de ma faute.
Le demi-élémentaire releva la tête et fronça les sourcils.
— Bien sûr que non. C'est pas de ta faute.
Le nain dévisagea un instant son crâne nu et sa peau, couverte de coups, tout comme celle de Mani.
— Mais qu'est-ce qu'ils vous ont fait...
— Tout va bien, répondit Mani. Disons qu'on a connu de meilleurs jours. Où sont les autres ?
La question agit comme un électrochoc sur Grunlek.
— Oh non… Théo et Victoria sont partis hier soir pour le camp. On a infiltré Balthazar, mais ça a mal tourné et ils l'ont gardé. Victoria doit faire entrer Théo. Ils nous recherchaient apparemment.
— Quoi ? couina Shin. Il faut… Il faut les sortir de là immédiatement, ils vont se faire tuer.
— Ne paniquons pas, on va d'abord attendre le retour de Victoria et…
— SHIN ! piailla une petite voix.
Feuille arriva en courant et se jeta dans ses bras. Le demi-élémentaire la serra dans ses bras. Renard arriva quelques secondes après elle. Il sourit à l'archer qui le lui rendit.
— Je t'avais dit que le gamin avait du potentiel, lâcha joyeusement Mani. Pas eu trop de problèmes ?
— L'explosion a pas mal aidé. Merci.
— J'ai toujours un tour dans mon sac.
Shin écarta Feuille.
— Je suis désolé de t'avoir laissée partir comme ça.
— Elle est très courageuse, répondit Grunlek. Balthazar pense qu'elle a suivi Eden pendant presque trois jours dans la forêt. Tu lui dois une fière chandelle.
L'homme à la peau bleue se tourna vers la louve.
— Promis, je dirais rien si tu pisses sur ma couchette.
Grunlek se mit à rire, rassuré. Pour la première fois depuis longtemps, les événements paraissaient enfin s'améliorer.
*********
Théo se sentait vulnérable sans son armure. Victoria lui avait attaché les poignets et il la suivait docilement, sans un bruit. Ils avançaient tranquillement dans le camp, sous les regards haineux des gardes et ceux désespérés des esclaves qui travaillaient en plein soleil. Quand ils entrèrent dans la cour, les deux paladins trouvèrent le Collectionneur en grande discussion avec un prêtre de l'Église de l'Eau, de toute évidence agacé.
— Mon Seigneur, la perte est regrettable, croyez-le bien. Mes hommes sont à sa poursuite, les meilleurs d'entre eux. Ce sont des pisteurs redoutables, ils le retrouveront.
— Je l'espère bien. J'ai dépensé une grande somme d'argent pour ce demi-élémentaire et comptez bien sur moi pour parler de votre camp à mes employeurs s'ils s'avèrent que cet investissement était vain.
— Nous n'irons pas jusque là, je vous le promets.
Le prêtre renifla avec dédain et tourna les talons sans se retourner. Victoria lança un regard à Théo qui lui fit signe d'avancer. La jeune femme bomba le torse et avança vers le Collectionneur. L'homme, contrarié, se calma subitement en apercevant le mastodonte qui suivait la guerrière.
— Si vite ?
— Le nain a réussi à fuir, mais il est blessé, dit-elle d'une voix froide. Je le traquerais.
— Ah oui ? Vraiment ?
Le ton de sa voix, moqueuse et suspicieuse, alerta les deux paladins. Victoria garda son calme.
— Oui, il…
— Allons, allons, pas de ça entre nous. Il se trouve que je possède des informateurs, très chère. Je sais que ces aventuriers se sont présentés à Castelblanc il y a peu. Je sais aussi que celui-ci est de votre sang.
Victoria fit volte-face et retira les liens de Théo. Ils n'eurent cependant pas le temps d'agir, les gardes les encerclaient déjà, épées pointées dans leur direction.
— Où sont Balthazar et Shinddha ? rugit Théo.
— Le demi-élémentaire a fui avec votre ami elfe, malheureusement. Quant au mage… Eh bien, vous arrivez trop tard, il faut croire.
Théo se tendit brutalement.
— Où est-ce qu'il est ?!
— Dans une vitrine de mon musée personnel. Mort.
Théo se jeta sur le Collectionneur en hurlant. Cinq gardes furent nécessaires pour lui faire lâcher prise, alors qu'il continuait à frapper le visage du pauvre homme, encore et encore. Victoria profita de la diversion pour dégainer son épée. Elle donna un grand coup dans la gorge d'un garde, qui s'effondra au sol et courut vers la sortie. Théo continua à se débattre jusqu'à ce qu'elle soit hors de vue.
— Mettez-le à terre ! hurla le Collectionneur. Mais ne l'abîmez pas, je le veux dans ma collection !
Le guerrier se retrouva rapidement sous une marée de gardes. Ils l'enchaînèrent comme ils purent et le trainèrent vers le musée du chef du camp. Au même moment, Victoria montait sur son cheval et repartait au galop dans la direction inverse.