Particuliers

Chapitre 21 : Tenter l'impossible

2193 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/11/2025 10:04

Grunlek, Mani et Shinddha progressaient dans le long couloir de la maison close, désormais déserte. Théo avait catégoriquement refusé de venir, prétextant vouloir préparer l'assaut final. Victoria avait décidé de rester près de lui et avait assuré au demi-élémentaire qu'elle veillerait sur Renard. Les trois aventuriers ne pouvaient se résoudre à la mort de Balthazar et voulaient en avoir le cœur net.


— Comment est-ce qu'on a pu en arriver là… chuchota Grunlek, pour lui-même.


L'archer posa une main sur son épaule, compatissant. Même s'il ne disait rien, ce dernier ne pouvait s'empêcher de se sentir coupable. Si ses amis n'avaient pas eu à risquer leur vie pour lui, la situation aurait pu être bien différente aujourd'hui. Grunlek capta son regard triste et fronça les sourcils.


— Ce n'est pas de ta faute, Shin. Si ce n'est pas toi qu'ils avaient eu, ça aurait probablement été tout notre groupe. Et puis regarde, grâce à toi, Mani est libre. Pas vrai, Mani ?


L'elfe lui lança un regard perdu, signe qu'il n'avait rien suivi, comme d'habitude. Le nain poussa un soupir et leva les yeux en l'air. Quel soutien pouvait-il bien attendre d'un télékinésiste qui ne comprenait rien aux émotions humaines ? Il se reconcentra sur l'intérieur des cellules qui les entouraient.


Des chaînes ouvertes, brisées parfois, traînaient encore ici et là, dernières preuves de l'horreur qui avait pu se produire entre ces murs. Un frisson parcourut son échine. Il se promit immédiatement d'ouvrir en grand les frontières de Fort d'Acier pour tous les malheureux qui avaient perdu leur famille ici, ou ceux qui ne pourraient rentrer chez eux. Avant leur départ, un jeune esclave leur avait raconté que ses parents l'avaient vendu peu après sa résurrection en demi-élémentaire. Grunlek ne comprenait pas, comment, après tout ce qu'il s'était passé avec les Codex, puis à Castelblanc, les gens pouvaient encore être aussi sordides. À l'aube d'un nouvel âge d'or pour le Cratère, l'inégalité et la misère n'avaient jamais été aussi fortes.


Il sortit de ses pensées quand ils approchèrent de la porte du laboratoire. Une boule se forma dans son estomac, il redoutait déjà ce qu'il allait voir. Il réalisait maintenant qu'il n'avait jamais imaginé le corps sans vie de ses camarades. Certes, Théo et Shinddha avaient déjà passé cette désagréable expérience, mais le groupe n'avait au final jamais vu leurs cadavres.


Il lança un regard à Shinddha. Il masquait ses émotions du mieux qu'il le pouvait, un peu comme Théo, au fond, mais les tremblements de ses mains et les larmes qui perlaient au coin de ses yeux ne trompaient pas le vieux nain. Quant à Mani, il restait cloîtré dans un silence inhabituel, qui rappelait à Grunlek les derniers jours de l'attaque de Castelblanc. Il n'était pas dans son meilleur jour.


L'ingénieur poussa doucement la porte, dévoilant une pièce morne et sans vie, au sol gris délavé et au mur couvert de cages rouillées. Au centre, allongé sur une table, Balthazar était allongé, le regard fixé sur un point invisible du plafond et les traits tirés dans la douleur, figés. De longs fils étaient plantés dans son torse et ses bras et se rejoignaient plus bas. En les suivant du regard, ils tombèrent sur le corps d'Aldo Azur, appuyé contre le mur, le bout des fils plantés dans sa propre poitrine et ses bras. Il haletait douloureusement, le front trempé de sueur et fatigué à l'extrême.


Grunlek partit dans sa direction. Shinddha, lui, s'approcha du corps du mage. Il toucha son visage, aussi dur que de la roche et pourtant aussi vivant que de la roche en fusion. Une décharge psychique le força à retirer sa main, tant elle était puissante. Ce simple geste réveilla Aldo, qui releva des yeux fatigués. Il toussa un peu de sang avant de se tourner vers Grunlek.


— Ne… Ne le touchez pas… J'essaye… J'essaye de le ramener… Mais nos magies entrent en collision, le démon me laisse pas faire. Il dit… Il dit qu'il est désolé et… Et…


Aldo s'écroula soudainement au sol. Ses yeux se révulsèrent et il pencha la tête en arrière.


— Théo… Théo, c'est toi ? dit le ménestrel d'une voix anormalement grave. C'est… C'est moi, c'est Bob. Je sais pas si vous m'entendez. Moi, je ne vous entends pas, donc pas la peine de me répondre, écoute juste. Mon démon… Mon démon est éveillé. Je fais ce que je peux pour le retenir, mais si mes barrières mentales ne se reconstituent pas très vite, c'est lui qui va prendre le contrôle à mon retour. Si ça arrive… N'hésite pas. Tue-moi. Je ne veux pas que les autres me voient dans cet état. Sauvez Shin et tirez-vous juste d'ici. Ça ira pour moi, j'ai pas peur de la mort. Je veux juste que ça se termine. Dis à Aldo que c'est gentil d'avoir essayé. Mais si je pioche trop de psyché en lui, je risque de le tuer… Je suis désolé… J'ai fait ce que j'ai pu…


Les trois aventuriers ne savaient pas trop quoi dire, stupéfaits. Sur le visage de Shinddha, des larmes coulaient déjà.


— Eh… Eh, ça va aller. Pleure pas. Je sens tes larmes sur mon visage. Je vais bien, je t'assure, répéta le ménestrel, d'une voix brisée. Dis juste aux autres… Que… Oh et puis ils le savent déjà. Merci d'avoir été là, Théo.


Aldo reprit visage normal. Il cligna des yeux, un peu perdus. Grunlek serra les poings. Il jeta un coup d'œil à son bras mécanique.


— Aldo, dit-il d'une voix décidée. J'ai une gemme de l'abîme dans mon bras mécanique, chargée. Est-ce que ça suffirait à le faire revenir ?


— Mais votre bras va…


— Je m'en fiche. Sauve-le.


Grunlek appuya sur un petit tiroir. Il en sortit une gemme d'un noir profond, qui fit miroiter les yeux de Mani d'envie l'espace de quelques secondes. Aldo saisit la pierre avec précaution. Il concentra le faible taux de psyché qu'il avait encore en lui. Le cristal se mit à briller d'une lueur violacée et lévita devant les yeux du ménestrel. Le bras métallique du nain chuta lourdement au sol, forçant Grunlek à s'asseoir, entraîné par son poids.


Le corps du mage se mit à luire de la même couleur que la gemme. Shinddha leva les mains et recula de quelques pas, méfiants. Les pouvoirs de ce petit bébé n'étaient plus à démontrer, le rayon de sa puissance, en revanche, inquiétait davantage les aventuriers. Il y eut comme un moment de silence, puis une énorme déflagration de psyché fit tomber les quatre aventuriers dans les méandres de l'inconscient.


**********


Une foule d'esclaves armés s'activait autour de la maison du collectionneur. Pendant qu'une partie d'entre eux délivrait les prisonniers qui travaillaient le long de la route et se débarrassait des derniers gardes, une autre partie dressait des barricades autour de l'habitation, pour prévenir la fuite de celui qui était la cause de leur malheur. Victoria et Renard se chargeaient de faire le tri parmi les volontaires, renvoyant les plus affaiblis vers leur camp dans la forêt et armant ceux qui avaient la rage d'en découdre avec grand plaisir.


Un peu à l'écart, sur les remparts, Théo regardait la scène froidement. Ses émotions, cachées derrière le masque de commandant des opérations, le torturaient. Il regrettait profondément de ne pas avoir suivi ses compagnons pour aller voir Balthazar et ça le rongeait. Les excuses qu'il cherchait à se donner ne faisaient plus effet et il avait l'impression que quelque chose venait de se briser en lui.


Un bruit de pas métallique le sortit de sa contemplation du camp. Victoria s'installa sur le rebord du rempart, silencieuse, dos à lui. Théo hésita un bref instant, puis s'installa à côté d'elle. Les deux frangins restèrent silencieux un moment, avant que Victoria ne prenne la première la parole.


— Je ne voulais pas te blesser, tu sais. Je suis désolée.


— Ça va, grogna le guerrier. Je suis sur les nerfs, c'est de ma faute.


L'inquisitrice se tourna vers son petit frère, choquée. En presque trente-trois ans, elle ne l'avait jamais entendu ne serait-ce que marmonner quelque chose qui ressemblait à des excuses.


— Je ne t'en veux pas, tu sais, dit-elle à voix basse. Tu n'as pas besoin de t'excuser. C'est pas parce que tu m'as crié dessus que tu n'es plus mon petit frère impulsif et beaucoup trop fier de lui.


Théo eut du mal à réprimer le demi-sourire qui apparaissait sur son visage. Le paladin poussa un soupir et leva les yeux vers le ciel. La nuit tombait et les premières étoiles apparaissaient déjà dans le ciel.


— Est-ce qu'il te manque, parfois ? demanda-t-il, à demi-voix.


— Qui ça ?


— Père.


Viktoria baissa les yeux. Elle se tourna vers son petit frère et sourit doucement.


— Bien sûr. Mais ensuite, je me rappelle qu'il n'a jamais été là pour nous et qu'au final, on ne l'a presque jamais connu. Les seuls souvenirs qu'il me reste de lui, c'est ce jour où tu lui as dit que tu voulais être paladin. Il était furieux et, quand il a levé la main sur moi, je me suis interposée. Ce n'était pas la première fois. Tu as eu la chance d'être trop jeune pour ne pas t'en souvenir.


Théo se tourna vers sa sœur, une expression indescriptible plaquée sur le visage, à semi-bouleversé.


— Pourquoi maintenant ? demanda-t-il.


— Parce que, quand je suis rentrée au camp, sans toi, j'ai bien cru que je t'avais encore perdu. Je ne pouvais pas le supporter. Je devais te le dire. La vérité, c'est que le Archibald Balrarion dont l'Église vante les louanges n'a plus existé dès le moment de ta naissance, tu sais. Il n'avait de paladin que le titre, c'était un homme qui tuait pour le plaisir. Après ta naissance, quand Mère est décédée après l'accouchement, il a cherché à te tuer, parce qu'il disait que tu étais le mal qui l'avait emporté. Il t'a toujours vu comme ça. C'est pour ça qu'il refusait que tu deviennes paladin. Il ne mérite pas le mythe que tu t'es créé autour de sa personne.


Elle sourit.


— Tu as beau le détester, tu as tout pris d'oncle Viktor. Crois-moi, si tu avais suivi la voie de ton père, ce pauvre demi-diable, tu l'aurais tué dans la seconde. Tu es plus humain que ce que tu ne le crois, Théo. Et c'est pour ça que tes amis comptent tellement sur toi. Comme je ne crois pas une seconde que tu serais capable de lui planter une épée dans le cœur sans sourciller, je ne peux pas croire une seconde que, là maintenant, sa disparition ne t'affecte pas.


Théo se tourna vers elle. Elle posa une main sur les siennes, qui tremblaient. Les révélations de sa sœur venaient d'ébranler sa volonté comme encore jamais auparavant.


— Alors, dis-moi. Pourquoi est-ce que tu n'es pas parti avec eux ?


Le paladin serra la main de Victoria. Il laissa finalement tomber son masque de fer et accepta de se confier, elle put le lire dans son regard. Il abandonnait.


— Parce que j'ai peur que… J'ai peur qu'il n'y ait plus de retour en arrière possible. Shin et moi, on a eu de la chance, en partie parce qu'il était là. Mais si on ne peut pas le ramener ? Si… S'il ne se réveille pas, ou pire ?


— Tu crains qu'il ne revienne transformé en démon.


— Oui. Tu l'as dit toi-même. S'il se transforme… Je ne sais pas si j'aurais la force de le tuer. La vérité, c'est que… Dans les premiers mois, j'étais sûr de pouvoir le buter, mais il est devenu tellement… Humain. Quand je le regarde, je vois plus un demi-diable, je vois un de mes meilleurs amis en train de mourir, encore une fois, sans que je ne puisse rien y faire.


Victoria lui attrapa la tête et l'étouffa dans un câlin.


— Tu es trop pessimiste. Laisse-lui une chance. Tu as entendu l'elfe, tout à l'heure, il n'est peut-être pas trop tard.


Une explosion sourde retentit dans le lointain. Les deux guerriers se retournèrent vers le bâtiment où se trouvait la maison close. Une fumée épaisse s'échappait du laboratoire. Sans réfléchir, Théo se releva et courut vers le bâtiment. Victoria pencha la tête et sourit.


— Voilà. Ça, c'est le Toto que je préfère.


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