Particuliers

Chapitre 26 : In extremis

2109 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 01/12/2025 20:43

Malgré les supplications de l'elfe, Balthazar ne s'arrêta pas. Il plongea sur le Collectionneur et un combat au corps à corps s'engagea, féroce. Le vieil homme repoussait les assauts du démon avec facilité, mais ce dernier revenait à chaque fois, de plus en plus agressif. Mani s'approcha de la scène, en longeant le mur. Son regard croisa celui, paniqué, de Théo.


— Théo !


— Détache-moi ! rugit-il. Vite ! Shin se vide de son sang !


Le télékinésiste se tourna par réflexe vers l'archer. Étendu au sol, ligoté, il baignait dans une flaque rouge de plus en plus grande. Mani ne réfléchit pas plus. Il attrapa le couteau ensanglanté, qui traînait dans le sang et trancha les liens du paladin. Théo bondit vers le demi-élémentaire. Il arracha son bâillon à mains nues et serra la poigne sur son cou. Son armure se mit à briller fortement. La blessure commença immédiatement à se résorber. Il pria pour qu'il ne soit pas trop tard.


À la traîne, Grunlek et Renard arrivèrent bientôt. Ils avaient suivi l'elfe de loin, avec difficulté. Le nain resta tétanisé devant l'apocalypse qui régnait devant lui. Mani détachait Victioria, qui reprenait à peine conscience, Théo serrait Shin dans ses bras en marmonnant des versets de la Lumière, les paupières fermées, et, derrière eux, ce qu'il restait de Balthazar et du Collectionneur se battaient à coups de griffes et de crocs. La scène était à peine concevable.


Comment la situation avait-elle pu déraper à ce point ? Grunlek serra son poing mécanique, nerveux. Se jeter dans la bataille au risque de finir déchiqueté ? Les laisser s'entretuer ? Il ne savait plus quoi faire pour arranger les choses. Toutes les solutions qu'il trouvait pouvaient conduire à la mort de quelqu'un d'autre, ce qu'il voulait éviter à tout prix.


— Renard, reste en arrière, d'accord ? Ne te mets pas en danger.


Mani laissa Victoria reprendre ses esprits et se rapprocha du nain, en évitant soigneusement les deux combattants, très énervés. L'elfe serrait les dents. Son épaule lui faisait mal, mais il refusait de renoncer. Le nain lui prit la main, pour l'interpeller.


— Ça vaut aussi pour toi, Mani. Restez en arrière. Quand Théo aura terminé avec Shin, prenez-le et tirez-vous de là. La situation devient dangereuse.


— Non, trancha l'elfe. Je ne bouge pas d'ici. Je ne vais pas regarder mes amis se faire égorger sans rien faire.


Il détacha une de ses machettes de sa ceinture et lança un regard de défi au nain, qui poussa un soupir résigné. La blessure infligée par Balthazar le lançait également, mais il reconnaissait qu'il ne pouvait pas non plus renoncer à se battre. Il lui devait bien ça. Renard fronça les sourcils et attrapa la machette abandonnée par Shin plus tôt, qui traînait non loin de son corps. Il se tourna vers ses deux compagnons, un air déterminé plaqué sur le visage.


— Je veux me battre aussi, dit-il d'une voix ferme. Pour ceux qu'il m'a pris.


L'idée ne plaisait pas forcément aux deux aventuriers, mais ils finirent par accepter, à la condition qu'il n'attaque que lorsque la situation ne le mettait pas en danger. Ils se jetèrent tous les trois dans le combat en hurlant. Le poing mécanique de Grunlek fit mouche le premier. Le Collectionneur fut plaqué contre le mur par la force du coup, en plein dans la poitrine, ce qui laissa assez de place pour Balthazar, qui lui lacéra le côté droit du visage d'un grand coup de patte.


Surpris par cette aide inattendue, le demi-diable se tourna vers eux. Grunlek ne sut pas vraiment s'il le reconnut, mais il paraissait apprécier le coup de main et eut la bonté de ne pas s'en prendre à eux pour le moment. Le démon poussa un cri de guerre et donna un grand coup dans le corps, qui fit un vol plané dans un coin de la pièce. Le démon souffla avant de se rapprocher de sa proie, les yeux luisant d'une folie meurtrière.


Pris au piège, le Collectionneur utilisa l'unique moyen de défense qu'il connaissait : il poussa un cri aigu. Mani, Grunlek et Renard reculèrent immédiatement, directement impactés par ce bruit inhumain et agressif. Balthazar fut touché également, mais cette rage qui bouillait en lui refusa de le laisser faiblir. Dans un élan de colère, il bondit devant son assaillant. Le démon écarta la bouche. Des crocs gigantesques commencèrent à apparaître, puis il chopa violemment le Colectionneur par la gorge, à la manière d'un tigre sur une antilope. L'homme tomba au sol sous son poids et commença à se débattre, poignardant le démon à plusieurs reprises à l'aide d'un couteau dissimulé dans sa ceinture. La douleur n'arrêta pourtant pas Balthazar, désormais totalement transformé. Dans un battement d'ailes majestueux qui lui offrit un peu d'élan, il attrapa le vieil homme par le crâne et mordit de toutes ses forces.


Le Collectionneur hurla pendant quelques secondes sous la pression de la mâchoire, puis la gueule du démon se referma brutalement, dans un crac sinistre. Le corps de son assaillant s'affaissa sur lui-même, mort sur le coup. Le démon recracha les restes du crâne, dégoûté, et recula, dévisageant un instant son œuvre. Il se prit ensuite la tête entre les pattes et tituba pendant quelques instants, en poussant des grognements de douleurs. Quand il se stoppa, après quelques secondes, il se tourna vers le groupe, stupéfait, comme s'il réalisait soudainement ce qu'il venait de faire.


Théo en avait fini avec Shinddha, qu'il reposa doucement contre le mur, le plus calmement possible. Il chercha ensuite son épée des yeux, nerveux. Le démon, la gueule en sang, observait les aventuriers un à un, pour le moment immobile, cette lueur indescriptible dans les yeux, entre la perplexité et la tristesse. Grunlek chercha à avancer, mais Théo l'en empêcha.


— Non, tu vas te faire tuer, dit-il fermement. Il n'est plus lui-même.


Le nain se tourna vers le démon, sur la défensive. Ses oreilles se plaquèrent sur son crâne et il émit un grognement, semblable à celui d'un chat menaçant. Il paraissait plus perdu et inquiet que réellement dangereux.


— Je crois que tu te trompes, répondit Grunlek, en le repoussant. Si ce n'était pas Balthazar, on serait déjà morts. Avant de se transformer, il disait que quelque chose avait changé avec son démon et il avait des pertes de mémoire. Il est peut-être coincé là-dedans, on est ses amis, on doit l'aider. La mort du Collectionneur a sûrement quelque chose à voir avec son état.


— Il a raison, dit Victoria. Il n'agit pas comme un démon normal. Il est trop calme.


Théo se tourna vers elle, à la fois choqué et perturbé. De toute sa vie, il n'avait jamais entendu sa sœur lui demander d'épargner une hérésie, en particulier quand elle se trouvait devant eux. Le paladin fronça les sourcils et secoua la tête, persuadé qu'elle était prise d'un élan de pitié passager. Il se tourna vers son épée, Victoria se plaça sur sa route, déterminée.


— Il a peut-être juste besoin de temps, ajouta-t-elle. Laisse-lui une chance pour redevenir comme avant. On ne tue pas tous les démons, Théo, seulement ceux qui sont incontrôlables et dangereux pour eux-mêmes. Parle-lui.


— C'est toi qui m'as dit…


— Tu voulais prouver que tu n'étais pas comme ton père ? Ne fais pas la même erreur que ce lâche en abandonnant ceux qui comptent sur toi, dit-elle d'un ton ferme. Théo, il a confiance en toi. C'est sa vie qui est entre tes mains.


Le paladin poussa un soupir. Dans les yeux du nain, à côté de lui, une lueur d'espoir brillait encore. Il voulait s'y accrocher, lui aussi. Abandonnant ses principes les plus importants, et même son arme, il avança d'un pas lent vers Balthazar, qui continuait de l'observer, sans montrer le moindre signe d'agressivité. Il restait simplement là, ses immenses yeux rouges posés sur lui. Théo jeta un coup d'œil au cadavre du Collectionneur. Son lobe frontal n'existait plus et une immense flaque de sang s'échappait de la plaie ouverte. Il déglutit, inquiet de finir comme lui. Grunlek et Mani l'encourageaient silencieusement derrière.


— Eh, Bob, dit-il, mal assuré. J'ai pas mon épée. Je te ferais rien si tu me fais rien, c'est clair ?


Le démon poussa un petit cri plaintif, que Théo comprit comme un oui. Le guerrier baissa la tête.


— C'est vrai alors, t'es vraiment coincé dedans… Comment on peut t'aider à… redevenir comme avant ? C'est pas que j't'aime pas sous cette forme, mais pour trouver une auberge qui accepte les démons, ça va pas être facile. Tu te verrais dormir dans des écuries moisies pour le restant de tes jours ? Allez, arrête de faire le con et reviens, s'il te plaît.


Balthazar s'abaissa à son niveau et fit un geste étrange avec sa patte, vers sa tête. Les yeux de Théo s'illuminèrent lorsqu'il comprit et il ouvrit son esprit à l'immense créature, sans attendre. Le bruit familier de la communication mentale ne tarda pas à se faire entendre.


— B...Bob ? appela le guerrier.


— Je suis désolé, Théo… lui répondit la voix de son ami. Je… Je voulais pas me transformer, je sais pas ce qui s'est passé. Je sais… Je sais même plus comment je me suis retrouvé ici.


— Je m'en fous de tes excuses. Comment on te ramène ?


— À Mirages, je me suis claqué la tête contre un rocher en plein vol, ça a amorcé la détransformation. Essaye de m'assommer ?


— Quoi ? Tu veux vraiment que je te frappe ?


— Fais-le juste !


Sous les yeux médusés de ses compagnons, Théo attrapa un gros rocher et le lança de toutes ses forces sur la tête de Balthazar. Grunlek lança un regard à Victoria, qui lui indiqua qu'elle ne savait pas non plus ce qu'il était en train de faire. Le démon poussa un grognement aigu et se frotta le haut du crâne, en grognant sourdement à l'attention du paladin.


— Ouais, bah ta gueule ! cria Théo, à voix haute. Je fais ce que je peux ! Pas la peine d'insulter mes ancêtres !


Grunlek, Mani, Renard et Victoria se lancèrent un regard perplexe. Balthazar avait ce regard très familier des grandes engueulades avec Théo, celles qui se terminaient généralement par une blessure plus ou moins importante. Le paladin se figea soudain et se tourna vers le démon. Ce dernier eut comme un rictus provocateur.


— Répète ça et je te jure que je t'explose.


Il y eut un flottement de quelques secondes avant que le visage du paladin ne devienne tout rouge de colère. Il attrapa un énorme rocher et l'écrasa sur la tête du démon avec toute la force dont il était capable. Balthazar s'effondra au sol, assommé. Stupéfaits, ses compagnons ne surent pas vraiment quoi dire. Le paladin, lorsqu'il se rendit compte qu'il avait été dupé, se tourna vers ses compagnons.


— Connerie d'hérésie, cracha-t-il, mauvais. Quand il se réveille, je vous jure que je lui enfonce mon épée dans le cul.


Sans un mot, il souleva Shinddha comme une princesse, toujours inconscient, et se dirigea vers la sortie. Grunlek poussa un soupir de soulagement en voyant le corps du démon rapetisser à vue d'œil et reprendre une apparence plus normale. Cette fois-ci, il espérait que tout était bel et bien terminé. Renard, en retrait, s'approcha du démon, fasciné.


— C'était lui, le démon de Mirages, pas vrai ?


— Oui, répondit Grunlek. Il a beau être fait pour le mal, à chaque fois qu'il le fait apparaître, c'est pour sauver la situation.


Les yeux brillants, Renard sourit. Il songea un instant à ses parents, qui l'avaient jeté dehors et à quel point ils s'étaient trompés. Être particulier n'est pas une faiblesse, c'est une force de la nature. Rassuré, il se tourna vers Grunlek.


— Il est temps de rentrer à la maison, non ?


Le nain hocha la tête et sourit, attendri.


— Oui, on rentre tous à la maison.


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