L'Oracle de Gotham - tome 1

Chapitre 12 : "Quand nous tombons, c'est pour mieux apprendre à nous relever"

5906 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 29/07/2025 09:15

Ce fut de bon matin que Julia se leva le vendredi, un peu plus fraîche qu’elle ne l’avait été la veille. Elle trouva au pied de son lit ses habits, constitués d’un jean sombre, d’un top noir et d’un gilet à capuche bleu marine qui avaient été lavés et repassés, son gilet avait même été raccommodé au niveau de la manche gauche. Elle voulut prendre une douche dans la salle de bain attenante à la chambre où elle logeait ; elle était confortable, munie d’une baignoire en céramique à l’ancienne, avec un pommeau de douche fixe. Un large tapis de bain couleur crème était étalé sur le sol de marbre rosé et veinuré, au pied d'un lavabo dont la vasque de marbre était surmontée d’un vaste miroir encadré de décorations en stuc plaqués or. Dans un petit meuble de bois laqué ivoire sur la gauche se trouvait serviettes, savons, gels douche, sels pour le bain, mais aussi sèche-cheveux. La jeune femme finit par prendre un bon bain chaud qui lui fit le plus grand bien, sécha ses cheveux et s’habilla. Elle sortit ensuite de sa chambre et parcourut le vaste couloir habillé d’un tapis rouge sombre, les murs illuminés de lampes murales, la lumière du jour provenant uniquement du bout du couloir, sans savoir où elle devait se rendre pour trouver Bruce ou Alfred. Elle avait faim, et une douce odeur de pancakes atteignit ses narines. Elle se dirigea à l’odeur tellement son ventre grondait.

Le chemin pour la cuisine des domestiques se présenta enfin à elle grâce à ses souvenirs des lieux. Elle descendit le petit escalier en colimaçon et atterrit dans la chaleureuse pièce où Alfred cuisinait le petit-déjeuner. Lorsqu’il l’entendit, Il se retourna pour la saluer :

—    Bonjour mademoiselle Thorne, j’allais vous apporter votre plateau.

—    Je vous remercie, mais cela me gêne ! répondit vivement Julia. Puis-je vous aider ?

—    Non, j’ai terminé, dit-il en souriant. Toutefois, si vous souhaitez manger avec monsieur Bruce, je vous laisse me suivre.

Julia hocha de la tête et prit son plateau avec rapidité pour que le majordome n’ait pas à le lui porter. Alfred se mit en route avec celui de monsieur Wayne, et tous deux remontèrent les escaliers. Le majordome conduisit la jeune femme dans une salle à manger de taille moyenne de style moderne avec une table avec un long plateau de verre posé dans un cadre de bois d’acajou vernis, supporté par quatre pieds droits, et des chaises assorties en acajou sur lesquelles des coussins couleur crème étaient ficelés avec art. Dans un coin de la pièce, il y avait aussi un large canapé panoramique en cuir ivoire sur lequel on pouvait s’allonger de tout son long qu’une deuxième personne pouvait encore s’asseoir en bout, et des fauteuils également assortis, profonds et moelleux, ainsi qu’un écran géant allumé qui diffusait la chaîne d’informations en continu qu’on pouvait observer à loisir depuis le canapé ou la table à manger. Bruce était assis à table, vêtu d’un jean noir et droit, de sneakers de même couleur, ainsi que d’un polo vert bouteille près du corps, soulignant sa silhouette athlétique et musclée. Ses cheveux étaient coiffés en arrière, comme à son habitude, légèrement brillant de la laque qu’il avait appliquée pour maintenir les quelques mèches récalcitrantes. Il écoutait attentivement les nouvelles, son visage fermé, une ride se creusant entre ses yeux sombres, jusqu’à ce qu’il aperçoive Julia qui accompagnait son majordome. Il l’invita à s’asseoir en face de lui.

—    Comment vas-tu ce matin ? lui demanda Bruce avec intérêt.

—    Encore mal un peu partout, mais mieux dans l’ensemble, lui répondit Julia en souriant. Même si je commence sérieusement à m’inquiéter pour la suite.

Bruce poussa sur le côté le plateau du déjeuner amené par Alfred et s’appuya ses deux bras croisés sur la table, sa Rolex reluisant à son poignet gauche.

—    Je viens de tout perdre dans cet incendie : mon appartement, mes affaires, tout, expliqua-t-elle. J’ai beau avoir sauvé le plus important pour moi, je vais devoir malgré tout repartir de zéro.

Julia mordit dans un pancake sur lequel elle avait étalé un peu de confiture d’abricot.

—    Comme je te l’ai dit, tu peux rester aussi longtemps que tu le souhaites ici, répéta Bruce.

—    Je ne souhaite pas m’imposer, lui répondit-elle. Surtout, j’ai besoin de retrouver un endroit où…

Elle voulait dire où elle se sentirait chez elle, mais il n’y avait nulle part où elle avait eu ce sentiment depuis bien longtemps.

—    … Où je puisse me retrouver, conclut-elle en mordant à nouveau dans son pancake.

Une fois qu’elle eut avalé, Julia reprit d’un ton plus posé :

—    J’ai d’abord besoin d’un nouveau téléphone, je dois contacter mon travail ainsi que l’assurance pour l’incendie. J’aimerais percevoir mes indemnités au plus vite afin de me retourner rapidement.

Julia s’appuya contre le dossier de sa chaise en jetant un coup d’œil à la chaîne d’informations. La présentatrice rappelait l’arrestation de monsieur Falcone dans les docks et reliait l’homme à l’incendie d’un appartement dans le centre-ville, ceci grâce au témoignage que la police avait récolté de la victime de l’attentat.

—    On ne parle que de cela depuis trois jours, fit remarquer Bruce en augmentant le volume.

La chaîne passa une nouvelle fois les images impressionnantes de l’explosion de l’appartement du 82 dans le Midtown, puis Julia se vit à l’écran, toute petite, s’accrochant à l’armature fragile du balcon qui cédait sous son poids et la chaleur des flammes. Enfin, le sauvetage miraculeux du « Chevalier noir » comme on l’avait surnommé. La jeune femme en ressentit le coup dans ses côtes, aussitôt éclipsé par le baiser qu’elle lui avait donné. Elle détourna son regard et secoua la tête à ce souvenir.

—    Tout va bien ? s’enquit Bruce avec une pointe d’inquiétude.

—    Oui, ne t’inquiète pas, répondit-elle en se voulant rassurante. Le « Chevalier noir », ça lui va plutôt bien, non ?

Bruce se contenta de sourire et regarda à nouveau l’écran. Julia avait glissé ses mains dans les poches de son gilet et y sentit un petit objet. Elle le sortit et l’observa, curieuse, au creux de sa main. C’était le premier émetteur que lui avait donné le Batman et qu’elle avait activé avant de le glisser dans sa poche le soir de l’attaque. Alfred avait dû le remettre dans sa poche une fois l’habit propre, pensant que l’objet avait une importance quelconque pour la jeune femme. Elle le fixa des yeux quelques instants avec un air pensif.

—    Tu as oublié ta voiture quelque part ? lui demanda alors Bruce en remarquant l’objet qui ressemblait à une clef de voiture dont la tige métallique serait rabattue.

—    Non, répondit-elle toujours aussi pensive. Mais j’ai plusieurs personnes à contacter.

Julia rangea l’objet dans sa poche et termina son petit-déjeuner dans le silence. Bruce poussa alors devant la jeune femme une boîte rectangulaire qu’il avait gardée auprès de lui sur la table. Elle lui jeta un regard suspicieux, il l’invita d’un signe de tête à l’ouvrir. Dedans se trouvait un téléphone portable : c’était un modèle dernier cri avec toutes les dernières technologies en matière de téléphonie et réseau.

—    Je t’ai pris un abonnement tout illimité, lui indiqua Bruce d’un air naturel.

Julia allait protester lorsqu’il l’arrêta net.

—    Accepte l’aide qu’on te donne ! la gronda-t-il. Ce n’est qu’un téléphone, et tu as dit avoir besoin de contacter certaines personnes. Là, tu peux le faire.

Elle referma la bouche et serra les dents tout en lui jetant un regard noir, mais finit par le remercier dans un marmonnement inaudible.

La jeune femme commença par appeler son travail ; le directeur des ressources humaines ne fut pas tendre avec elle, car elle avait manqué un certain nombre de jours sans justification hormis ces trois derniers jours et n’avait pas demandé l’autorisation pour ses journées en télétravail. Elle cumulait déjà deux blâmes, au troisième elle serait licenciée. Les journées non effectuées lui seraient retirées sur son prochain salaire. Pendant la discussion téléphonique, Julia s’était levée et s’était éloignée de la table, marchant lentement dans le salon. Bruce remarqua sa nervosité lorsqu’il vit sa main se crisper sur le téléphone et l’autre s’enfouir dans la poche de son gilet, son bras raide. La jeune femme raccrocha, puis appela son assurance afin de déclarer le sinistre. A nouveau, le multimilliardaire vit son amie se raidir un peu plus à mesure qu’elle écoutait ce qu’on lui disait. Toute indemnité était pour l’instant bloquée, car ils devaient attendre les résultats de l’enquête sur l’incendie. De plus, Julia se rappela qu’elle n’avait pas déclaré à l’assurance les deux robes qui lui avaient été offertes et qui étaient les biens les plus onéreux qui devaient se trouver dans son appartement, tout comme le serveur qu’elle s’était installé clandestinement. Tout le matériel informatique devait être perdu, mis à part les deux disques qu’elle avait sauvés. Julia raccrocha à nouveau, poussa un long soupir et revint s’asseoir en face de Bruce.

—    Je suis à deux doigts de perdre mon travail, je ne serai pas indemnisée à hauteur de ce qui se trouvait dans l’appartement, et n’obtiendrait que la franchise minimum seulement à la fin de l’enquête, résuma-t-elle, dépitée.

Bruce Wayne aurait voulu répondre qu’il avait la solution à ses deux problèmes, mais il se retint afin de ne pas s’attaquer davantage à la fierté de la jeune femme.

—    Je dois appeler le lieutenant Gordon, dit alors tout haut Julia. Au vu de ce qui se dit aux informations, je suppose que je vais être convoquée au procès de Falcone.

Julia se leva à nouveau et composa le numéro du lieutenant, récemment promu inspecteur. Elle le félicita sincèrement pour sa promotion après l’avoir rassuré sur son état de santé. Elle se crispa à nouveau en écoutant son interlocuteur, acquiesça brièvement plusieurs fois, puis se tourna tout d’un coup vers Bruce :

—    Le lieutenant Gordon demande s’il peut passer pour discuter de l’affaire Falcone.

Bruce hocha de la tête à l’affirmative. Julia confirma leur rendez-vous pour la fin d’après-midi au manoir Wayne. Jim Gordon était le seul à être au courant du lieu où résidait la jeune femme. Elle revint à nouveau s’asseoir en face de Bruce, grimaça légèrement sous la douleur au côté droit avant de prendre un air sérieux. Elle parut hésiter quelques instants, puis se décida enfin à lui parler :

—    Dans ma première déposition, j’ai dit que Falcone m’avait menacé si je ne faisais pas ce qu’il me demandait, et que je m’y étais opposée, justifiant la mise à exécution de sa menace sur moi.

Bruce l’écouta attentivement sans l’interrompre.

—    Néanmoins, et tu le sais, j’ai piraté la bourse et j’ai subtilisé l’ensemble de tes actions. Mais je l’ai fait avec l’argent de Falcone. Donc, si on y réfléchit, aux yeux de la loi, je pourrais parfaitement être inculpée pour fraude, et Falcone s’en sortirait…

Julia passa ses mains sur son visage. Elle n’avait pas forcément réfléchi à cet aspect-là lorsqu’elle avait mis à exécution son plan en urgence.

—    Tu restes sur ta déposition, dit soudain Bruce avec fermeté. Et moi, je dirai que, connaissant tes compétences, je t’ai demandé de trouver et de récupérer mes actions. C’est suite à cette récupération que Falcone a mis à exécution sa menace sur toi, parce que tu as agi à son encontre.

Julia se figea un instant, retira ses mains de son visage et le fixa du regard d’un air concentré.

—    C’est habile, finit-elle par dire, un sourire au coin de ses lèvres. Mais serais-tu prêt à mentir pour… 

—    Ce n’est pas vraiment un mensonge, nous déformons un tout petit peu la vérité à notre avantage, l’interrompit Bruce. Si je peux aider à faire tomber Falcone, j’en serais plus que ravi.

—    D’accord, on s’en tient donc à cette version, en conclut Julia.

Bruce lui promit d’être revenu pour la visite de l’inspecteur Gordon au manoir et partit pour le centre-ville. Il lui dit que si elle avait besoin de quoi que ce soit, qu’elle s’adresse à Alfred qui se ferait un plaisir de l’aider. Julia pensa soudain qu’elle devrait aussi se rendre au centre-ville afin de s’acheter quelques nouveaux vêtements. Toutefois, elle se rappela qu’elle n’avait plus de carte bancaire ni d’argent liquide : tout avait brûlé dans l’incendie. Elle devrait donc d’abord se rendre à la banque afin de renouveler sa carte. Elle se rendit auprès d’Alfred et lui expliqua son projet.

—    Monsieur Bruce m’a demandé de vous donner ceci, dans ce cas, répondit-il avec son flegme anglais.

Il lui tendit une enveloppe que la jeune femme ouvrit et y trouva une carte bancaire au nom de monsieur Wayne. Elle jeta un regard de reproche au majordome qui enchaîna tout de suite :

—    Il m’a également dit de vous dire : « c’est ça ou c’est moi qui choisis toute sa garde-robe ».

Julia poussa un soupir d’exaspération en récupérant la carte bancaire. Alfred eut un sourire satisfait et lui proposa de l’emmener dans le centre. Là, elle fit plusieurs boutiques de prêt-à-porter. Mais dès qu’elle présentait la carte de monsieur Wayne à la caisse, toutes les vendeuses et vendeurs se pliaient en quatre pour lui présenter d’autres articles, ce qu’ils avaient de plus cher alors qu’elle avait déjà fait son choix. Elle trouva cela particulièrement agaçant, mais réussit à se procurer quelques tenues de rechange dans le style qu’elle appréciait : sobre mais élégant. Alfred la ramena en milieu d’après-midi au manoir. Julia en profita pour se changer et revêtit un jeans sombre et un haut mauve ample, évasé sur les épaules, les manches mi-longues qui laissaient entrevoir le bandage de son bras, ainsi que de petits escarpins noirs fermés.

Sur les coups de seize heures, Bruce Wayne s’en revint au manoir ; Julia lui rendit sa carte en le remerciant avec un certain embarras ; il eut la décence de ne faire aucune remarque sur sa nouvelle tenue pour ne pas froisser davantage sa fierté. Ils révisèrent ensuite les derniers détails pour l’entretien de la jeune femme avec l’inspecteur Gordon. Lorsque ce dernier arriva, Alfred l’accueillit dans le salon et lui proposa un café. Puis Bruce accompagna Julia dans le salon.

—    Julia, je suis vraiment heureux de vous voir, la salua Jim Gordon en se levant.

—    Moi aussi, lui répondit-elle avec chaleur.

—    Vous comprenez qu’au vu de la situation, votre témoignage pourrait faire basculer le procès de Falcone, enchaîna l’inspecteur avec nervosité.

—    Je comprends.

Julia réitéra donc son témoignage tout comme elle l’avait déposé cette nuit-là, sans rien en changer. Cela confirmait que Falcone était à l’origine de la transaction boursière. Jim prit note de l’ensemble, le compara à la première déposition. Il profita de la présence de monsieur Wayne pour confirmer son dépôt de plainte, mais un détail le fit tiquer :

—    J’avoue m’être demandé comment vous aviez retrouvé l’ensemble de vos actions aussi vite après l’incident.

Bruce jeta un regard à Julia qui baissa la tête, les mains jointes sur ses genoux.

—    C’est moi qui ai demandé à mademoiselle Thorne de trouver mes actions et de les récupérer, dit-il d’un ton naturel et sérieux. Je connais ses compétences en informatique, et j’étais décidé à ce moment-là de tout faire pour éviter une catastrophe en ce qui concerne mon entreprise.

—    D’accord, répondit Jim en notant la nouvelle dans le dossier. Mais pourquoi ne pas l’avoir mentionné, Julia ?

—    Je… bégaya-t-elle.

—    Je lui ai demandé à ce que cela reste entre nous, l’interrompit Bruce. Je lui avais promis que si cela devait la mettre mal d’une quelconque manière, c’était moi qui en endosserais la responsabilité.

Julia hocha de la tête à l’affirmative, puis ajouta :

—    J’ai ainsi pu récupérer l’ensemble des actions de monsieur Wayne et je les lui ai restituées. Falcone a lâché ses hommes sur moi, par représailles. Il a dû se douter que j’y étais pour quelque chose.

—    Comment vous y êtes-vous prise ? demanda Jim.

—    Je les ai tout simplement retirées momentanément de la bourse sur un compte privé, comme cela se ferait en cas de perquisition et de confiscation d’avoir, répondit Julia. J’ai anciennement travaillé dans la police… je connais les procédures.

La justification de la jeune femme sembla convaincre l’inspecteur.

—    Je ne savais pas que vous aviez travaillé dans la police, fit remarquer Jim. Dans quel secteur ?

—    La criminelle, répondit Julia de manière évasive. Ma spécialité était le profilage.

—    Pourquoi ne pas rejoindre nos rangs ? lança Jim avec enthousiasme.

—    Non, répondit la jeune femme d’un ton catégorique. Je ne peux pas… C’est du passé pour moi.

Jim Gordon n’insista pas plus. Il referma le dossier, satisfait, puis prit congé en notifiant à Julia Thorne d’être prête pour une convocation au tribunal. L’affaire serait menée par le procureur général. Elle acquiesça et le remercia, puis Alfred le raccompagna jusqu’à la sortie. Elle se retrouva seule avec Bruce dans le petit salon.

—    Tu as été profileuse ? l’interrogea-t-il alors avec curiosité.

Julia poussa un soupir.

—    Je ne veux pas en parler, répliqua la jeune femme avec agacement. Tout ce qu’il y a à savoir, c’est que je ne le suis plus. J’ai toujours préféré le domaine de l’informatique, la sécurité d’un bureau, de mes écrans…

Julia s’interrompit. Elle avait perdu tout cela. Elle se laissa tomber dans le canapé, envahie par un accès d’angoisse et de désespoir. Bruce s’approcha lentement jusqu’à se retrouver debout face à elle, une main dans la poche avant de son jean sombre, ses larges épaules et son torse bien charpentés moulés dans son polo italien, ses avant-bras robustes recouverts d’un duvet sombre et viril. Il lui tendit alors sa main, un éclat de lumière illuminant le cadran de sa montre suisse.

—    Quand nous tombons, c’est pour mieux apprendre à se relever, dit-il simplement d’une voix grave.

Julia releva la tête et le fixa du regard, avant de saisir sa main. Il l’attira à lui et la prit dans ses bras, amicalement. Son étreinte fut d’un tel réconfort pour la jeune femme qui enfouit sa tête dans son épaule, son odeur à la fois boisée et épicée l’enivrant, qu’elle reprit courage. Tout pouvait être refait, en mieux.

Le soir, après le dîner, Julia prétexta vouloir se coucher de bonne heure car elle était encore fatiguée de ses blessures. Une fois sa douche prise, elle se couvrit de la robe de chambre que le majordome lui avait mis à disposition puis sortit sur le large balcon que possédait sa chambre à coucher. La vue donnait sur l’ample forêt qui bordait le manoir. Elle s’accouda à la balustrade et respira lentement l’air frais du soir. C’était une nuit sans lune, mais dont les étoiles brillaient, clairsemées dans le ciel nocturne. Elle avait pris avec elle son sac dans lequel elle rangeait ses effets personnels réduits à son disque dur et à l’émetteur qu’elle gardait maintenant toujours auprès d’elle, puis activa ce dernier. Il y avait une dernière personne qu’elle devait rencontrer. Elle attendit une demi-heure pendant laquelle elle observait son disque dur en réfléchissant. Soudain, elle entendit un bruissement qui la sortit de ses pensées.

—    Content que vous alliez bien, dit l’ombre de sa voix rauque et profonde.

—    C’est un peu grâce à vous, répondit-elle en se tournant face à lui.

Le Batman resta contre le mur, dans l’ombre. Un instant de silence s’installa entre eux.

—    Merci, dit enfin Julia avec la plus grande sincérité.

—    Je ne le fais pas pour les remerciements, répliqua-t-il du tac au tac.

—    Pourtant, je pense que vous y avez droit, insista-t-elle.

Il hocha la tête en guise de réponse.

—    Oracle n’est plus opérationnel, ajouta-t-elle en changeant de sujet. Il va me falloir un peu de temps pour reconstruire ce que j’avais.

—    De quoi avez-vous besoin ? lui demanda-t-il sans détour.

—    D’un lieu où m’installer, mais que je veux entièrement sécuriser cette fois-ci. En faire une sorte de tour de contrôle, d’où je pourrais mener toutes les opérations. Sauf que je n’ai pas les moyens de le faire.

—    Je crois savoir que vous avez un ami qui les a, répliqua-t-il, pragmatique.

—    Je lui dois déjà tellement, soupira Julia. Je ne peux pas me permettre de lui en demander encore. Et il finirait par poser des questions compromettantes, je ne veux pas non plus l’impliquer là-dedans sans son consentement… ou l’impliquer tout court, cela le mettrait en danger.

L’homme chauve-souris garda le silence.

—    Où en êtes-vous ? lui demanda alors Julia. Maintenant que Falcone a été arrêté, le milieu criminel se retrouve sans hiérarchie. Cela risque d’ouvrir la voie à des criminels et des mafieux qui voudront prendre sa relève.

—    Ce sera en effet à surveiller, répondit le Batman. Pour l’instant, personne n’ose bouger tant que le procès de Falcone n’aura pas eu lieu.

—    Et il y a toujours ce psychotrope dans la nature, réfléchit Julia qui tapotait nerveusement sur son disque dur resté entre ses mains. Il faut trouver à quoi il est destiné.

—    Je m’en charge, fit-il en s’approchant enfin de la balustrade.

Il posa le pied dessus et se projeta dans le vide, pour déployer ses ailes. Julia en avait profité pour effleurer sa cape qu’elle avait sentie si légère et fluide sous ses doigts, et admirait maintenant sa rigidité une fois déployée dans les airs.

—    Un tissu dont les molécules se réalignent, murmura-t-elle alors, admirative. Sûrement grâce à une impulsion électrique… J’aimerais bien rencontrer l’inventeur d’un tel prototype.

La jeune femme retourna dans sa chambre et referma les grandes portes-fenêtres.

Le lendemain, Julia parcourait les annonces immobilières afin de se trouver un nouvel appartement et décida de faire également un tour dans le centre-ville pour un premier repérage. Elle commanda également un nouvel ordinateur portable à sa convenance, ainsi que des pièces détachées pour l’améliorer. Elle passa auprès de sa banque afin de déclarer la destruction de sa carte et de faire la demande d’une nouvelle, et déposa un congé d’une semaine supplémentaire auprès de son employeur en raison du procès auquel elle devrait participer. Cela lui fut accordé, non sans protestations de sa hiérarchie. Elle rendit visite à Jim Gordon à la G.C.P.D., mais il avait l’air contrarié.

—    Que se passe-t-il ? lui demanda-t-elle d’un air concerné.

—    L’avocat de Falcone veut plaider la folie, s’emporta Jim en tapant du poing sur la table.

Julia le regarda sans comprendre : comment pouvait-il plaider la folie dans son cas ? Soudain, elle aperçut le docteur Jonathan Krane qui quittait le commissariat général. C’était un homme grand, svelte, vêtu d’un costume deux pièces brun moucheté en laine par-dessus une chemise blanche à rayures et une cravate unie marron, le visage anguleux encadré par des cheveux noirs courts élégamment coiffés avec une raie de côté et dont la couleur contrastait avec le gris-bleu d’une clarté hypnotisante. Sans perdre de temps, Julia saisit l’occasion et courut après lui afin d’obtenir l’entretien qu’elle souhaitait depuis longtemps.

La jeune femme prétexta vouloir lui présenter le programme qu’elle avait élaboré pour les services publics. Toutefois, elle sentit bien que son intervention le gênait, ses yeux gris acier derrière ses lunettes rectangulaires l’observant de haut en bas avec mépris.

—    Je crois avoir déjà répondu par mail à votre proposition il y a plusieurs mois, répondit-il en voulant poursuivre sa route.

—    En effet, renchérit Julia avec insistance, mais je pense qu’il est préférable que nous puissions en discuter de vive voix, afin que je vous en présente tous les avantages pour votre établissement.

—    Ma réponse est non, reprit le docteur Krane d’un ton catégorique et agacé avant de quitter rapidement le quartier général.

Soudain, elle entendit des cris provenant du fond du commissariat, ainsi que des portes qui claquaient ; des policiers apparurent, qui maintenaient avec difficulté un homme qui se débattait et hurlait. Julia se rapprocha du lieu d’où provenait ce grabuge, et se retrouva aux côtés de l’inspecteur Gordon qui maintenait ses bras étroitement serrés contre lui, décontenancé par le spectacle. C’était monsieur Falcone qui criait comme s’il était en train de vivre la plus grande peur de sa vie.

—    Qu’est-ce qui lui arrive ? murmura Julia.

—    Ça, je voudrais bien le savoir, répliqua Jim Gordon. Le docteur Krane vient de le déclarer incapable de discernement, il ne pourra donc pas être jugé…

—    Quoi ? s’inquiéta soudain la jeune femme.

Ce n’était pas acceptable pour elle de voir tous ces efforts qu’elle et le Chevalier noir avaient fournis réduits en poussière.

—    Mais si vous étiez profileuse, lança soudain Jim à l’adresse de la jeune femme. Cela veut dire que vous avez fait des études de psychologie, non ?

Julia comprit où l’inspecteur voulait en venir. Elle secoua la tête, son passé la rattrapait malgré elle.

—    Je peux tenter une évaluation psychologique, répondit-elle, mais elle ne vaudra rien devant un juge, je ne suis plus officiellement habilitée à mener ce genre d’entretien.

—    Faites-le malgré tout, cela appuiera ma demande d’une contre-expertise si vous en déduisez qu’il simule, déclara l’inspecteur Gordon avec fermeté.

Julia hocha de la tête, silencieuse. Les policiers réussirent à réinstaller Falcone dans une salle d’interrogatoire où ils l’attachèrent solidement, ses mains menottées à la table et son corps sanglé à la chaise. Jim Gordon s’installa derrière la vitre teintée tandis que la jeune femme pénétrait dans la salle avec lenteur, accompagnée de deux policiers qui restèrent en retrait.

Elle commença d’abord par l’observer : il avait le visage blanc comme un linge et dégoulinant de sueur, ses yeux étaient injectés de sang et l’ensemble de ses muscles paraissaient tendus, crispés sans qu’il ne puisse le contrôler. Pour l’ancienne profileuse, c’était un signe de contamination à une drogue. Toutefois, elle continua plus avant son examen. Elle s’approcha de la chaise qui se trouvait en face de la table d’interrogatoire et s’y assit avec précaution, ne lâchant jamais de vue Monsieur Falcone. Il parut avoir le regard dans le vide ; ses pupilles étaient largement dilatées, et le moindre mouvement dans la pièce le faisait sursauter. Julia remarqua la posture crispée de ses doigts qui ne se relâchaient pas, typique d’un surcroît d’adrénaline dans le sang.

—    Monsieur Falcone, m’entendez-vous ? demanda-t-elle lentement, en détachant chaque syllabe.

Le mafieux sursauta et sembla fixer du regard la jeune femme. Avec une grande prudence, Julia maintint son regard, mais celui-ci paraissait ne pas la voir.

—  Monsieur Falcone, reprit la jeune femme, que voyez-vous ?

Ses yeux exorbités balayèrent soudainement l’ensemble de la pièce.

—    Il est parti ? dit-il soudain, sa voix transpercée par une peur panique.

—    Qui ? demanda-t-elle avec lenteur.

—    Mais… bégaya le mafieux. L’épouvantail !

—    Il n’y a pas d’épouvantail ici, le rassura-t-elle alors, intriguée par la nature de l’hallucination.

Falcone se recroquevilla sur son siège tout en tirant sur les liens qui le retenaient. Julia inspira profondément, il était impératif qu’elle garde le contrôle sur l’entretien. Elle ne devait se laisser déborder par aucune émotion.

—    Savez-vous qui est cet épouvantail ? demanda-t-elle alors.

Il ne répondit pas, il était perdu à l’intérieur de sa tête. Il regardait d’un air affolé tout autour de lui tout en cherchant à se replier physiquement sur lui-même. Tout à coup, son regard se posa à nouveau sur la jeune femme, mais cette fois-ci il lui sembla qu’il la voyait. Ses yeux s’agrandirent encore.

—    Qui êtes-vous ? murmura-t-il, alors que sa peur grandissait encore. La justice ? Vous êtes là pour me punir ? Vos yeux… ce sont ceux des dieux vengeurs !

Falcone poussa un hurlement. Il réussit à soulever la chaise sur laquelle il avait été attaché, arracha ses menottes et se rua sur la jeune femme qui s’échappa de justesse. Les deux policiers plaquèrent le forcené au sol, tandis que la porte de la salle d’interrogatoire s’ouvrit à la volée. Jim Gordon saisit par le bras Julia qui fut tirée à l’extérieur, le cœur battant. Elle reprit sa respiration.

—    Bon, dit-elle encore haletante. Il ne simule pas. Par contre, il faut le tester pour un large spectre de drogues et psychotropes, il en a tous les signes. C’est sûrement de cette façon qu’on veut le faire passer pour fou.

L’inspecteur Gordon acquiesça silencieusement. Il ramena ensuite la jeune femme devant l’entrée principale tout en la remerciant.

—    Ça se voit que vous êtes une pro, la complimenta-t-il. Vous êtes sûre de ne pas vouloir reprendre du service ?

—    J’en suis sûre, lui répondit-elle.

Jim lui sourit tristement et retourna à l’intérieur du commissariat. Julia sortit son téléphone portable de son sac et composa un numéro qui lui était soudainement revenu :

—    Allô, Maddie ? C’est Julia, dit-elle avec rapidité. Dis, tu serais d’accord de me rendre un petit service ? … Super, rendez-vous dans une heure ? … à la station St-Andrews… Oui, je t’offre le dîner… Merci, à tout à l’heure.

Elle raccrocha, puis se dirigea vers son point de rendez-vous à pied. Sur le chemin, dès qu’elle voyait une vitrine d’agence immobilière, elle y jetait un œil, en vain. Enfin, elle leva la tête pour observer les gratte-ciels alors qu’elle s’approchait du Vieux Gotham. Soudain, elle s’arrêta net en plein milieu du trottoir. Les gens la bousculaient sans faire attention, gênés par son immobilité. Julia avait l’impression de voir pour la première fois la vieille tour de l’horloge qui pourtant se voyait de loin dans de nombreux quartiers de la ville. Celle-ci était inhabitée, laissée à l’abandon et les aiguilles du cadran s’étaient immobilisées il y avait de cela de nombreuses années. Et si, pour une fois, elle voyait les choses en grand ? Les mots réconfortants de Bruce résonnèrent alors dans son esprit : « Quand nous tombons, c’est pour mieux apprendre à se relever. » Elle n’allait pas se relever, elle ferait mieux : elle s’élèverait. 

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