L'Oracle de Gotham - tome 1

Chapitre 13 : L'Epouvantail

6279 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 05/08/2025 09:35

La nouvelle tomba officiellement le lundi matin : Carmine Falcone n’allait pas être soumis à un procès car il avait été déclaré incapable de discernement, autrement dit : fou. Les chaînes d’informations ne cessaient de diffuser la nouvelle en boucle. Julia en était ulcérée, elle éteignit d’un coup sec le grand écran de la salle à manger tandis que Bruce arrivait à peine vêtu d’un peignoir qui s’ouvrait légèrement sur son torse, dévoilant la naissance de ses clavicules ainsi qu’une partie de ses pectoraux qui étaient clairsemés de poils foncés ; la jeune femme baissa rapidement les yeux et aperçut ses larges mollets à l'allure athlétique, ses pieds glissés dans des pantoufles noires. Il avait les cheveux humides d’une douche récente et une agréable odeur de cèdre provenant de son gel douche embauma tout sur son passage.

—    C’est toujours à cette heure-là que tu te lèves un lundi matin ? demanda Julia en consultant l'heure sur le cadre en veille de l'écran de télévision.

—    Quelle heure est-il ?

—    Onze heures passées, lui répondit-elle en haussant un sourcil.

—    Et toi, tu n’es pas censée aller travailler ? lui renvoya Bruce en s’asseyant en face de la jeune femme.

—    Je suis en télétravail pour la semaine ! Officiellement, précisa-t-elle avec fierté.

—    Avoue que tu commences à apprécier de rester ici, la taquina Bruce en souriant.

—    On ne s’est quasiment pas vu de tout le week-end, lui rappela Julia sur un ton amusé. Ce qui voudrait dire que j’apprécierais le calme et la tranquillité qu’offre ce havre de paix et de solitude, oui tu as peut-être raison. Et tu ne l’as pas ramenée, celle-là ?

Julia lui montra un article de la gazette du jour avec une photographie de monsieur Wayne dans un restaurant avec une nouvelle femme, qui faisait la fête. La figure de Bruce se renfrogna dans un premier temps, pour ensuite s’illuminer d’un petit sourire.

—    Serais-tu jalouse, par hasard ? l’interrogea-t-il, son sourire s’élargissant devant la réaction de la jeune femme, à en devenir irrésistible.

—    Absolument pas ! se défendit-elle, ne s’étant pas attendue à ce revirement. Tu fais ce que tu veux avec qui tu veux.

Les joues légèrement rosies, elle se replongea dans le travail qu’elle effectuait avant que le multimilliardaire ne débarque dans le salon. L’ordinateur portable qu’elle s’était commandée était arrivé le matin même avec les divers composants supplémentaires, et il se retrouvait ouvert, en pleine dissection sur la table. Le majordome lui avait trouvé un petit fer à souder à sa demande, amplement suffisant pour souder des composants électroniques, et elle reprit ainsi son travail minutieux que Bruce observa avec curiosité.

—    Je crois que tu viens de faire sauter la garantie, fit-il remarquer avec humour.

Julia ne répondit pas, concentrée sur le remplacement de connecteurs. Soudain, son téléphone portable sonna. Elle finit par poser l’un de ses outils, agacée, et décrocha en hautparleur afin de continuer ce qu’elle était en train de faire. C’était un employé du Mercy Hospital qui avait besoin d’un dépannage informatique sur le programme Thorne. En quelques questions, Julia identifia le problème et lui soumit la solution. Toutefois, c’était sans compter les nombreuses erreurs de l’employé qui n’avait pas l’air à l’aise avec l’outil informatique de manière générale. Bruce s’amusa devant la figure exaspérée de la jeune femme tandis qu’elle répétait pour la cinquième fois la procédure, pourtant simple.

—    Vivement que j’aie terminé ça, marmonna-t-elle en se penchant sur le corps ouvert de son ordinateur.

L’employé réussit enfin à appliquer la solution et raccrocha sans prendre la peine de remercier l’informaticienne. Elle mit une dernière touche sur le connecteur, puis réagença les composants à l’intérieur de la carcasse, remplaçant le processeur, la RAM et le disque dur interne, puis remonta l’ensemble. Une fois l’écran à nouveau posé, Bruce put voir qu’elle avait choisi un modèle qui se transformait en tablette grâce à un clavier aimanté amovible. Elle vérifia qu’elle n’avait pas oublié de vis, puis alluma l’engin après l’avoir connecté à son disque dur externe. Commençait alors toute la phase d’installation du système d’exploitation et des logiciels.

—    Ce n’est pas un poste de responsable de département qu’il te faut, réfléchit Bruce qui l’avait observée tout le long en buvant son café. Ce serait plutôt celui de directrice de projets.

—    Hé ho, monsieur le recruteur, l’apostropha Julia. J’ai déjà un travail.

—    Un travail qui n’a pas l’air de te mettre en joie et qui, j’en suis sûr, est très mal payé, renchérit le multimilliardaire.

—    En parlant de projet, changea de sujet Julia, j’en aurais un à te soumettre. Tu m’avais dit de te demander de l’aide si j’en avais besoin…

On sentit que la jeune femme fournissait un effort particulièrement difficile pour surmonter sa fierté.

—    Je veux bien te demander de l’aide, seulement si, en retour, tu ne me poses aucune question, termina-t-elle enfin.

—    Aucune ? reprit Bruce.

—    Aucune.

Le multimilliardaire observa encore une fois la jeune femme ; il savait que ce qu’elle venait de faire lui coûtait beaucoup.

—    Marché conclu, dit-il en posant sa tasse à café. Je t’écoute.

Julia prit son téléphone entre les mains, tapota rapidement dessus, y fit glisser son index, puis montra l’écran. C’était une annonce immobilière qui mettait en vente la vieille tour de l’horloge qu’elle avait vue le vendredi précédent.

—    Je n’ai pas besoin de toute la tour, précisa-t-elle face au silence de son ami. Juste les derniers étages.

—    Pour…

—    Ah ! l’interrompit-elle subitement. Pas de questions !

Bruce mima une fermeture éclair le long de sa bouche.

—    Le prix n’a cessé de baisser ces dernières années, le bien se dégrade mais reste très intéressant. Tu pourras facilement négocier encore le prix à la baisse. Ensuite, j’aurais besoin d’un petit coup de pouce pour les rénovations… j’aimerais transformer l’étage juste en dessous du cadran en appartement et aménager les combles. Un aménagement un peu spécifique d’ailleurs : j’aimerais que ce soir monsieur Fox qui se charge personnellement des combles avec moi…

Bruce lui jeta un nouveau regard, mais resta silencieux. Il se mit à sourire.

—    Je suppose que Lucius n’aura également pas le droit de poser de questions, souligna-t-il d’un ton amusé.

—    Tu supposes très bien ! renchérit-elle en souriant aussi.

—    Tu sais déjà ce dont tu aurais besoin, et envie ? demanda-t-il. Mince, c’était une question…

Il se frappa la tête de manière comique. Julia ne put s’empêcher de rire.

—  Oui, tout est là, dit-elle en désignant son téléphone.

—  D’accord, je monte m’habiller et on y va, dit Bruce en se levant.

Julia le regarda sortir du salon et se diriger vers les larges escaliers de marbre. Tout le long de leur entrevue, elle n’avait osé poser ses yeux longuement sur lui, car ceux-ci déviaient toujours sur l’ouverture de son peignoir qui dévoilait juste assez pour donner envie d’en découvrir davantage.

—    Vivement que je déménage, car je ne tiendrai pas longtemps à ce rythme, marmonna-t-elle les joues en feu alors que cette vision de Bruce ne la quittait plus.

Il ne fallut pas plus d’une demi-heure pour que le trentenaire n’arrive dans les parkings privés de la tour Wayne avec une voiture de sport noire en compagnie de la jeune femme. Ils prirent l’ascenseur jusqu’au dernier étage, puis Bruce demanda à la secrétaire si son directeur général était disponible. Tandis que la secrétaire confirmait la disponibilité, Bruce frappa quelques coups à la porte avant d’y inviter Julia à entrer.

—    Mademoiselle Thorne ! la salua Lucius avec un grand sourire. Dites-moi que vous venez pour signer un contrat de travail chez nous.

—    Je n’ai pas encore réussi à la convaincre, répondit Bruce avec regret. Par contre, je vous l’amène parce qu’elle aimerait discuter de deux ou trois choses avec vous. Pendant ce temps, je vais m’occuper de votre affaire, ajouta Bruce à l’adresse de Julia.

La jeune femme le remercia d’un signe de tête tandis que le multimilliardaire se dirigeait vers la sortie du bureau de monsieur Fox. Mais avant de refermer la porte derrière lui, il ajouta une précision d’importance :

—    Lucius, deux consignes : vous validez tout ce qu’elle demande, et vous ne posez aucune question.

—    Bien monsieur Wayne, répondit Lucius qui eut un léger sourire amusé. Moins j’en saurai, mieux je m’en porterai.

Julia lui sourit d’un air entendu en lui tendant sa liste, que le chef du département des nouvelles technologies et du développement lut attentivement, ses sourcils se fronçant à mesure qu’il la faisait défiler.

—    Aucune question, répéta monsieur Fox une fois arrivé à la fin de la liste.

—    C’est bien cela, confirma encore Julia en forçant son sourire.

La jeune femme fut accompagnée dans un agréable salon en attendant que monsieur Wayne ait terminé ses affaires, car il lui avait promis qu’ils déjeuneraient ensemble. Pendant qu’elle patientait en admirant la vue sur la ville, son téléphone sonna :

—    Tu as réussi à entrer dans la place ? demanda vivement Julia. Parfait… Je sais, mais je veux savoir ce qui te paraît le plus glauque… Appelle-moi dès que tu en as besoin… S’il y a quoi que ce soit, je viens te chercher moi-même… Merci Maddie… Dès que tu peux.

Julia raccrocha, une lueur inquiète dans le regard. Elle n’avait pas trouvé d’autre solution que de demander à Maddie, son ancienne camarade du 4 bis des quartiers pauvres, d’infiltrer l’asile d’Arkham dans lequel elle n’était pas la bienvenue. Elle voulait savoir ce qui s’y tramait sans éveiller les soupçons. Elle téléphona également à l’inspecteur Jim Gordon qui lui apprit qu’ils n’avaient pas pu faire les tests sanguins qu’elle avait préconisé sur monsieur Falcone car ce dernier avait été directement transféré dans le quartier de haute sécurité de l’asile. Il l’informa aussi que le procureur qui s’occupait de l’affaire Falcone avait disparu depuis deux jours alors qu’il menait une perquisition sur les docks dans la soirée du vendredi.

—    Savez-vous quel secteur, voire quels containers il devait perquisitionner ? demanda Julia.

—    Un cargo qui était arrivé avec un container en trop, 246 containers en partance, 247 à l’arrivée, lui répondit Jim au bout du fil.

—    J’imagine que le container en question a disparu, releva Julia.

L’inspecteur Gordon confirma son doute.

—    Merci pour les informations, Jim.

—    Pas de quoi, je sais que vous me renverrez l’ascenseur si l’occasion se présente, répondit-il. Au fait, un mandat d’arrêt a été proclamé envers le Batman : ses méthodes sont considérées comme étant hors la loi.

Julia le remercia encore et raccrocha. Elle aperçut un employé traverser la pièce et se rendre dans la salle de réunion qui se trouvait à côté, poussa la porte derrière lui qui resta pourtant entr’ouverte. Julia se mit à naviguer sur internet depuis son téléphone en attendant l’arrivée de Bruce, mais des voix lui parvenaient de la salle de réunion qui l’intriguèrent. Elle écouta attentivement et distingua quelques bribes d’une conversation entre l’employé et un ancien membre du conseil d’administration :

—    Le cargo qui transportait l’A.M.E. a subi de sévères dégâts, et…

—    Qu’en est-il du chargement ?

—    Il a disparu, monsieur…

—    En mer ? Il a coulé ?

—    Non, monsieur, il a été subtilisé, il ne se trouvait pas dans l’épave…

Les deux hommes sortirent de la salle de réunion, Julia adopta un air naturel. Lorsqu’elle croisa leur regard, elle les salua : l’homme en question était l’un des trois membres du conseil d’administration qui l’avaient reçue plusieurs mois plus tôt. Il avait les traits tirés et son visage s’était considérablement assombri. Il ne parut pas la reconnaître car il traça sa route sans lui prêter attention. La jeune femme nota dans son téléphone la référence « A.M.E. » entendue afin de ne pas l’oublier. Soudain, l’idée lui traversa l’esprit : cette conversation mentionnait la disparition du chargement d’un cargo, et voilà qu’il y avait à peine deux jours, un container qui ne devait pas exister se retrouvait dans les docks de la ville, subtilisé. Le lien était évident, elle devait remettre en route le plus rapidement possible Oracle afin d’approfondir son enquête.

A ce moment, Bruce la rejoignit :

—    Je suis heureux de t’annoncer que la transaction a été effectuée, lui dit-il avec fierté. Veux-tu que je t’emmène voir ton nouveau bien ?

Julia sourit, le regard pétillant, puis suivit Bruce dans l’ascenseur.

La vieille tour de l’horloge se trouvait à quelques rues de la tour Wayne. Le multimilliardaire y retrouva l’agent immobilier responsable de la vente qui lui en confia les clefs.

—    Tu as acheté toute la tour ? s’insurgea la jeune femme.

—    Oui, mais les deux derniers étages sont à toi, lui répondit-il avec un air espiègle. Je me suis dit qu’il était temps de créer de nouveaux logements au centre-ville.

—    Tu vas réhabiliter l’ensemble de la tour, comprit Julia.

Bruce se contenta de sourire à nouveau, avant d’emmener la jeune femme à l’intérieur. L’ascenseur de la tour, une vieille cage à fonctionnement mécanique, leur permit d’atteindre le sommet. Le dernier étage avant les combles qui contenaient les rouages de l’horloge était désaffecté ; il n’y avait aucune vitre aux fenêtres, mais avec un peu d’imagination, le lieu pouvait être d’un grand cachet. Sur les quatre façades se trouvaient des coursives dont les coins étaient ornés de majestueuses gargouilles de pierre gothiques ternies par le temps. La vue s’étendait sur l’ensemble de Gotham City. Julia sortit sur la coursive ; le vent soufflait à cette altitude, mais la jeune femme sentit l’air froid comme un vent de possibilités.

Ils montèrent ensuite dans les combles. L’espace était presque aussi large que celui de l’étage du dessous, mais ce qui frappait était la hauteur des combles qui contenaient les rouages immobiles de l’horloge. Pour la première fois, Julia eut la sensation qu’elle pourrait faire quelque chose d’important grâce à ce lieu, comme si celui-ci l’avait toujours attendue. Elle se tourna vers Bruce qui vit cette nouvelle lueur qui s’était logée dans les yeux de la jeune femme. Il resta immobile, se contentant d’admirer cette joie et cet espoir qu’il décelait au fond de son regard.

Julia se retint de se jeter à son cou ; elle savait qu’en cet instant, elle ne réussirait pas à maîtriser ses sentiments. Elle mourait d’envie de l’embrasser. De ressentir à nouveau cette sensation qu’elle eut sur la terrasse de son penthouse. Ce même sentiment qui lui avait fait si peur la première fois. Mais par respect pour lui, elle se retenait, car elle savait qu’elle ne s’engagerait jamais dans une relation sérieuse si elle devait lui mentir tous les jours à propos de ses activités et de sa raison d’être dans cette ville. Elle serra ses poings cachés par les manches de son manteau, jusqu’à planter ses ongles dans la paume de ses mains. Elle avait déjà dérogé à l’une de ses décisions : ne pas l’impliquer d’une quelconque manière que ce soit. Elle n’irait pas plus loin. Elle se devait de le protéger.

—    Merci, souffla-t-elle avec un accent de sincérité et de spontanéité qui entra en résonnance avec le remerciement qu’elle avait adressé au Batman.

Batman lui avait sauvé la vie ; Bruce l’aidait à se relever.

Les travaux commencèrent à peine quelques jours plus tard. L’ensemble de la tour fut rénové, des appartements furent créés en plus de celui de la jeune femme. Des ouvriers venus d’Europe restaurèrent les rouages de l’horloge, son cadran et ses longues aiguilles. Puis une main d’œuvre spécifiquement engagée par monsieur Fox travailla sur les plans de Julia, soumis à un contrat avec clauses de confidentialité et de non divulgation. La principale concernée supervisa les travaux, en collaboration avec Lucius qui proposa ses propres améliorations, parfaitement bien accueillies par la jeune femme. Ce fut une véritable forteresse sécurisée qui fut dissimulée derrière le cadran de vitrail Art Nouveau, dont seule la jeune femme aurait l’accès.

En deux mois, les travaux furent terminés. Julia put emménager dans son nouvel appartement, dont elle était l’heureuse propriétaire, le mercredi suivant. Il avait été pensé comme un loft, la cuisine, le salon et la salle à manger entièrement ouverts et traversant, ce qui laissait pleinement entrer la lumière dans tout l’espace. La chambre à coucher et la salle de bain étaient les seules pièces cloisonnées, mais avaient été disposées côté Ouest car la jeune femme préférait le coucher du soleil à son lever. Les tons choisis étaient lumineux et modernes, entre l’ivoire et le bois de bouleau. Toutefois, Julia avait conservé le mélange d’architecture gothique et Art Nouveau, reprenant dans certaines de ses fenêtres les couleurs du vitrail du cadran de l’horloge afin de créer des jeux de lumière selon les heures de la journée. Pour accéder à son loft, le nouvel ascenseur était muni d’un pass spécifique car il donnait directement dans son appartement.

Une deuxième porte d’ascenseur, déguisée en porte de dressing à miroirs, donnait l’accès aux combles qu’elle avait aménagées avec Lucius Fox : l’accès y était hautement sécurisé avec empreinte digitale. Julia avait demandé à garder l’espace ouvert sur les rouages, mais en cas d’intrusion non autorisée, un système de fermeture cloisonnait toutes les issues. Au centre de la pièce se trouvait un large bureau surmonté de quatre grands écrans, puis d’une dizaine d’écrans plus petits. Un fauteuil noir ergonomique posté devant le bureau l’attendait. Tout autour se trouvait un serveur, mais aussi diverses machines informatiques et un établi. Il y avait également un espace un canapé dépliable et un fauteuil, une table basse et un espace cuisine et salle de bain en cas de besoin.

Julia était plus que satisfaite du travail fourni par les ouvriers de monsieur Fox, ainsi que des améliorations qu’il lui avait proposées notamment en ce qui concernait la sécurité. Elle avait laissé ses valises dans son loft et n’était montée qu’avec son vieux sac qui contenait son bien le plus précieux. Elle s’approcha lentement de l’immense poste de surveillance, tira le fauteuil, s’y assit. Elle sortit la vieille taie d’oreiller de son sac, puis le disque dur, massif entre ses mains. Elle effectua les branchements nécessaires et le rangea dans un logement prévu spécifiquement pour lui, puis alluma l’ensemble de l’installation qui tournait par UPC. Tous les écrans s’activèrent indépendamment les uns des autres. Julia eut les larmes aux yeux à cet instant où Oracle reprenait vie. Julia avait accès à tout, pouvait à nouveau contrôler le moindre appareil connecté au réseau.

Elle ne perdit pas de temps : Elle contacta Maddie par SMS afin de lui demander si elle avait pu brancher la clef USB qu’elle lui avait donnée. De son côté, elle effectua une recherche de la nouvelle backdoor sur son ordinateur central. Elle vit tout de suite que Maddie avait été efficace : elle récupéra l’ensemble des dossiers et archives numériques de l’asile d’Arkham et se mit à les faire défiler, à la recherche du nom de Falcone. Toutefois, ce fut un autre nom qui l’arrêta net : celui d’Adeline Devaux. La respiration de Julia s’accéléra, son cœur tapait dans sa poitrine. Elle ouvrit le dossier et se mit à le lire rapidement. Il y était notifié que la jeune fille d’à peine vingt-cinq ans y avait travaillé dans le cadre d’un stage, et qu’elle avait mené une expérience auprès de certains patients retenus dans les quartiers de haute sécurité de l’asile. Mais ce fut la conclusion du dossier qui laissa Julia sans voix : il était dit qu’Adeline s’était volontairement donnée la mort après trois mois dans leurs services.

—    Ce n’est pas possible, murmura-t-elle, anéantie.

Julia relut plusieurs fois le rapport. Cela ne concordait pas avec ce qu’elle connaissait de sa sœur. Jamais elle ne se serait suicidée. Le rapport avait dû être falsifié. Il fallait qu’elle en sache plus. Elle se leva subitement, attrapa la nouvelle oreillette qu’elle avait appairé au système de communication de l’homme chauve-souris quelques nuits plus tôt afin qu’ils puissent se contacter et descendit de sa tour.

Dans l’ascenseur, elle reçut enfin une réponse de Maddie : « Viens me chercher ». Elle se dépêcha de sortir, courut à une bouche de métro et attrapa la première rame en direction de l’île des Narrows qui abritait l’asile d’Arkham. Le soleil se couchait, il commençait déjà à faire nuit. Elle installa dans son oreille le petit appareil discret et invisible sous sa chevelure, puis transmit une communication :

—    Je dois me rendre de toute urgence à l’asile d’Arkham. Si vous pouvez m’y rejoindre, de l’aide ne serait pas de refus.

Puis elle coupa la communication tandis qu’elle arrivait à la station des Narrows. Elle sortit de la rame d’un pas précipité et se rendit devant le grand bâtiment. Elle écrivait à Maddie de la rejoindre à l’entrée si elle le pouvait. Quelques minutes plus tard, elle aperçut la jeune fille qui courait presque pour la rejoindre.

—    Donne-moi le pass, lui dit Julia en la réceptionnant.

—    Julia, c’est vraiment glauque là-dedans, dit Maddie en pleurant presque. Ils font… je ne sais pas trop quoi. Ils n’ont pas remarqué mon absence, mais j’ai trop peur.

—    Tu pars, lui ordonna Julia d’un ton ferme. Tu pars et tu contactes la G.C.P.D., tu demandes à parler à l’inspecteur Gordon de ma part. Dis-lui que je suis ici, et que si je ne réponds pas à mon téléphone, qu’il vienne tout de suite avec du renfort.

Maddie partit en courant. Julia prit une profonde inspiration et entra dans le bâtiment avec la ferme intention de mener un interrogatoire auprès du docteur Krane. Grâce au pass que lui avait transmis Maddie, la jeune femme put passer au-delà de l’accueil qui était fermé à cette heure-là.

—    Ne faites rien ! entendit-elle soudain dans son oreille.

—    J’y suis déjà, répondit Julia. Je dois interroger le docteur Krane, ajouta-t-elle avec détermination. Mon indic dans l’asile a pris peur, il se passe des choses anormales, ici.

—    Restez où vous êtes et attendez mon arrivée, gronda-t-il encore.

Julia coupa la communication lorsqu’elle entendit des bruits de pas dans le couloir face à celui qu’elle empruntait. Elle se dissimula dans le large encadrement d’une porte, puis repéra un ascenseur. Elle descendit d’un étage et parcourut un nouveau couloir. Là, elle y trouva de nombreux patients enfermés dans de petites cellules capitonnées blanches, certains en camisole, d’autres simplement vêtu d’un habit blanc. Dans l’une des dernières cellules, elle trouva Carmine Falcone qui était solidement attaché à un siège médical, assommé par une dose de morphine. Son visage traduisait le vide de son esprit, comme si sa conscience n’était plus là.

—    Que lui ont-ils fait ? murmura-t-elle effrayée.

—    Ce que je vais vous faire à votre tour, tonna une voix à ses côtés.

Julia eut à peine le temps de se retourner qu’on la saisit par derrière, lui entravant les mains et les bras, tandis qu’un homme encapuchonné dans un masque d’épouvantail en toile de jute grossièrement tissée spraya son visage avec un aérosol. Julia ferma les yeux et tenta de retenir sa respiration afin de ne pas inhaler le produit. L’homme qui la retenait, qui portait une sorte de masque à gaz, plaqua alors sa main sur sa bouche, l’obligeant à respirer le produit que l’autre homme lui vaporisait au visage.

Tout son corps devint douloureux, comme si on lui plantait un millier d’aiguilles dans la chair. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle poussa un hurlement de terreur, retenu par la main de son agresseur : le masque qu’elle avait aperçu auparavant semblait prendre vie, mais de manière cauchemardesque. Des insectes pullulaient des orifices de la bouche, des yeux et du nez, tandis qu’une voix d’outre-tombe l’interrogeait :

—    Qui sait que vous êtes ici ?

Il lui fut impossible de répondre ; Julia sentait que son corps était soumis à un pic d’adrénaline anormal qui s’attaquait au centre neurologique de la peur. Elle se sentait à la fois consciente de ce qui lui arrivait, mais elle n’avait aucun contrôle sur ses peurs qui affluaient dans son esprit, stimulées par les hallucinations qui prenaient forme autour d’elle. Tétanisée, l’homme qui la retenait put la relâcher et la prit dans ses bras pour la transporter dans les sous-sols de l’asile. On la déposa sur une table. Elle aperçut des hommes et des femmes en tenue de patients qui mélangeaient de grandes mixtures blanchâtres qu’ils déversaient ensuite dans des tuyaux d’acheminement des eaux de la ville qui avaient été percés.

—    Qu’est-ce qu’on fait d’elle ? entendit-elle au-dessus d’elle.

—    Rien, je lui ai donné une dose concentrée, elle n’en a plus pour longtemps, répondit la voix du docteur Krane.

Soudain, l’ensemble des lumières s’éteignirent.

—    Il est là, s’émerveilla alors Jonathan Krane. Le Batman.

—    Qu’est-ce qu’on fait ? lui demandèrent ses hommes de main.

—    Ce qu’on fait avec n’importe quel intru, on l’arrête !

Les hommes de Krane armèrent leurs fusils et se préparèrent à la confrontation. L’homme chauve-souris s’était lentement fait connaître des criminels de la ville : on disait qu’il pouvait voler, qu’il pouvait disparaître à volonté. Il inspirait la peur. Ils entendirent des bruits provenir du haut plafond, des cliquetis métalliques, un bruissement. Rien ne leur permettait d’identifier sa position. Soudain, une masse noire fondit sur l’un d’entre eux. Les autres se mirent à tirer à vue. Mais l’homme chauve-souris était si rapide qu’ils furent submergés. Il retourna les armes contre eux, tirant dans les pieds pour en maintenir à distance, en assommant d’autres avec la crosse ou ses propres poings. Le docteur Krane se mit à l’abri, observant avec fascination le Batman qui décimait ses hommes. Soudain, il le perdit de vue ; il ne restait plus un seul de ses hommes de main debout. Il se risqua à sortir de sa cachette, mais fut violemment saisi au col. Krane aspergea le visage du Batman de son aérosol, mais celui-ci parut immunisé. Il lui retourna alors sa bombe d’aérosol sur le visage :

—    Il est temps que tu y goûtes aussi, tonna l’homme chauve-souris.

Une fois le produit inhalé, les pupilles du docteur Krane s’agrandirent tandis qu’il fixait, horrifié, le visage masqué du Batman.

Julia se sentait lentement partir, comme si son corps se refusait d’obéir à une conscience de plus en plus enlisée dans un entremêlement de souvenirs et de réalité. Elle fournit un effort surhumain pour se tourner, saisit dans sa main une brique de verre, et dans un sursaut de lucidité, elle se l’enfonça dans la cuisse. La douleur la fit hurler, mais surtout éclaircit quelques instants ses idées. Elle aperçut l’homme chauve-souris, sa haute silhouette noire et massive semblant s’agrandir et se fondre avec les ombres, qui lâcha enfin le corps devenu inerte de Jonathan Krane. Elle tenta de crier, mais rien ne sortit plus de sa bouche. Elle glissa de la table où elle se trouvait et tomba lourdement à terre. Le Batman la saisit dans ses bras et la souleva, l’emportant dans les étages supérieurs.

A l’extérieur, les sirènes des voitures de police retentissaient de toutes parts, encerclant le bâtiment. On entendit au travers d’un mégaphone le commissaire Johansson qui sommait tous ceux qui se trouvaient à l’intérieur de l’asile de se rendre, y compris le Batman. Ils n’entraient toutefois pas encore, attendant les secours du SWAT. L’inspecteur Gordon prit cependant la décision de pénétrer dans le bâtiment, sous la désapprobation de sa hiérarchie. Il retira le cran de sûreté de son arme de service et se mit à avancer prudemment, surveillant ses arrières. Arrivé au bas d’un large escalier en colimaçon qui donnait accès aux étages du premier bâtiment, et alors que le SWAT défonçait la porte principale pour investir les lieux à sa suite, Jim Gordon fut happé par le bras et soulevé de terre. A une vitesse vertigineuse, il atteignit le sommet de la cage d’escalier et se rendit compte que c’était le Batman qui l’avait amené là grâce à son grapin. Mais lorsqu’il regarda autour de lui, il vit Julia qui gisait inerte au sol, l’homme chauve-souris un genou à terre à ses côtés.

—    Mon Dieu, Julia ! s’écria Jim en s’agenouillant auprès d’elle. Qu’est-ce qu’elle a ?

—    Krane l’a empoisonnée, il faut la soigner, dit le Batman d’une voix rauque et pressante.

L’homme chauve-souris activa un petit appareil qui se trouvait sous sa botte.

—    Nous devons l’emmener à l’hôpital, suggéra Jim.

—    Ils ne pourront rien faire pour elle, moi je peux, le contredit-il.

—    D’accord, mais le bâtiment est cerné, ils ne vous laisseront pas passer, s’inquiéta Jim.

—    Faites-la descendre et retrouvez-moi dans l’arrière-cour, lui indiqua ce dernier avec fermeté.

Jim Gordon hocha de la tête et hissa la jeune femme sur ses épaules. Soudain, un étrange bruit se fit entendre tandis que le SWAT hurlait au Batman de se rendre et investissait les étages. Le bruit se rapprochait avec une extrême rapidité, puis ce fut une nuée gigantesque de chauve-souris qui envahit l’intérieur de l’asile, se regroupant près de celui qui les avait appelées. Le Batman détacha l’émetteur de sa semelle et attendit encore un peu avant de le jeter au bas des escaliers. La nuée de chauve-souris suivi le mouvement, alors que le Chevalier noir sautait au centre de la cage d’escalier, masqué par le tournoiement des volatiles. Jim Gordon en profita également pour descendre les escaliers avec Julia sur ses épaules, puis rejoignit l’arrière du bâtiment sans que le SWAT ne le remarque. Batman passa par un autre chemin afin d’éloigner les policiers de son point de rendez-vous.

Lorsque l’homme chauve-souris arriva dans l’arrière-cour, Jim vint à sa rencontre, la jeune femme dans ses bras.

—    Comment va-t-elle ? demanda le Chevalier noir en la récupérant dans ses bras.

—    Très mal, répondit Jim avec inquiétude. Je vais prendre ma voiture.

—    Pas nécessaire, j’ai la mienne, lança-t-il tandis qu’il s’était déjà éloigné dans l’ombre de la cour.

L’inspecteur Gordon vit alors deux gros phares s’allumer dans la pénombre, puis entendit le bruit d’un moteur vrombir. Il s’écarta prestement sur le côté lorsqu’une voiture noire, aussi large et blindée qu’un tank, déboula dans l’allée et partit à une vitesse incroyable.

A l’intérieur de la voiture, Julia, côté passager, se sentait à nouveau partir, son corps devenant de plus en plus lourd et son esprit se perdant dans son passé et ses cauchemars. Elle percevait ce qui l’entourait comme des flashs d’ombre et de lumière. Elle tâtonna sa cuisse, y trouva le morceau de verre et le saisit pour le retirer lentement, créant une nouvelle douleur ; il fallait que cette dernière soit fulgurante pour que cela marche.

—    Arrêtez ! gronda le Chevalier noir tandis qu’il conduisait à une allure jamais vue.

—    L’endorphine… créée par la douleur…, articula-t-elle alors avec difficulté, inhibe l’adrénaline… inducteurs de la peur…

Julia avait ainsi réussi à se créer un shot d’endorphine qui lui permettait de ralentir les effets du poison.

—    Restez avec moi, dit-il pour toute réponse, concentré sur la route.

Son bolide était tout terrain et possédait la solidité du char d’assaut. Pour échapper aux voitures de police qui s’étaient mis à le poursuivre, il se fraya un chemin entre les routes, passant de l’une à l’autre en brisant les murets de séparation. Julia tenta de se concentrer sur ce qu’elle voyait autour d’elle, mais la drogue empoisonnée la ramenait dans ses souvenirs ; elle voyait sa sœur petite fille qu’elle défendait de son beau-père violent sous l’emprise de l’alcool. Puis elle revoyait les pages du rapport, le mot « suicide » résonnait dans sa tête, elle s’accusait de n’avoir rien fait. Les larmes lui coulèrent le long des joues.

—  Pardonne-moi Adeline, murmura-t-elle avant de sombrer tout à fait.

Au loin, elle distinguait une voix qui l’appelait, qui hurlait son prénom, mais elle n’eut plus la force d’ouvrir les yeux.

Laisser un commentaire ?