L'Oracle de Gotham - tome 1
Chapitre 16 : Chevalier blanc et Chevalier noir
6138 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 26/08/2025 09:36
Il était presque dix heures du matin lorsque le téléphone de Julia vibra sur sa table de chevet. La jeune femme, qui n’avait pu dormir que quelques heures, eut du mal à ouvrir les yeux. Elle attrapa son téléphone d’une main et regarda l’écran : c’était une alarme qui s’était déclenchée en cas d’intrusion dans l’une des banques recensées. Elle se redressa sur son séant et ouvrit la notification. Si cette alarme s’était déclenchée, cela voulait dire qu’une personne avait déconnecté le système d’alarme de la banque. On était en train de la cambrioler.
Julia sauta de son lit et monta directement dans les combles, les cheveux ébouriffés de sommeil, à peine vêtue d’un peignoir qui s’apparentait plus à un kimono en coton orné de motifs de fleurs stylisées multicolores, enfila son micro-casque et ouvrit le canal de communication avec le Batman :
— La banque générale de Gotham est victime en ce moment même d’un cambriolage, déclara-t-elle avec empressement.
Pendant qu’elle parlait, elle activa ses écrans et lança les vidéos surveillance de la rue dans laquelle se trouvait la banque en question, puis se connecta au réseau interne de la banque. La jeune femme vit les clients et les employés pris en otage par quatre hommes portant des masques de clown. Elle ouvrit un deuxième canal de communication :
— Gordon, la banque générale de Gotham est victime d’un cambriolage en ce moment-même. Envoyez des unités sur place. Je compte quatre hommes dans le hall, ils doivent être tout autant à l’intérieur des coffres. Ils portent tous un masque de clown et sont armés d’armes lourdes automatiques.
Julia observa les vidéos surveillance des coffres. Les cambrioleurs remplissaient de gros sacs de sport avec les billets de banque. Elle eut le temps de voir qu’ils s’attaquaient au dépôt de fonds de la pègre avant d’être surprise par les méthodes des voleurs. Une fois les sacs remplis et remontés, l’un de ceux qui avaient œuvré dans les coffres tua ses complices.
— C’est quoi ça ? murmura-t-elle choquée.
Elle centra à nouveau dans le grand hall, vit avec horreur que l’un des responsables de la banque avait saisi un fusil à pompe sous son bureau et tirait à vue sur les cambrioleurs. Ces derniers s’étaient réfugiés derrière des guichets ouverts, comptant le nombre de coups tirés. L’un d’eux sortit de sa planque et se fit descendre par le banquier, puis le deuxième cambrioleur cribla de balles le pauvre employé.
— Gordon ! c’est en train de dégénérer ! appela-t-elle encore.
— On est là dans deux minutes ! lança enfin l’inspecteur.
Un bus scolaire défonça en marche arrière les hautes vitres du grand hall ; le cambrioleur et le chauffeur du bus, masqués eux aussi, chargèrent les sacs dans le véhicule, puis le cambrioleur tira sur le chauffeur qui tomba raide mort. Seul, il retira son masque : un frisson d’effroi parcourut la jeune femme. Son visage était maquillé comme celui d’un clown, ses cheveux mi-longs gras et transpirant mal teintés d’un vert bouteille encadraient un visage dur. Tout le pourtour de ses yeux était peint en noir, et ses joues affichaient un sourire artificiel, souligné de rouge, mais qui semblait être le résultat de cicatrices qui prolongeaient les coins de sa bouche. L’homme jeta une carte à jouer sur le corps du banquier, puis monta dans le bus qu’il fit ressortir de la banque pour prendre la route.
Julia ne put lire la plaque d’immatriculation. Et lorsqu’elle se connecta sur les caméras de la rue, elle fut décontenancée en voyant un alignement de bus scolaires qui partaient en sortie.
— Alors lui, il a l’art de la mise en scène, murmura-t-elle en s’affalant au fond de son fauteuil.
Ce fut au bout des deux minutes qui lui avaient suffi à filer que Gordon arriva avec plusieurs voitures de police. Julia lança derechef une reconnaissance faciale sur les images qu’elle avait pu récolter de son visage, mais le maquillage empêchait toute identification. Elle ne trouva rien.
— Qu’est-ce qu’on a sur place ? demanda Julia à l’inspecteur Gordon.
— Un carnage, répondit-il par sa radio.
Julia poussa un soupir.
— Combien sont partis ? continua Gordon.
— Un seul, ils se sont entretués, comme si tout était prévu ainsi. A chaque étape de leur casse, il y en avait un pour descendre les autres.
— Pour éviter de réduire les parts, commenta Gordon.
— Oracle, déconnecte les caméras, entendit Julia sur le premier canal.
Elle s’exécuta immédiatement. Elle perdit le visuel, mais gardait le contact radio avec ses deux collaborateurs. Le Batman s’engouffra dans le coffre où se trouvait l’inspecteur.
— Avez-vous une piste, demanda le Chevalier noir à Julia.
— Rien, la reconnaissance faciale n’a pas abouti, la plaque était illisible, et il s’est fondu dans la masse une fois dans la rue, répondit-elle dépitée.
— C’est la première fois qu’on a des images de lui, releva malgré tout Gordon. Ce n’est pas son premier casse : la signature est la même qu’il y a trois jours.
— Une carte joker ? demanda Julia qui n’avait pas de visuel.
— Oui, confirma Gordon.
— On reste concentré sur notre première mission, ordonna le Batman. Il faut récupérer les fonds de toute la pègre d’un seul coup.
— C’est un fou, mais il ne faut pas le négliger, répliqua Gordon.
— On s’en occupera plus tard, la priorité reste de coincer tous les barons de la pègre, insista l’homme chauve-souris. Il vaut mieux en coincer cent plutôt qu’un seul, non ?
— Je devrais obtenir le mandat pour les cinq banques pour demain maximum, fit Julia aux deux hommes.
— On se recontacte, conclut le Batman avant de se déconnecter.
La jeune femme attendit une minute avant de reconnecter l’ensemble des caméras de surveillance.
— Julia, tous les mouvements des fonds de la pègre ont eu lieu quand ? demanda Gordon qui eut une intuition.
Elle ouvrit une nouvelle fenêtre et vérifia l’information en visionnant l’historique des mouvements des billets qu’ils avaient marqués.
— Je circonscrirais dans ces huit derniers jours, répondit-elle.
Elle compara ce laps de temps avec les événements des huit derniers jours. Les dates concordaient notamment avec la visite d’un haut entrepreneur chinois, monsieur Lao, chez la Wayne Enterprise. Julia consulta les articles financiers de ces derniers jours et confirma que la Wayne Enterprise envisageait une collaboration avec la Holdings LSI dont monsieur Lao était le propriétaire.
— Je crois que Lao fait partie des comptables de la pègre, conclut-elle, ce qui confirma l’intuition de Gordon. Mais on n’a rien pour l’inculper, et s’il repart à Hong-Kong, il aura l’immunité diplomatique : son pays refusera de l’extrader.
— Je sais, soupira Gordon.
— Que fait-on, chef ?
— On exécute notre plan comme prévu dès qu’on obtient le mandat, répondit Gordon qui coupa la communication.
Julia coupa les canaux de communication. La fatigue lui piquait les yeux, mais elle devait absolument obtenir le mandat au plus vite auprès du procureur Dent. Elle descendit dans son loft, récupéra son téléphone portable et chercha dans ses contacts celui de Harvey Dent. Elle l’appela.
— Mademoiselle Thorne ! Que me vaut le plaisir de votre appel ? entendit-elle après trois sonneries.
— Bonjour monsieur Dent, dit-elle d’une voix agréable et conviviale.
— S’il vous plaît, appelez-moi Harvey, l’interrompit-il avec chaleur.
— Harvey, reprit-elle avec une pointe d’exaspération, mais dont le ton de sa voix n’avait pas changé. J’aurais une demande à vous faire en ce qui concerne une affaire de la brigade anti-crime. Pourrions-nous nous voir aujourd’hui ?
— Bien sûr ! s’enthousiasma le procureur général. Malheureusement, j’ai une journée chargée, je ne serai disponible que ce soir. Je vous invite à dîner ?
— Evidemment, marmonna-t-elle tout bas. D’accord, quelle heure vous arrangerait ? demanda-t-elle toujours d’un ton avenant.
— Disons dix-neuf heures au Parkside Lounge ? Je vais essayer d’y décrocher une table pour nous deux.
— Très bien, je vous y rejoindrai pour dix-neuf heures, confirma Julia.
— A ce soir ! lança Harvey Dent avant de raccrocher.
Julia poussa un soupir d’exaspération, elle maudissait Jim Gordon de l’avoir envoyée dans ce traquenard : il savait que le procureur Dent avait un faible pour elle depuis qu’il travaillait en collaboration avec la brigade anti-crime. Elle n’avait rien contre lui, c’était un homme bon, sincère, dévoué, et plutôt bel homme, mais elle se refusait catégoriquement de retomber dans le même piège qu’avec Bruce Wayne.
La jeune femme profita qu’il lui restait encore du temps pour lancer une recherche à large spectre par le biais de son programme sur le nom dont elle disposait pour l’enquête sur sa sœur : Jack Oswald White. La recherche allait prendre du temps, il était possible qu’elle n’ait une réponse qu’une fois rentrée de la soirée qui l’attendait.
Ce soir-là, l’heure de son rendez-vous approchait, elle s’était préparée avec une tenue tout en sobriété : une jupe noire qui s’arrêtait au-dessus de ses genoux, un chemisier ivoire et un blazer noir asymétrique ; sa paire d’escarpins allongeait ses jambes en leur donnant un galbe sensuel que des bas couleur chair satiné soulignaient. Elle se maquilla d’un trait d’eyeliner sur des couleurs rosées et discrètes, une touche de mascara et un rose-rouge plus vif sur ses lèvres. Elle avait essayé de se reposer encore quelques heures pendant l’après-midi, mais elle avait eu beaucoup de mal à trouver le sommeil, elle tenta alors de camoufler les cernes de ses yeux dont le vert ressortait grâce à la fine poudre rosée sur ses paupières. Dans l’après-midi, un nouveau bouquet de fleurs lui avait été livré, de magnifiques dahlias rouges cette fois-ci. Elle avait remonté ses cheveux en un chignon d’où sortaient de longues mèches aux boucles lâches, puis, en passant devant le nouveau bouquet de fleurs, elle avait saisi un dahlia dont elle avait écourté la tige et l’avait enfoncé dans son chignon afin d’ajouter la touche de couleur qui manquait à sa tenue. Le restaurant se trouvait non loin de la tour de l’horloge, elle en profita pour s’y rendre à pied. Le parfum de la fleur se répandait délicatement dans ses cheveux, dispersé par la légère brise du soir. L’air frais du mois d’octobre lui fit du bien.
Harvey Dent l’attendait déjà devant le restaurant lorsqu’elle arriva ; il s’était mis sur son trente-et-un avec un élégant costume noir par-dessus une chemise bleu ciel dont il avait retiré in extremis la cravate afin de ne pas paraître en faire trop, les boutons de son col défaits. Ses cheveux courts et blonds qu’il avait coiffés sur le côté et rangés derrière ses oreilles effectuaient des ondulations qui leur donnaient du volume. Il la salua avec un large sourire franc et séducteur, ses yeux bleus pétillèrent à la vue de la jeune femme qui possédait un raffinement qui l’avait toujours charmé dès leur première rencontre. Il tendit son bras avec détermination : c’était la première fois qu’elle acceptait de dîner avec lui, il ne cessait de se répéter que c’était peut-être son unique chance de faire bonne impression. Il l’invita à entrer.
Le restaurant était bondé, toutes les tables étaient réservées plusieurs mois à l’avance pour certaines. L’hôte d’accueil vérifia son registre, puis les invita à suivre un serveur jusqu’à leur table.
— Je me suis fait passer pour un inspecteur sanitaire afin d’avoir une table pour ce soir ! dit le procureur Dent en riant alors qu’ils s’asseyaient à la table placée au centre du restaurant.
— Le bistrot aurait suffi, répondit modestement Julia.
— C’est la première fois que vous acceptez de dîner avec moi, il fallait que je marque le coup ! répliqua-t-il en se voulant plaisantin, mais dont l’affirmation était pourtant bien sérieuse pour lui.
Ils commandèrent leurs plats puis Harvey tenta plusieurs approches auprès de la jeune femme qui resta distante à son plus grand désespoir. Julia, quant à elle, n’avait qu’une seule idée en tête, à savoir le mandat. Elle ne perdit pas plus de temps et aborda au plus vite le sujet qui l’intéressait :
— La brigade anti-crime est sur un gros coup, décrivit-elle alors. Nous avons réussi à repérer tous les dépôts de fonds de la pègre. Il nous faut absolument un mandat afin de perquisitionner simultanément tous les dépôts.
— Cela concerne combien de banques ? demanda-t-il avec professionnalisme quand cela concernait le travail.
— Les cinq plus grandes banques de Gotham.
— Cinq ! s’étrangla le procureur qui reposa son verre de vin qu’il sirotait. Et vous êtes sûrs de votre coup ?
— Oui, répondit-elle avec détermination. Ainsi, nous pourrions confisquer l’ensemble des fonds de la pègre en une seule fois, on frapperait la fourmilière d’un grand coup ! Vous en seriez le…
— Julia ?
La jeune femme se figea tout à coup. Elle leva les yeux et aperçut Bruce Wayne qui se tenait debout à côté de leur table, habillé de sa désinvolture habituelle avec un costume trois pièces anthracite, sa chemise impeccablement repassée ornée d’une cravate bleu nuit, une sublime femme russe en robe noire moulante, ses cheveux blonds magnifiquement bouclés, à son bras. Harvey Dent leur jeta un bref regard d’incompréhension, puis reconnut tout de suite le chef d’entreprise aux multiples milliards. Julia fut obligée de faire les présentations officielles entre les deux hommes :
— Bruce, balbutia-t-elle d’une voix dont elle tentait de dissimuler les tremblements. Je te présente le procureur général monsieur Harvey Dent. Harvey, voici Bruce Wayne.
— Je ne savais pas que vous comptiez un milliardaire parmi vos amis ! s’exclama Harvey avec enthousiasme.
Il se leva et serra vigoureusement la main de monsieur Wayne.
— J’en déduis qu’elle ne parle pas beaucoup de moi, sourit Bruce. Oh, voici Natasha, du ballet russe. Nous pourrions nous joindre à vous, peut-être ? suggéra Bruce en s’adressant au procureur Dent.
Julia ne dit rien, pinçant ses lèvres avec réprobation.
— Oh, je ne pense pas qu’ils acceptent d’ajouter une table, répondit-il navré.
— Bien sûr qu’ils le feront, le rassura monsieur Wayne, c’est mon restaurant.
Bruce fit un signe au serveur qui s’affaira tout de suite pour ajouter une table à côté de celle du procureur et de la jeune femme dont le visage s’était fermé.
— As-tu reçu mes fleurs ? demanda innocemment Bruce à Julia, alors qu’il observait avec une joie secrète le dahlia qui ornait sa chevelure.
— Oui, toutes, répondit-elle brièvement tandis que sa gorge se nouait.
Gênée au plus haut point par son regard qu’elle sentait triomphant, elle saisit tout à coup la main d’Harvey qui était posée négligemment sur la table, bien à la vue du milliardaire. Surpris mais flatté, le procureur la serra délicatement, tout sourire. Un léger rictus passa sur le visage de Bruce, qu’il effaça rapidement de ses traits tout en resserrant son bras autour de la taille de sa compagne d’un soir. Julia crut d’abord à une victoire, jusqu’à ce qu’elle se rende compte que son geste trahissait finalement ses sentiments envers lui. A vouloir le repousser, elle ne faisait que se dévoiler davantage.
La conversation tourna très vite autour de la campagne manquée de peu de Harvey Dent pour devenir maire, puis sur ses actions en tant que procureur pour mettre sous les verrous les criminels de Gotham City. Monsieur Wayne s’intéressa vivement à sa politique frontale, mais le prévint que cela pouvait être dangereux au vu du taux de corruption dans l’ensemble de la ville. S’attaquer aux fonds de la pègre, c’était aussi s’attendre à ce que la moitié de la ville lui tombe dessus car beaucoup de porte-monnaie allaient en être impactés. La discussion dévia ensuite sur le mystérieux justicier : la compagne de monsieur Wayne ne comprenait pas l’engouement et l’idolâtrie qu’une population pouvait vouer à un tel homme, tandis que Harvey Dent louait le courage d’un homme ordinaire pour se hisser face aux plus grands criminels de la ville.
— Je pense qu’il faudrait le soutenir dans son combat, mais qu’il puisse passer la main aux autorités en ayant la certitude que cette lutte qu’il mène n’aura pas été vaine, s’enthousiasmait le procureur général. Il ne pourra pas faire ce qu’il fait toute sa vie, un jour il faudra bien une relève, et cette relève doit se faire par les moyens légaux que nous possédons et que nous devons réaffirmer.
— J’ai cru entendre qu’on vous surnommait le « Chevalier blanc » de Gotham, releva Natasha avec son fort accent russe. Vous en avez en tout cas les idéaux, mais êtes-vous sûr que de laisser ce « Chevalier noir » asseoir son pouvoir est une bonne chose ?
— Il n’est pas un dictateur qui fait sa loi, la reprit soudainement Julia. Le Batman est peut-être l’un des seuls à véritablement agir pour cette ville, à y mettre de sa personne. Ce qui le motive, c’est une confiance qu’il porte dans les habitants de cette ville : selon lui, Gotham peut être sauvée. Il est devenu un symbole qui inspire les gens, qui leur donne de l’espoir.
— Vous avez l’air de le connaître personnellement, répliqua Natasha sur un ton amusé.
— Je n’ai pas cette prétention, répondit Julia du tac au tac, refreinant son enthousiasme trop ostensible.
Bruce, qui n’avait pas pris part à cette discussion, s’était contenté d’écouter en souriant subrepticement alors que son regard ne cessait de s’attarder sur Julia ainsi que sur la fleur qui ornait sa chevelure sombre aux reflets dorés.
— Plutôt que de nous opposer, j’aurais espéré que nous soyons complémentaires, puisque nous menons la même lutte, ajouta monsieur Dent.
— Vous m’avez convaincu, dit soudain monsieur Wayne. Je suis prêt à vous soutenir officiellement.
— Je suis navré, mais je ne pense pas me représenter avant trois ans, répondit Harvey avec un léger embarras, pensant qu’il parlait de la campagne pour la mairie.
— Vous ne m’avez pas compris, reprit Bruce, pour votre travail, je vous mets à l’abri du besoin, financièrement.
Les discussions continuèrent jusque tard dans la soirée, même si Julia restait en retrait, un nœud dans l’estomac. Alors même qu’elle faisait tout pour l’éviter, à chaque fois, ses yeux finissaient par se poser sur Bruce, croisant son regard sensible mais insistant. Elle n’avait pris que quelques bouchées de son assiette, ce qui inquiéta son rencard du soir, Harvey.
— Tout va bien, je suis juste un peu fatiguée, le tranquillisa-t-elle. Je vais rentrer. Puis-je compter sur vous pour le mandat ?
— Vous l’aurez demain matin à la première heure, lui promit le procureur.
— Puis-je la raccompagner ? demanda subitement Bruce en se levant. Je la connais, elle va vouloir rentrer seule à pied, et c’est hors de question que je la laisse faire.
Le multimilliardaire venait de couper l’herbe sous le pied du procureur, qui se rassit et ne put que le remercier pour sa bienveillance, rongeant son frein de manquer une occasion de se retrouver à nouveau seul avec la jeune femme, bloqué également par Natasha à qui il devait tenir compagnie par politesse en attendant le retour du milliardaire. Julia récupéra son sac et prit la direction de la sortie, suivie de près par monsieur Wayne. Un portier avait avancé la voiture de sport du trentenaire, une Lamborghini bleu nuit, dont il ouvrit les portes pour y laisser entrer les deux anciens amis. Julia s’installa dans le siège avant, collée à la portière, son regard concentré sur la route qui se mit à défiler.
— J’aimerais bien qu’on puisse parler, dit alors Bruce d’une voix posée et qui se voulait engageante.
— Il n’y a rien à dire, trancha Julia d’un ton sec.
— Je voulais sincèrement m’excuser pour la nuit…
— Arrête, l’interrompit Julia. Tu veux savoir ce que je te reproche ? C’est de m’avoir servi le même baratin que tu as l’habitude de débiter à la presse et au public. Toi ? Ivre ? Laisse-moi en douter.
Julia poussa un soupir d’exaspération, car elle savait qu’elle devait rapidement clore la discussion si elle ne voulait pas céder à son envie irrépressible de se jeter dans ses bras et l’embrasser.
— Non, en fait, c’est très bien ce qui est arrivé, reprit-elle pour ne pas lui laisser l’occasion de répondre. Tu m’as menti, et si ce n’était pas arrivé ce jour-là, ce serait arrivé un jour ou l’autre, et pas que de ton côté… Il est arrivé des choses dont je ne peux pas, et ne pourrais très certainement jamais te parler. Et ça, c’est quelque chose que je déteste, ça ronge les relations de l’intérieur, les mensonges. Je refuse cela entre nous.
Julia s’arrêta quelques instants pour reprendre sa respiration qui devenait saccadée. Elle luttait avec un bon nombre d’émotions qui la traversaient à ce moment précis.
— Tu ne nous as même pas laissé une chance, répondit enfin Bruce qui avait amorcé un large détour afin de prolonger leur entrevue.
— Je ne voulais pas nous donner cette chance, pour ne pas dépasser ce point de non-retour où, trop investis émotionnellement, nous aurions été blessés, par déception, par secret, par…
— Par peur ? dit-il en prolongeant sa pensée.
Le silence tomba d’un seul coup dans la voiture, le ronronnement du moteur et le passage des vitesses comblant le vide.
— Je me protège tout simplement quand je me sens en danger, murmura-t-elle, sa voix s’étant soudainement adoucie.
Le silence reprit à nouveau sa place entre eux. Bruce paraissait réfléchir à la situation, confronté à un dilemme inconnu.
— Et si j’arrivais à t’apporter une preuve que nous pouvons nous faire confiance l’un l’autre, qu’on pourrait tout se dire ? reprit calmement Bruce, cela t’aiderait-il à avoir moins peur ?
— Je ne sais pas, murmura-t-elle sans conviction, car la seule chose dont elle était sûre, c’est qu’elle ne trahirait jamais le Chevalier noir qui lui apportait son aide, et à qui elle rendait la pareille, presque convertie à sa cause.
Bruce finit par arriver à la tour de l’horloge et se gara devant l’entrée, éteignant le moteur. Le silence envahit le véhicule. Il l’observa avec tendresse, puis il déposa sa main paume ouverte sur le rebord du siège passager, comme pour l’inviter à renouer le contact. Julia faisait tout pour éviter son regard et restait prostrée contre la vitre de sa portière. Toutefois, elle finit par glisser sa main dans la sienne, qu’il serra avec douceur et soulagement. Tout à coup, la jeune femme prit une lente inspiration : elle se laissa envahir par les émotions qu’elle sentait pulser dans cette main ferme et sécurisante. Elle fut troublée lorsqu’elle y ressentit cette même peur en lui, celle qui la tétanisait, la peur de mettre en danger les personnes à qui elle révélerait ses secrets ; toutefois il se sentait étrangement prêt à dépasser cette crainte contrairement à elle. Puis ce fut une véritable vague de chaleur qui la transporta, jusqu’à ce qu’elle retire sa main de la sienne. Elle respira profondément plusieurs fois afin de reprendre une contenance calme et réservée.
— Promets-moi de me répondre, dit-il simplement.
La jeune femme tourna enfin son visage vers le sien, acquiesça d’un bref signe de tête, puis sortit de la Lamborghini. Bruce s’assura qu’elle fût bien entrée dans la tour avant de redémarrer le moteur et de repartir en direction du restaurant.
Lorsque Julia arriva dans son appartement, elle était exténuée. Il fallait qu’elle fasse attention de ne pas se laisser submerger par les émotions afin de garder la maîtrise d’elle-même. Elle s’avachit dans son canapé, la tête entre ses mains. Elle n’aurait jamais cru que ces huit mois sans voir Bruce avait pu autant exacerber ses sentiments pour lui : tout avait reflué telle une vague que rien n’arrête.
La jeune femme se leva subitement et se retira dans les combles afin de se changer les idées. Son programme avait dû terminer la recherche qu’elle avait lancé dans le courant de l’après-midi. Elle sortit les écrans de veille, mais ce fut une déception et une incompréhension qui l’envahirent alors : strictement rien n’avait été trouvé à propos de ce dénommé Jack Oswald White. C’était tout comme s’il n’existait pas, ou qu’il n’avait jamais existé. Les larmes lui montèrent aux yeux de colère ; à chaque fois qu’elle pensait pouvoir avancer dans son enquête, quelque chose venait la freiner à nouveau, ou la mettre dans une impasse.
Elle ferma d’un coup sec la fenêtre, puis vérifia du coin de l’œil la position des billets marqués. Ils n’avaient pas bougé, ils pourraient faire une descente dans les cinq banques le lendemain matin. Elle prévint par message Jim Gordon qu’ils auraient leur mandat à l’aube, et qu’il lui en devait une, puis elle redescendit dans son loft, prit une bonne douche pour se glisser enfin sous ses draps. Elle régla son réveil pour six heures, ce qui signifiait qu’il lui restait à peine quatre heures de sommeil, si elle s’endormait tout de suite. Sa nuit fut malheureusement agitée.
Le lendemain, la descente simultanée des cinq banques, qui devait être le plus gros coup de la brigade, tourna court lorsqu’ils découvrirent les différents coffres de dépôts vidés de tous les fonds qui y étaient déposés. Il ne restait que les billets qui avaient été marqués par la brigade.
— Quelqu’un nous a balancé, s’emporta Julia de retour au quartier général de la G.C.P.D.
— Ils ont dû vider les coffres cette nuit, soupira Gordon, fatigué de cette corruption dont ils n’arrivaient pas à se débarrasser.
Julia sortit son ordinateur portable et fit une recherche rapide : Lao avait quitté le sol des Etats-Unis cette nuit même, la coïncidence était plus que flagrante. La jeune femme passa sa journée à tenter de trouver une solution ou à vérifier que des billets marqués n’avaient pas pu se faufiler parmi les millions subtilisés, mais en vain. Le soir, Gordon vint la chercher dans le bureau de la brigade, il avait l’air excédé. Ils montèrent ensemble sur le toit de l’immeuble où Gordon avait installé un vieux projecteur auquel il avait ajouté la forme d’une chauve-souris dessus, ce qui lui servait de signal pour appeler le Batman. Sauf que cette fois-ci, ils y trouvèrent le procureur Harvey Dent qui avait allumé lui-même le signal, qui était en compagnie de l’homme chauve-souris. Julia resta en retrait tandis que Gordon éteignait avec colère le projecteur.
— Vous savez pourquoi votre opération a foiré, Gordon ? s’emporta le procureur Dent. C’est parce que votre équipe est infestée de flics pourris ! Berg, Ramirez, et d’autres sur lesquels j’avais enquêtés quand j’étais dans les affaires internes !
— Vous ne savez pas ce que c’est que de travailler en première ligne ! s’énerva également Gordon. On ne me laisse pas le choix, je suis obligé de faire avec ce que j’ai ! Et qui me dit que ce ne sont pas vos propres services qui comptent des hommes à la solde de Maroni ?
— Vous auriez dû me mettre dans la confidence ! rétorqua violemment Dent. On avait Lao ici à Gotham ! J’aurai pu lui retirer son passeport et il aurait été sous notre juridiction !
— Comme vous le dites si bien, je ne peux faire confiance à personne, moins sont dans la confidence, mieux c’est ! renchérit Gordon en haussant le ton.
Pendant ce temps, Julia et le Batman se lancèrent un regard entendu.
— Si je vous ramène Lao, arriverez-vous à le faire parler ? demanda le Chevalier noir au procureur.
— Si j’arriverais à le faire parler ? Je le ferai chanter, oui ! s’écria-t-il avec vigueur.
Gordon reprit de plus belle dans ses invectives. Le Batman en profita pour rejoindre les ombres et disparaître.
— Et comment vous y prendriez-vous pour… reprit Harvey Dent avant de s’interrompre lorsqu’il se rendit compte que le Chevalier noir avait disparu.
— Il fait ça tout le temps, marmonna Gordon sur la défensive, tout en haussant les épaules.
Une fois chez elle, Julia contacta le Batman pour connaître son plan. Il allait se rendre directement à Hong-Kong afin de récupérer Lao et de le ramener aux Etats-Unis.
— Vous me ramènerez un souvenir, parce que je ne pourrai pas vous accompagner sur ce coup-là, dit-elle alors. J’imagine que vous aurez besoin de matériel spécifique ?
— Exact, répondit-il.
— Je ferai parvenir deux ou trois choses à monsieur Fox alors, vous verrez avec lui si cela peut vous être utile, conclut-elle en sortant plusieurs objets d’une armoire qu’elle avait installée dans les combles et où elle rangeait les appareils qu’elle bidouillait.
— Merci.
— Pas de quoi, faites bon voyage, termina-t-elle.
Ils refermèrent le canal de communication. Julia étala sur son bureau plusieurs objets et en sélectionna deux : le premier était un téléphone basique qu’elle avait transformé en système d’hacking automatique pouvant déverrouiller portes, coffres, ou tout système électronique à distance. Il fallait juste qu’il soit déposé dans les locaux où on voulait le faire fonctionner. Le deuxième prenait également l’apparence d’un téléphone portable, auquel elle avait ajouté un système de modélisation de l’espace grâce à la technologie du sonar. Pour les repérages d’espace spécifique, c’était l’idéal.
Julia redescendit dans son loft, rangea les deux appareils dans son sac et alla les porter directement à Lucius à qui elle téléphona au préalable. Il se trouvait heureusement encore dans les locaux de la tour Wayne, ils se donnèrent rendez-vous dans le département des nouvelles technologies et du développement, puis elle lui expliqua le fonctionnement de ses nouvelles créations.
— Elles seront peut-être utiles plus vite qu’on ne le pense, ajouta-t-elle avec un clin d’œil.
— Oh, je vois, sourit Lucius. Je les lui soumettrai selon ses besoins.
— Merci, bonne soirée, et souhaitez-lui bonne chance de ma part, dit-elle avec une pointe d’inquiétude dans la voix.
— Ne vous en faites pas, la rassura Lucius avec bienveillance. Il reviendra très vite.
Les deux amis se firent la bise et se quittèrent sur un air entendu.
Quatre jours après, la police retrouva Lao solidement attaché et sonné sur le parvis du quartier général de la G.C.P.D., avec un panneau autour de son coup adressé à l’inspecteur Gordon. L’interrogatoire commença le jour même, mené par Harvey Dent, et le lendemain, plus d’une centaine d’arrestations eurent lieu, soutenues par la Juge Cyrillo qui permit l’ouverture de tous les dossiers d’accusations et les procès. Ce fut un coup retentissant dans toute la population criminelle de Gotham City. Les médias relayaient l’information, le procureur Dent avait réussi un coup de maître en mettant en arrestation les plus grands criminels de la pègre. Mais tandis que le maire avait convoqué le procureur dans son bureau pour s’assurer que ce dernier avait les épaules suffisamment solides pour assumer les répercussions de ces arrestations, un homme fut retrouvé mort, pendu devant les locaux de la mairie.
La brigade criminelle descendit le corps : c’était un citoyen lambda affublé d’une imitation du costume du Batman, mais dont le visage avait été maquillé comme celui du clown cambrioleur que Julia avait aperçu sur les vidéos surveillance. Il portait sur lui une carte à jouer, celle du joker, sur laquelle était inscrit : « Que le Batman se découvre, ou les morts pleuvront ».