L'Oracle de Gotham - tome 1
Le corps du malheureux avait été porté à la morgue ; l’inspecteur Gordon et Julia avaient insisté pour l’examiner avant l’autopsie, ils se tenaient tous les deux l’un en face de l’autre, des deux côtés du cadavre.
Celui-ci était vêtu d’une armure artisanale voulant ressembler à l’allure du Batman : il portait un gilet molletonné et rigide sur la poitrine et le dos, une large cape de coton noir, des protège-tibias, ainsi qu’un masque aux oreilles pointues ne dévoilant que le bas de son visage. Toutefois, il avait été maquillé tel un clown, la peau blanche, le pourtour des yeux noirs et un large sourire rouge fendait ses joues.
— C’était sûrement l’un de ses imitateurs, fit remarquer Gordon d’un air navré. Pauvre gars.
Julia l’examinait de près ; elle observa les blessures au cou, puis remarqua les impacts de couteau dans l’abdomen, ce qui lui retourna quelque peu l’estomac malgré ce à quoi elle avait pu être confrontée par le passé.
— Il est mort avant d’avoir été pendu à l’immeuble de la mairie, remarqua-t-elle tout haut.
Le médecin légiste entra ensuite dans la salle et alluma l’écran de télévision.
— Vous devriez voir ça, dit-il en pointant du doigt l’écran.
Sur toutes les chaînes était diffusée une vidéo de l’imitateur pris en otage par l’homme au joker, qui le torturait. La pauvre victime était assise, attachée à une chaise, alors que son ravisseur l’interrogeait sur les raisons qui le poussaient à imiter le Batman. Il répondait avec courage que c’était un symbole d’espoir qui leur montrait l’exemple, à savoir de ne pas avoir peur de fous comme lui. L’homme au visage de clown le frappa au visage, puis le poignarda sans état d’âme. Julia détourna les yeux, ébranlée par la violence de la scène.
— Batman, c’est à toi que je m’adresse, dit alors le dément. Sors de ta cachette et montre ton vrai visage à tout le monde, sinon, je ferais pleuvoir des cadavres ! À commencer par lui, qui sera suivi de plein d’autres. Ne tergiverse pas trop longtemps, plus tu attends, plus il y aura de morts…
Gordon éteignit l’écran de télévision, l’air dégoûté, puis jeta un regard désemparé du côté de Julia. Malgré son écœurement, elle resta de marbre.
— Il a l’air d’être imprévisible, releva Jim.
— Je vous vois venir, encore une fois, l’interrompit Julia. C’est hors de question. Je ne le profilerai pas, celui-là. Il doit posséder sa logique, ses motivations, on va les trouver.
Deux jours passèrent sans qu’il y ait de nouveaux morts. L’effervescence redescendit dans l’esprit des gens, pensant que c’était l’œuvre d’un dément qui n’allait pas au bout de sa menace. Julia surveillait minutieusement la ville au travers de son programme, mais ne put prévoir le prochain coup de celui qu’on surnomma « le Joker » à cause de sa signature par la carte à jouer qu’il avait laissée sur chaque scène de crime.
Julia laissa sonner plusieurs fois son réveil le matin du deuxième jour, et finit par ouvrir les yeux à la troisième répétition de l’alarme, il était presque huit heures. Le ciel était pâle et elle apercevait les premiers rayons du soleil qui se reflétaient dans les immeubles vitrés du quartier de la finance, ainsi que dans les fenêtres des bâtisses plus anciennes en des couleurs jaune orangé du vieux Gotham. Depuis son lit, elle apercevait, par la fente de ses rideaux où elle avait laissé la porte-fenêtre entrouverte, l’une des gargouilles de la coursive, un monstre de pierre aux immenses ailes décharnées repliées sur son dos, qui se teintait d’or et d’ocre. Julia s’étira lentement, puis sentit un objet qui alourdissait ses draps à ses pieds. Elle se redressa, intriguée, et vit un petit paquet emballé dans du papier kraft ficelé. Elle jeta à nouveau un regard perplexe du côté de la porte-fenêtre restée entrouverte, puis saisit le paquet. Il était assez lourd, de forme rectangulaire, et solide. Elle retira la ficelle de jute, ses sourcils froncés, puis défit précautionneusement le papier kraft, dévoilant un boîtier noir, des idéogrammes gravés dans un coin qu’elle tourna dans tous les sens. Ne comprenant pas tout de suite ce que c’était, elle prit son téléphone, photographia l’engin et les écritures, puis effectua une recherche par image. Elle tomba assez vite sur un article de l’université de Hong Kong ainsi qu’un autre du salon de l’invention qui s’était déroulé à Genève sur un moteur intégré sans fil.
— Ce n’est pas vrai… murmura Julia, impressionnée une fois qu’elle eut lu les deux articles.
Elle reprit l’engin entre ses mains et sut alors l’ouvrir afin d’en observer les composants. Tandis qu’elle se levait pour se rendre dans les combles avec le petit moteur, un petit mot glissa du papier kraft, qu’elle ramassa aussitôt : « Petit souvenir de Hong Kong ». Julia ne put s’empêcher de sourire, ses joues virant au rouge ; elle ne s’était pas attendue à ce que le Batman la prenne au pied de la lettre.
Alors qu’elle redescendait de ses combles pour déjeuner après un examen minutieux de la technologie rapportée en cadeau par son co-équipier, le téléphone de la jeune femme sonna. C’était le procureur Harvey Dent, elle décrocha :
— Bonjour, j’espère que je ne vous dérange pas, dit-il avec politesse.
— Pas du tout, dites-moi, un souci ?
— Eh bien, oui, peut-être, et je pense que vous pourrez m’aider, poursuivit-il avec quelque embarras. Monsieur Wayne organise pour moi une soirée de récolte de fonds dans son penthouse auprès de ses amis milliardaires ce soir, le souci, c’est que je ne suis pas du tout à l’aise dans ce genre de soirée… Étant donné que vous le connaissez, je me demandais si vous étiez d’accord de m’y accompagner.
Julia hésita entre rire de bon cœur face à l’innocence du procureur qui lui rappelait ses premiers pas et sa propre peur de ce genre de soirée, et soupirer d’appréhension, car cela signifiait se rendre chez Bruce alors qu’elle se sentait fragile face à ce dernier. Elle réfléchit quelques instants.
— Vous m’avez l’air vraiment anxieux à l’idée de vous rendre là-bas, finit-elle par répondre.
— Vous n’avez pas idée ! s’exclama-t-il avec espoir.
— Bon, je veux bien faire un geste pour vous, décida-t-elle alors, une pointe de nervosité dans sa voix.
— Je vous remercie infiniment, mademoiselle Thorne, dit-il avec un réel soulagement. Je passe vous chercher vers vingt heures ? Vous n’habitez pas très loin, je crois.
— Ce sera très bien, conclut-elle. À ce soir.
— À ce soir, encore merci.
Julia raccrocha. La maladresse du procureur était attendrissante. Et peut-être que Bruce ne sera même pas présent à sa propre fête, qui sait ? S’il était présent, ce serait l’occasion de le braver au bras d’un autre. A cette seule pensée, elle sourit de satisfaction, imaginant la tête que pourrait faire Bruce. Elle tenta également d’imaginer quelle serait sa réaction, puis secoua la tête en soupirant : décidément, elle n’arrivait pas à l’oublier. Elle se dit alors qu’elle aurait également l’occasion de revoir Alfred, son majordome, qu’elle appréciait beaucoup et dont elle pouvait avouer plus facilement que sa gentillesse et sa prévenance lui manquaient cruellement.
Elle se releva et se dirigea vers son dressing pour se choisir une tenue adéquate ; elle sélectionna deux robes qu’elle possédait qui pouvaient faire l’affaire, s’accorda quelques secondes de regret pour les deux magnifiques robes que lui avait offertes Bruce et qui avaient péri dans les flammes, puis se décida pour une robe longue, droite, à la manière d’une toge de satin fendue sur le côté gauche jusqu’au haut de la cuisse.
La sonnerie de son téléphone retentit une nouvelle fois ; elle jeta un œil sur l’écran, c’était Bruce dont elle avait débloqué le numéro suite à leur dernière entrevue. Elle hésita un instant, puis finit par décrocher, car elle le lui avait promis.
— Bonjour Julia, cela me fait plaisir que tu décroches enfin, dit-il de sa voix profonde.
— Je t’écoute, déclara-t-elle pour toute réponse.
— J’organise une petite collecte de fonds ce soir chez moi, et j’aurais aimé que tu viennes.
— Désolée, je suis déjà prise ce soir, déclara-t-elle avec une malice soudaine. J’accompagne le procureur à une petite collecte de fonds chez un dénommé Wayne…
Elle l’entendit rire de nervosité à l’autre bout du fil. Julia jubila de le faire mousser pour une fois, tout en se rendant compte de son attitude puérile.
— Sérieusement, c’est toi qui l’accompagnes ? demanda Bruce dont la voix trahissait un certain agacement.
— Oui, répondit-elle d’un ton faussement naturel. Tu arrives trop tard d’une quinzaine de minutes.
— Bon, tout ce qui m’importe, c’est de t’y voir, conclut-il avec mesure. J’espère simplement qu’on pourra se parler un peu juste tous les deux.
— On verra bien ce qu’il en est, répondit-elle sobrement en reprenant son sérieux.
— À ce soir, Julia.
— À ce soir.
Ils raccrochèrent. Entendre à nouveau sa voix l’avait fait frissonner. Ce fut lorsqu’elle se retrouva dans le silence et la solitude de son loft qu’elle se rendit compte avec exaspération à quel point il lui manquait.
Elle prévint Gordon qu’elle serait de sortie ce soir, puis opéra quelques changements qu’elle souhaitait réaliser depuis un moment sur son propre téléphone. Elle retourna dans les combles où elle stockait tout son matériel informatique et d’électronique. Elle le démonta entièrement, remplaça certains composants, puis le remonta et le connecta à son ordinateur central. Là, elle y téléchargea une version allégée de son programme afin qu’elle puisse avoir accès à certaines fonctionnalités directement depuis son téléphone. Elle le débrancha et le redémarra ; les mises à jour prirent un peu de temps pendant lequel elle s’affaira sur une oreillette qu’elle puisse porter discrètement pendant la soirée.
Vers dix-sept heures, elle redescendit dans son loft pour se préparer. Après un bon bain chaud et s’être lavé les cheveux, une serviette autour de sa poitrine et une autre qui englobait sa chevelure humide, elle entreprit un soin du visage ; elle effectua ensuite un brushing afin de donner du volume à ses cheveux dans de belles boucles qui retombèrent sur ses épaules et dans son dos, et se manucura les ongles de ses mains, qui en avaient bien besoin. Puis elle revêtit sa longue robe de satin noire retenue par une élégante fibule en bronze sur son épaule gauche, noua une fine ceinture en métal autour de sa taille et vérifia que les plis de la robe retombaient élégamment jusqu’au sol. Elle se maquilla dans les tons rose et ivoire, puis enfila ses escarpins. Cela faisait longtemps qu’elle ne s’était pas apprêtée pour une soirée comme celle-ci, et le nœud de son estomac se renoua à l’idée de croiser à nouveau Bruce Wayne. La jeune femme repensa à Harvey qui comptait alors sur elle : sa parole une fois donnée, elle s’y tenait. Ce fut avec une grande inspiration, ses yeux fixés sur son reflet dans le miroir, qu’elle installa sa nouvelle oreillette au creux de son pavillon, la testa rapidement, puis glissa ses effets personnels dans son sac à main rectangulaire de satin noir agrémenté d’une large chaîne en bronze.
Il sonna vingt heures, elle revêtit un manteau de laine noir ainsi qu’une étole dentelée déposée négligemment autour de son cou, puis elle descendit en bas de sa tour, où Harvey Dent l’attendait, engoncé dans son plus beau costume noir, une chemise en coton blanc et un nœud papillon. Il tenait dans sa main une boutonnière composée d’une rose rouge, qu’il tendit à la jeune femme avec quelque maladresse.
— Merci, sourit Julia qui le laissa l’accrocher à la fibule qui retenait la manche de sa robe.
— Vous êtes d’un ravissement sans pareil, la complimenta-t-il, les joues légèrement roses.
Julia continua de sourire ; les yeux bleus du procureur ne la laissaient plus si indifférente, mais c’était surtout cette franche gaucherie qui avait fini par l’atteindre. Elle saisit le bras qu’il lui tendait et ils marchèrent ensemble.
Le procureur prit plaisir à cette promenade avec la jeune femme, la complimentant sur sa tenue et la remerciant une nouvelle fois de l’accompagner à ce qui ressemblait pour lui à une fosse aux lions. Ils arrivèrent en bas de l’immeuble où résidait monsieur Wayne depuis que son manoir était en reconstruction, prirent l’ascenseur où le liftier les conduisit au dernier étage. Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, Julia eut le souvenir de la soirée de gala avec Bruce. Afin de cacher son appréhension, elle serra plus fort le bras de son cavalier, afficha un large sourire et invita le procureur à entrer dans le vaste salon où de nombreux invités discutaient agréablement sur un fond de musique de jazz. Un vieil homme distingué tout de noir vêtu se présenta aussitôt à eux avec un plateau de coupes de champagne :
— Alfred ! s’écria Julia avec une joie sincère.
— Mademoiselle Thorne, c’est un très grand plaisir de vous revoir, répondit le majordome de sa voix douce et bienveillante qui avait tant manqué à la jeune femme.
— Voici monsieur Harvey Dent, procureur général, présenta Julia.
— Enchanté, monsieur Dent, répondit Alfred en le saluant avec respect. Vous êtes l’invité d’honneur de cette soirée, soyez le bienvenu.
Julia balaya ensuite du regard le salon à la recherche de visages connus. Elle reconnut quelques femmes d’affaires qu’elle avait rencontrées grâce à Martha, la femme de monsieur Fox, elle se dirigea donc vers elles et commença les présentations.
— Oui, mademoiselle Thorne, fit l’une d’elle avec un air élégant. Je me souviens de vous, et de la gifle magistrale que vous aviez donnée à monsieur Wayne à cette soirée !
— C’est vrai, se souvint Julia qui avait oublié ce détail, se forçant à sourire.
— Vous savez, vous êtes devenue une héroïne pour beaucoup d’entre nous, lui confia une autre en souriant. Celle qui a remis les idées en place à notre beau milliardaire !
Le petit groupe de femmes éclata de rire avec élégance et retenue.
— Vous avez giflé monsieur Wayne pendant l’une de ses soirées ? l’interrogea Harvey une fois qu’ils eurent quitté le groupe de femmes.
Julia poussa un léger soupir.
— Mais je vous en admire et vous respecte d’autant plus ! s’exclama-t-il alors en levant son verre à sa santé, soulagé. Vous osez tenir tête, nous avons cela en commun.
Ils entrechoquèrent leurs coupes ; Harvey s’était soudainement détendu, comme si la nouvelle qu’elle avait repoussé le milliardaire lui avait ôté le poids d’un doute qui l’habitait depuis leur dîner au Parkside Lounge. Enfin, leur attention fut attirée par un vrombissement qui provenait des airs. Un petit hélicoptère se posa de l’autre côté de l’immense terrasse extérieure, et en sortit monsieur Wayne accompagné de trois femmes qui rivalisaient de beauté dans leurs robes pailletées et moulantes. Julia ne put s’empêcher de hausser un sourcil : serait-ce sa réaction de jalousie envers elle parce qu’elle venait avec un autre ? Elle eut malgré elle un léger sourire qui se dessina au coin de ses lèvres : elle considéra cela comme sa petite victoire personnelle.
Bruce entra par la large porte-fenêtre et salua l’ensemble de ses invités, pour ensuite interpeller monsieur Dent :
— Où est Harvey Dent ? Le grand invité de ce soir ! Ah !
Le regard de Bruce s’arrêta sur le couple d’un soir ; un éclair sombre effleura ses traits lorsqu’il aperçut la main du procureur posée nonchalamment sur la taille de la jeune femme, avant de disparaître aussi soudainement.
— Au début, je ne savais pas quoi penser de ce jeune procureur général qui débarquait d’on ne sait trop d’où, poursuivit Bruce en s’avançant lentement vers eux. Mais ses actions, puis ses exploits de ces dernières semaines, m’ont convaincu : Harvey Dent incarne le nouvel espoir de jours meilleurs pour notre ville. « Je crois en Harvey Dent », lança-t-il comme un slogan avant de lever son verre.
Tous les invités applaudirent et levèrent leurs verres à la santé du procureur. Bruce se mêla ensuite à la foule, sans toutefois approcher Harvey et son invitée qu’il n’arrivait pas à quitter des yeux, attendant le moment propice pour s’entretenir avec elle. La soirée avança ainsi sans accrochage jusqu’à ce que Julia sente que Dent devenait plus à l’aise et qu’il commençait à se créer des contacts. Elle s’éloigna un moment de son cavalier pour rejoindre la terrasse qui avait été désertée à cause de la fraîcheur de la nuit.
Là, elle aperçut Bruce qui jetait le contenu de sa coupe par-dessus la balustrade de verre.
— Je savais bien que tu ne buvais que modérément, lui lança-t-elle alors.
Bruce se retourna et eut un sourire sincère à la vue de la jeune femme. Elle se tint à ses côtés devant la balustrade et admira à son tour la vue.
— Tu n’as pas froid ? lui demanda-t-il avec prévenance.
— Non ça va, répondit-elle avec un sourire timide.
Bruce paraissait nerveux, il prit une forte inspiration.
— J’aimerais te montrer quelque chose, tout à l’heure, dit-il d’un trait.
— Quoi donc ? demanda-t-elle avec innocence.
L’attitude de Bruce intrigua la jeune femme qui lui fit face en le regardant avec un air devenu sérieux et inquiet.
— Je ne préfère pas en parler ici, il vaut mieux que je te le montre directement, insista-t-il avec embarras.
— C’est que… hésita Julia.
L’idée de se retrouver tout à fait seule avec Bruce lui faisait peur, de même qu’abandonner Dent alors qu’il était son cavalier officiel de la soirée.
— Je t’en prie, j’y tiens, dit-il de sa voix grave et profonde.
Il s’était approché encore, lui saisissant la main entre les siennes, qu’il serra avec fermeté. La douce odeur de cèdre et de bergamote de son eau de toilette envahit la jeune femme tout comme la chaleur de ses mains, elle ne pouvait lui résister plus longtemps.
— D’accord, murmura-t-elle simplement.
Bruce eut un sourire à la fois de joie et de soulagement. Il allait la remercier lorsque Julia fronça les sourcils et leva le doigt pour lui demander le silence un court instant : elle recevait une communication de l’inspecteur Gordon dans son oreillette. Elle porta son doigt à son oreille gauche afin de répondre.
— Vous en êtes sûr ? demanda-t-elle, ses yeux croisant ceux de Bruce qui y lut de l’incompréhension.
Tout à coup, le visage de la jeune femme changea du tout au tout, passant de la perplexité à l’horreur :
— Il faut sortir Dent de là ! souffla-t-elle subitement sans autre explication.
À ce moment, un grand fracas provint de l’intérieur du penthouse. Ils se raidirent tous les deux et se précipitèrent à l’intérieur. Plusieurs intrus avaient débarqué de l’ascenseur portant un masque de clown, des fusils à pompe et des armes à feu à gros calibres qu’ils pointaient sur la tempe d’un policier qui avait dû leur ouvrir le passage. Le meneur ne portait aucun masque, son visage maquillé suffisait à la mascarade ; il avait revêtu un costume trois-pièces mauve par-dessus un gilet vert et une chemise à rayures, faits sur mesure. Il marchait avec le dos légèrement voûté, de grandes enjambées, ses talonnettes claquant sur le parquet ciré. C’était le Joker. Julia se tourna du côté de Bruce, mais il avait disparu dans la foule. Elle balaya alors du regard les invités, puis aperçut Harvey Dent qui se faisait emporter dans une chambre annexe du penthouse ; les nouveaux arrivants ne l’avaient pas aperçu. Gordon venait de l’informer qu’une attaque simultanée avait lieu en ce moment même sur trois membres de la justice et de la police : le commissaire Johansson et la juge Cyrillo venaient d’être tués tous les deux, Harvey était la troisième personnalité visée.
— Ah ! une jolie petite sauterie ! s’exclama le Joker en parcourant le salon avec ses hommes. Ce soir, je viens pour l’animation ! Mais avant cela, je dois voir quelqu’un… Dites, je cherche Harvey Dent, vous le connaissez ? Il paraît qu’il est ici.
Le dément s’approchait des invités qui reculaient, horrifiés. Il saisit une coupe de champagne qu’il but d’un trait, puis continua de demander où se trouvait le procureur. Tout à coup, son regard se posa sur Julia. Il s’arrêta net, ouvrit grand les bras et s’écria, fou de joie :
— Oh ! Adeline ! C’est incroyable ! Moi qui te croyais partie !
Julia en resta tétanisée. Le Joker accourut auprès d’elle, la serra dans ses bras, puis l’embrassa à pleine bouche. La jeune femme se dégagea de son étreinte et le gifla violemment.
— Alors, Adeline, c’est comme ça que tu m’accueilles ? dit-il en se frottant la joue, puis il se mit à rire. Tu es plus ravissante que jamais, même si je te préférais quand tu étais blonde, et tu sais combien ça me plaît quand on me résiste…
Il lui saisit alors la nuque d’une main puis glissa la lame d’un petit couteau entre ses lèvres.
— Tu te souviens de notre petit jeu ? lui murmura-t-il, son visage à quelques centimètres du sien.
Le Joker put alors observer le visage de la jeune femme à loisir.
— Attends, tu n’es pas Adeline, toi, remarqua-t-il alors. Oh ! Je sais ! Tu es sa sœur !
Il l’attrapa par le poignet qu’il lui tordit dans le dos ; il la fit tournoyer et la plaqua contre son torse, dos à lui, puis glissa la lame sous sa gorge.
— Attends, attends, attends, laisse-moi me souvenir de ton prénom, fit-il en la serrant contre lui lorsqu’il s’aperçut qu’elle essayait de s’enfuir. Judie… July… Julia ! Voilà, c’est ça, tu es Julia. Tu sais, des fois, il y a des choses qu’on a sous les yeux qu’on se refuse de voir… puis quand on les ouvre enfin, tout est plus clair ! Ta sœur m’a tellement manqué que j’ai voulu croire que tu étais elle…
Julia tentait vainement de se libérer de l’étreinte de son agresseur, envahie à la fois par la peur et la colère, tandis qu’il riait aux éclats et qu’elle sentait son haleine dans le creux de son épaule et sur sa nuque.
— Mais dis-moi, reprit le Joker. J’aimais bien ta sœur parce qu’elle avait voulu me comprendre, elle. Elle y était arrivée, d’ailleurs… Dis, as-tu le même don qu’Adeline ? Hmm ? Ta sœur m’a dit que oui, et même que tu étais très douée, beaucoup plus douée qu’elle… et même que tu cachais une face si sombre en toi que tu refusais de la laisser émerger. C’est vrai, ça ?
— Lâche-la, retentit une voix rauque et profonde derrière la foule qui s’écarta avec stupeur.
— Tu tombes bien toi ! s’exclama le Joker à l’adresse du Batman. Je crois que mon message n’était pas très clair… Tu montres ton visage, et j’arrêterai de tuer de pauvres innocents.
Les sbires du Joker encerclèrent le Chevalier noir, pointant leurs armes sur lui, tandis que Julia se débattait encore, mais il la serra d’autant plus fort contre lui ; elle sentit sa lame lui inciser la peau juste sous sa mâchoire, quelques gouttes de sang perlèrent le long de sa gorge. Elle aperçut une lueur dans le regard du Batman, elle ne sut si c’était de l’inquiétude ou de la rage, mais elle eut une étrange sensation de déjà-vu. La jeune femme tenta d’asséner des coups de coude dans la poitrine et le ventre du Joker, ce qui l’obligea à la retourner face à lui.
— Tu me connais, mais moi aussi je te connais, grinça-t-elle alors entre ses dents en le regardant droit dans les yeux. N’est-ce pas, Jack ?
— Comment sais-tu…
Il avait relâché sa vigilance ; elle lui écrasa le pied avec son talon, lui donna ensuite un coup de poing dans le ventre ce qui le fit se plier, un coup de genou dans la tête, puis elle courut à toute vitesse du côté du Chevalier noir qui désarmait les sbires du Joker qui l’assaillaient alors tous ensemble. Elle ne s’arrêta pas jusqu’à arriver devant une porte dont les battants avaient été coincés par une barre métallique. Elle tira la barre, entra dans la vaste pièce close sans fenêtres, récupéra la barre métallique et s’enferma à l’intérieur. Lorsqu’elle se retourna pour observer la pièce, elle y découvrit le corps inerte d’Harvey Dent. Elle se précipita auprès de lui, vérifia qu’il était encore en vie, puis s’assit contre le mur à côté de la porte. Tout son corps était parcouru de tremblements incontrôlables.
Elle n’arrivait pas à croire ce qu’il venait de se passer ; cet homme, ce fou, avait connu sa sœur dans l’asile d’Arkham. Il était ce fameux patient pour lequel elle n’avait trouvé aucune information, qui paraissait n’avoir jamais existé. Les larmes se mirent à couler le long de ses joues malgré elle. Julia les essuya avec rage ; l’agresseur de sa sœur était là, juste à côté, et elle se cachait, terrorisée.
Soudain, elle entendit du bruit à l’extérieur, du verre que l’on casse, des hommes et des femmes crier. Elle tenta discrètement de contacter Gordon dans son oreillette, il lui confirma que les renforts arrivaient au plus vite. Elle allait activer le deuxième canal de communication lorsqu’elle s’immobilisa soudainement. L’intervention du Batman lui parut tout à coup d’une extrême rapidité. Puis, les paroles du Joker lui revinrent à l’esprit : « Tu sais, des fois, il y a des choses qu’on a sous les yeux qu’on se refuse de voir… ». Elle l’avait sous les yeux, et ce depuis le début. Ce regard qu’il avait eu à l’instant lorsqu’elle était sous le joug du dément, elle le reconnut enfin. Comment n’y avait-elle jamais pensé ? Pourquoi n’avait-elle jamais fait le lien ? Tout s’éclaira alors dans son esprit. Ce qu’elle ne comprenait pas s’illumina. Bruce Wayne était le Batman, et c’était certainement ce qu’il s’apprêtait à lui révéler à la suite de cette soirée si celle-ci n’avait pas mal tourné. Un tumulte de pensées et d’émotions la submergèrent tout à coup : de l’incompréhension tout d’abord, car pourquoi ne le lui avait-il jamais révélé auparavant ? une certaine colère en découla, qui s’évanouit vite lorsqu’elle réalisa que tous les sentiments qu’elle possédait pour Bruce et qu’elle s’était obligée à réprimer pour protéger son secret devenaient… légitimes ? Qu’en tout cas, elle n’avait plus aucune raison de les brider, dorénavant. Ce fut à la fois un soulagement et un élan de désir qui l’envahirent finalement.
Soudain la jeune femme se rendit compte que le procureur commençait à se réveiller alors que des bruits de pas résonnaient derrière la porte. Elle porta sa main à sa bouche afin qu’il ne fasse aucun bruit, et lui fit signe de se taire. Il tenta de se lever, mais Julia l’en empêcha en lui saisissant le bras, penchée juste au-dessus de lui.
— C’est vous qu’ils cherchent, lui murmura-t-elle tout bas, ses yeux rivés sur la porte.
Harvey obéit à la jeune femme ; elle travaillait dans la police, elle savait ce qu’elle faisait, et cette assurance émanait de toute sa personne. Puis, malgré la situation périlleuse dans laquelle ils se trouvaient, il ne put que céder à son charme : la chaleur de sa main posée sur son bras, la proximité de son corps avec le sien, sa bouche près de son oreille, son souffle dans ses cheveux et sa nuque, si la décence et le respect ne le retenaient pas, il l’aurait saisie à l’instant pour l’embrasser.
Enfin, ils les entendirent s’interpeller ; ils se réunissaient afin de quitter les lieux, car la police arrivait en force. Une fois qu’ils eurent déguerpi, Julia respira profondément. Il fallait qu’elle regagne le contrôle de ses émotions suite à ce qu’il venait de se passer et ce qu’elle avait appris et sur sa sœur, et sur Bruce. Elle se leva lentement, entendit l’inspecteur Gordon de l’autre côté de la porte, elle la débloqua avec l’aide d’Harvey. Une équipe du SWAT avait investi le penthouse et évacuait les lieux. Une grande partie des invités étaient déjà redescendus par l’ascenseur. Dans la cohue, elle n’aperçut ni Bruce ni le Batman : la déception l’envahit, comme si leur, ou plutôt sa seule présence pouvait apaiser son état de stress et d’angoisse. Elle entendit Harvey Dent annoncer qu’elle l’avait sauvé en le protégeant, Julia ne répondit rien ; il lui semblait qu’elle percevait la réalité de manière très lointaine. Au bas de l’immeuble, les journalistes s’étaient massés et les interpellaient. Elle suivit Gordon au commissariat général. Elle eut l’impression qu’elle ne savait plus où aller, ni quoi faire. Tous ses repères venaient d’être profondément ébranlés. On la questionna sur ce qu’il s’était passé. Elle répondit de manière évasive. On finit par raccompagner la jeune femme chez elle.
Julia se retrouva seule dans son immense loft sombre, vide, avant que le jour ne se lève. Elle retira ses escarpins qui lui faisaient mal aux pieds, sans pour autant ressentir réellement la douleur, fit quelques pas, puis se laissa choir sur le sol, adossée au montant de son canapé, face à la baie vitrée, côté est. Elle attendit que le soleil se lève enfin, ses pensées tournoyant sans cesse dans son esprit. Si ce que le Joker avait dit sur sa sœur était vrai, qu’il l’avait obligée à plonger dans son esprit, alors il se pouvait bien qu’Adeline se soit donné la mort, car la folie de cet homme dépassait l’entendement. Tandis que les premières lueurs de l’aube apparaissaient, Julia se laissa aller aux cris et aux larmes. Le responsable de la disparition de sa sœur était à sa portée, et elle n’avait rien fait d’autre que se cacher. La perspective de la mort de sa sœur se faisait plus tangible, mais elle ne pouvait toujours pas s’y résoudre. Puis, le choc et la tristesse avaient laissé place à la haine. Une haine dont elle voulut se servir pour cacher sa détresse. Les premiers rayons du soleil apparurent à l’horizon. Julia se releva, puis sortit sur la coursive, pieds nus, sa robe virevolta au vent tout autour d’elle alors qu’elle posait ses mains encore tremblantes sur la balustrade de pierre. Elle laissa la lumière l’imprégner, elle sentit la chaleur lointaine du soleil sur sa peau.
Son téléphone, qui était resté dans sa main, vibra. C’était Bruce. Elle décrocha.
— Julia, tout va bien ?
Sa voix était pleine d’inquiétude. Elle reconnut alors celle qu’elle entendait si souvent au creux de son oreille malgré le modifieur de voix qu’il devait utiliser. Un sourire se dessina sur ses joues encore ruisselantes de larmes ; le réconfort qu’elle cherchait depuis la fin de soirée se trouvait là, dans cette voix chaude et profonde.
— Tout va bien, Bruce, le rassura-t-elle d’une voix étonnamment calme. Je suis en sécurité.
— Tout s’est passé si vite, j’ai essayé d’appeler du secours…
— Bruce, l’interrompit-elle avec douceur. Tout va bien, tu n’as pas à te justifier, j’ai compris.
Il y eut un instant de silence. Bruce ne sut pas si elle parlait du simple tumulte de la soirée, ou si elle évoquait le secret qu’il voulait lui révéler, et qu’elle aurait découvert. Il tenta sa chance :
— Julia, j’aurais voulu te le…
— Je sais, l’interrompit-elle encore. J’imagine que c’est ce que tu comptais me montrer en deuxième partie de soirée ?
— Oui, répondit-il avec un certain soulagement mêlé à la peur du rejet.
Julia eut un petit rire incontrôlé. Cette révélation qu’elle avait eue venait de se concrétiser.
— On va dire alors que c’est l’intention qui compte, répondit-elle. Je suis juste frustrée de ne pas l’avoir découvert avant…
Elle l’entendit prendre une profonde inspiration.
— Non, en fait, le plus frustrant, reprit-elle, c’est de ne pas savoir pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt. Depuis le début, tu savais…
— Pour te protéger, tout comme toi tu ne me disais rien, lui rappela-t-il avec tact. Et je tiens d’ailleurs à te remercier pour… ta loyauté, envers le Bat.
Julia secoua la tête. En effet, elle n’avait jamais rien dit à Bruce de sa double vie, pensant ainsi le protéger, et afin de ne pas trahir son co-équipier. Toutefois, la différence entre eux se trouvait bien là : il savait, alors qu’elle ignorait. Elle poussa malgré tout un profond soupir de soulagement, un poids s’était levé d’un seul coup ce soir-là, tandis qu’un autre s’était alourdi.
— Au fait, merci pour le petit souvenir de Hong Kong, dit-elle avec un léger sourire au coin de ses lèvres.
— Il t’a plu ? s’enquit-il avec un enthousiasme qu’il ne sut voiler. J’avoue que Lucius m’a aidé sur ce coup-là.
— Lucius, bien sûr, marmonna-t-elle en secouant la tête.
Elle se sentait bien idiote de ne pas avoir fait le lien entre Lucius et Bruce, il travaillait pour lui dans sa propre entreprise. Cela paraissait si évident, maintenant.
— Nous avons un fou à arrêter au plus vite, reprit-elle d’une voix calme et posée.
— On l’arrêtera ensemble, lui répondit-il avec détermination.
Ils raccrochèrent. Il n’était pas seul. Elle n’était plus seule. Ensemble, ils réussiraient à coincer le Joker.