L'Oracle de Gotham - tome 2
Le lendemain matin, ce furent les vibrations de son téléphone qui réveillèrent Julia. À tâtons, elle le récupéra sur sa table de chevet improvisée et cligna des yeux afin de lire le nom qui s’affichait sur l’écran : Gordon. Elle décrocha en récupérant l’une de ses oreillettes tombées parmi ses couvertures.
— Allô ? dit-elle d’une voix encore pâteuse en enfonçant l’écouteur dans son oreille.
— Bonjour Julia, je ne pensais pas vous réveiller à cette heure, dit Jim sur un ton d’excuse.
La jeune femme jeta un œil sur l’heure qu’affichait son écran, il était effectivement dix heures passées ; elle n’avait certainement pas entendu son réveil sonner.
— Des infos de votre côté ? demanda-t-elle en s’asseyant au bord de son lit.
— Je crois que nous avons eu la même idée cette nuit malheureusement, fit Gordon en référence à la descente dans le repaire de la pègre. Vous auriez dû me dire que vous étiez sur place.
— Nous avons exploré plusieurs pistes différentes, il a décidé en dernière minute de s’y rendre, expliqua Julia. D’ailleurs, c’est bien que vous ayez appelé, ajouta-t-elle en se levant tout à fait.
Julia se dirigea vers son vaste bureau et sortit de veille ses écrans. Elle récupéra le post-it qu’elle s’était fait la veille pour l’avoir sous les yeux.
— Il y a des nouveaux venus dans la place, décrivit-elle en se frottant les yeux. Le premier se fait nommer « le Pingouin » et chercherait à intégrer les hautes sphères de la pègre, mais je n’ai rien de plus. Le second est une femme. Je n’ai pas de nom, mais elle semble vouloir collaborer avec eux. Elle leur a proposé de renflouer leurs caisses. Il faudrait donc surveiller les banques et tout établissement bancaire ces prochains jours, c’est possible qu’un braquage ou qu’un cambriolage ait lieu.
— C’est noté, je vais organiser des patrouilles en fonction de cette information, répondit Gordon avec reconnaissance.
— Et de votre côté, qu’est-ce que cela donne ? lui demanda-t-elle également.
— J’ai bien reçu les courriers que vous m’avez fait parvenir, nous les avons confiés à notre expert graphologue, mais j’imagine que vous avez déjà mené votre propre expertise ? dit-il presque blasé.
— En effet, je vous envoie tout de suite la liste des noms que j’ai pu associer aux écritures, répondit-elle derechef.
— Il n’y a pas un seul jour où je regrette votre départ de ma brigade, soupira Gordon.
— J’ai fait inclure une clause dans mon contrat qui vous permet de me demander des collaborations selon les affaires en cours, l’informa alors Julia. Je garde un pied dans la police malgré tout.
— Malheureusement, je ne peux pas vous demander officiellement de participer à cette enquête puisqu’elle vous concerne directement, déplora-t-il.
— On s’entend, lui répondit-elle, sachant qu’il comprenait qu’officieusement, elle serait toujours prête à collaborer avec lui.
— Au fait, j’espère qu’il n’y a pas eu de dégâts de votre côté hier soir, dit-il avec embarras.
— « Rien de grave », dit-elle simplement avec une pointe dissimulée de sarcasme.
— Bien. En ce qui concerne les criminels que vous avez aidé à mettre sous les verrous, il y en a quelques-uns malgré tout, continua Jim. Vérifier l’ensemble de leurs réseaux et connaissances va prendre du temps…
— Envoyez-moi la liste que vous avez, l’interrompit-elle, reconnaissant la demande déguisée du commissaire.
— Je vous remercie, Julia. Au fait, pour ce qui est du Joker…
— Je ne néglige aucune piste, l’interrompit-elle un peu abruptement. On continue à se tenir au courant, conclut-elle avant de raccrocher.
La jeune femme posa son téléphone et se frotta à nouveau les yeux, avant de se lever de son siège et d’enclencher sa petite machine à café. Puis elle vérifia une nouvelle fois l’heure sur son téléphone : il était dix heures trente, elle avait une réunion avec ses équipes pour des projets en cours à la Wayne Enterprise à partir de onze heures. Elle les ferait en télétravail ; elle en informa ses équipes. Elle prit tout de même rapidement sa douche, se coiffa, se maquilla et revêtit une tenue simple composée d’un chemisier et d’une jupe, mais resta pieds nus malgré le sol froid. Julia tira un café bien serré à sa machine, puis ferma son lit et replaça sa table basse devant le canapé. Elle installa son ordinateur portable de manière à avoir un fond neutre, vue sur son canapé. Onze heures sonnèrent à l’horloge, elle ouvrit son ordinateur portable, glissa les écouteurs dans ses oreilles et lança la réunion :
— Bien, bonjour à toutes et tous, dit-elle d’un ton qui se voulait assuré. Je vous remercie pour votre réactivité afin de mener cette réunion à distance.
Ses employés la saluèrent, certains réunis dans le troisième sous-sol aux établis, d’autres depuis leurs postes de travail.
— Donc, on fait un premier point sur notre projet de bot intelligent à détection de fuite de gaz, annonça-t-elle avec professionnalisme. Monsieur Stevenson, où en est la partie technique ? vous avez réussi à réduire la taille des composants ?
— Nous avons pu effectuer une réduction de 20% de l’ensemble, mademoiselle Thorne, répondit l’ingénieur. Toutefois, cela pose encore problème pour les tuyaux de 50mm et inférieurs.
— Combien manque-t-il ? demanda Julia.
— Il faudrait une réduction d’encore 10%.
— Un point particulier qui gêne cette réduction ? l’interrogea-t-elle encore.
— L’électronique, je dirais.
— C’est noté, merci monsieur Stevenson, dit-elle en tapant sur le clavier de son ordinateur.
La jeune femme prit un instant de réflexion, les plans du projet sous les yeux.
— Et si nous composions des satellites de détection ? suggéra-t-elle soudain.
Les ingénieurs froncèrent des sourcils, se penchant à leur tour sur les plans.
— Imaginez qu’on ait notre bot au volume initial, poursuivit Julia, sans réduction de coque et que nous introduisions dans la place gagnée des capteurs qui pourraient se déployer dans les tuyaux de moins de 50mm.
— Comment les récupèrerions-nous ? demanda l’un des ingénieurs.
— Soit on en fait des capteurs jetables dont la fonction ne serait que de récolter les données avant de mourir en bout de ligne, réfléchit Julia. Soit on les rend capables de revenir à leur point de lancer initial.
Tous commencèrent à prendre en note l’idée de leur cheffe de projet, puis à faire des calculs afin de vérifier la faisabilité du nouveau projet.
— Et du côté de l’informatique, cela donne quoi ? enchaîna-t-elle afin de ne pas perdre de temps, car elle avait encore quatre réunions à diriger.
Soudain, elle fut interrompue par les vibrations de son téléphone. Elle jeta un œil sur l’écran qui affichait le nom de Bruce. Elle hésita un instant à répondre.
— Excusez-moi, dit Julia en finissant par décrocher son téléphone.
L’ensemble des retours vidéo de ses employés la regardait avec curiosité tout en respectant le silence dû à l’interruption téléphonique : tous avaient coupé leur micro.
— Bonjour chéri, enchaîna-t-elle d’un ton faussement naturel. Je suis désolée, mais je suis en réunion, tu peux rappeler dans deux heures ?
Elle aperçut l’ensemble de son équipe prendre un air amusé, se remémorant la fois où le grand patron était venu l’enlever à son établi. Julia pinça les lèvres, il était temps de prendre sa revanche.
— Tu télétravailles ? lui demanda Bruce.
— Eh bien oui, tu sais, il y a des gens qui doivent travailler pour gagner leur vie, répondit-elle d’un ton sarcastique, le sourire aux lèvres.
— Tu es devant eux, et ils t’entendent, c’est cela ? devina Bruce qui rit par nervosité.
— Tu as tout compris, sourit-elle. La loi du talion, tu connais ? Je te renvoie simplement l’ascenseur. Bon, je te dis à tout à l’heure : ceux qui vont travailler te saluent !
Elle raccrocha son téléphone, ne réussissant pas à effacer son sourire satisfait de son visage.
— Où en étions-nous ? reprit-elle avec son air le plus naturel.
La réunion se déroula dans de bonnes conditions ; ses employés s’amusaient beaucoup de voir que la nouvelle conquête du grand patron osait lui tenir tête. En une heure et demie, l’ensemble des sessions furent terminées et chaque équipe savait parfaitement ce qu’elle avait à faire. Julia Thorne s’épanouissait pleinement dans son nouveau travail de gestion de projets.
À treize heures tapantes, Bruce ne rappela pas, mais se présenta directement à son appartement. Elle reçut une notification à son interphone, puis vérifia la caméra de l’ascenseur avant de donner le feu vert pour l’accès à son loft. Une fois qu’il fut à l’intérieur et qu’il se retrouva devant son dressing, elle déverrouilla le passage secret afin qu’il puisse la rejoindre. Bruce entra dans le repaire de la jeune femme vêtu d’un élégant costume trois-pièces anthracite et d’une chemise blanche et d’une cravate à pois argentés sur fond bleu marine, ses mains dans les poches de son pantalon, l’air toujours aussi désinvolte.
— Alors comme ça, tu provoques ton patron devant tes employés ? lança-t-il d’un ton amusé, mais où l'on percevait une pointe de fierté blessée.
Julia sourit à sa réaction. Bruce vint tout de même l’embrasser pour lui dire bonjour, alors qu’elle s’était levée de son fauteuil pour l’accueillir.
— On récolte ce que l’on sème, lui répondit-elle avec malice.
Elle passa ses bras autour de ses épaules pour l’embrasser encore, mais il eut un sursaut et grogna lorsqu’elle déposa ses mains dans son dos. Elle le relâcha immédiatement.
— Excuse-moi ! s’empressa-t-elle de dire, l’air inquiet.
— Tout va bien, la rassura-t-il en se forçant à sourire à nouveau. C’est encore douloureux, c’est tout.
— Un café ? proposa-t-elle en l’invitant à s’asseoir.
Il acquiesça. Elle refit chauffer sa machine, prépara une deuxième tasse puis tira les deux cafés à la suite. La jeune femme les apporta vers le coin salon et les déposa sur la table basse. Bruce l’avait observée, accoudé au dossier du canapé, sa main contre sa tempe et le sourire aux lèvres. Elle était pieds nus et marchait sur la pointe des pieds, balançant ses hanches marquées par sa jupe courte et étroite. Il ne put résister à l’attraper par la taille et l’asseoir sur ses genoux une fois qu’elle eut déposé les deux tasses, caressant alors ses jambes nues du bout de ses doigts. Son visage était tout près du sien, il déposa un baiser sur ses lèvres, sa main glissa sous sa jupe pour remonter le long de sa cuisse.
— Toi aussi, tu m’as manqué, murmura-t-elle en glissant ses doigts dans ses cheveux bruns coiffés en arrière, faisant retomber des mèches sur son front et ses tempes.
— Dis-moi, as-tu un lit ? demanda-t-il tout bas à son oreille, son regard parcourant la pièce à la recherche dudit lit.
— Tu es assis dessus, répondit-elle en souriant.
Elle éclata de rire devant son air surpris.
— Il se déplie ! rit-elle encore.
Bruce se leva soudain, la jeune femme dans ses bras agrippée à son cou. Il saisit la poignée qu’il sentit entre les coussins et tira d’un grand coup dessus, tout en poussant la table basse du pied sur le côté. Les tasses tremblèrent, du café se renversa sur la surface laquée. Une fois le lit déployé, il déposa la jeune femme sur le matelas tout en s’allongeant sur elle pour l’embrasser avec passion.
Il était déjà quinze heures lorsqu’ils s’éveillèrent de leur sieste crapuleuse. Julia fut la première à ouvrir les yeux, Bruce était allongé sur le ventre à ses côtés, sa respiration calme et lente la berçait silencieusement. Elle se redressa sur un coude, effleurant de ses doigts son dos musculeux et meurtri. La jeune femme aperçut les deux larges ecchymoses, traces des impacts de balles de cette nuit. Elle évita la zone, fronçant les sourcils. Julia était parfaitement consciente des risques que prenait le multimilliardaire, mais il lui était toujours difficile d’en constater les stigmates sur son corps. Elle poussa un léger soupir.
— C’est superficiel, la rassura-t-il tandis qu’il ouvrait les yeux et remarquait son air inquiet.
— Cela aurait pu ne pas l’être, murmura-t-elle malgré tout, le regard triste. J’aurais dû contacter Jim cette nuit, j’aurais su qu’il prévoyait une descente, on aurait pu éviter cela…
Bruce la fit doucement taire d’un doigt sur ses lèvres.
— On ne peut pas tout prévoir, dit-il avec raison. Allez, viens là.
Il la prit entre ses bras ; Julia enfouit sa tête dans son épaule et respira cette odeur boisée aux notes de cèdre et de bergamote qu’elle appréciait tant : elle l’apaisait. Toutefois, quelque chose la préoccupait, et elle savait qu’elle devrait lui en parler tôt ou tard.
— La docteure Pawinski m’a contactée, fit-elle d’une voix qui se voulait assurée. Elle dit qu’il y a eu du progrès dans la thérapie du Joker…
— On en a déjà parlé, l’interrompit-il un peu trop abruptement.
— J’ai visionné sa dernière séance hier soir, poursuivit-elle malgré tout. Il serait prêt à révéler ce qu’il s’est passé avec ma sœur quand il était à l’asile la première fois.
Bruce s’écarta de la jeune femme, s’accouda aux coussins et la regarda droit dans les yeux, le visage soudain sombre et fermé.
— Et si c’était un mensonge simplement pour te voir, pour te manipuler ? dit-il d’un ton grave. Tu sais comment il est, ce qu’il a fait…
— Je le sais, dit-elle en se redressant elle aussi. Et d’un autre côté, j’ai beau avoir cherché partout ailleurs, je n’ai trouvé aucune autre piste qui me mènerait à Adeline. Je suis dans une impasse…
Bruce soupira d’exaspération :
— Te rends-tu compte que le message laissé sur les portes de ma tour pourrait très probablement être de son fait ?
Julia baissa la tête en pinçant ses lèvres. Elle le savait pertinemment, mais elle n’avait pas vraiment d’autre choix si elle voulait avancer dans sa propre enquête.
— Je sais que cela pourrait très bien être une manipulation de sa part, et que je ne suis pas forcément prête à le rencontrer en l’état actuel des choses, mais… c’est pour ça que je te demande de m’y aider, reprit-elle d’un ton suppliant. J’ai besoin de savoir ce qu’il s’est passé pour comprendre ce qu’Adeline aurait pu faire ensuite.
Il passa sa main sur son front tout en poussant un nouveau soupir. Il reconnaissait que cette fois-ci, elle n’avait pas agi dans son dos et lui demandait directement son aide, ce qui représentait une sacrée étape pour la jeune femme dont l’entêtement était ce qui la poussait à prendre des risques inconsidérés.
— D’accord, dit-il enfin. Je t’y accompagnerai, et nous poserons nos conditions pour cette rencontre.
Julia lui sourit, reconnaissante.
— C’est surtout parce que je sais que tu iras quoi que je dise, la prévint-il.
— Ce n’est pas faux, fit-elle avec une moue à laquelle il ne résistait pas.
Bruce l’embrassa tendrement, mais fut interrompu par la sonnerie de son propre téléphone. Il le récupéra dans la poche de son costume qui gisait à même le sol et décrocha.
— Wayne, dit-il d’une voix neutre et grave.
Tandis qu’il écoutait son interlocuteur, Julia se mit à caresser les poils sombres de son torse, suivant les courbes de ses muscles du bout de ses doigts.
— D’accord, j’arrive, dit-il en raccrochant. Je dois me rendre sur le chantier du manoir, ajouta-t-il en s’adressant à la jeune femme.
— Cela avance ? demanda-t-elle intriguée.
— Oui, même si cela va prendre encore quelques mois, fit-il en s’asseyant sur le rebord du lit, à la recherche de son boxer. Je le reconstruis à l’identique de ce qu’il était, il appartenait à ma famille depuis plusieurs générations.
— À l’identique ? releva-t-elle avec un haussement de sourcil.
Bruce ne put réprimer un sourire complice.
— À l’exception des souterrains de l’aile est, répondit-il avec un clin d’œil. D’ailleurs, je fais en sorte qu’Oracle puisse venir s’y installer…
Julia se mit à rougir. Bruce enfila la dernière pièce de son costume et noua rapidement sa cravate face au petit miroir placé devant le large paravent. Julia s’était également rhabillée. Elle était un peu déçue qu’il doive repartir si vite.
— Je vais appeler la directrice de l’asile d’Arkham tout à l’heure, je te dirai ce qu’il en est, dit-elle en s’approchant de lui.
Elle réarrangea les quelques mèches de cheveux qui lui tombaient sur le front. Il caressa une dernière fois sa joue, déposa un baiser sur ses lèvres et prit l’ascenseur dérobé.
À nouveau seule, la jeune femme s’assit devant son bureau avec son téléphone et composa le numéro de la directrice de l’asile, la docteure Pawinski. Celle-ci décrocha très vite, et lorsqu’elle entendit la réponse positive de la jeune femme, elle la remercia vivement pour sa collaboration. Elles convinrent d’un jour et d’une heure pour la séance de rencontre avec le Joker. Julia la prévint qu’elle serait accompagnée, et demanda à ce que cette visite se fasse dans les meilleures conditions, à savoir sous haute sécurité. La directrice le lui promit, elle ne plaisantait jamais avec ce genre de patient. Le rendez-vous fut pris pour la fin de la semaine, le vendredi matin. Suite à cet appel, Julia envoya un message à Bruce pour l’en informer. Il accusa réception de son message : c’était planifié. Une boule d’angoisse commença alors à se former dans le ventre de la jeune femme ; savoir qu’elle allait se retrouver en face du Joker ne la réjouissait absolument pas. Elle s’accrochait à la pensée qu’elle pourrait enfin connaître ce qui était arrivé à sa sœur, même si l’idée de cette découverte l’angoissait tout autant. Un flot de pensées contradictoires et anxiogènes se mit à la submerger ; la jeune femme plongea son visage entre ses mains, ferma les yeux et prit une lente inspiration avant d’expirer tout aussi lentement. Si elle paniquait déjà maintenant, elle ne pourrait jamais se présenter face au Joker. Elle devait se maîtriser dès à présent. Elle reprit une longue inspiration et expulsa l’air de ses poumons avec lenteur tout en visualisant son corps dans son esprit. L’angoisse perdit en intensité, la boule au creux de son estomac se relâcha quelque peu.
Elle reprit son téléphone et sélectionna un nom dans ses contacts.
— Bonjour Alfred, seriez-vous disponible pour venir me chercher ? demanda-t-elle la voix éraillée comme si elle avait crié.
Le majordome acquiesça avec sa gentillesse habituelle et lui donna rendez-vous dans l’heure. Julia prépara son sac, récupéra ses effets personnels et prit son ordinateur portable qui lui suffirait pour ces prochains jours. Lorsque Bruce apprit qu’elle s’était rendue chez lui par l’intermédiaire d’Alfred, il ne put en être que soulagé.
Le vendredi arriva bien plus vite que ce que la jeune femme aurait pu penser. Ils avaient passé la semaine à préparer ce rendez-vous, mais aussi à explorer les pistes pour découvrir la provenance de l’acte de vandalisme sur les portes de la tour Wayne. Depuis ce jour, il n’y avait pas eu d’autres actes de ce genre ni mise à exécution auprès d’aucune des Julia de l’entreprise. Julia Thorne avait même réintégré son poste dans la tour Wayne le jeudi, lui permettant de se changer plus facilement les idées au vu de ce qui l’attendait le lendemain.
Ils avaient rendez-vous à dix heures dans l’asile. Bruce les conduisit lui-même dans l’une de ses voitures de sport. Lorsque Julia sortit de la voiture sur le parking de l’hôpital psychiatrique, un frisson la parcourut ; le souvenir des événements qui s’y étaient déroulés il y avait un an de cela restait vif dans son esprit. Bruce lui donna son bras, qu’elle attrapa pour le serrer contre elle. Sa présence était rassurante. Ils furent accueillis par la directrice de l’asile, la docteur Sofia Pawinski. C’était une belle femme basanée, d’une quarantaine d’années, aux formes généreuses, mais avec un air impassible. Son regard paraissait sévère, mais dissimulait une certaine bienveillance. Elle retenait sa longue chevelure noire en un chignon strict.
— Mademoiselle Thorne, Monsieur Wayne, je suis ravie de vous recevoir aujourd’hui, dit-elle d’un ton où se mêlaient chaleur et professionnalisme. Veuillez me suivre.
La directrice les invita à entrer dans le bâtiment qui avait été restauré : l’intérieur était plus lumineux, plus accueillant. Toutefois, les couleurs restaient froides, surtout dans les couloirs qui menaient aux quartiers de haute sécurité où la neutralité était de mise. Dans le salon de l’accueil, Julia put rencontrer la nouvelle psychiatre qui suivait le Joker. Ils furent une dizaine à s’enchaîner pour son suivi, tous démissionnant après un ou deux jours en sa présence. La doctoresse Headow fut la seule à rester tout un mois face au Joker, stoïque. Ce fut avec elle que les premiers progrès eurent lieu.
Madame Headow était plutôt petite, menue, sa peau d’un noir d’ébène. Ses cheveux frisés avaient été lissés et retenus en un petit chignon derrière sa tête, ce qui accentuait la rondeur de son visage. Elle portait de petites lunettes noires aux verres rectangulaires qui pendaient à son cou. La blancheur de sa blouse ressortait d’autant plus par contraste avec sa peau et ses yeux sombres. Elle serra la main des deux invités.
— Je vous remercie infiniment d’avoir accepté cette entrevue, dit-elle à l’adresse de la jeune femme.
Julia ne put qu’acquiescer d’un signe de la tête, sa gorge se nouant de plus en plus. Bruce serra sa main posée sur son bras. Il sentait ses membres se raidir à mesure qu’ils progressaient vers la cellule de rencontre. Lui-même appréhendait tout autant, voire davantage, cette rencontre entre l’adversaire du Batman et sa compagne qui avait tant souffert à son contact. S’il avait pu, il aurait tout bonnement interdit cette rencontre, mais il commençait à bien connaître Julia : ce pouvait être une véritable tête de mule quand elle s’y mettait. D’un autre côté, il avait un secret espoir que naisse de ce face à face une forme d’expiation de tous les événements vécus afin qu’elle puisse enfin tourner la page, et qui sait, se rétablir psychiquement.
Monsieur Wayne avait demandé à ce que l’entrevue se fasse dans un parloir afin que Julia ne se retrouve pas dans la même pièce que le Joker. Sa demande avait été acceptée, un mur semi-vitré les séparerait. Il serait également sous camisole de force afin d’éviter tout débordement physique de sa part. Toutefois, il ne pourrait être présent aux côtés de la jeune femme dans le parloir afin de ne pas perturber le malade, qui avait exigé de ne parler qu’à elle. Le couple en avait discuté, et tous les deux en étaient arrivés à la conclusion que c’était mieux si le Joker ne les voyait pas ensemble.
Ils arrivèrent dans le quartier de haute sécurité, furent fouillés par prudence, puis monsieur Wayne fut invité à suivre l’entretien derrière une vitre sans teint attenant à la salle où se trouverait le Joker, ce qui lui permettrait d’assister à l’ensemble de l’entretien ainsi qu’à la psychiatre de le diriger par le biais d’un micro. Bruce prit les mains de Julia dans les siennes, lui murmura quelques paroles dans l’oreille auxquelles la jeune femme acquiesça silencieusement, l’embrassa sur le front et la quitta pour suivre la directrice. Madame Headow ouvrit la porte du parloir, Julia prit une grande inspiration et entra.
Le Joker était assis sur une chaise en bois blanc dans une pièce capitonnée, vide. Il portait des habits de coton blanc, des pantoufles de caoutchouc aux pieds. Une camisole de force restreignait ses bras. Il était recroquevillé sur la chaise, la tête baissée, ses cheveux verdâtre pendant lamentablement devant son visage démaquillé. Julia avança lentement dans le parloir où une chaise devant un bureau incrusté dans le mur avait été installée pour elle. Un micro était fixé à la tablette du bureau afin de permettre la communication entre les deux salles. La jeune femme s’assit avec lenteur, son cœur battait fort dans sa poitrine, mais elle s’obligeait à avoir conscience de chacune de ses respirations afin de ne pas se laisser envahir par l’angoisse. Elle jeta un bref coup d’œil sur la vitre sans teint derrière laquelle elle savait Bruce présent.
Le Joker releva brusquement la tête, dévoilant son visage mutilé qui lui donnait l’impression de toujours sourire. Ses cicatrices étaient parfaitement visibles sans le maquillage, remontant de la commissure des lèvres jusqu’aux pommettes, larges et boursoufflées de peau blanchâtre, signe d’une mauvaise cicatrisation. Ses yeux marron se posèrent sur la jeune femme qui se figea, son expression se murant derrière une impassibilité volontaire. Au creux de son oreille, elle entendit résonner la voix réconfortante de Bruce. Ils avaient convenu qu’ils garderaient le contact ainsi, et sa voix serait celle qui la maintiendrait dans le présent. Julia gagna en assurance.
— Ah, ma chère Julia, tu es enfin venue me dire bonjour ! s’exclama le Joker qui sourit en penchant la tête sur le côté.
Elle prit une profonde inspiration avant de se pencher vers le micro qui lui permettrait de communiquer avec le malade et d’appuyer sur le bouton d’activation.
— Je suis venue uniquement pour que tu me racontes ce qu’il s’est passé avec Adeline, dit-elle d’une voix posée.
— Oui, je comprends, répondit-il en hochant la tête. Je te dois bien cela, non ?
La voix du Joker fit remonter les souvenirs de sa séquestration. Elle joignit ses mains afin de faire cesser le tremblement qui la parcourait.
— Mais je pensais qu’on allait commencer la conversation normalement, avec les convenances, reprit le Joker. Comment vas-tu, depuis la dernière fois que nous nous sommes vus ?
Julia ne répondit pas. La psychiatre, qui avait rejoint la directrice et monsieur Wayne derrière la vitre sans teint, utilisa le micro afin de diriger l’entrevue.
— Jack, dit-elle, utilisant toujours le véritable nom du Joker que Julia avait pu leur communiquer. Rappelez-vous, nous avons discuté ensemble de cette entrevue. Mademoiselle Thorne est venue spécialement pour écouter votre histoire.
— Oui, dit-il en ricanant. Mon histoire… avec Adeline.
Julia se crispa un peu plus sur sa chaise.
— Adeline, c’était mon docteur, commença-t-il alors. Je sais, j’en ai eu beaucoup, mais elle, elle était spéciale. Elle essayait de me comprendre, elle voulait m’aider. Elle passait beaucoup de temps avec moi. Je lui racontai mon enfance, mes envies, mes secrets… Au bout d’un certain temps, je sentais bien que le courant passait entre nous, tu vois ce que je veux dire ?
Julia retint sa respiration, elle serrait ses mains si fort entre elles que ses ongles se plantèrent dans sa peau.
— À chacune de nos entrevues, je lui demandais : « Pourquoi cet air si sérieux ? » et elle me répondait d’abord : « Parce que je vous étudie. » Puis elle répondait : « Parce que vous êtes un cas particulier, énigmatique. » Je sentais bien qu’à mesure que nous nous rencontrions, quelque chose se passait… mais toujours, je lui posais cette question.
— Pourquoi ? l’interrompit Julia en masquant les tremblements de sa voix.
— Elle voulait m’aider, et moi je voulais l’aider en retour, répondit le Joker le plus naturellement du monde, un rictus atteignant à nouveau ses lèvres.
— Quelle aide pouvais-tu bien lui apporter ? rétorqua Julia avec dégoût.
— Elle gâchait sa vie à être aussi sérieuse ! s’exclama-t-il. Elle avait besoin qu’on la déride, de joie, de rire, de folie !
— Qu’as-tu fait ? grinça-t-elle des dents.
— Attends, tu vas trop vite en besogne, répondit le dément en s’installant à peu près confortablement sur sa chaise en bois. Tu souhaitais que je te raconte cette histoire ? Alors, laisse-moi le faire à ma façon.
Julia prit une profonde inspiration, car elle sentait une rage sourdre en elle, accompagnée d’un faible bourdonnement derrière ses tympans.
— Je disais donc que je l’intéressais beaucoup tout comme elle commençait à m’intéresser également, reprit le Joker. Tu vois, dans ce genre d’établissement, nous n’avons pas beaucoup de sources de distraction… Et je me dis que c’était peut-être une chance que le docteur Crane en soit le directeur à cette époque-là. Il était très… je ne sais pas s’il faut que je dise permissif ou volontairement imprudent. Avec le recul, disons que cela ne m’étonne même pas qu’il ait été lui aussi enfermé ici, il avait une tendance à prendre des risques inutiles avec les patients, et paraissait faire des expériences plus que suspectes sur…
— Jack, s’il vous plaît, revenez-en à Adeline, l’interrompit la voix de la psychiatre.
Le Joker se tut soudain, l’air boudeur. Le silence s’installa un long moment dans la pièce capitonnée, amplifiant le stress de la jeune femme qui sentait sa rage gronder au travers du bourdonnement incessant qui gagnait en force.
— Je n’aime pas qu’on m’interrompe, dit-il enfin d’un ton affecté.
— D’accord, Jack, répondit calmement la voix de madame Headow. Je ne vous interromprais plus à condition que vous restiez sur le sujet qui nous intéresse.
Le malade eut un rictus qui défigura son visage durant un quart de seconde, puis il se redressa sur sa chaise pour reprendre son récit.
— J’ai fini par gagner sa confiance, poursuivit-il enfin, et même bien plus que cela…
— Que veux-tu dire par-là ? l’interrogea Julia dont les mains s’engourdissaient à force de les serrer l’une contre l’autre.
Le Joker la fixa soudainement du regard avec un sourire mauvais.
— Tu vois très bien ce que je veux dire, répondit-il avec lenteur.
La jeune femme repensa à la remarque du commissaire Gordon à propos du tag qui lui était adressé : en effet, cela aurait très bien pu provenir du Joker, par un intermédiaire. Toutefois, ce qui la déstabilisait au plus haut point, ce n’était pas le fait qu’il prenne plaisir à la torturer à nouveau mentalement, mais bien plutôt qu’il était parfaitement sincère. Elle n’aurait pas pu l’expliquer, mais elle savait qu’il lui disait la vérité.
— Continue, rétorqua-t-elle à mi-voix.
— J’avoue qu’elle avait également un certain pouvoir d’attraction sur moi, reprit-il sur le ton de la conversation. Elle était proche de me comprendre, cependant, il lui manquait ce petit brin de folie au fond de ses yeux. Elle était encore trop sérieuse, quelque chose la retenait du côté de la morale, du bien-pensant…
À ces mots, il eut une grimace de dégoût.
— Je l’ai alors convaincue de me libérer de mes entraves, pour que je puisse lui montrer de quoi je parlais, continua-t-il avec le plus grand sérieux. Nous avons créé un soulèvement parmi les codétenus de cette prison et elle nous ouvrit toutes les portes, au grand damne du directeur.
Le Joker se mit à rire à ce souvenir.
— C’est d’ailleurs à ce moment que j’ai compris qu’il nous laissait faire de bon gré, le petit filou, ricana-t-il. Quoi qu’il en soit, elle voulait que je lui montre ce que c’était que s’amuser vraiment. Le chaos régnait dans l’établissement, nous pouvions tranquillement vaquer à nos occupations. Je l’ai fait allonger sur une table de soin, j’ai pris les bâtons d’électrocution utilisés par les mâtons de l’époque ; je l’ai prévenue que j’allais lui faire mal… « Je suis résistante » qu’elle m’a dit. Le courant a passé, oh, ça oui… si belle à hurler de douleur… son visage en esquissait presque un sourire…
Julia se leva d’un bond, les larmes aux yeux et frappa contre la vitre blindée :
— Salaud ! qu’est-ce que tu lui as fait !
— À la fin, elle en redemandait encore, se mit à rire le Joker. C’est là qu’on s’est réellement libérés de nos entraves, tous les deux : elle des siennes, moi des miennes. Là, elle a commencé à me comprendre, et la petite étincelle de folie qui lui manquait est apparue. C’est là aussi que je me suis mis à l’aimer véritablement…
Julia ne put retenir ses larmes, elle plaqua sa main contre sa bouche pour retenir ses gémissements tout en se détournant de la vitre. Elle ne pouvait plus voir le visage de ce monstre qui avait dénaturé sa sœur. Toutefois, elle se rattacha à une pensée, celle que sa sœur n’était pas morte, du moins pas pour l’instant.
— On a quitté cet endroit en laissant le docteur Crane et ses sbires s’occuper de la pagaille que nous avions mise, poursuivit le Joker. Nous nous sommes enfuis tous les deux, mais je voyais qu’Adeline luttait encore, que quelque chose l’entravait toujours au fond de son cœur. Je voulais l’aider à s’en libérer, pour qu’elle ne soit plus qu’à moi seul ! Nous avons donc décidé de tuer Adeline.
Julia était restée tétanisée derrière la vitre, ses bras serrés contre elle, le visage translucide, une sueur froide lui parcourant l’échine. Bruce lui glissa discrètement de stopper l’entrevue, mais elle avait besoin de savoir, d’aller jusqu’au bout, il lui était impossible de s’arrêter à ce stade : il fallait en finir. Elle se refusa à donner le signal d’extraction qu’ils avaient convenu ensemble.
— Quelques jours plus tard, nous avons visité une petite usine de produits chimiques pour un bain de minuit comme on dit, reprit le Joker. On aimait beaucoup s’introduire dans des lieux qu’on interdit aux autres, elle et moi. Bref, nous nous sommes rendus dans le hangar où se trouvaient les cuves ; une exquise odeur de solvant, d’acides, et de plein d’autres produits dangereux en émanait…
Le Joker sembla humer le parfum de son souvenir avec délectation. Julia ne le regardait plus, les yeux mi-clos, elle ne percevait que sa voix qui lui glaçait le sang.
— C’est ici que nous nous sommes promis l’un à l’autre, se souvint-il avec nostalgie. Je lui ai demandé si elle était prête à mourir pour moi… c’était une évidence pour elle, mais trop facile. Je lui ai alors demandé si elle était prête à vivre pour moi… cette dévotion qu’elle avait dans le regard… encore entravé… je l’ai poussée dans le vide. Elle est tombée dans l’une des cuves.
Les larmes giclèrent des yeux de Julia, l’aveuglant tout à fait. Ce récit était insoutenable, mais elle sentait que cette mort n’était pas celle que tout le monde pouvait imaginer.
— Ne la voyant pas remonter à la surface, j’ai sauté aussi, continua-t-il. Je l’ai récupérée, et là, j’ai vu qu’Adeline était partie… et qu’une toute nouvelle personne était née. Mon amour, ma reine, mon unique… Mon Harley Quinn.
La respiration de Julia s’arrêta net à ce nom. Le bourdonnement qui ne l’avait pas quittée depuis le début de l’entrevue prit une ampleur démesurée, elle n’en entendait presque plus sa propre voix lorsqu’elle l’interrogea d’une voix qu’elle ne se connaissait pas, grave et d’un calme à en frissonner :
— Pourquoi avoir voulu me le raconter à moi ?
Le Joker se leva et s’approcha de la vitre ; ils se retrouvèrent l’un en face de l’autre, leurs visages à une dizaine de centimètres, séparés par l’épaisseur de la vitre. Il plongea son regard dans le sien qu’une noirceur avait commencé à assombrir, elle réprima les convulsions de ses sanglots plus facilement qu’elle n’aurait cru ; le sentiment de haine l’emportait sur tout le reste. Le Joker souriait, ravi, reconnaissant ce regard qu’il avait déjà croisé quelques mois plus tôt.
— Pour que tu la retrouves, répondit-il enfin avec avidité. Que tu me dises où elle est, pourquoi elle ne m’a pas encore rejoint ! Et si elle est morte… pour que tu saches qui elle était vraiment.
Julia secoua la tête. Le Joker se mit à rire, d’un rire dément, effréné, sans retenue. C’en était trop. Elle se détourna de la vitre et s’approcha de la porte en titubant ; elle murmura alors des paroles inaudibles. La porte derrière elle s’ouvrit à la volée, elle sortit. À peine en avait-elle passé le seuil que ses jambes la lâchèrent ; elle ne distingua plus rien autour d’elle mis à part ce bourdonnement affreux qui lui martelait les tempes, jusqu’au moment où un voile noir la déroba à tous ses sens.