L'Oracle de Gotham - tome 2
Quand il fut arrivé devant la porte du Parkside Lounge, monsieur Wayne arrêta sa voiture en douceur. Un voiturier vint tout de suite à sa rencontre et lui ouvrit la portière. Le multimilliardaire lui confia la clef, tandis qu’un autre portier ouvrait à mademoiselle Thorne. Il fit le tour de la voiture et tendit sa main à la jeune femme qui sortit avec élégance.
Comme le couple l’avait prévu, ils furent mitraillés par les paparazzis et certains journalistes les interpellaient afin d’avoir leur attention. Ils adoptèrent une attitude naturelle et les ignorèrent comme convenu, tout en laissant du temps aux photographes pour prendre leurs clichés. Ils entrèrent dans l’hôtel-restaurant ; à l’accueil, on les conduisit à la table que le trentenaire avait réservée. C’était à l’étage devant la large baie vitrée qui donnait sur l’avenue ; deux serveurs s’occupèrent du couple, les installèrent et leur apportèrent la carte, tandis qu’un sommelier leur suggérait un premier verre de vin selon leur envie. Bruce demanda du rosé.
— Comment tu te sens, demanda-t-il avec bienveillance à Julia, qu’il sentait un peu tendue.
— Honnêtement, ça va, répondit-elle en souriant. Je maîtrise bien mieux mon angoisse grâce à toi.
— Nous irons jusqu’au bout de nos sessions, lui dit-il en lui serrant tendrement sa main posée sur la table.
Julia eut un sourire sincère et reconnaissant. C’était la première fois de sa vie qu’elle était aussi proche d’une autre personne, complices à tous les niveaux. La jeune femme eut un petit temps d’arrêt, puis elle porta à nouveau son attention sur son rencard.
— Jim a mis deux agents de la brigade en planque dans le restaurant, informa-t-elle Bruce d’un air naturel.
— Bien, répondit-il en faisant signe au serveur. Tu as choisi ?
— Tu me connais, dit-elle avec un clin d’œil. Le plat le plus…
— Simple de la carte, oui, je sais, termina-t-il en secouant la tête.
Bruce passa la commande, puis le sommelier vint leur conseiller le vin qui irait avec les plats choisis. Ils commandèrent les vins pour les plats suivants, puis ils se trouvèrent à nouveau en tête à tête.
— Il est malin, lui, marmonna Bruce en désignant brièvement de la tête un homme assis deux tables plus loin.
Julia jeta un coup d’œil discret ; c’était un homme d’une cinquantaine d’années, engoncé dans un vieux costume deux-pièces. Son visage était caché derrière la carte du restaurant.
— Garrett Stewart, de la gazette de Gotham, décrivit Bruce. Toujours à l’affut du scoop, lui. Il faut s’en méfier.
La jeune femme acquiesça, gravant son allure dans sa mémoire. Elle sortit son téléphone portable et fit une petite recherche ; elle semblait naviguer de manière anodine sur l’écran alors qu’elle vérifiait les environs au travers de son programme.
— Rien à signaler pour l’instant, dit-elle en posant son téléphone sur la table. Sauf si faire déjà la Une des sites internet des gazettes t’intéresse.
— Quels sont les titres ? demanda Bruce pour vérifier que cela allait dans le sens qu’ils avaient donné.
— « Monsieur Wayne toujours en couple avec Thorne », lut à haute voix la jeune femme. « Une sortie en toute sobriété pour le couple Wayne-Thorne » et un titre plus mitigé : « Mademoiselle Thorne resterait-elle pour l’argent du milliardaire ? », mais c’est le Gotham-Scandale qui le publie, donc…
— Nous avons réussi ton retour, déjà, fit Bruce en tendant son verre.
Ils entrechoquèrent leurs coupes et burent une petite gorgée chacun. Leur premier plat arriva et tandis qu’ils mangeaient paisiblement, Julia s’aperçut que Bruce fronçait les sourcils, ses yeux fixés sur un homme à l’autre bout de la salle. La jeune femme observa quelques instants le nouveau venu : il était petit, menu et se servait d’un parapluie comme canne pour marcher avec élégance. Toutefois, son visage n’avait rien de distingué, son nez étroit et allongé se terminait en petit crochet, ses yeux gris enfoncés dans leurs orbites dont un était surmonté d’un monocle lui donnait un air de musaraigne et sa démarche ressemblait à celle d’un manchot, claudiquant, les pieds en éventail.
— Pourvu qu’il ne me voie pas, marmonna Bruce qui évita le regard de l’étrange bonhomme.
— Qui est-ce ? l’interrogea Julia avec curiosité.
— Oswald Cobblepot, il appartient à une autre famille de Gotham, aussi ancienne que la mienne d’ailleurs, expliqua Bruce qui avait perdu sa bonne humeur. Il s’est toujours cru obligé de se mettre en concurrence avec moi.
Monsieur Cobblepot se tourna vers les grandes baies vitrées, puis aperçut monsieur Wayne. Il afficha un grand sourire, lui adressa alors un signe ostensible de la main, puis se dirigea vers eux.
— Ce n’est pas vrai, marmonna encore Bruce en se redressant.
Le multimilliardaire se leva en affichant un sourire de convention et serra la main de son camarade d’enfance, âgé de quelques années de plus.
— Bruce ! Si je m’attendais à te croiser ici, s’exclama Oswald Cobblepot. Et ce doit être la fameuse mademoiselle Julia Thorne, celle qui aurait réussi à te dompter, tout playboy que tu es !
Julia se leva également pour le saluer, Oswald saisit sa main avec délicatesse et y déposa un baiser. Elle lui sourit, un peu gênée.
— Cela fait si longtemps que nous ne nous sommes croisés ! s’écria encore le gentleman maniéré. Cela ne vous dérangera pas si je m’assieds avec vous, histoire qu’on rattrape un peu le temps perdu !
Bruce marmonna quelques paroles de politesse et tous s’assirent à la table.
— Mademoiselle, je dois vous avouer que vous êtes bien plus resplendissante en vrai que dans tous ces journaux que nous lisons, complimenta monsieur Cobblepot qui n’avait d’yeux que pour elle.
— C’est gentil à vous, répondit Julia avec un sourire distrait. Je suis navrée, Bruce ne me parle pas beaucoup de ses connaissances, enchaîna-t-elle par convenance.
— Cela ne m’étonne pas beaucoup de lui, ricana le petit homme d’une voix nasillarde. Nous n’étions pas forcément les meilleurs amis du monde, n’est-ce pas, Bruce ?
— Je te l’accorde, répondit ce dernier d’un ton détaché.
— Pour satisfaire votre curiosité, mademoiselle Thorne : Oswald Chesterfield Cobblepot, je suis le dernier né de la grande famille des Cobblepot, s’exclama-t-il avec orgueil, malheureusement tombée dans la disgrâce depuis la grande crise économique des années soixante. J’ai malgré tout fait la majorité de mes études en Angleterre, dans la prestigieuse université de Cambridge.
— En effet, vous en avez gardé un peu l’accent, souligna Julia avec politesse.
— Vous trouvez ? s’étonna Oswald, dont l’orgueil en fut un peu plus gonflé. C’est vrai que, pour ne pas paraître trop snob, je le dissimule derrière ce parler-ruminé qu’est celui de l’Américain.
Julia eut un sourire de façade ; elle pensait déjà avoir cerné à peu près le personnage. Elle jeta un œil à Bruce qui roula des yeux, mi-exaspéré, mi-amusé.
— Mais je distingue également chez vous l’absence de cet rumination typiquement américaine, vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ? poursuivit monsieur Cobblepot.
— En effet, je ne suis pas de Gotham City, répondit-elle en restant évasive. Qu’avez-vous étudié en Angleterre ? demanda-t-elle pour dévier le sujet.
— Le droit d’abord, puis les affaires, répondit le gentleman. J’ai plus d’affinité avec les entreprises qu’avec les tribunaux.
— D’ailleurs, comment se portent tes affaires ? lui demanda Bruce à brûle-pourpoint. J’ai cru entendre que ton dernier investissement n’avait rien donné.
— Hélas, en effet, qui aurait cru que la Holdings LSI travaillait avec la pègre de cette ville, se lamenta Oswald. J’y ai effectivement perdu une bonne partie de mes capitaux. Mais je ne me laisse jamais abattre par la mauvaise fortune !
Monsieur Cobblepot tapa le bout de son parapluie contre le sol avec force.
— Tout le monde sait que la Fortune est capricieuse et qu’elle tourne facilement, ricana-t-il, l’œil brillant.
Pendant que les deux hommes parlaient entre eux de finances, Julia consulta son téléphone qui s’était mis à vibrer. Afin de ne pas commettre d’impair, elle se leva, prétextant vouloir se repoudrer le nez. La voyant se lever de table, les deux gentlemen sautèrent de leur siège, respectant les bienséances aristocratiques ancrées dans leurs deux familles. Tandis qu’elle s’éloignait de la table, Julia ressentit un regard peser sur elle ; toutefois, elle effaça cette sensation de son esprit, il y avait autre chose qui la préoccupait bien plus à cet instant.
Une fois dans les toilettes des dames, elle sortit son téléphone et consulta la notification provenant de son programme : le Harlow’s Casino subissait en ce moment-même un braquage. Elle vérifia le système interne du casino et accéda aux vidéos surveillances des salles de jeux, puis celles des coffres et vit une bande d’une dizaine d’hommes conduits par une femme en tenue plus que suggestive, certainement parce qu’elle s’était déguisée en serveuse pour s’introduire dans le casino ; elle arborait un justaucorps noir avec un pompon blanc et touffu logé en dessous du creux de ses reins, des collants noirs en résille ainsi que des chaussures à talons compensés noirs. Un serre-tête orné d’oreilles de lapin était glissé juste devant deux grandes couettes blondes, et son visage était couvert d’un masque qui lui couvrait le haut de son visage, décoré en damiers rouge et noir. Julia se dépêcha de rejoindre leur table afin de prévenir Bruce, il fallait qu’ils interviennent au plus vite.
Tandis qu’elle approchait de son siège, les deux hommes se levèrent à nouveau d’un même mouvement, puis Bruce lui présenta sa chaise. Ils se rassirent ensuite tous les trois, mais le regard des deux hommes paraissait se lancer quelques éclairs derrière le respect et la bienséance apparents.
— Bruce, dit alors Julia, proche de la minauderie. J’aimerais aller au casino ce soir.
Le multimilliardaire haussa un sourcil, dubitatif face à une telle demande. Julia posa tendrement sa main sur la sienne, insistante.
— Comme tu veux, ma chérie, répliqua-t-il un peu hésitant. Nous pouvons nous rendre à celui du Bay Finster…
— Oh non, je pensais plutôt au Harlow’s Casino, l’interrompit-elle. Je crois bien que c’est ce soir qu’on y fait une soirée costumée.
Bruce tiqua soudain.
— Nous devrions d’ailleurs nous changer avant de nous y rendre, ajouta-t-elle avec un regard complice.
— Tout ce que tu voudras, mon amour, répondit Bruce qui avait maintenant parfaitement saisi le message. Veuille nous excuser, Oswald, dit-il avec un geste navré.
— Je vois en effet que tu lui es dévoué, répondit Oswald avec une pointe de déception. Bien, je vous souhaite donc une bonne fin de soirée.
Tous trois se levèrent, monsieur Wayne régla l’addition auprès d’un serveur qui avait accouru, puis le couple prit congé. Le voiturier avait amené l’Audi R8 devant la porte de l’hôtel et tous deux montèrent rapidement. Une fois seuls, Julia lui établit clairement la situation qu’elle avait pu observer.
— Dépose-moi à la tour de l’horloge, je pourrai plus facilement te seconder, finit-elle par dire tandis qu’il accélérait dans les avenues de Gotham.
— Alfred passera te chercher une fois que nous aurons terminé, proposa-t-il en compromis.
— Le Batman ne passera pas me chercher dans son char ? le taquina-t-elle.
Ils sourirent, mais Julia confirma sa demande. Il la déposa devant la tour de l’horloge qu’elle regagna rapidement. Son loft sentait un peu le renfermé après deux semaines sans avoir été visité, mais elle ne s’y attarda pas, elle se rendit directement dans les combles où elle relança la machine. L’ensemble de ses écrans s’allumèrent, elle retira ses chaussures, enfila son micro-casque et ouvrit le canal de communication :
— Oracle est opérationnel, lança-t-elle vivement. Où en es-tu ?
— Je pars des docks d’ici deux minutes, répondit Bruce.
Julia passa par la backdoor que Maddie lui avait ouverte dans le système informatique du casino. C’était le seul établissement de ce genre qu’elle avait pu infiltrer, car son indic avait trouvé un travail de serveuse au Harlow’s Casino, et c’était ce qui lui avait permis de recevoir la notification au restaurant. Tous les autres établissements de la ville possédaient leur propre système fermé, Julia ne pouvait pas y accéder à moins de se rendre sur place pour installer sa porte d’entrée directement dans leur système informatique.
Les braqueurs avaient déjà investi les coffres du casino, ils s’emparaient de toutes les liquidités qu’ils fourraient dans des sacs de sport ; deux camionnettes attendaient à l’arrière du bâtiment dans une ruelle adjacente selon les mouvements des braqueurs qu’observait la jeune femme. Ils maintenaient des otages à l’intérieur des salles de jeux et ils étaient lourdement armés. Julia transmit les informations au Batman qui était en route, à moto pour aller plus vite. Lorsqu’il arriva sur place, la première chose qu’il fit fut de désarmer les braqueurs qui avaient pris les joueurs en otage. Les autres braqueurs avaient terminé de remplir leurs sacs. Julia se dépêcha de finir d’hacker le système de sécurité qui avait été désactivé afin qu’il se remette en route dans les coffres.
— Ils s’en vont par l’arrière, dit-elle avec agacement.
Soudain, elle réussit enfin à réactiver la sécurité et put enfermer l’un des braqueurs dans la chambre forte. Les autres l’abandonnèrent là et sortirent à toute vitesse. Julia ouvrit un deuxième canal de communication :
— Jim, un cambriolage a lieu au Harlow’s Casino, j’ai piégé l’un des braqueurs, mais le reste a pu filer. Le Bat les prend en chasse.
— Entendu, on se rend sur place, lança le commissaire Gordon dans sa radio.
Julia reprit le premier canal de communication :
— La police arrive, où en es-tu ?
— Otages libérés, je course l’une des camionnettes, répondit le Chevalier noir.
— Active ta caméra si tu peux, lui conseilla-t-elle.
Julia eut alors les images de la course poursuite en direct. Elle voulut se focaliser tout de suite sur la plaque d’immatriculation, mais la camionnette n’en possédait aucune. Elle corréla alors plusieurs systèmes afin de suivre la camionnette dans la ville et anticiper son itinéraire.
— Ils se dirigent vers les Narrows indiqua Julia. Ils vont certainement prendre l’échangeur pour sortir de la ville par le Trigate Bridge.
En effet, la jeune femme avait anticipé juste, ce qui permit à Bruce de se rapprocher un peu plus de la camionnette qui avait pris de l’avance.
— Je vais essayer de lever le pont, dit-elle tandis qu’elle hackait maintenant le service de maintenance et de contrôle maritime.
Julia ne s’était jamais attaquée à ce genre de système dans un laps de temps aussi court, elle ne savait pas si elle allait réussir cette prouesse.
— Ils s’engagent sur le pont, si tu veux le lever, c’est maintenant, l’informa le Batman qui les poursuivait toujours.
— Je sais, marmonna-t-elle la mâchoire serrée.
Elle opéra les dernières modifications et réussit à faire tomber les barrières de sécurité informatique ; elle intégra le système, sélectionna le pont en question et démarra son levage.
— Ça y est, murmura-t-elle en se recentrant sur les images vidéo.
La camionnette accélérait, comme si elle cherchait à sauter le pont. Toutefois, la distance entre les deux versants du pont était trop importante pour qu’une camionnette puisse passer de l’un à l’autre.
— Pourquoi ne s’arrêtent-ils pas ! s’écria-t-elle.
La camionnette quitta le rebord du pont et sauta dans le vide. Comme elle l’avait estimé, le véhicule ne put atteindre l’autre côté et tomba dans le fleuve. Le Chevalier noir s’arrêta au dernier moment et observa la scène, impuissant.
— Il va falloir surveiller les côtes, dit Julia en soupirant. Tu as la police pas loin, il va falloir passer le barrage qu’ils mettent en place pour t’arrêter.
— Ce n’est pas un problème, la rassura-t-il.
Le Batman fit demi-tour et accéléra au milieu des voitures à l’arrêt, slalomant avec aisance. Puis, lorsqu’il aperçut le barrage de la police, il utilisa une voiture comme tremplin, accéléra et activa la propulsion que Lucius avait fait ajouter à la moto. Il passa tout simplement par-dessus les policiers qui ouvrirent le feu sur lui. La moto fila à toute vitesse et disparut dans la nuit. Julia rouvrit le deuxième canal de communication :
— Jim, l’une des camionnettes est tombée dans le fleuve, il va falloir la repêcher, l’informa-t-elle, déçue.
— On va surveiller les abords du fleuve, lui confirma Jim Gordon.
La jeune femme coupa la communication avec le commissaire et reprit Bruce en ligne :
— La police va fouiller les rives.
— Compris, je serai vigilant, répondit-il.
Elle s’affala dans son fauteuil à roulettes, face à ses écrans. Julia n’aimait pas subir un échec. Elle se redressa aussitôt et revisionna les bandes vidéo du braquage à la recherche d’indices. Les braqueurs étaient tous cagoulés, tandis que la femme qui les menait portait ce masque burlesque qui couvrait le haut de son visage, rendant la reconnaissance faciale impossible ; toutefois, elle fit immédiatement le lien avec la femme dont parlait les mafieux ainsi que celle aperçue sur les docks. Julia se concentra ensuite sur le matériel utilisé par les braqueurs : les armes étaient des semi-automatiques, il y avait des carabines, mais aussi plusieurs fusils d’assauts, qui ne pouvaient se trouver que sur le marché noir. Les numéros d’identification qu’elle put obtenir sur certaines captures vidéo avaient été griffés ou étaient illisibles. Mais après avoir exploré toutes les pistes qu’elle pouvait avoir sous les yeux et qui menaient à des impasses, Julia se leva subitement, descendit dans son loft, se changea en une tenue plus confortable avec tailleur pantalon et chemisier, ce qui lui rappela ses tenues qu’elle portait dans la police. Elle prit son sac avec son téléphone, glissa un écouteur dans son oreille et quitta la tour pour se diriger vers le quartier de la G.C.P.D.
Sur place, elle demanda à attendre le commissaire dans son bureau ; elle avertit Jim où elle se trouvait et lui demanda la permission de jeter un œil aux affaires récupérées sur le braqueur qu’elle avait pu enfermer dans les coffres du casino. Le commissaire Gordon donna son aval et en informa les équipes sur place au commissariat. On venait de déposer le braqueur dans l’une des cellules.
— Mademoiselle Thorne, tout ce que possédait le braqueur a été déposé dans la salle des pièces à convictions, si vous voulez bien me suivre, dit un jeune sergent qui vint la chercher dans le bureau du commissaire.
La jeune femme le suivit jusque dans une pièce d’accès réservé. On déposa sur la table au centre de la salle les différents objets retrouvés sur place et sur le braqueur. Julia enfila la paire de gants qu’on lui tendit et commença un examen minutieux de chaque élément. Le sergent l’observa, intrigué. La jeune femme sentit son regard s’appesantir sur elle.
— Nous ne nous sommes encore jamais rencontrés, lança-t-elle d’un ton posé.
— En effet, je suis arrivé il n’y a pas très longtemps dans l’équipe, répondit-il avec timidité. Sergent John Blake, se présenta-t-il alors.
C’était un jeune homme d’une vingtaine d’années, les cheveux courts, châtain foncé, mais dont la carrure plutôt athlétique transparaissait sous son uniforme de police bleu nuit. Ses yeux bleus en amande possédaient une certaine douceur, mais traduisaient également une grande curiosité.
— Julia Thorne, anciennement de la brigade anti-crime, dit-elle avec un sourire à son adresse.
— Oui, vous êtes devenue une sorte de célébrité, répondit-il.
— Je ne vois pas trop pourquoi, fit-elle en haussant des épaules alors qu’elle démontait le fusil d’assaut du braqueur.
Le sergent la regarda faire, il fut impressionné par ses gestes rapides et sûrs.
— Vous avez survécu au Joker, donna-t-il comme exemple.
— Un coup de chance, le contredit-elle avec humilité.
La jeune femme prit des clichés avec son téléphone des numéros de série griffés.
— Et comment cela se fait-il que le commissaire vous donne accès à ces pièces ? demanda le sergent, intrigué.
— Je continue à donner un petit coup de main à la police quand elle en a besoin, répondit-elle de manière évasive.
— Comme consultante ? suggéra le sergent Blake.
Julia hocha de la tête à l’affirmative et poursuivit son examen des objets que possédait le braqueur, prenant en photo le moindre élément qui pouvait être exploité pour une recherche approfondie.
— Et, vous l’avez déjà rencontré ? Le… reprit le sergent, curieux.
— J’imagine que vous voulez parler du Batman, répondit la jeune femme.
Le visage du sergent passa du rose au rouge en une fraction de seconde. Il marmonna un « oui », honteux de sa propre question.
— Qu’une seule fois, quand il m’a sauvée d’un immeuble en flammes et que je tombai dans le vide, dit-elle avec sobriété. Il m’a cassé deux côtes et fêlés plusieurs autres, mais je suis ravie d’être en vie grâce à lui.
Le sergent fronça les sourcils ; sa curiosité ne semblait pas assouvie, loin de là, et la jeune femme s’en rendit compte. Elle eut peur qu’il ne pose trop de questions, elle prit alors les devants :
— Si votre interrogation est de savoir quelle est mon opinion à son sujet, je ne vous dirai que ceci : le Batman n’est pas un héros, il est un Chevalier noir vigilant, il fait ce qu’il faut pour atteindre ses objectifs, même si ce n’est pas toujours très orthodoxe.
— Vous le défendez ? suggéra le sergent. Parce que vous ne vous êtes jamais prononcée sur lui devant les médias…
Julia poussa un soupir. Elle savait qu’elle ne pouvait pas librement s’exprimer au risque que ses paroles ne soient retournées contre elle, ou qu’on puisse faire le lien entre le Batman et Bruce Wayne, son compagnon.
— Un jour peut-être que les habitants de Gotham seront prêts pour entendre certaines vérités, murmura-t-elle soudain. Mais pour l’instant, il est le justicier dont cette ville a besoin.
Le sergent baissa la tête. Il n’insista pas plus. Quand la jeune femme eut terminé son inspection des pièces à conviction, elle retira ses gants et remercia le sergent. Elle ressortit du bâtiment après avoir appelé Alfred pour qu’il puisse venir la chercher directement au quartier de la G.C.P.D. Le majordome passa la prendre une quinzaine de minutes plus tard. Une fois dans l’élégante Rolls-Royce, Julia contacta Bruce :
— J’ai fait un tour au commissariat pour récupérer des données sur le braqueur et son matériel, lui expliqua-t-elle. Du nouveau de ton côté ?
— Pas de traces de ceux qui devaient être dans la camionnette, répondit le Batman avec frustration. La police vient de ressortir le véhicule de l’eau, il est vide. Ils sont donc bien ressortis quelque part, mais nous ont échappé.
— D’accord, soupira Julia. Rentrons.
Ils coupèrent la communication, un sentiment de frustration et de désappointement les avait gagnés tous les deux. Pour la jeune femme, il n’y avait pas d’autres raisons possibles de s’être attaqués à un casino que le fait que ce genre d’établissement n’en avertissait pas forcément les forces de la police puisqu’ils préféraient fonctionner à partir d’une sécurité privée, souvent redoutable. Elle devait donc se renseigner sur les autres casinos afin de savoir si d’autres braquages avaient eu lieu ces derniers jours, voire ces dernières semaines. Une autre piste à explorer, c’était le marché noir des armes ; découvrir qui le contrôlait en ce moment, les fournisseurs, à qui ils revendaient, tous ces détails pourraient les mener à ces nouveaux braqueurs organisés.
Quand Bruce arriva enfin chez lui, Julia travaillait encore sur son ordinateur portable. Il la rejoignit sur la table de la salle à manger, exténué. La jeune femme était concentrée, ses sourcils froncés comme lorsqu’elle n’avait pas encore trouvé la solution à un problème.
— Toujours rien ? demanda-t-il malgré tout.
— Selon moi, c’est une collaboration entre plusieurs partis, répondit-elle en s’accoudant à la table. Elle n’agit pas seule, puisqu’elle a ces hommes de main qu’elle a dû recruter auprès de l’Africain ou du Russe. Mais le matériel utilisé aussi, ainsi que les armes, ont dû être fournis par quelqu’un d’autre. Il se forme de nouveaux réseaux souterrains, ce n’est pas bon.
Bruce passa une main rassurante dans son dos.
— Nous réfléchirons mieux après un peu de sommeil, dit-il avec sagesse. Je vais me prendre une douche.
Il se leva et monta à l’étage. Julia resta encore un moment devant son ordinateur, repassant dans son esprit les différents éléments qu’ils possédaient, mais les liens ne se faisaient pas. Elle finit par le rejoindre à l’étage, et après une douche bien chaude, elle vint se glisser sous les draps aux côtés du trentenaire que le sommeil gagnait déjà. Julia repensa alors à leur dîner qu’ils n’avaient pas pu terminer, et tout à coup, une chose retint son attention :
— Oswald Cobblepot, tu as dit qu’il avait investi dans la Holdings LSI, c’est bien cela ? lui demanda-t-elle.
— Hmmhmm, répondit-il, emporté par la fatigue. Pourquoi ?
— Il a dit n’être pas au courant que Lao était lié à la pègre, continua-t-elle en pleine réflexion.
— Ce n’est pas un mauvais bougre, la contredit Bruce en se redressant sur un coude. Ses affaires allaient déjà mal, et quand il a vu que je m’intéressais à la Holdings LSI, il s’est dit qu’il y avait un filon à exploiter. Je l’avais prévenu à l’époque de se retirer quand je l’ai fait, mais il ne m’a pas écouté. Il a vraiment à cœur de redonner à sa famille et à son nom leur splendeur d’autrefois.
Julia soupira, contrariée.
— Il jouerait donc seulement de malchance, dit-elle enfin.
— Je pense que oui, répondit-il avec sincérité.
— Cela ne t’embête pas que j’enquête malgré tout sur lui ? fit-elle, déterminée.
— Pas du tout, suis ton intuition, dit-il en déposant un baiser sur son front.
Bruce s’allongea et s’endormit sans délai. Il n’en fut pas de même pour la jeune femme dont l’esprit tournait sans cesse, la frustration de passer à côté de quelque chose se transformant en obsession ; elle finit par se lever discrètement et passa le reste de la nuit devant son ordinateur, récoltant un maximum d’informations sur les Cobblepot.
Julia avait aussi envie d’explorer la piste des trafiquants d’armes, et pour cela, elle ne voyait qu’un seul moyen : infiltrer le marché noir afin d’avoir un contact direct avec le réseau des trafiquants. En soi, il n’y avait rien de bien compliqué à obtenir une arme au noir dans la ville de Gotham. Ce qu’elle souhaitait surtout, c’est le faire en toute discrétion, et pouvoir remonter le plus loin possible le réseau en question. Pour cela, elle allait se faire passer pour une cliente potentielle, et il fallait qu’elle mise gros pour attirer les gros poissons, et qu’elle montre qu’elle s’y connaissait. Toutefois, son budget était limité, en aucun cas elle ne pourrait utiliser les fonds de Bruce ou les siens. Il lui fallait une caisse noire. Elle attrapa son téléphone et composa un numéro qu’elle connaissait par cœur même si elle ne l’utilisait que très rarement. La personne au bout du fil décrocha aussitôt :
— Allô ? dit une voix de femme grave et sèche.
— Salut Lyla, dit Julia d’un ton avenant. Tu travailles toujours aussi tard.
— Hey, Julia ! Alors comme ça, t’a quitté le navire ?
La voix s’était détendue et le ton apaisé, reconnaissant une amie de longue date.
— En effet, sourit Julia. Mais tu me connais, je ne lâche jamais vraiment… J’aurais besoin d’un coup de main pour une affaire de trafic d’armes.
— Je ne travaille plus à la CIA non plus, lui annonça Lyla de but en blanc.
— Ah ? s’étonna Julia avec une pointe d’inquiétude.
— J’ai été mutée à l’A.R.G.U.S., j’imagine que tu ne connais pas… le département de la Défense vient de le créer.
— Je crois avoir ma petite idée, marmonna la jeune femme. Laisse-moi deviner : c’est Amanda Waller qui en est à la tête ?
— Dis donc, t’es toujours aussi efficace en termes de renseignements, toi ! répondit Lyla avec un rire franc.
— C’est une longue histoire, répliqua Julia. Je te la raconterai si tu passes par Gotham un de ces jours. Dis, tu as toujours accès à notre caisse noire ?
Un court silence précéda sa réponse :
— T’aurais besoin de combien ?
— Dans les 50'000 dollars pour commencer, indiqua Julia avec gravité.
— Ça peut se faire je pense, répondit Lyla. Tu te souviens du protocole ?
— Oui, je me procure un prépayé demain, je t’enverrai le numéro.
— Parfait, le transfert aura lieu sur le compte sigma, dit Lyla qui semblait noter quelque chose de son côté. Veux-tu une identité d’emprunt ?
Julia réfléchit quelques secondes.
— C’est peut-être beaucoup te demander, et je ne veux pas que Waller ait des soupçons à ton propos, déclina-t-elle finalement.
— Comme tu veux, répondit son amie.
— Je te remercie.
— Lyla Michaels sera toujours là pour toi, répondit-elle enjouée. Et ça m’arrange, tu me devras un service !
— Je savais que ça t’intéresserait, sourit Julia.
Elles raccrochèrent. La jeune femme avait un sourire satisfait, mais il lui fallait maintenant se fabriquer une nouvelle identité qui tienne la route et qui serait suffisamment béton pour brouiller les pistes. Il ne fallait pas qu’on remonte jusqu’à elle et ses contacts, que ce soient son ancienne collègue et amie ou que ce soit son équipier actuel. Elle y passa la nuit.
Au petit matin, Julia s’était endormie sur le canapé, exténuée, mais l’air serein et satisfait : Nicole Della Valle était née.