L'Oracle de Gotham - tome 2

Chapitre 6 : L'autre

8473 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/11/2025 11:31

Bruce s’était levé presque de bonne heure ; il mangeait le petit-déjeuner préparé par Alfred dans la salle à manger et s’amusait à regarder Julia dormir profondément sur le canapé, son ordinateur tombé sur le tapis alors que sa main le tenait encore à demi, la couverture qu’elle avait emportée avec elle rabattue sur son dos nu, et sa tête plongée dans l’oreiller que l’Anglais lui avait installé sans qu’elle ne s’en rende compte.

—    Dois-je la réveiller, monsieur Bruce ? demanda Alfred qui l’observait également, debout au pied du canapé.

—    Non, fit d’abord le trentenaire. Quoique…

Il hésita quelques instants.

—    Je pourrais me venger du fait qu’elle m’ait humilié devant mes employés et avancer sa réunion, dit-il soudain, sa cuillère prête à replonger dans son bol de porridge.

Alfred haussa un sourcil. Il s’amusait beaucoup du petit jeu que menait le couple. Tout à coup, Julia eut un sursaut ; elle lâcha son ordinateur, sortit sa tête du coussin et ouvrit difficilement les yeux.

—    Bonjour ma Belle au Bois Dormant, lança Bruce avec tendresse.

—    Hein ? fit Julia dans un borborygme, la bouche pâteuse.

—    Les princesses, de nos jours, ce n’est plus ce que c’était, dit Alfred qui regardait le plafond en se retenant de rire, plutôt fier de sa répartie.

Julia tourna la tête vers les deux hommes en clignant des yeux, puis se rendit compte qu’elle ne portait rien d’autre que ses sous-vêtements, sa robe de chambre avait glissé sur le sol pendant son sommeil. Elle resserra la couverture sur sa poitrine.

—  Quelle heure est-il ? les interrogea-t-elle.

—  Dix heures moins le quart, répondirent-ils de concert.

—  Ce n’est pas vrai, marmonna-t-elle. Mon réveil n’a pas sonné…

—    Puis-je vous proposer un café, mademoiselle Julia ? demanda Alfred avec son flegme anglais, se retenant toujours de rire.

—    Je veux bien, après m’être habillée, marmonna-t-elle en se levant.

Tandis qu’elle montait les escaliers pour accéder à l’étage, la couverture qu’elle maintenait maladroitement dévoila son dos et ses jambes. Bruce se délecta de la vue, mais lorsqu’il vit Alfred détourner soudain le regard, il le fixa d’un air réprobateur.

—    Je n’ai rien vu, monsieur, fit le majordome en se dirigeant à la cuisine pour préparer le café de Julia. Toutefois…

Alfred revint sur ses pas.

—    … Je dois dire que je la préfère à toutes ces mannequins avec lesquelles on vous a vu dans les journaux, ajouta-t-il d’un air espiègle.

—    Alfred ! s’exclama Bruce qui ne put réprimer un sourire gêné.

Le majordome repartit aussitôt dans la cuisine en étouffant un rire. Julia redescendit une demi-heure plus tard fraîche et en tenue de travail, une couche de fond de teint dissimulant les cernes sous ses yeux. Elle récupéra son ordinateur laissé à terre sur le tapis et s’assit aux côtés de Bruce qui déposa un baiser matinal sur ses lèvres, puis Alfred lui servit son café bien chaud avec un sucre et un petit pot de crème à côté, comme elle l’aimait.

—    Merci, dit-elle en humant la bonne odeur d’arabica.

—    Tu as fini par trouver quelque chose ? lui demanda Bruce.

—    Figure-toi que oui.

Elle ouvrit son ordinateur qu’elle déposa face à eux sur la table et lui présenta le résultat de ses recherches :

—    Alors, ce cher monsieur Cobblepot a effectivement vécu une forte déconvenue à la suite de son partenariat avorté avec la Holdings LSI l’année passée. Le peu de capitaux qu’il avait pu réunir est parti en fumée, littéralement, puisque tu te souviens, le Joker avait brûlé la moitié des fonds récupérés pour la pègre.

—    Je m’en souviens, intervint Bruce.

—    Bien, poursuivit-elle en esquissant un léger sourire. Maintenant, regarde ces chiffres-là.

Elle lui présenta un tableau de chiffres d’affaires au nom des Cobblepot datant du premier trimestre de l’année passée. De proche de zéro, ils avaient décollé pour atteindre des sommes tout à fait honorables.

—    Cela date d’il y a deux à trois mois maximum, remarqua Bruce en examinant les dates.

—    Sacrée envolée, n’est-ce pas ? releva la jeune femme en appuyant ses mots. Maintenant, regarde cela.

Elle afficha sur son écran un rapport de police sur la recrudescence d’armes non répertoriées parmi les criminels arrêtés et sur le marché noir. Cette augmentation significative datait d’il y avait un peu moins de trois mois.

—    Avoue que c’est une sacrée coïncidence, fit Julia en mettant les deux documents en parallèle.

—    Cela reste pour l’instant au stade de coïncidence malgré tout, répondit Bruce.

—    C’est pour cela que j’ai approfondi mes recherches sur les antécédents d’Oswald Cobblepot, lança-t-elle en affichant de nouveaux documents. Et voici ce que j’ai trouvé : Cobblepot a bien effectué une partie de ses études en Angleterre, mais il fut renvoyé de Cambridge pour arnaque et association de malfaiteurs. Il avait également tenté d’ouvrir un bar illégal où il revendait de l’alcool sans licence qu’il se procurait auprès de la pègre irlandaise.

—    Comment as-tu réussi à dégoter tous ces documents ? demanda Bruce impressionné.

—    Ce n’était pas très compliqué, répondit-elle de manière évasive. Toutefois, je ne suis pas censée les connaître ni pouvoir y accéder officiellement. Il faudrait normalement une demande des autorités à l’ambassade en Angleterre pour se les procurer.

—    Donc pour l’instant, juridiquement parlant, ils ne valent rien, releva-t-il avec justesse.

—    Je sais.

—    Et nous n’avons aucune preuve tangible pour ce qui est de son implication dans le trafic d’armes ici, ajouta Bruce en fronçant les sourcils.

—    Je le sais aussi, ce ne sont que des suppositions faites à partir d’observations et d’anomalies dans les chiffres, soupira-t-elle. Mais c’est toujours un début, et rien ne nous empêche de contacter Jim pour entamer des démarches de son côté.

Le trentenaire acquiesça d’un signe de tête.

—    Soyons tout de même prudents, il ne faudrait pas l’accuser à tort, conclut-il avec sagesse.

—    Non, bien sûr, renchérit-elle. Mais je pense tout de même que nous devrions le surveiller.

Julia s’arrêta soudain tandis qu’elle allait renchérir sur le trafic d’armes et son idée d’infiltrer le réseau. Elle savait pertinemment que Bruce serait contre cette idée : dès lors qu’elle s’exposait d’une manière ou d’une autre, le trentenaire adoptait une attitude péremptoire et autoritaire qui l’agaçait fortement. D’un autre côté, si elle arrivait à l’en convaincre, il serait un allié de poids si jamais les choses ne devaient pas prendre la tournure qu’elle espérait. Puis, elle se souvint qu’il avait agi seul en se rendant auprès du Joker et en investiguant dans les anciens locaux du docteur Crane parce qu’elle était hors jeu ; alors pourquoi ne pourrait-elle pas agir aussi de son côté afin de faire avancer les choses, puisqu’elle était persuadée qu’il allait entraver cette partie de leur enquête ? Elle fronça les sourcils. Réflexion faite, leur relation compliquait d’une certaine manière leur travail commun.

—  Tout va bien ? demanda Bruce qui avait perçu le trouble de la jeune femme.

—    Oui, ça va, répondit-elle en souriant, effaçant toute trace d’inquiétude de son visage. Sur ce, aujourd’hui j’ai ma première réunion avec les autres chefs de projet et mon directeur…

—    Inquiète ? lui demanda Bruce qui affichait pourtant un sourire rassurant.

—    Un peu oui, c’est la première fois que je vais rendre des comptes de ce qui a été fait sous ma responsabilité à Lucius ! s’exclama-t-elle.

—    Tu sais pourtant que tu n’as rien à craindre, dit-il en haussant un sourcil.

—    Tu ne te rends pas compte, rétorqua-t-elle piquée. Je le respecte tellement que je n’ai aucune envie de le décevoir d’une quelconque manière.

La jeune femme ferma son ordinateur portable, une lueur d’angoisse pointant dans son regard.

—    Et s’il trouvait que je ne dirige pas correctement mes équipes ? s’interrogea-t-elle tout à coup. Et s’il en arrivait à penser que mon travail était bâclé ?

—    Aucune chance, l’apaisa Bruce en la saisissant par les épaules et en lui faisant face. Et même s’il te faisait une remarque, cela voudrait simplement dire qu’il t’en estime capable. Je pense que tu pourrais plutôt prendre ses remarques comme une forme de compliment pour ton travail déjà effectué.

—    D’accord, répondit-elle en respirant lentement.

—    Veux-tu que je vienne ? demanda-t-il, ironique.

—    Surtout pas ! s’écria la jeune femme avec effroi.

Bruce éclata de rire. Julia lui donna une petite tape rageuse dans l’épaule avant de ranger ses affaires dans sa sacoche et se préparer à partir au travail. Sa réunion préparatoire avec ses équipes de projet avait été fixée à onze heures et elle voulait passer à son bureau avant. Tandis qu’elle allait entrer dans l’ascenseur, Bruce lui lança une clef :

—    Prends-la, elle est à toi, dit-il en souriant.

Julia regarda la clef entre ses mains, c’était celle de l’Audi R8. Mais alors qu’elle allait refuser, les portes de l’ascenseur se refermaient déjà. Elle poussa un léger soupir ; finalement, pourquoi pas ? Elle n’avait pas encore de voiture.

Cependant, avant de se rendre à la tour Wayne, elle devait se procurer un téléphone prépayé et effectuer le virement comme convenu avec son amie et ancienne collègue Lyla Michaels. Elle fit donc un crochet par le grand mall du centre-ville, prit un téléphone des plus basiques qu’elle activa avec une carte prépayée au nom d’emprunt qu’elle avait monté de toutes pièces pendant la nuit. De retour dans sa voiture, elle appela son ancienne collègue, valida sa demande ainsi que le montant, puis accéda au compte bancaire avec sa nouvelle identité. La transaction fut validée : Nicole Della Valle avait maintenant un compte approvisionné et dont on ne pourrait pas découvrir l’origine. Sans plus attendre, elle accéda au dark web par le biais du nouveau téléphone et émit une demande alléchante pour une arme à feu spécifique qu’elle savait ne pas trouver facilement en vente libre, tout en suggérant qu’elle pourrait devenir une cliente régulière à celui qui lui fournirait, sur Gotham même, l’arme en question.

La jeune femme se rendit ensuite à la tour Wayne. Ses collègues et employés la saluèrent avec entrain. Elle n’eut cependant pas le temps comme elle l’avait souhaité de se rendre à son bureau avant sa réunion ; elle se rendit directement dans une salle dédiée, puis fit la visite des différents ateliers où travaillaient ses équipes sur les projets qu’elle avait en charge. Elle devait finaliser les dossiers de présentation pour la fin d’après-midi, il ne lui restait plus beaucoup de temps. Elle décida de sauter le déjeuner afin de préparer au mieux la grande réunion du début d’année avec le directeur général, monsieur Fox.

Julia reçut un mémo qui lui indiqua le lieu de la réunion ; elle fut surprise que cela se passe dans la vaste salle de réunion du dernier étage. La pression monta un peu plus. Elle arriva trois minutes en avance devant la salle, d’autres chefs de projets discutaient déjà à l’entrée et à l’intérieur de la grande pièce lumineuse. Lorsque monsieur Fox fit son entrée, tous les employés s’installèrent autour de l’immense table ovale, déposant leurs dossiers et ouvrant leurs ordinateurs dans un bruissement de feuilles et des petits claquements sourds. Monsieur Fox s’installa en bout de table avec à ses côtés un greffier qui prendrait le procès-verbal de la séance. Julia compta rapidement ses collègues : ils étaient une trentaine en tout assis autour de la table.

—    Bien, bonjour à toutes et à tous, dit monsieur Fox pour ouvrir la réunion. Bienvenus à notre première séance de l’année. Aujourd’hui nous allons faire un point sur les projets lancés ces deux derniers trimestres et en évaluer leurs validités techniques et financières. Monsieur Hobbs, à vous l’honneur.

Un homme d’une quarantaine d’années se leva, salua furtivement l’assemblée, donna une fiche récapitulative au directeur et débuta son exposé. Il présenta dans les grandes lignes les deux projets dont il avait la charge. Julia fut étonnée d’entendre qu’il ne provenait pas directement du département de la recherche et du développement ; cela signifiait que l’ensemble des départements de la Wayne Enterprise étaient représentés aujourd’hui autour de la table. Monsieur Hobbs faisait ainsi partie d’une filiale qui travaillait en collaboration avec la ville pour des projets architecturaux et paysagers. Suite à sa présentation, monsieur Fox posa deux questions précises concernant les coûts et les investisseurs tiers, puis on passa à un nouveau chef de projet.

Les présentations se suivirent ainsi pendant près d’une heure. Plus de la moitié des participants avaient défendu leurs projets, mais ce ne fut pas suffisant pour certains d’entre eux : plusieurs projets virent leur financement revu à la baisse, d’autres furent remaniés, d’autres encore furent annulés purement et simplement. Une boule d’angoisse grossissait dans l’estomac de la jeune femme qui ne savait pas quand ce serait son tour, et voyant l’hécatombe qui avait lieu dans cette salle de réunion, elle prit peur. Tout à coup, elle eut un sursaut quand elle entendit prononcer son nom.

—    Mademoiselle Thorne, du département des technologies et du développement, nous vous écoutons, dit monsieur Fox sans lever les yeux sur elle, attentif aux bilans qu’il déchiffrait à l’aide de ses petites lunettes posées sur son nez.

Julia se leva prestement, salua brièvement l’assemblée et tendit ses fiches récapitulatives au directeur général, que ses collègues firent passer entre eux. La jeune femme prit une lente inspiration afin de dissimuler le tremblement dans sa voix, puis commença sa présentation. Elle avait cinq projets en cours, qu’elle présenta dans les grandes lignes, puis elle fit un bilan plus précis pour chacun d’eux : avancée technique, prototypage, et phases d’essai. Toutefois, son cœur fit un bond lorsqu’on l’interrompit.

—    Excusez-moi, dit l’un des chefs de projet. Vous en êtes déjà aux phases d’essais pour votre bot de détection ?

Julia lui jeta un regard un peu vague et surpris avant de répondre :

—    En effet, étant donné que nous avons déjà pu élaborer plusieurs prototypes, j’ai décidé de les tester directement afin de sélectionner les modèles les plus performants et améliorer les prochains jets.

—    Cela veut-il dire que vous allez pouvoir livrer le produit en avance ? demanda une autre collègue.

—    Je ne préfère pas annoncer d’avance dans les délais, répondit-elle du tac au tac, mais bien plutôt profiter de l’avance que j’ai pu prendre dans la phase de prototypage pour la répercuter sur celle de test. Ainsi, nous serons plus à même de fournir un produit viable et qui répond aux exigences, et ce dans la limite des budgets imposés.

—    Je vois d’ailleurs que vous avez fait une économie considérable dans les matériaux utilisés, fit monsieur Fox de sa voix calme et posée, mais qui ce jour-là parut redoutable à la jeune femme.

—    En effet, répliqua-t-elle, nous avons été confrontés à un souci de réduction de la taille de l’ensemble du bot, et nous avons trouvé la solution dans le matériau utilisé, ce qui nous a permis de repenser sa forme, bien plus adaptée, et son coût par la même occasion. J’en ai d’ailleurs apporté un si vous souhaitez y jeter un œil…

Julia sortit de sa sacoche une petite sphère brillante qui paraissait être constituée de silicone souple, mais de couleur métallisée, pas plus grande qu’une petite bille de jeu. Elle ouvrit une application sur son ordinateur portable, déposa la sphère sur la table, qui s’activa soudainement. La sphère se mit à rouler le long de la table, évitant les obstacles puis faisant du sur place comme dans un effet gyroscopique. Monsieur Fox la saisit entre ses doigts et l’observa, amusé. Il la fit passer parmi les employés qui l’examinèrent avec attention, tandis que monsieur Fox posait des questions de plus en plus pointues à la jeune femme. Une fois le dialogue établi avec Lucius, Julia sentit son stress diminuer quelque peu. Il l’interrogea également sur ses quatre autres projets, mais on l’interrompit à nouveau :

—    N’est-ce pas vous tirer une balle dans le pied que de mener autant de projets en même temps ? demanda un collègue avec aigreur.

—    On ne m’a pas indiqué qu’il y avait une limite au nombre de projets que nous pouvions mener, répliqua-t-elle sur la défensive. Et l’important, je pense, c’est de réussir à les mener à bien…

—    Sachez que nos primes sont payées en fonction du nombre de projets finalisés, et non débutés, continua le chef de projet.

—    Je ne le fais pas pour les primes, bégaya la jeune femme prise au dépourvu.

—    On sait comment elle obtient ses financements, murmura un autre suffisamment fort pour que tous l’entendent.

Julia fut piquée à vif par la remarque. Elle sentit son cœur s’emballer, un bourdonnement envahit tout à coup ses oreilles. Elle ferma un instant les yeux et se murmura intérieurement des paroles inaudibles pour se calmer, en vain. Elle passa sa main sur son front moite, puis s’entendit répondre d’un ton sarcastique :

—    Ce n’est pas ma faute si tous vos projets ont été recalés.

L’homme d’affaires se mit à ricaner face à l’emportement de la jeune femme, suivi par les chuchotements d’autres à son égard.

—    Je vous amuse ? répliqua Julia avec une violence qu’elle s’évertuait à contenir. Qu’allez-vous dire de cela alors : votre premier projet aurait pu parfaitement être viable si vous en aviez imaginé la mise en œuvre du côté des anciens docks, plutôt que de privilégier encore une fois le Downtown. Des logements à loyer modéré, avec une ouverture de commerces de proximité et vous faisiez revivre tout un quartier. Pour ce qui est de votre deuxième projet, quelle idiotie de vouloir raser des habitations ! Tout ce à quoi vous pensiez était l’expropriation et le délogement de plus d’un millier d’habitants vivant en dessous du seuil de pauvreté, parce que vous pensez que « cela fait tache », n’est-ce pas ? Et vous vous étonnez que vos projets n’aboutissent pas ?

Tandis qu’elle parlait, les autres employés ressentirent de la gêne pour leur collègue que la jeune femme était en train de mettre plus bas que terre, mais aussi de l’animosité face à cette nouvelle venue si agressive et vindicative qui avait l’audace de dire ses quatre vérités à leur collègue de longue date. Puis ce fut le tour de deux autres chefs de projets qui virent leurs idées remaniées de façon incendiaire tandis qu’ils s’étaient permis de ricaner tout bas.

—    Et désolée de vous l’apprendre, mais ce n’est pas en couchant avec le grand patron que les idées me viennent, termina-t-elle avec véhémence et sarcasme.

Enfin, Julia se tut, elle fulminait. Elle sentait qu’elle ne maîtrisait plus grand-chose de son corps, toutefois elle ne perdait pas connaissance ; c’était comme si elle se voyait agir et parler sans avoir de prise sur ces dessus parce que son esprit était entièrement porté sur la maîtrise de son corps, de ses membres et de ses doigts qui s’étaient refermés avec force sur un critérium. Il lui fallut un effort démesuré pour se rasseoir et relâcher enfin l’objet pointu tandis qu’elle jetait un regard noir à celui qui avait proféré en premier le ragot qui avait mis le feu aux poudres, avant de détourner ses yeux vers la baie vitrée. Qu’aurait-elle été capable de faire avec son arme de fortune ? Elle connaissait la réponse, mais se refusait de le reconnaître.

Comme elle reprenait lentement ses droits sur son corps, elle apposa une main contre son ventre avec discrétion et entreprit les exercices de respiration, visualisant les sessions d’entraînement avec Bruce, mais elle ne put suivre le reste de la réunion. Le bourdonnement cessa peu à peu, avec lenteur ; elle entendit monsieur Fox reprendre la réunion là où elle en était restée. Il déclara que ses estimations étaient conformes aux attentes, puis qu’on validait l’ensemble de ses dossiers. La réunion se termina sur les coups de dix-huit heures. Tous les employés se levèrent, certains en s’étirant le dos, d’autres en filant à toute vitesse retrouver leur famille ou une bande d’amis avec qui ils avaient prévu de sortir. Mais lorsque Julia allait également quitter la salle de réunion, monsieur Fox lui demanda de rester quelques instants. Son cœur fit un bond dans sa poitrine, elle savait que c’était en rapport avec l’incident survenu durant la séance.

Une fois seuls, Lucius demanda à la jeune femme de refermer la porte et de venir s’asseoir à sa place. Elle obéit, la tête baissée et les joues en feu, honteuse de son comportement emporté et vindicatif. Elle n’avait pas pu se maîtriser. Toutefois, elle fut d’autant plus décontenancée lorsqu’elle vit monsieur Fox rire de bon cœur.

—    Je savais que vous aviez du tempérament, mais à ce point, fit-il, hilare.

—    Je vous demande pardon, marmonna-t-elle confuse. Je n’aurais pas dû m’emporter de la sorte, je ne sais pas ce qui…

—    Oh si, vous savez très bien ce qui vous a poussée à répondre ainsi, l’interrompit-il avec plus de sérieux.

Julia baissa la tête, ne sachant pas quoi répondre.

—    Je préférerais que vous ne lui en parliez pas, dit-elle alors. Cela ne ferait qu’envenimer la situation.

Monsieur Fox acquiesça d’un signe de tête.

—    De toute manière, monsieur Wayne ne lit jamais les rapports de son entreprise, que les bilans, lança Lucius avec un clin d’œil.

Ils se levèrent tous les deux d’un air entendu.

—    Je veux vous voir demain pour un nouveau projet, ajouta-t-il avec entrain. J’aurai besoin de votre expertise et de vos compétences en informatique et en électronique.

—    Bien, monsieur Fox, répondit-elle en souriant enfin.

—    Cela reste Lucius quand nous sommes seuls, sourit-il avec bienveillance.

—    D’accord, Lucius.

Julia reprit sa sacoche, mais tandis qu’elle rangeait son ordinateur portable à l’intérieur, elle se tourna à nouveau vers le directeur général avec intérêt :

—    Il vous avait donné des échantillons à analyser. Des résultats ?

—    En effet, je les lui ai envoyés en début d’après-midi, répondit Lucius avec une soudaine gravité. L’un d’eux présente la même molécule retrouvée dans le gaz de stimulation de la peur que le docteur Crane avait mélangé dans les canalisations d’eau. L’autre présente une molécule qui combine cette dernière, modifiée, avec celle d’un désinhibiteur neuronal.

—    Modifiée à quel point ?

—    La première surstimulait la peur, mais celle-ci semble plutôt relever des euphorisants…

—    Mais pour quoi faire ? interrogea Julia avec perplexité. Cela ressemble à une neurotoxine capable de… de quoi ? d’altérer la faculté de penser ? d’agir ? cela rendrait-il le sujet plus docile ?

—    Ça, je ne peux pas vous le dire, répondit Lucius navré. Mais cela rend le produit d’autant plus dangereux, j’imagine.

Julia poussa un soupir, puis vint serrer la main tendue du directeur général, reconnaissante pour son aide et se dirigea vers son propre bureau. Elle referma la porte et s’affala dans son fauteuil, exténuée. Elle ne possédait pas suffisamment de connaissances sur le fonctionnement du cerveau humain pour établir des hypothèses sur le produit trouvé dans l’ancienne planque du docteur Crane. Julia sortit de veille son ordinateur et se mit à faire des recherches, chose à laquelle elle pouvait passer des heures, des soirées, des jours entiers tant qu’elle n’avait pas trouvé les informations qu’elle cherchait. Pire que cela, lorsqu’elle se plongeait dans ce genre d’investigation, elle se prenait forcément de passion pour le sujet en question : cela ne manqua pas, le fonctionnement du cerveau humain, des hormones et du système neuronal de la mémoire lui donna de nouvelles idées de technologies à développer. Ce fut la sonnerie de son téléphone qui la sortit de sa transe :

—    Que fais-tu ? Tout va bien ? s’exclama la voix de Bruce avec inquiétude.

Julia regarda l’heure au bas de son écran : elle affichait vingt-trois heures trente-sept. Elle eut un sursaut d’étonnement.

—    Pardon, je n’ai pas vu l’heure passer, répondit-elle navrée.

—    Veux-tu toujours venir aux docks comme convenu, ou se rejoint-on chez moi ? demanda Bruce.

—    On se retrouve aux docks, confirma-t-elle avec rapidité.

La jeune femme éteignit son ordinateur, se leva, récupéra son sac et partit pour le repaire du Batman avec sa nouvelle voiture.

Tout le long du trajet, elle vérifia qu’elle n’était pas suivie par des paparazzis, fit un ou deux détours afin de brouiller les pistes et se gara finalement non loin de l’entrée des docks. Elle se rendit vers le container où une silhouette l’attendait, adossée dans l’ombre, une capuche rabattue sur la tête. Lorsqu’elle arriva à sa hauteur, le trentenaire, incognito, jeta un regard aux alentours, puis ouvrit le cadenas du container et tous deux entrèrent en silence. Une fois dans le repaire du Batman, Julia posa son sac, l’air encore désolé.

—  Alors, raconte, dit Bruce d’une voix posée.

Julia commença par les résultats que Lucius lui avait communiqués ainsi que ses recherches, raison de son retard, puis enchaîna sur le déroulement de sa réunion. Elle hésita d’abord à mentionner son attitude exagérément agressive, puis se décida de ne rien cacher de son ressenti, seulement la raison de la colère qui l’avait envahie. Il parut réfléchir quelques instants, puis se tourna vers elle avec gravité.

—  Je pense que tu es prête pour faire un premier essai, déclara-t-il simplement.  

Julia l’interrogea du regard, puis comprit qu’il allait la confronter à ses peurs. Une vague d’angoisse la submergea d’un seul coup, mais elle se maîtrisa : s’il l’en croyait capable, c’est qu’elle pouvait les affronter. Bruce s’était dirigé vers l’une des tables et préparait une mixture dans un bol en inox ; il malaxait le fond du récipient avec un pilon, écrasant des fleurs bleues qui dégageaient une douce odeur. Une fois réduites en une pâte résineuse, il versa de l’eau bouillante. La mixture dégagea une vapeur épaisse et odorante qu’il fit attention de ne pas inhaler, puis revint avec le bol entre ses mains sur les tatamis. Il indiqua à sa compagne de s’asseoir et de se mettre à l’aise. Julia enleva ses chaussures, sa veste et s’assit en face de lui en tailleur.

—    Inspire les vapeurs, dit-il alors d’un ton ferme.

—    Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle avec appréhension.

—    La plante qu’avait utilisée Jonathan Crane dans son gaz pour stimuler la peur, expliqua-t-il avec calme. C’était une plante originellement utilisée par la ligue des Ombres. J’en ai moi-même fait l’expérience. Inhalée ainsi, à petite dose, ce n’est pas nocif.

Julia hocha de la tête, sa crainte pas tout à fait dissipée. Elle tenta de se détendre en relâchant ses épaules avant d’inhaler l’étrange vapeur qui prenait des teintes bleutées. Elle se pencha au-dessus du bol et inspira lentement. Le parfum était enivrant, tous ses sens en furent troublés, comme s’ils s’éveillaient d’un long sommeil. Sa vision se troubla, la salle se mit à tanguer légèrement autour d’elle, mais tout ce qui se trouvait sous ses yeux n’en devenait que plus net. Son ouïe fut également perturbée, comme si d’un coup elle semblait entendre l’ensemble de tous les bruits qui l’entouraient dans une cacophonie soudaine et brutale. Elle ressentit également la lourdeur des tissus sur sa peau, la chaleur de la pièce ; elle sursauta lorsque Bruce lui frôla à peine la main. Sa voix lui parvint de manière lointaine, mais elle comprit distinctement tous ses mots :

—  Concentre-toi sur ta plus grande peur, disait-il lentement.

Julia ferma les yeux. Des visions se formèrent dans son esprit vagabond : d’abord des souvenirs de la journée, qui se mêlèrent à des souvenirs plus anciens. Toutefois, tout ce qu’elle voyait semblait se déformer, fondre, se disloquer. Elle ne saisissait plus ni les voix ni les couleurs. Tout à coup, les mêmes sensations qui revenaient dans ses cauchemars la prirent à la gorge : une angoisse lui tordit les entrailles, tout était devenu sombre autour d’elle. À nouveau, un goût de fer envahit sa bouche, puis son odorat. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle n’était plus dans le repaire de Bruce, mais dans une petite pièce sombre et humide, un cliquetis de chaînes retentissait dans ses oreilles, puis des pas résonnèrent dans un couloir derrière une porte close. Elle aperçut un lit en ferraille surmonté d’un vieux matelas et d’une couverture dans un coin de la pièce. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu’elle avait l’impression qu’il allait exploser. Elle voulut se lever, mais elle n’y arrivait pas, comme si quelque chose la retenait, l’entravait. Les pas approchaient, un bruit de serrure l’étreignit, puis les gonds de la porte grincèrent en lui donnant l’impression de déchirer ses tympans. Une silhouette noire apparut dans l’embrasure de la porte. Tout à coup, un bourdonnement monstrueux, foudroyant, envahit sa tête et l’aveugla.

—    Julia ! Tu m’entends ? Reviens ! s’écriait Bruce depuis plusieurs minutes tandis que la jeune femme s’était effondrée, prise de convulsions.

Soudain, elle ouvrit les yeux : son regard était froid, noir, enragé. Saisie d’une force nouvelle, elle le saisit à la gorge et le propulsa sur le côté avant de se relever. Son visage était devenu impassible, exactement comme à l’asile d’Arkham.

—  Julia ! Écoute-moi ! répéta encore Bruce en se relevant également pour lui faire face.

Mais elle ne semblait plus entendre, elle fonça droit sur lui et lui asséna un violent coup qu’il put esquiver de justesse. Elle enchaîna alors les coups avec une rare intensité, obligeant Bruce à la neutraliser avec une clef de bras. Il la maintint fermement contre lui, mais il n’avait pas prévu qu’elle puisse utiliser sa force à son encontre ; elle donna l’impulsion d’un mouvement qui le fit basculer par-dessus sa tête, se libérant de son emprise. Encore au sol, il attrapa avec une grande rapidité les chevilles de la jeune femme et la fit tomber également afin de reprendre l’avantage. Alors qu’il allait la saisir pour la neutraliser à nouveau, elle bascula sur le côté et se releva pour lui donner un violent coup dans les côtes. Bruce arrêta son pied qu’il maintint entre ses mains, déséquilibrant à nouveau la jeune femme. Le trentenaire remarqua alors son air fulminant : elle était dans une colère noire, d’autant plus irritée qu’il paraît ses coups et la désarçonnait. Il poursuivit ses manœuvres ainsi pendant de très longues minutes, jusqu’à ce qu’il la sente faiblir. Il fut toutefois impressionné par l’endurance dont elle pouvait faire preuve dans cet état de transe, ainsi que de la force qu’elle déployait dans ses coups. Il l’immobilisa une nouvelle fois, ventre à terre, allongée sur elle, ses mains dans son dos, tandis que ses muscles saillaient sous sa chemise trempée de sueur après près d’une demi-heure à batailler avec elle.

—    J’imagine que Julia n’est plus là, dit-il alors en s’adressant à la jeune femme.

Elle grogna en tentant de se libérer, mais elle était à bout de forces.

—    On va pouvoir discuter alors, poursuivit Bruce en maintenant sa prise et sa vigilance. Qui es-tu ?

—    Je n’ai pas de nom, souffla-t-elle avec colère.

—    Tu existes depuis quand ? l’interrogea-t-il.

—    Depuis aussi longtemps qu’elle existe.

—    Pourquoi te caches-tu ?

—    Je n’ai jamais voulu me cacher, cria-t-elle avec force. Elle me réprime, elle a peur de moi… Pourtant, sans moi, elle serait morte depuis longtemps !

—    Explique-toi, lança Bruce en resserrant son étreinte de peur qu’elle ne se libère encore.

Cependant, Julia, qui avait perdu connaissance au début de leur combat, réussit enfin à s’éveiller et à reprendre le contrôle de son corps, mais au prix d’un effort qui lui parut surhumain. Elle poussa un cri à la fois puissant et désespéré. Bruce, qui avait entendu la différence de ton et de voix, la relâcha pour la saisir dans ses bras dans une étreinte qui se voulut sécurisée et sécurisante. Il sentit alors l’ensemble des muscles de la jeune femme se relâcher d’un coup.

—    Julia, parle-moi, souffla-t-il vivement.

—    Je ne me souviens pas, balbutia-t-elle, paniquée. Qu’est-ce qui s’est passé ?

—    J’ai discuté avec… ton autre toi, fit-il en desserrant son étreinte.

Julia leva la tête et le regarda sans comprendre.

—    Qui ? balbutia-t-elle enfin.

—    Je pense comprendre ce qui se passe lors de tes crises, dit-il en souriant brièvement. Mais d’abord, rentrons prendre une douche, veux-tu ? Tu as une force de dingue…

Bruce se releva avec difficulté, puis aida Julia qui fut également étonnée d’avoir mal absolument partout. Le trentenaire la ramena chez lui, laissant sa voiture aux docks ; il la ferait récupérer plus tard. Il était près d’une heure du matin, mais Alfred les attendait avec du thé, l’inquiétude de ne pas les voir arriver l’ayant maintenu éveillé.

Ils se retrouvèrent dans le salon, vêtus de robes de chambre sobres de couleur noire et bordeaux, une tasse de thé bien chaud dans les mains après avoir pris une douche apaisante. Assis au milieu du canapé, Bruce, ses cheveux mouillés peignés en arrière, avait passé son bras autour de la jeune femme qui était venue se blottir contre lui, les jambes repliées sous ses cuisses. Il caressait doucement le bras de la jeune femme dans un mouvement automatique et fluide tandis qu’elle soufflait le liquide fumant du mug qu’elle tenait entre ses mains. Ils reprirent leur conversation là où ils l’avaient laissée.

—    Que s’est-il passé ? demanda-t-il avec calme.

—    Lorsque j’ai inhalé les vapeurs, tout s’est mis à tanguer autour de moi, puis cette vision s’est imposée, celle qui revient toujours dans mes cauchemars, décrivit-elle avec un frisson. Mais cette fois-ci, c’était plus net, trop net, et les bruits étaient si assourdissants… tout était plus intense.

—    Que voyais-tu ?

—    Une pièce sombre, humide, avec un lit en fer, un vieux matelas taché d’humidité, poursuivit-elle. J’ai entendu des pas, quelqu’un venait, il a ouvert la porte… je n’ai vu que sa silhouette, puis tout a disparu, j’ai dû perdre connaissance.

—    Tu as perdu connaissance, elle a donc pu prendre l’ascendant, réfléchit-il à voix haute.

—    Qui ça ? l’autre… elle ?

Bruce confirma d’un signe de tête. Julia détourna les yeux, puis son regard se perdit un instant dans le vague. Elle ne comprenait pas, tout cela la dépassait. Elle enfouit la tête entre ses mains, désorientée.

—    Je crois que cela s’appelle un trouble dissociatif de la personnalité, reprit-il d’un ton posé. Chez certaines personnes, c’est inné, ils naissent ainsi, et différentes personnalités se manifestent dans le temps. Pour d’autres, cela résulte d’un traumatisme, ils enfouissent une part d’eux-mêmes dans leur inconscient, et cette part tente par tous les moyens de refaire surface. Je pense que tu correspondrais plutôt à cette deuxième catégorie.

—    Qu’est-ce qui te fait dire cela ? l’interrogea Julia en relevant la tête, les yeux rouges à force d’avoir appuyé ses paumes contre.

—    Ma discussion avec… « Oracle » ? répondit-il un peu hésitant. Enfin, je n’ai pas pu beaucoup lui parler, elle n’est pas très bavarde, et toi, tu l’en empêches…

—    Attends, tu vas trop vite, l’interrompit-elle en fronçant les sourcils. Qu’est-ce que je t’ai dit, ou ce qu’elle t’a dit exactement ?

—    Que tu avais peur d’elle, que tu la réprimais, mais que sans elle, tu serais « morte depuis longtemps », retranscrit Bruce mot à mot. Vois-tu de quoi elle pourrait parler ?

Julia secoua la tête, ahurie.

—    Il s’est très vraisemblablement passé quelque chose un jour qui a fait que tu as enfoui cette part de toi au plus profond de ton inconscient, en conclut-il. Le problème, c’est que maintenant, elle refait surface très facilement et que vous êtes dissociées.

Julia poussa un profond soupir et prit sa tasse de thé entre les mains.

—    Et qu’est-ce que je fais avec cela, moi ? lança-t-elle, désespérée.

Bruce resserra son étreinte sur ses épaules avec réconfort.

—    On va vous réconcilier, proposa-t-il avec simplicité.

—    Et comment comptes-tu t’y prendre ? l’interrogea-t-elle, dubitative.

Bruce resta silencieux ; lui-même ne le savait pas. De son côté, Julia n’était absolument pas convaincue par cette proposition. Tout cela lui faisait peur. Elle se blottit tout contre son épaule. Il sentait bon le mélange du cèdre et de la bergamote. Malgré tout, elle passa en revue ce qui aurait pu causer un traumatisme tel que sa personnalité se dissocie en deux identités distinctes. Ses années dans la police criminelle, puis à la CIA regorgeaient de scènes violentes, de rencontres angoissantes et avaient laissé des souvenirs qu’elle aurait préféré oublier, mais une sorte de détachement l’en séparait et lui permettait de revenir sur ces visions d’horreur sans que cela ne lui cause un mal aussi violent que celui qu’elle avait ressenti dans le repaire. Toutefois, ce n’était pas à écarter, puisque l’une des affaires qu’elle avait suivies avait causé un blackout. Julia tenta cependant de remonter plus loin dans ses souvenirs. Il y avait là aussi des événements qui auraient pu créer un traumatisme :

—    Quand mon père est décédé, ma mère s’était mise en tête de quitter la France pour les États-Unis, je n’ai jamais compris exactement pourquoi, raconta-t-elle soudainement.

Bruce garda le silence, intrigué. C’était la première fois que la jeune femme parlait ainsi de son passé.

—    Nous n’avions pas beaucoup d’argent, juste assez pour faire le voyage ma mère, ma sœur et moi, puis de loger dans un hôtel pendant quelques semaines, continua Julia dans un silence quasi religieux. Nous n’avions pas de visa, elle ne pouvait donc pas être embauchée officiellement, ni louer un appartement sans que la police de l’immigration ne nous tombe dessus. Elle a d’abord effectué quelques ménages par-ci par-là, mais très vite s’est posé le problème de notre logement : ma mère ne gagnait pas assez pour que l’on reste à l’hôtel, et nous ne pouvions pas non plus accéder à l’éducation. Ma sœur avait six ans, j’en avais douze, nous devions aller à l’école. Elle réussit à gruger une école publique, on put aller à l’école. À l’époque, je ne sais pas comment elle avait fait pour nous sortir de l’impasse où nous nous trouvions. Plus tard, j’ai compris…

Julia se tut. Son regard s’était perdu dans le vague, triste et mélancolique, son esprit plongé dans ses souvenirs. Bruce resta silencieux pour laisser le temps à sa compagne de raconter ce qui lui venait. Il se rendait compte qu’elle avait vécu une bonne partie de son enfance dans la pauvreté et la précarité sociale : jamais il n’aurait pu penser une telle chose, même la connaissant.

—    Nous étions arrivés aux États-Unis par la Floride, ma mère voulait que nous montions plus au nord, nous sommes allés jusqu’en Virginie, à Richmond, reprit Julia. C’est là qu’elle nous avait inscrites dans une école du centre, dans l’un des quartiers les plus pauvres de la ville. Nous logions dans un immeuble abandonné, un squat. Nous n’avions plus d’argent. J’ai su plus tard que ma mère avait essayé de nous placer, ma sœur et moi, chez les bonnes sœurs catholiques du diocèse de Virginie. Finalement, elle nous garda avec elle. Elle avait rencontré quelqu’un.

Julia se tut à nouveau, son regard s’était assombri.

—    Il nous a sorties de la misère, comme il aimait à nous le répéter, poursuivit-elle avec rancœur. Tu parles… Certes, nous avions un toit sur la tête, de quoi manger… mais notre misère était devenue morale. Il faisait partie d’un trafic de drogue, il dealait. Il a fait miroiter la sécurité, un visa, de l’argent à ma mère. Elle l’a cru. Il l’a embobinée et l’a embrigadée dans son trafic. Ça a duré trois ans. Quand j’eus seize ans, elle est morte.

À ce moment, un grand fracas de vaisselle les fit sursauter. Du verre brisé recouvrait le sol de la cuisine ouverte devant les chaussures cirées de l’Anglais qui s’était rapidement retourné à la recherche de la balayette tout en bredouillant des excuses inaudibles. Julia se retira de l’étreinte chaude et rassurante de son compagnon et se recroquevilla sur elle-même, la tête reposant sur ses genoux qu’elle serrait étroitement. Bruce fronça les sourcils. Il ouvrit la bouche afin de la pousser à en dire plus, mais elle l’arrêta :

—    Je suis trop fatiguée, je ne peux pas aller plus loin, bégaya-t-elle, sa voix altérée par l’émotion. C’est une période assez floue, certaines choses me reviennent de manière parfaitement claire, et d’autres semblent s’égarer dans les confins de ma mémoire…

—    Je comprends, répondit Bruce avec tact.

Il n’insista pas.

Les jours qui suivirent, Julia ne fit plus mention de son passé. Elle reprit ses activités comme si tout allait bien et évitait toute nouvelle confrontation à ses souvenirs. Elle prétexta avoir du travail en retard auprès de ses équipes de projet et passa le plus clair de son temps au troisième sous-sol de la tour Wayne. Toutefois, même ses équipes ne la voyaient pas beaucoup plus que le grand patron lui-même. Elle se rendait régulièrement dans les laboratoires sécurisés, tantôt en compagnie de Lucius Fox qui lui présenta le projet sur lequel il travaillait pour le Batman, tantôt seule pour plancher sur un nouveau prototype qu’elle n’avait pour l’instant montré à personne. Dans un laboratoire où même Lucius n’était pas venu la visiter, la jeune femme y menait des recherches afin d’élaborer une technologie encore inédite : la puce électronique liquide. C’était une idée qui lui trottait depuis longtemps dans la tête et depuis ses recherches sur le cerveau humain, de même qu’elle avait un financement illimité grâce à Bruce, elle en avait profité pour la mise en place de ce projet d’envergure.

Lorsqu’elle se sentait aussi fragile, elle se réfugiait en effet dans ce qu’elle maîtrisait le mieux : l’ingénierie et l’élaboration technique. C’était un monde rationnel fait de chiffres, de matériaux et de machines qui la rassurait, et c’était d’ailleurs dans ces moments-là que les idées les plus saugrenues et innovatrices lui venaient.

Tandis qu’elle était venue se réfugier dans son laboratoire pour tester une solution conductrice, une notification apparut sur son téléphone prépayé, provenant du logiciel TOR par lequel elle accédait au dark web. Julia ouvrit le logiciel : une personne la contactait au sujet de l’offre déposée. On lui donnait rendez-vous le soir même dans le hall d’un hôtel du Midtown de Gotham. Elle réfléchit quelques instants : faudrait-il qu’elle en informe Bruce, maintenant que l’opération était lancée ? ou devrait-elle attendre d’avoir effectué la rencontre pour lui en parler ? La jeune femme poussa un soupir, ne sachant trop que faire. D’un autre côté, ils communiquaient moins ces derniers jours, et il avait effectué plusieurs opérations sans son aide. De plus, elle avait commencé cette opération seule, autant la mener à bien jusqu’au bout. Sa décision fut prise : elle confirma le rendez-vous pour ce soir-là.

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