Là Où s'Eteignent les Mondes
Mia reprit conscience au milieu d’un bourdonnement persistant, un sifflement aigu qui semblait vibrer jusque dans ses os. Le sol sous elle était chaud, presque brûlant, couvert d’une couche épaisse de poussière noire mêlée de fragments métalliques. Chaque respiration emplissait ses poumons d’un goût amer, rappel d’ozone et de plastique brûlé qui saturait l’air, à la limite du respirable. À sa droite, quelque chose bougea. Kara Thrace, le visage maculé de suie, tentait de se dégager d’une large tôle tordue qui l’écrasait partiellement. Ses cheveux blonds, d’ordinaire ébouriffés avec désinvolture, étaient agglutinés par la poussière. Son regard bleu, encore flou, cherchait un point d’ancrage.
« Mia ? T’es vivante ? »
La voix de Kara était rauque, comme si les cris avaient été arrachés de sa gorge.
« Oui… je crois. »
Mia se redressa en grimaçant. Sa tête bourdonnait à chaque battement de cœur et ses oreilles sifflaient si fort qu’elle entendait à peine sa propre respiration. Elle passa une main tremblante sur son front. Ses doigts revinrent couverts de cendres.
« Tu peux bouger ? »
Kara hocha la tête, puis repoussa la tôle avec un grognement de douleur. Ses mouvements étaient raides, mais déterminés. Elle se releva en chancelant, s’appuyant brièvement sur l’épaule de Mia. Les deux pilotes se tinrent un instant immobiles, tentant de reprendre leurs repères. Devant elles, le hangar avait cessé d’exister dans sa forme originelle. La moitié du bâtiment avait été éventrée par la déflagration : une ouverture béante laissant apparaître le ciel noirci, où retombaient encore des particules incandescentes. Des murs dévorés par les flammes, des pylônes tordus comme des branches carbonisées, des câbles pendants qui grésillaient par moments. Les Vipers Mark II, autrefois alignés avec fierté, n’étaient plus que des carcasses éventrées. L’un avait été projeté contre un pilier où il s’était écrasé si violemment que son cockpit avait éclaté en une pluie de verre. L’autre gisait à l’envers, ailes broyées, comme un animal brisé. Kara plissa les yeux, son souffle court.
« Une frappe nucléaire. » dit-elle d’une voix blanche. « Les Cylons ont frappé la base comme si c’était une cible prioritaire. »
Mia ne répondit pas immédiatement. Quelque chose derrière la ligne des collines attira son regard. Elle se tourna lentement vers l’horizon. Là où se trouvait Caprica City quelques minutes plus tôt, un gigantesque champignon lumineux montait encore dans le ciel nocturne. La lumière, d’abord blanche puis orange, pulsait comme un cœur mourant. Des pans de fumée sombre s’étiraient au-dessus de ce qui avait été la capitale.
« Ils ont frappé partout. » murmura Mia, la voix brisée. « Partout… »
Kara déglutit difficilement, ses pupilles dilatées. Elle inspira profondément, le souffle tremblant.
« On doit trouver une radio. Une balise. N’importe quoi. »
Mia ravala un sanglot qu’elle n’avait pas senti monter.
« Le centre tactique de la base. » dit-elle. « S’il y a encore de l’alimentation… »
Kara hocha la tête, resserrant les sangles de sa veste de pilote comme si ce geste pouvait lui rendre du contrôle.
« Alors on a une chance. »
Elles se mirent en marche, leurs bottes s’enfonçant dans la poussière chaude. Le sol vibrait encore, secoué de répliques lointaines qui résonnaient comme des échos des explosions. Par endroits, des morceaux de tôle encore rougeoyants crépitaient en refroidissant. Des alarmes lointaines sonnaient, intermittentes, instables, comme les derniers spasmes d’une base militaire en train de mourir. Le silence entre les deux femmes disait tout ce que les mots ne pouvaient plus exprimer.
Le bâtiment administratif avait été partiellement épargné. La façade sud demeurait étonnamment intacte, éclairée par le reflet des braises encore suspendues dans l’air. Le reste, en revanche, penchait dangereusement, comme un colosse blessé prêt à s’effondrer au moindre souffle. Des fissures couraient le long des murs, certaines encore chaudes, soulignant l’impact de la déflagration. Un panneau d’urgence clignotait faiblement dans le hall d’entrée, projetant une lumière rouge intermittente sur le sol jonché de débris. Chaque flash révélait un peu plus les traces noires de fumée qui s’étendaient du plafond jusqu’aux escaliers. Kara alluma une lampe portative trouvée au sol, son faisceau tremblant entre ses doigts encore engourdis.
« On dirait que les générateurs de secours tiennent. »
La lumière blanche traversa la fumée stagnante, révélant des bureaux renversés, des traces de pas paniqués et des murs arrachés jusqu’à l’ossature métallique.
« Tant mieux. » répondit Mia en scrutant les panneaux muraux tordus. « Si on peut atteindre une fréquence militaire, quelqu’un finira par répondre. »
Elles avancèrent lentement dans un couloir dévasté. Les murs portaient des marques noires, des impacts d’explosion, des éclats profondément enfoncés dans le métal. Des papiers brûlés flottaient encore ici et là, comme des feuilles mortes dans un vent inexistant. Du matériel renversé jonchait le sol : consoles éventrées, câbles sectionnés, chaises tordues. Des silhouettes immobiles gisaient entre les débris, leurs uniformes maculés de cendres. Mia détourna brusquement les yeux lorsqu’elle reconnut un visage. Un instructeur qu’elle avait vu encore la veille. Son ventre se serra. La salle des radios, étonnamment, tenait encore debout. Les vitres avaient volé en éclats, mais les panneaux de commande brillaient faiblement, alimentés par une énergie résiduelle miraculeuse. Une odeur âcre d’électronique surchauffée saturait l’air.
« On a de la chance… » souffla Kara en se précipitant vers la console, ses bottes crissant sur les éclats de verre.
« Je lance un balayage. »
Les écrans clignotèrent, affichant des lignes de parasites rougeoyants. Toutes les fréquences civiles étaient silencieuses, un vide absolu qui donnait la chair de poule. Les canaux militaires ne répondaient pas non plus. Tous, sauf un : un signal brouillé, instable, déformé par des interférences massives. Mia s’approcha, le cœur battant trop vite.
« Essaie la bande longue portée. »
Kara activa la commande, les doigts rapides malgré les tremblements. La machine grésilla, puis une voix apparut, faible, dévorée par les parasites, presque engloutie.
« …Galactica… musée… situation… »
Kara releva brusquement la tête, les yeux écarquillés.
« Le Galactica est encore opérationnel. »
Mia sentit le sol se dérober sous elle, mais cette fois, c’était le soulagement qui la submergeait.
« Ils ont survécu. »
« Pour l’instant. » répliqua Kara, sa voix plus dure. « Et si quelqu’un peut s’organiser assez vite pour rassembler des survivants… c’est le vieux. »
Mia comprit immédiatement. Adama. Le Commandant dont Kara parlait toujours avec cette étrange combinaison d’admiration, de défi et d’affection mal assumée.
« On peut envoyer un message ? » demanda-t-elle.
Kara analysa rapidement les relais, son visage éclairé par le bleu vacillant des écrans.
« J’essaie. Les circuits sont à moitié grillés… mais ça devrait passer. »
Un grésillement monta en intensité. Puis une fenêtre de transmission s’ouvrit, fragile, comme une porte battante dans une tempête. Kara activa le micro, la mâchoire serrée.
« Ici le Lieutenant Kara Thrace, Caprica Flight School. Nous avons survécu à l’attaque. Deux pilotes en état de marche. Demande de coordination. Répondez. »
Un long silence. Puis un claquement métallique, comme si quelqu’un reconnectait un fil de fortune à des kilomètres de là. Finalement, une voix se fraya un passage, faible, mais distincte :
« …Galactica… Lieutenant… tenez position si possible… évacuation en cours… »
Kara échangea un regard avec Mia. Un regard où se mêlaient peur, soulagement et une détermination brutale.
« Ils arrivent. »
Pendant que Mia et Kara attendaient parmi les ruines, scrutant le ciel déchiré de lueurs radioactives, un transport militaire approchait lentement du Battlestar Galactica. Les bras d’arrimage s’ouvrirent dans un claquement hydraulique, et le vaisseau se verrouilla contre la coque ancestrale du Galactica dans un grondement sourd. À l’intérieur, les couloirs du Battlestar baignaient sous une lumière blanche uniforme, presque clinique, qui révélait les années de service du métal, marqué par des rivets visibles et une peinture ternie. Les vibrations du vieux navire résonnaient faiblement dans le sol, comme un cœur fatigué mais résolu. Le Capitaine Lee Adama se tenait immobile un instant, ajustant son uniforme bleu nuit. La lumière accentuait la netteté de ses traits : un visage aux lignes droites, déterminées, des yeux bleu-gris attentifs et un port de tête naturellement militaire. Ses cheveux bruns impeccablement coupés contrastaient avec la tension discrète qui crispait sa mâchoire. Il avait l’allure impeccable d’un officier modèle… mais son regard portait un poids silencieux, celui d’un fils qui marchait dans l’ombre d’un nom trop lourd. Un officier vint l’accueillir, claquant ses talons contre le sol métallique.
« Capitaine Adama. Bienvenue à bord. »
Lee hocha la tête, plus raide que nécessaire.
« Merci. » répondit-il d’une voix mesurée.
Ses yeux parcoururent les coursives, détaillant chaque renfort, chaque panneau, chaque marque d’usure.
« Mon père est déjà en conférence ? »
« Oui, Capitaine. Il vous attend pour la cérémonie de désarmement… ou ce qu’il en reste. »
Un léger souffle échappa à Lee, ni rire ni soupir. Il se mit en marche derrière l’officier. Ses pas résonnaient sur les plaques de métal, renvoyés par les parois étroites et les câbles apparents. Le Galactica avait l’âme d’un navire vétéran, solide, brut, sans artifices. Exactement ce que son père admirait… et ce que Lee avait parfois du mal à comprendre. Ils tournèrent dans une coursive, croisant des membres d’équipage affairés, leurs uniformes légèrement défraîchis, leurs mouvements précis. Lee observait tout, silencieux, posant sur le vaisseau un regard mêlé de respect, de nostalgie inavouée et d’une réserve bien ancrée.
Kara fixait la radio, les bras croisés contre sa poitrine, les épaules tendues sous la suie et la poussière. Le petit écran vacillait, éclairant son visage d’une lueur bleu pâle, mettant en relief les traces sombres qui marquaient ses joues. Elle plissa les yeux, écoutant les parasites qui se dissipaient lentement.
« Le signal est plus clair. » dit-elle enfin, sa voix encore rauque. « Ils vont lancer des Raptors pour récupérer les survivants. »
Mia, assise contre un mur effondré, releva la tête. Le métal derrière elle était encore chaud, et la poussière tombait par intermittence du plafond comme une neige noire. Elle serra les doigts sur ses genoux pour calmer les tremblements.
« Alors il faut tenir. » répondit-elle, sa voix faible mais déterminée.
Kara tourna la tête vers elle. Pendant un instant, son masque d’insolence se fissura. Elle la regarda longuement, silencieuse, puis s’assit à côté d’elle, leurs épaules presque en contact. Le sol vibrait encore sous les répliques sismiques lointaines.
« Je te l’avais dit : le Galactica attire toujours les ennuis… ou les miracles. »
Mia esquissa un sourire fatigué.
« Et ton fameux Lee ? » lança-t-elle, un léger amusement perçant malgré la situation. « Il est à bord aussi, non ? »
Kara souffla par le nez, un demi-rire, un demi-soupir.
« Il doit être en train de serrer les dents quelque part, à faire ce qu’il faut faire. »
Elle leva vaguement une main, comme pour chasser une pensée.
« C’est son genre. »
Mia la dévisagea un instant, intriguée. Elle ne connaissait pas cet homme. Seulement un nom répété entre deux sarcasmes, deux cigarettes, deux confidences involontaires de Kara. Un mélange d’admiration farouche, d’ironie protectrice… et d’un attachement que Kara ferait exploser avant d’admettre. La radio grésilla de nouveau, un craquement sec qui fit sursauter Mia. Avant qu’elle ne puisse réagir, une explosion plus lointaine résonna à travers les ruines, profonde, étouffée par la poussière mais suffisamment forte pour faire vibrer les parois affaissées. Kara se redressa d’un bond.
« Ça se rapproche. »
Mia suivit, essuyant la poussière de ses mains alors qu’elle se mettait debout. Son regard parcourut les ombres mouvantes des décombres, la lueur rougeoyante de l’horizon qui empourprait le ciel de fumée.
« Le temps presse. » ajouta Kara, les mâchoires serrées.
Mia observa la radio qui grésillait à nouveau, fragile, comme un fil ténu la reliant encore au reste de l’humanité. Puis elle leva les yeux vers ce ciel brûlé par l’atome, où les nuages s’illuminaient par instants de reflets roux.
« Alors on reste prêtes. » dit-elle, la voix dure malgré la fatigue.
Le vent souleva un nuage de cendres autour d’elles. Deux silhouettes perdues parmi des ruines incandescentes mais toujours debout. Prêtes.
Les minutes passèrent dans un silence lourd, presque irréel. Aucun mot, seulement les respirations irrégulières et le crépitement des structures affaissées autour d’elles. La radio reposait sur une caisse renversée, son écran encore parcouru de parasites, et Mia la fixait sans ciller, attentive au moindre changement de fréquence, au plus léger frémissement dans le bruit statique. À quelques pas, Kara tournait en rond devant les fenêtres brisées, jetant de rapides coups d’œil vers l’extérieur comme une lionne en cage. Les éclats de verre encore suspendus au cadre vibraient par moments lorsque les répliques sismiques secouaient la base. La pilote se frottait nerveusement les mains, jetant des regards impatients au ciel obscurci. Un léger vrombissement finit par se faire entendre. Subtil d’abord, étouffé par le vent chargé de cendres, à peine un souffle lointain. Puis il se renforça, se précisa, un grondement familier qui semblait se frayer un chemin à travers la fumée et le silence assourdissant. Kara s’arrêta net, tous ses sens en alerte.
« Tu l’entends ? »
Mia tendit l’oreille, le cœur suspendu. Le son gagnait en puissance, régulier, mécanique, comme un battement rassurant au milieu du chaos. Elle hocha la tête, les yeux soudain brillants.
« Propulseurs subluminiques. » murmura-t-elle. « Un Raptor. Peut-être deux. »
Elles échangèrent un regard. Un mélange de soulagement brut et d’urgence puis se précipitèrent dehors, trébuchant par-dessus les décombres. Le ciel, encore strié de nuages de fumée, se déchirait sous l’approche d’un transport colonial. Les phares pivotèrent brusquement, projetant des halos blancs sur les ruines dévastées. Les faisceaux illuminaient les silhouettes brisées des hangars, les carcasses fumantes des Vipers, et les deux pilotes couvertes de poussière.
« Ici Raptor Trois-Zéro-Sept, nous cherchons les balises de survie. Répondez. » gronda une voix amplifiée par des haut-parleurs.
Kara leva immédiatement les bras et agita sa lampe portative de toutes ses forces, la lumière vacillante découpant des éclats dans la fumée.
« Ici Thrace ! Deux survivantes ! » hurla-t-elle.
Le Raptor vira légèrement, stabilisa sa trajectoire, puis descendit lentement. Le souffle de ses moteurs repoussa la poussière dans un tourbillon violent autour d’elles, la chaleur soulevant leurs cheveux et les lambeaux de tissu de leurs uniformes. Le sol vibra tandis que l’appareil se posait en un choc sourd. La rampe arrière s’abaissa dans un grincement métallique, révélant un sous-officier couvert de cendres, l’air harassé mais déterminé. Il leur fit de grands signes.
« Montez ! Vite ! On n’a pas beaucoup de temps ! »
Kara posa une main dans le dos de Mia et la poussa doucement mais fermement vers l’ouverture.
« Tu passes la première. » dit-elle simplement, sans sourire, mais avec une chaleur inhabituelle.
Mia monta dans le Raptor. À l’intérieur, une poignée de survivants étaient déjà entassés : deux ingénieurs blessés, un technicien en état de choc, une pilote tremblante dont le casque tenait encore à moitié sur la tête. Tous levèrent les yeux vers les nouvelles arrivantes, l’espoir et la détresse se mêlant dans leurs regards. Kara franchit la rampe à son tour. Mia, d’un geste automatique, referma le panneau derrière elles. À peine avait-elle verrouillé la poignée d’urgence que le Raptor décolla dans un sursaut, les pilotes n’attendant pas une seconde de plus. Mia se retourna vers la baie vitrée latérale, le souffle court. Elle vit la base s’éloigner. Réduite à un ensemble de carcasses fumantes. Des silhouettes tordues. Des points incandescents qui clignotaient encore, comme les derniers battements d’un cœur éteint. Caprica… Perdue. Un froid terrible lui serra la poitrine.Kara posa alors une main sur son épaule. Un geste discret, presque fragile, mais qui pesait comme un ancrage nécessaire.
« On est en vie, Mia. » dit-elle dans un souffle. « C’est tout ce qui compte pour l’instant. »
Mia hocha lentement la tête, mais sa gorge était trop serrée pour répondre. Elle ne dit rien. Elle regarda simplement la planète s’éloigner, dévorée par le feu.
Le pilote du Raptor effectua un virage serré pour éviter une pluie de débris incandescents. Les panneaux latéraux du vaisseau vibrèrent sous le choc de l’air chauffé par les explosions lointaines. Le plancher métallique grondait sous les pieds des survivants, mais le pilotage restait précis, maîtrisé, presque rassurant dans ce chaos. À l’avant, des voyants rouges clignotaient en rythme, reflétant leurs lueurs inquiétantes sur les visages tendus des officiers.
« Destination : Battlestar Galactica. » annonça le copilote d’une voix contrôlée, sans masquer complètement la fatigue. « Le Commandant Adama organise un regroupement de survivants autour du vaisseau. »
Kara se crispa légèrement, un tic nerveux passant sur sa mâchoire.
« Le vieux est encore debout. »
Elle le dit comme une constatation et comme une victoire personnelle. Le ton était sec, mais ses yeux bleus brillaient d’un mélange de respect farouche et d’attachement qu’elle ne nommerait jamais. Mia déglutit, ses doigts se resserrant sur la sangle du siège. Elle savait que c’était une bonne nouvelle. Adama n’était pas un nom, mais un symbole. Un pilier. Si quelqu’un pouvait tenir tête à une invasion cylon, c’était lui. Le copilote consulta une tablette fissurée, son écran parcouru de stries lumineuses.
« Vous êtes… Lieutenant Kara Thrace, c’est ça ? Starbuck ? »
Kara redressa le menton, retrouvant son arrogance habituelle comme une armure.
« La seule et l’unique. »
Un sourire s’étira sur son visage, malgré les traces de suie qui la recouvraient. Le copilote tourna ensuite la tablette vers Mia, son regard s’attardant sur les données.
« Et vous êtes… Lieutenant Serak ? Mia Serak ? Indicatif Bloodstar ? »
Mia hocha la tête, sentant plusieurs paires d’yeux se tourner vers elle parmi les survivants entassés dans le Raptor.
« Oui. »
« Vous aviez été mentionnée dans les rapports de performance de l’Ecole de pilotage militaire de Picon. » ajouta-t-il avec un respect discret. « Le Commandant Adama a transféré plusieurs dossiers remarquables sur le Galactica pour la cérémonie d’aujourd’hui. Votre nom était dedans. »
Mia sentit un étrange frisson lui remonter la colonne. Elle avait l’impression que le sol se dérobait légèrement sous elle et pas seulement à cause des turbulences. Kara, elle, ne manqua pas une occasion. Elle lui donna un coup de coude complice, un sourire en coin.
« T’entends ça ? Le vieux avait déjà un œil sur toi. »
Mia ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Elle connaissait Adama seulement par réputation, par les récits de ses instructeurs, par les exploits qui circulaient de pilote en pilote. Jamais elle n’aurait imaginé que son dossier soit passé entre ses mains. La soute du Raptor sembla soudain plus étroite, plus chaude. Le moteur ronflait comme un cœur mécanique affolé. Kara pencha la tête, faussement innocente. Ce qui, venant d’elle, était un signe clair qu’elle allait viser juste.
« Et son fils ? » demanda-t-elle. « Il est à bord aussi. Capitaine Lee Adama. »
Mia sentit quelque chose se contracter doucement dans sa poitrine, sans savoir pourquoi. Le copilote acquiesça.
« Oui. Il est arrivé pour la cérémonie de désarmement. »
Mia abaissa les yeux vers le sol du vaisseau, observant les rivets métalliques, les griffures, les traces d’usure laissées par des centaines de missions. Elle ne connaissait pas cet homme. Juste un nom. Juste des récits volés à travers les sarcasmes et la tendresse maladroite de Kara. Un pilote respecté, d’une précision presque légendaire. Un Adama. Un héritier que tout le monde connaissait… sauf elle. Et alors que le Raptor montait, laissant Caprica s’éloigner derrière elles, Mia prit soudain conscience de l’ampleur de ce qu’elles vivaient. Elles n’étaient plus des instructrices, ni des pilotes de routine. Elles étaient maintenant des survivantes, en route vers le dernier bastion encore debout. Le Battlestar Galactica. Et tout ce que cela impliquait.
Le Raptor quitta enfin l’atmosphère brisée de Caprica, perçant la dernière couche de nuages radioactifs comme un insecte échappant à un incendie. Un dernier choc, une dernière vibration… Puis soudain, le silence absolu. Le silence de l’espace. Il les enveloppa d’un calme presque sacré, contrastant brutalement avec le chaos qu’elles venaient de laisser derrière elles. Par le hublot, la planète meurtrie apparaissait encore, recouverte de cicatrices lumineuses, de panaches sombres, de blessures ouvertes. Et devant elles, dans l’immensité noire, se découpait la silhouette massive et vieillissante du Battlestar Galactica. Un géant d’acier aux plaques rivetées, marqué par les décennies, par les réparations visibles, par la peinture érodée. Un vaisseau qui semblait appartenir à une autre époque. Un musée volant, disait-on encore récemment. Mais qui, malgré tout, tenait bon. Sa coque grise reflétait faiblement la lueur des étoiles, et ses baies d’armes, bien que désactivées pour la cérémonie, imposaient encore un respect silencieux. Kara souffla, comme si cette simple vision avait dissipé une tension accumulée depuis des heures.
« Il est toujours aussi moche. »
Sa voix tremblait légèrement, mais son sourire trahissait un soulagement profond. Elle parlait comme on parle d’un vieux compagnon de route. Mia eut un léger sourire.
« Tant qu’il est solide. »
Kara ricana, secouant la tête.
« Solide ? »
Elle désigna la coque du Galactica comme si elle présentait un ami trop têtu pour mourir.
« C’est un miracle volant. »
Le Raptor entama sa manœuvre d’approche. Les lumières de guidage bleutées de la baie d’appontage numéro 3 s’allumèrent progressivement, traçant un corridor lumineux. La radio interne du Raptor s’ouvrit dans un grésillement familier.
« Ici Galactica, baie d’approche numéro 3 ouverte. Bienvenue à bord. »
C’était une voix posée, contrôlée, comme si l’univers entier n’était pas en train de s’effondrer. Mia sentit un poids immense quitter sa poitrine. Elle inspira lentement, ses doigts se desserrant sur la sangle du siège. Un semblant de calme, ou peut-être de résignation, commençait à revenir. Kara se pencha vers elle, les yeux pétillant d’une malice retrouvée.
« Et maintenant, Bloodstar… » dit-elle avec un demi-sourire qui survivrait à n’importe quel bombardement.
« On va voir si tu fais aussi bonne impression en vrai qu’en dossier. »
Mia leva les yeux au ciel.
« Kara… »
« Quoi ? Je suis là pour t’aider. Promis. »
Petit silence, puis elle ajouta avec un sourire plein de sous-entendus :
« Et peut-être te présenter quelqu’un. »
Mia ouvrit la bouche pour répliquer. Mais le Raptor se verrouillait déjà au Galactica. Un clang retentit lorsque les attaches se scellèrent. Les moteurs coupèrent. Un silence métallique, presque solennel, envahit l’habitacle. La rampe arrière s’ouvrit dans un souffle hydraulique. Un air plus froid, plus sec, plus métallique se répandit dans le vaisseau. L’odeur caractéristique des Battlestars : mélange de carburant, de vieille peinture et de ventilation recyclée. Kara descendit la première, agile malgré la fatigue. Son pas reprit cette assurance électrique qui la caractérisait, comme si poser le pied sur ce métal familier réveillait quelque chose en elle. Mia suivit, plus lentement, les bottes résonnant sur la rampe. Elle inspira profondément cet air étranger, conscient qu’elle franchissait plus qu’une simple porte. Elles venaient de quitter un monde qui s’éteignait. Un monde réduit en braises, en cris et en silence. Et elles entraient à bord d’un autre. Un vaisseau qui n’avait encore aucune idée de ce qui l’attendait.
Des techniciens couraient en tous sens, leurs voix se mêlant aux alarmes, aux ordres criés, au vacarme métallique des outils frappant contre la coque des Raptors. Des câbles traînaient sur le sol, des caisses de munitions s’entassaient, des extincteurs encore fumants témoignaient des dernières urgences. Les Raptors se succédaient sans interruption, leurs moteurs rugissant en écho dans l’immense hangar, ramenant d’autres survivants des Colonies en ruine. Le chaos organisé d’un battlestar en état d’alerte. Kara s’arrêta, inspira profondément l’air saturé de carburant, d’ozone et de métal chaud. Un souffle long, presque soulagement.
« On est chez nous. »
Mia resta immobile un instant, observant le hangar avec une attention presque nerveuse. Tout était bruyant, vivant, brutal. Les projecteurs suspendus projetaient des ombres mouvantes sur les parois métalliques. Les équipes de pont couraient, les uniformes sombres se mélangeaient aux combinaisons oranges des mécaniciens. Elle n’était encore jamais montée à bord du Galactica. Elle s’y sentait minuscule… mais étrangement à sa place. C’était vieux, oui. Rustique, oui. Mais l’endroit dégageait une énergie unique : la force d’un navire qui refusait de mourir. Un mécanicien passa près d’elles, le front dégoulinant de sueur, un dossier électronique sous le bras.
« Lieutenant Thrace ? Le Commandant veut un rapport dès que vous êtes opérationnelle. Vous deux, d’ailleurs. »
Mia tressaillit légèrement.
« Moi aussi ? »
Le mécanicien hocha la tête sans ralentir.
« Vous êtes la seule pilote supplémentaire en état de voler qu’on ait récupérée sur Caprica. Votre présence a été immédiatement signalée. »
Kara donna un coup léger dans les côtes de Mia.
« Je t’avais dit qu’il avait ton dossier. »
Mia leva les yeux au ciel, soupira.
« Ce n’est vraiment pas le moment de… »
Mais sa phrase mourut dans sa gorge. Parce qu’un mouvement, à l’autre bout du hangar, attira soudain son attention. Un officier entra, franchissant les lourdes portes coulissantes dans un souffle de vapeur. Uniforme sombre impeccablement ajusté. Cheveux bruns courts, disciplinés. Démarche assurée malgré la tension ambiante. Regard sérieux, concentré, presque trop rigide. Un homme taillé dans le devoir. Kara esquissa un sourire qui disait tout.
« Tiens… voilà Lee. »
Mia sentit son ventre se contracter. Une réaction instinctive, absurde. Elle ne voulait pas attirer son attention. Elle ne voulait pas faire mauvaise impression. Elle voulait simplement… respirer. Lee Adama ne les avait pas encore vues. Pas encore. Kara se pencha vers elle, un rictus amusé au coin des lèvres.
« Tu te souviens quand je t’ai dit qu’il était du genre à serrer les dents ? Regarde bien. Il est stressé, il va encore faire la gueule à quelqu’un. »
Mia murmura, presque suppliante :
« Kara, s’il te plaît… pas maintenant. »
Kara sourit, très satisfaite.
« Oh si. Maintenant. »
Elle leva la main, grande, sans aucune subtilité.
« Hé, Lee ! »
Mia la foudroya du regard. Trop tard. La tête de Lee se tourna dans leur direction. Son regard accrocha immédiatement celui de Kara. Familiarité, soulagement, reproche implicite. Puis… il glissa vers Mia. Un nouveau visage. Uniforme de pilote encore couvert de cendres. Épuisée, mais debout. Revenant littéralement du front. Lee s’approcha, ses bottes résonnant sur le métal, et s’arrêta à quelques pas.
« Kara… tu es vivante. »
« Toujours. » répondit-elle. « Et je ne suis pas seule. »
Elle désigna Mia d’un geste très précis, très volontaire.
« Lee… voici le Lieutenant Mia Serak. Indicatif Bloodstar. Ma coéquipière de Caprica. »
Mia se redressa un peu plus, calmant sa respiration. Son cœur battait trop vite, mais son visage resta impassible. Ou elle l’espérait. Lee la salua d’un hochement de tête professionnel, mais son regard resta une seconde de trop sur elle, analytique, intrigué.
« Capitaine Lee Adama. Bienvenue à bord. »
Mia répondit d’une voix propre, contrôlée :
« Merci, Capitaine. »
Leurs regards se croisèrent. Un instant. Rien qu’un instant. Mais suffisant pour que quelque chose, léger, imperceptible, indéfinissable, se mette en place. Un courant d’air. Un écho. Un début. Kara le sentit immédiatement. Son sourire s’élargit, triomphant, comme si elle avait attendu ce moment depuis des années.
« Bon. » dit-elle en croisant les bras, satisfaite. « Maintenant que les présentations sont faites… on va devoir sauver ce qu’il reste de l’humanité. »
Lee souffla, un rire sans joie au bord des lèvres. Mia inspira lentement. Et le chaos du hangar sembla soudain un peu moins étouffant. Un peu.
Mia suivait Kara et Lee dans les coursives du Galactica. Les parois métalliques, rayées par les années, renvoyaient l’écho de leurs pas rapides. Le vaisseau entier vibrait, comme un animal ancien réveillé en urgence. Les lumières clignotaient parfois, les systèmes secondaires peinant à se stabiliser. Des membres d’équipage couraient dans tous les sens, se frôlant sans un mot, chacun absorbé par sa tâche. Certains portaient l’uniforme réglementaire, d’autres n’avaient même pas eu le temps de retirer les tenues de la cérémonie, encore empesées de décorations et de broderies de musée. D’autres encore étaient couverts de suie, les mains noires de graisse après avoir remis des systèmes hors d’âge en fonctionnement. Le bruit était constant : alarmes discrètes, voix pressées, vrombissements de moteurs relancés en urgence. Le Galactica redevenait un Battlestar. À une vitesse poignante. La salle de briefing était déjà remplie lorsqu’ils arrivèrent. Des officiers debout contre les murs, des pilotes encore en combinaison, des spécialistes tenant des tablettes vibrantes d’alertes. L’air sentait le métal chaud, la sueur et la tension. Au centre, devant une rangée d’écrans, se tenait le Commandant William Adama. Droite silhouette grise, les mains croisées derrière le dos, le visage sculpté par des années de guerre et de décisions impossibles. Ses lunettes reflétaient les images projetées devant lui. Des explosions. Des nuages de feu qui avalaient des villes entières. Puis le noir. Une brutalité silencieuse. Les conversations cessèrent instantanément lorsqu’il leva la tête.
« Asseyez-vous. »
Sa voix n’était pas forte. Elle n’en avait pas besoin. Elle portait. Mia et Kara trouvèrent une place au fond, serrées entre deux techniciens. Les sièges métalliques étaient froids, instables. Lee, lui, s’installa au premier rang. Dos droit. Mâchoire serrée. Comme taillé pour absorber les ordres. Adama prit une inspiration, lourde, lente, comme s’il soulevait le poids de la galaxie entière.
« Les Colonies ont été détruites. »
Il marqua un silence, son regard balayant la salle.
« Toutes. »
Un poids écrasant tomba sur la pièce. Le genre de silence qui fait mal à entendre. Personne ne bougea. Personne n’osa respirer trop fort. Mia sentit un froid violent lui traverser la poitrine. Une impression de vide, de chute interminable. Ses doigts se crispèrent sur ses genoux, se blanchissant. Adama continua, sa voix aussi tranchante que la réalité qu’il énonçait :
« Des frappes nucléaires coordonnées, menées par les Cylons. Les réseaux de défense ont été neutralisés. Les pertes sont… »
Il baissa légèrement la tête. Un détail infime, mais qui en disait long.
« Totales. »
Kara baissa les yeux, son masque d’assurance se fissurant. Autour d’eux, quelques épaules se mirent à trembler. Certains fixaient le sol. D’autres refusaient encore de comprendre. Adama pointa alors du doigt un écran montrant plusieurs silhouettes de vaisseaux civils dispersés dans l’espace. Des transporteurs massifs, cabossés. Des cargos, des ferrys stellaires, des navetteurs. Certains fumaient encore. D’autres dérivaient, les systèmes presque à l’arrêt.
« Nous avons repéré plusieurs transports civils ayant échappé à l’attaque. Certains sont sans armes. D’autres ont subi des avaries majeures. Mais ils transportent des survivants. Des familles. Des enfants. »
Il fit une pause. Une onde de silence se propagea.
« Nous allons les protéger. »
Son regard se durcit.
« Tous. »
Un frisson parcourut la salle, comme une réponse instinctive à l’appel du devoir. Puis il conclut, d’une voix rauque mais résolue :
« Le Galactica n’est plus un musée. »
Il redressa légèrement les épaules.
« À partir de maintenant, nous sommes en guerre. »
Le briefing terminé, les officiers se dispersèrent dans un silence presque religieux. On n’entendait plus que le bruit des bottes frappant le sol métallique, les souffles retenus, et les pages des tablettes qu’on consultait sans vraiment les lire. Chacun quittait la salle comme si un poids invisible leur avait été posé sur les épaules. Mia sortit parmi les derniers, encore sonnée. L’air dehors lui parut plus froid, chargé du bourdonnement constant du Battlestar en activité. Kara se glissa à ses côtés, mains dans les poches, regard en coin.
« Tu tiens le coup ? »
Mia inspira, mais l’air s’arrêta au milieu de sa gorge.
« Je… oui. »
Mensonge évident. Sa voix tremblait légèrement, mais elle refusait de s’effondrer ici, au milieu de tant de monde. Kara n’insista pas. Elle lui jeta juste une tape discrète sur l’épaule, un soutien silencieux plus efficace que n’importe quel mot. Lee les rejoignit dans la coursive, son pas assuré résonnant contre les parois. Il avait retrouvé son expression professionnelle. Concentrée, tendue, mais contrôlée.
« Bloodstar ? »
C’était la première fois qu’il s’adressait directement à Mia. Elle se redressa instinctivement.
« Le Commandant va vouloir évaluer chaque pilote disponible. Si vous êtes en état de voler, vous serez intégrée aux escadrilles provisoires. »
Sa voix était posée, mais une attention réelle transparaissait dans son regard. Il la jaugeait. Pas seulement comme officier, mais comme pilote. Mia hocha la tête.
« Je suis prête. »
Lee la regarda quelques secondes de plus que nécessaire. Un moment suspendu. Une curiosité. Peut-être une reconnaissance silencieuse. Kara le vit immédiatement. Et son sourire… Son sourire trahissait tout.
« Très bien. » dit Lee, reprenant son ton militaire. « Kara, même chose pour toi. Briefing dans dix minutes dans le hangar. »
« Reçu. » répondit Starbuck, faussement innocente.
Lee se détourna d’un mouvement fluide, son uniforme encore impeccablement tiré malgré la situation. Il s’éloigna en donnant des instructions à un sous-officier, concentré, déjà happé par l’urgence. Mia le suivit du regard malgré elle. Un geste involontaire. Un réflexe. Dès qu’il eut disparu au bout du couloir, Kara se pencha aussitôt vers elle, les yeux pétillants.
« Alors ? Qu’est-ce que tu en penses ? »
Mia ferma brièvement les yeux, exaspérée.
« Kara… on vient d’apprendre que les Colonies n’existent plus. Je n’ai pas la tête à… ça. »
Kara haussa les épaules comme si on parlait d’une panne mineure sur un Viper.
« Je dis juste que t’as fait bonne impression. C’est rare avec lui. »
Mia souffla, roula des yeux.
« Tu compliques tout. »
Kara fit un petit geste de la main, comme si elle écartait une fumée imaginaire.
« Je simplifie, au contraire. Survie, Viper, Capitaine coincé mais compétent : le rêve colonial. »
Mia secoua la tête, un éclat d’amusement perçant malgré elle.
« Tu es insupportable. »
« Je sais. »
Kara pointa un doigt contre son bras, sourire large et fier.
« Et tu m’adores quand même. »
Dans le hangar, les mécaniciens s’activaient comme des fourmis sous pression. Des étincelles jaillissaient par moments lorsque des outils entraient en contact avec la vieille coque des Vipers. Des câbles serpentaient au sol, des techniciens grimpaient sur les ailes, d’autres s’insinuaient dans les conduits pour vérifier les alimentations. L’odeur de carburant, de métal chauffé et de graisse donnait au lieu une ambiance brute, presque vivante. Les Vipers Mark II, alignés comme une escadrille de reliques, semblaient archaïques comparés aux modèles modernes : peinture écaillée, plaques rivetées, cockpit étroit protégé par des écrans analogiques. Mais leur robustesse sautait aux yeux. Des machines conçues pour survivre à tout. Même à la fin du monde. Mia passa sa main sur le flanc de son futur Viper, le métal froid sous ses doigts. Elle examinait les consoles mécaniques, les leviers, les indicateurs à aiguilles… Rustiques. Mais fiables. Une voix derrière elle la fit se figer.
« Lieutenant Serak. »
Elle se retourna aussitôt. Lee Adama se tenait là, silhouette droite dans son uniforme sombre, une tablette tenue fermement sous le bras. Son regard, d’un bleu acier maîtrisé, détaillait déjà l’appareil… puis elle.
« Vous avez servi à l’École de pilotage de Caprica. Vos résultats sont excellents. » dit-il en consultant rapidement la tablette. « Votre dossier mentionne plusieurs manœuvres avancées, dont des simulations de combat contre unités centurions. »
La voix de Lee était calme, professionnelle, mais avec une tension à peine perceptible. Celle d’un homme qui n’avait pas le droit à l’erreur. Mia redressa les épaules.
« Oui, Capitaine. Je suis opérationnelle. Mon appareil ne l’est plus… mais moi, si. »
Il hocha la tête, appréciant clairement la précision de sa réponse. Puis il jeta un regard à l’intérieur du vieux Viper.
« Le Commandant aura besoin de pilotes capables de prendre des initiatives si les systèmes automatiques tombent en panne. Le Galactica est un vieux modèle. Tout ici fonctionne manuellement. »
Mia suivit son regard. Les commandes du Viper, loin des écrans tactiles modernes, ressemblaient à celles d’un appareil sorti d’un musée : boutons physiques, cadrans mécaniques, leviers hydrauliques. Tout demandait de la force, de l’instinct, du talent brut.
« Ça ne me pose pas de problème. » répondit-elle simplement.
Elle sentit alors le regard de Lee se poser sur elle, plus longtemps que prévu. Pas insistant. Pas inconvenant. Juste… attentif. Comme s’il analysait ce qu’elle disait et ce qu’elle ne disait pas.
« Je ne doute pas de vos capacités. » ajouta-t-il, d’un ton plus doux.
Mia ne répondit pas. Elle n’avait rien à ajouter. Mais une chaleur étrange se répandit dans sa poitrine, inattendue, presque déroutante. Kara surgit derrière eux, tapotant le flanc du Viper avec une familiarité bruyante.
« Alors ? Vous faites connaissance ? »
Lee leva immédiatement les yeux au ciel.
« Kara… arrête de dramatiser. Je fais juste mon travail. »
« Bien sûr que oui. » répondit-elle, la voix dégoulinante d’ironie.
Mia ferma brièvement les yeux en se pinçant l’arête du nez.
« Je vous en prie… pas maintenant. »
Lee sembla lutter contre un sourire. Chose rare. Très rare.
« Briefing dans deux minutes. Ne soyez pas en retard. »
Sans un mot de plus, il pivota sur ses talons et s’éloigna vers la coursive, uniforme impeccable, posture parfaite, mais épaules visiblement chargées du poids du monde. À peine était-il hors de vue que Kara se tourna vers Mia comme une fusée prête à exploser de commentaires. Mia fronça immédiatement les sourcils.
« Pas un mot. »
« Pas un mot. » répéta Kara, les yeux brillants d’amusement incontrôlable.
Elle fit une pause. Puis, incapable de se retenir :
« Mais tu lui plais. »
Mia soupira si fort que deux mécaniciens levèrent la tête.
Le briefing suivant confirma l’ampleur de la situation. Des dizaines de vaisseaux civils flottaient autour du Galactica, représentés sur les écrans par des points lumineux tremblants. Des cargos massifs aux coques cabossées. Des paquebots luxueux vidés de leurs passagers privilégiés. Des transports agricoles encore couverts de poussière. Des ferrys stellaires ressemblant à des cercueils pressurisés. Tout ce qui pouvait encore tenir dans l’espace. Tout ce qui avait échappé par miracle aux feux cylons. Sur un autre écran, les communications fragmentées confirmaient une nouvelle improbable : Laura Roslin avait survécu. Et malgré la chute des Colonies, elle tentait d’établir un gouvernement d’urgence. Une lueur politique au milieu d’un océan de ruines. Adama, lui, restait concentré sur l’essentiel. La défense. La survie brute. Mia observait silencieusement la carte holographique projetée devant eux. Les vaisseaux formaient une constellation fragile, comme si la civilisation humaine s’était réduite à une poignée de lumières vacillantes dans l’immensité noire. La Flotte prenait forme. Fragile. Décousue. Pleine de brèches, de marques noires, d’appels de détresse. Mais vivante. Dans la salle, un brouhaha sourd remplissait l’espace : des officiers murmuraient entre eux, des pilotes échangeaient des données, des techniciens transmettaient des messages cryptés. L’air sentait la sueur, l’huile chauffée, et le stress collectif. À l’avant, Lee discutait avec plusieurs officiers. Bras croisés. Posture droite. Concentré, professionnel. Mais à intervalle régulier, son regard glissait vers Kara… Puis, presque malgré lui, vers Mia. À chaque fois, Mia sentit un bref picotement lui traverser le ventre. Un mélange de nervosité, d’étrangeté, d’une émotion qu’elle n’avait pas les moyens d’analyser. Elle se força pourtant à l’ignorer. Kara, debout juste à côté, ne rata rien. Elle se pencha vers elle, voix basse.
« Tu vas t’habituer. »
Mia tourna la tête, agacée.
« À quoi ? »
Kara haussa un sourcil, faussement innocente.
« À être regardée. »
Elle laissa volontairement un petit silence. Puis ajouta, avec un sourire qui aurait pu être entendu à l’autre bout du hangar :
« Par lui. »
Mia serra les dents. Elle sentait déjà la chaleur lui monter aux joues.
« Kara… je t’en supplie. Je n’ai pas l’énergie pour ça. Pas en pleine guerre. »
Kara tapota son épaule de manière affectueuse, presque tendre.
« Justement. Autant profiter des petites distractions. »
Mia leva les yeux au ciel, un souffle exaspéré lui échappant. Mais elle n’osa pas regarder à nouveau vers Lee. Pas tout de suite.
Le Galactica procéda à une manœuvre lente, presque cérémoniale, pour se positionner devant la Flotte civile. Les moteurs grondèrent dans les profondeurs du vaisseau, les vibrations se répercutant jusque dans les coursives. Sur les écrans, la silhouette massive du Battlestar pivotait, s’interposant entre les survivants et l’immensité sombre de l’espace. Un rempart. Un mur d’acier tenu par la volonté humaine. Le dernier. La baie d’observation était plongée dans une pénombre bleutée, seulement éclairée par les halos brillants des vaisseaux qui s’alignaient un à un derrière le Battlestar. Des lumières fragiles, dispersées, vacillantes. Chacune portant des centaines, parfois des milliers de vies. Kara, Mia et Lee se tenaient côte à côte, silencieux, observant le spectacle irréel. Derrière la vitre blindée, la Flotte se resserrait, formant une longue traînée lumineuse dans le vide stellaire. Des mondes s’étaient éteints. Des millions de voix réduites au silence. Et pourtant, ici, d’autres tentaient de naître dans le chaos : familles entassées, survivants paniqués, pilotes à bout de force, officiers soudain devenus garants de toute une civilisation. Kara laissa échapper un souffle, un rire presque imperceptible, brisé.
« On a toujours voulu voyager. » dit-elle d’une voix rauque. « Pas comme ça… mais on y est. »
Ses yeux bleus brillaient, non de joie, mais de cette flamme étrange qu’elle gardait quand tout menaçait de s’effondrer. Mia croisa lentement les bras, son reflet tremblotant dans la vitre. Le bleu des étoiles se reflétait dans ses iris, donnant l’impression qu’elle fixait à la fois l’espace… et quelque chose de beaucoup plus lointain.
« Je ne pensais pas que le premier jour ressemblerait à ça. »
Sa voix était calme, mais tendue, comme si les mots retenaient un tremblement invisible. Lee, debout de l’autre côté, répondit avec une douceur inattendue pour un officier habitué à commander.
« Personne ne l’a pensé. »
Il ne regardait pas la Flotte. Il regardait Mia. Puis détourna les yeux aussitôt. Ils restèrent ainsi quelques secondes, ou quelques éternités, trois pilotes debout devant l’inconnu, éclairés par la lueur diffuse des moteurs civils. Leurs silhouettes se découpaient dans la pénombre comme des sentinelles placées entre deux ères : celle qui venait de mourir et celle qui n’avait pas encore de nom. Dehors, la Flotte prenait forme. Et leurs destins aussi, lentement, invisiblement, comme des trajectoires stellaires encore imperceptibles mais déjà inévitables.