Là où s'éteignent les mondes

Chapitre 2 : Le Premier Saut

4475 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 15/12/2025 06:17

Le retour dans le hangar n’avait duré qu’une poignée de minutes. À peine le temps de respirer, à peine le temps de sentir la chaleur des moteurs encore vibrer sous les dalles métalliques… Avant que l’alarme générale n’explose dans tout le vaisseau.

« Postes de combat. Postes de combat. Condition Un sur tout le vaisseau. »

La voix monotone, froide, presque détachée, résonna dans chaque recoin du Galactica. Les lumières du hangar basculèrent aussitôt en mode alerte, virant du blanc au rouge, projetant des ombres déformées sur les Vipers et les silhouettes humaines. Mia releva la tête d’un coup, le cœur serré. Autour d’elle, les techniciens abandonnaient ce qu’ils tenaient, couraient vers les postes d’urgence, hurlaient des coordonnées. Les moteurs se mettaient en chauffe. Des crics hydrauliques descendaient en claquant. L’air devenait plus lourd, saturé de carburant, de tension, d’électricité statique. Kara, déjà en mouvement, attacha ses gants en marchant, sa démarche rapide et sûre.

« C’est pas un exercice. » dit-elle, les yeux fixés vers les consoles lumineuses. « On a un vrai contact. »

Sa voix n’avait rien de paniqué. Juste… ce calme féroce de pilote préparée à mourir. Lee arriva depuis l’autre côté du hangar, casque sous le bras, visage tendu mais déterminé. Il avançait d’un pas sec, tranchant à travers la foule qui se dispersait.

« Des silhouettes cylons ont été repérées à la limite du système. » lança-t-il sans préambule. « On prépare les escadrilles. Bloodstar, vous êtes avec moi. »

La manière dont il prononçait son indicatif était à la fois militaire… et étonnamment confiante. Mia acquiesça sans hésiter.

« Reçu, Capitaine. »

Son ventre se noua mais ses gestes restaient précis, maîtrisés. Elle monta dans le Viper qui lui avait été assigné, ses bottes claquant contre les marches. L’appareil, sous la lueur rouge de l’alerte, semblait plus imposant encore. Elle s’installa dans le cockpit étroit. L’intérieur sentait l’huile chaude, le métal ancien, le cuir vieilli. Rien d’élégant, mais tout d’efficace. Les commandes manuelles l’entouraient comme les membres d’un animal de fer prêt à bondir. Aiguilles. Commutateurs mécaniques. Leviers sécurisés. Aucune assistance automatisée. Uniquement la compétence. Ou la mort. Kara passa près d’elle en remontant la rampe menant à son propre Viper, un sourire insolent déformé par les lumières d’alerte.

« Respire. » lança-t-elle. « C’est comme au simulateur… sauf que cette fois, si tu te rates, tu meurs. »

Mia leva les yeux vers elle, mi-exaspérée, mi-amusée malgré tout.

« Tu sais rassurer les gens, toi. »

Kara hocha la tête avec un air faussement pédagogique, tout en ajustant son casque.

« De rien. »

Puis elle grimpa dans son cockpit, les moteurs grondant déjà sous elle. Et soudain, le hangar trembla sous l’activation des premiers propulseurs. La guerre venait pour eux. Pour de vrai. Et Mia Serak, Bloodstar, allait y plonger tête la première.


La verrière claqua au-dessus de la tête de Mia, se scellant dans un bruit sourd qui résonna dans tout le cockpit. L’intérieur devint soudain plus étroit, plus silencieux, comme un cocon de métal prêt à l’avaler. L’odeur familière de câblage chaud, d’huile moteur et de fer usé envahit l’espace autour d’elle. Étrangement… un sentiment de calme. Un calme presque animal, instinctif. C’était dans ce chaos de métal et de risque qu’elle se sentait vivante.

« Tube de lancement deux prêt. »

La voix métallique du contrôleur résonna dans son casque. Mia abaissa quelques interrupteurs, les commutateurs claquant sous ses doigts gantés. Les indicateurs s’allumèrent un à un, baignant le cockpit de lueurs vertes et ambrées. Elle vérifia les réacteurs : pression stable. Les stabilisateurs d’aile : pas de vibration. Le système d’oxygène : régulier. La pressurisation interne : verrouillée. Elle inspira profondément, son souffle se répercutant dans le casque. Sur la fréquence commune, la voix de Lee se fit entendre, nette, contrôlée, légèrement amplifiée :

« Escadrille Alpha, ici Apollo. On lance la reconnaissance. Pas d’engagement sans autorisation. Vous volez en formation. Compris ? »

Le ton n’admettait aucune discussion.

« Compris. » répondit Mia, sa voix étonnamment stable.

Les catapultes se verrouillèrent autour de son Viper avec un claquement lourd qui secoua légèrement l’appareil. Les vibrations du tube de lancement envahirent ses pieds, remontant le long du tableau de commandes comme un frisson mécanique.

« Trois… deux… un… go ! »

La détonation la frappa comme un coup de poing. Le Viper fut propulsé en avant dans une explosion de vitesse. Mia sentit la pression l’écraser contre son siège, le souffle coupé une fraction de seconde. Le tunnel se transforma en une traînée de lumière, puis… La liberté. L’espace s’ouvrit devant elle comme une mer noire sans fin, silencieuse, intimidante. Aucun bruit, aucun repère, seulement les astres lointains et le HUD bleu pâle qui flottait dans son champ de vision comme un fantôme technologique. Elle inspira. Pour la première fois depuis Caprica… elle respira vraiment.

« Bloodstar, statut ? » demanda Lee.

Mia balaya rapidement son panneau de contrôle.

« Systèmes nominales. Tout est stable. »

« Bien. Restez à ma droite. Kara, tu nous couvres l’arrière. »

« Reçu. » grogna Starbuck, déjà dans son rôle, déjà prête à en découdre.

La formation se déploya dans un glissement fluide. Lee prit la tête, silhouette élancée de son Viper chromée par la lumière stellaire. Mia se plaça à sa droite, ajustant la distance au millimètre. Kara se positionna derrière eux, couvrant leurs arrières avec une aisance insolente. Le Galactica s’éloignait lentement derrière eux, immense bête de métal dont les projecteurs découpaient des ombres géantes dans le vide. Puis le radar de Mia vibra légèrement. Un signal. Lointain. Fugace. Mais bien réel. Une signature cylon, faible mais persistante. Un éclat rouge là où il ne devrait jamais y en avoir. Elle sentit son cœur se serrer. La chasse commençait.

« Apollo, ici Dee. Le contact se rapproche. »

La voix de Dualla grésilla dans les casques, altérée par la distance et les interférences. Mia sentit un frisson remonter sa nuque.

« On le voit. » répondit Lee, calme mais tendu. « Ne perdez pas la formation. »

Autour d’eux, l’espace était un voile de noir profond taché de points d’étoiles. Mais au loin… quelque chose bougeait. Mia plissa les yeux, réglant légèrement la luminosité de son HUD bleu pâle. Une silhouette minuscule, oscillante. Pas un vaisseau. Pas un Raider. Juste une sonde. Un éclaireur cylon. Un éclat métallique solitaire, loin devant eux, se détachant du néant.

« Ils nous testent. » murmura Kara, sa voix filtrée par le casque, mais chargée d’un instinct affuté.

Mia comprenait ce qu’elle voulait dire : ce genre d’approche, rapide, précise… ce n’était pas une reconnaissance hasardeuse. C’était une mesure. Une évaluation.

« Oui. » répondit Lee, le ton grave. « Et ils vont revenir avec plus gros. »

La sonde effectua alors un virage serré, d’une fluidité presque dérangeante. Son mouvement n’avait rien de mécanique : c’était trop lisse, trop souple, trop… vivant. Une trajectoire presque organique, comme si l’objet possédait un instinct, une intention.

« On la laisse partir ? » demanda Kara, déjà prête à la poursuivre.

Le Halo clignotait autour de la cible. Hors de portée, trop rapide. Lee hésita une seconde. Une seule. On sentait le poids de cette fraction de temps.

« Oui. On n’a pas l’armement lourd pour l’abattre. Retour à la flotte. Maintenant. »

Mia sentit l’ordre comme une décharge. Elle enclencha la postcombustion. Le Viper réagit immédiatement : une poussée violente la plaqua contre son siège, ses entrailles protestant brièvement avant d’accepter la montée brutale en vitesse. Le vaisseau vibra puis se stabilisa, la lueur bleutée des réacteurs dessinant une traînée dans le vide. Elle éprouva alors une sensation familière. Pas la joie du combat, pas même l’adrénaline de la chasse. Non. La sensation brute du pilotage pur. L’alignement parfait entre ses mains, les commandes, et le vide devant elle. Ce moment où la peur et l’instinct se confondaient. Où elle savait exactement ce qu’elle faisait. Où tout son corps disait : tu es à ta place. Elle était Bloodstar. Et l’espace n’avait plus rien d’effrayant. La formation vira en direction du Galactica, les trois Vipers glissant comme des éclats de métal sous la lumière froide des étoiles. Derrière eux, la sonde cylon disparaissait dans l’obscurité. Mais tous savaient qu’elle reviendrait. Et qu’elle ne serait plus seule.


Les Vipers s’alignèrent pour l’atterrissage, l’un après l’autre, leurs moteurs ronronnant dans la pénombre du hangar. Les lumières de guidage clignotaient en séquences précises, dessinant des couloirs lumineux sur le sol métallique. L’air vibrait encore des échos du combat avorté. Mia fut la deuxième à rentrer. Elle abaissa son Viper avec une précision instinctive. Les roues touchèrent la piste dans un glissement parfaitement maîtrisé. Pas un soubresaut, pas un écart. Le choc léger remonta dans les pédales, puis s’évanouit. Elle coupa les moteurs. Leur grondement diminua jusqu’à ne devenir qu’un souffle étouffé. Puis le cockpit s’emplit d’un silence dense. La verrière s’ouvrit dans un souffle hydraulique. Un air sec, chargé de poussière métallique, d’huile chaude et de carburant, envahit ses poumons. Un parfum brutal, mais rassurant : l’odeur du Galactica. Mia retira son casque. Une mèche de cheveux libérée glissa contre sa tempe. Elle inspira profondément, laissant enfin son corps relâcher la tension du vol. Des pas rapides résonnèrent sur la plateforme. Lee venait vers elle, encore casqué, son uniforme couvert d’une fine pellicule de poussière. Les lumières rouges du hangar se reflétaient sur la visière de son casque, lui donnant un air presque spectral. Mais la satisfaction dans son attitude était évidente.

« Bon vol, Lieutenant. » dit-il en s’arrêtant devant elle.

Sa voix était posée, mais plus chaude qu’à l’habitude.

« Votre réactivité était… remarquable. »

Mia sentit une légère chaleur lui monter aux joues. Non par gêne, mais parce que ce genre de compliments, surtout venant d’un pilote du calibre de Lee Adama, étaient rares. Et précieux.

« Merci, Capitaine. »

Kara débarqua juste derrière elle, descendant de son Viper d’une démarche énergique, un sourire éclatant sur les lèvres.

« Je l’avais dit : Bloodstar est douée. Tu aurais dû la voir sur Caprica. »

Lee arqua un sourcil derrière la visière qu’il souleva enfin, révélant son regard bleu acier.

« Je n’en doute pas. »

Il adressa un dernier regard à Mia. Un de ces regards rapides, trop brefs, qui pourtant s’attardent dans la mémoire. Puis se détourna, filetant vers la salle de briefing, son casque sous le bras. Quand il eut disparu, Kara se tourna très lentement vers Mia. Trop lentement. Avec un sourire beaucoup trop large.

« Tu vois ? Il t’aime bien. »

Mia ferma les yeux une seconde, soufflant un peu trop fort.

« Kara. On a failli se faire repérer par une sonde cylon. Je n’ai pas la tête à ça. »

Kara haussa simplement les épaules, le sourire toujours accroché au visage.

« Je dis juste ce que je vois. »

Et elle n’avait clairement pas fini.


Quelques minutes plus tard, alors que le hangar retrouvait une agitation contenue, un grésillement parcourut les haut-parleurs du Galactica. Les lumières clignotèrent une fraction de seconde, puis une voix, calme mais profondément brisée, envahit chaque couloir, chaque coursive, chaque pièce du vaisseau.

« Ici Laura Roslin, Présidente des Douze Colonies… ou de ce qu’il en reste. »

Elle marqua une légère pause, comme si prononcer ces mots coûtait une énergie immense.

« Nous allons rassembler tous les survivants. Nous devons fuir. Il n’y a plus de renforts. Plus d’armées. Plus de défense centralisée. Ce qui reste de l’humanité dépend de ce que nous ferons maintenant. »

Le silence qui suivit fut lourd, presque physique. Dans le mess, les conversations moururent instantanément. Des cuillères restèrent suspendues au-dessus des plateaux. Des visages se figèrent. Certains baissèrent la tête, d’autres fixèrent le vide comme si la réponse s’y cachait encore. Mia resta immobile, la mâchoire serrée. Elle savait. Elle connaissait déjà les faits, les images, les rapports fragmentés. Elle avait vu Caprica brûler de ses propres yeux. Mais l’entendre ainsi… Formulé clairement. Officiellement.

« Ce qui reste de l’humanité… »

Cela perça quelque chose en elle, un point qu’elle pensait encore protégé. Kara s’assit à côté d’elle sans un mot, posant un plateau à peine touché sur la table métallique. Ses épaules, d’habitude si droites, semblaient plus lourdes. Ses doigts tâtaient distraitement un morceau de pain qu’elle ne mangerait jamais.

« Ça fait mal. » dit-elle simplement, la voix basse, dénuée de sarcasme, ce qui, chez Starbuck, était presque un événement cosmique.

Mia hocha la tête, incapable de formuler plus.

« Oui. »

Autour d’elles, on entendait quelques reniflements étouffés, un juron murmuré, un verre posé un peu trop fort sur une table. La réalité frappait tout le monde en même temps. Ce n’était plus un accident. Plus une bataille perdue. C’était la fin. Kara releva légèrement le menton, ses yeux bleus brillant d’une détermination farouche. Une flamme née de la douleur, mais plus tenace encore.

« Mais on va continuer. »

Mia inspira lentement. Elle sentit quelque chose reprendre forme en elle. Pas de la force, pas encore, mais un début. Une intention. Une direction. Elle releva la tête à son tour.

« Oui. » dit-elle, la voix plus ferme qu’elle ne l’aurait cru. « On va continuer. »

Dans le calme pesant du mess, ces mots sonnèrent comme une promesse silencieuse. Peut-être la première d’une longue série. Et quelque part dans les coursives du Galactica, l’humanité commença à respirer à nouveau.


Lee les rejoignit dans le mess sans un mot d’introduction, se laissant tomber sur la banquette face à elles comme s’il avait marché pendant des heures. L’éclairage blafard accentuait les ombres sous ses yeux. Le bruit sourd des conversations autour d’eux créait un fond continu, mais à leur table, l’atmosphère devint immédiatement plus dense. Il posa un dossier épais sur le métal froid de la table. Le clac résonna presque trop fort.

« Le Commandant veut réorganiser les escadrilles. » dit-il, voix basse mais ferme.

Il croisa les bras, posture d’officier en mission.

« Mia, vous serez assignée avec nous. Pas d’escadrille séparée pour l’instant. On manque d’effectifs. »

Mia acquiesça immédiatement.

« Très bien. »

Lee opina, mais son regard resta fixé sur elle une fraction de seconde de trop. Un regard analytique, précis, professionnel mais… intrigué.

« Vous avez volé comme si vous connaissiez déjà le Viper. » dit-il enfin. « Je ne vois pas ça souvent à un premier essai. »

Il ne la flattait pas. Ce n’était pas un compliment. C’était une constatation technique, presque une évaluation. Mia haussa légèrement les épaules, son regard glissant un instant vers la table.

« Je m’adapte vite. »

Un bref silence. Lee ne bougea pas, mais son expression changea. Son regard se durcit, non pas de colère, mais de concentration pure. Une sorte de calcul silencieux, comme s’il tentait de comprendre un mécanisme. Forcément… Kara s’en mêla. Elle posa brutalement sa tasse d’eau sur la table, un sourire carnassier au coin des lèvres.

« Elle est impressionnante, hein ? »

Lee détacha enfin son regard de Mia, comme si Kara venait de casser un fil invisible.

« Ce n’est pas la question. » répondit-il, un peu trop vite. « On a besoin de pilotes fiables. »

Kara leva les yeux au ciel, théâtrale.

« Traduction : Oui, Kara, elle est impressionnante. »

Lee soupira. Un soupir long, lourd, le genre qui disait : j’ai l’habitude et je n’ai clairement pas l’énergie pour toi maintenant.

« Kara, s’il te plaît… »

Mia, qui sentait la migraine arriver, porta une main à ses tempes.

« Arrêtez tous les deux. On n’a pas le temps pour ce genre de… discussions. »

Le mot n’était pas exactement disputes, ni plaisanteries, mais quelque chose entre les deux. Quelque chose de dangereux. Un silence tomba à leur table, pas autour, le mess restait bruyant mais entre eux trois, comme un petit sas isolé du chaos. Lee la regarda différemment pendant une seconde. Une surprise discrète. Comme s’il ne s’attendait pas à ce qu’elle coupe court aussi fermement. Comme si un nouvel élément venait de s’ajouter à sa perception d’elle.

« Vous avez raison. » dit-il finalement.

Il se redressa, récupéra le dossier et se leva.

« Repos pour deux heures. Ensuite, briefing pour une nouvelle manœuvre. »

Il partit d’un pas rapide, uniforme froissé par l’urgence, sans un regard en arrière. Ou presque. À peine avait-il disparu dans le couloir que Kara se pencha, son sourire revenant comme une explosion contrôlée.

« Tu vois ? Il adore ça. Que tu lui répondes. »

« Kara. »

« Je me tais. Je me tais. »

Elle leva les mains en signe d’innocence. Puis, après un battement de silence :

« … mais il adore ça. »

Parce qu’elle ne se taisait jamais vraiment.


Les Vipers étaient alignés dans le hangar comme une rangée de prédateurs silencieux, prêts à bondir dans le vide. Leurs coques revêtues de métal usé reflétaient les lumières rouges d’alerte, donnant à l’ensemble un aspect presque cérémonial. Les mécaniciens passaient d’un appareil à l’autre, ajustant un panel, vérifiant un stabilisateur, remplaçant une pièce brûlée. Gestes rapides, automatisés, dictés par l’urgence de la survie. Au-delà des parois du hangar, par les vastes écrans de la baie d’observation, on devinait la Flotte civile. Éparpillée. Éclatée. Mais doucement en train de se regrouper derrière le Galactica. Des silhouettes fragiles dans le vide. Cargos, ferrys, paquebots spatiaux, transporteurs agricoles. Toutes dérivant avec une lenteur presque douloureuse, se serrant les unes contre les autres comme des enfants cherchant la protection d’un parent. Fragiles. Mais vivantes. Mia resta immobile, les bras croisés contre elle, observant ces points lumineux se rapprocher centimètre par centimètre. Cette image, plus que n’importe quel discours, mesurait le poids de ce qu’ils venaient de perdre… et de ce qu’ils tentaient encore de sauver. Kara arriva à ses côtés, s’adossant à la rambarde, ses doigts tapotant machinalement le métal.

« On ne revient pas en arrière. » dit-elle, sans détour.

Sa voix était basse, presque rauque. Un constat, pas un regret.

« Non. » répondit Mia, les yeux toujours rivés sur la Flotte. « On avance. »

Kara hocha la tête, un souffle court lui échappant, entre épuisement et détermination. Un pas s’approcha derrière elles, silencieux, presque hésitant. Lee. Il vint se placer à leur hauteur, se tenant très droit, mains croisées dans le dos. Son visage était grave, ses yeux observant l’extérieur avec une intensité calme et contrôlée. La marque d’un homme qui mesurait chaque mouvement.

« La Flotte va sauter dans une heure. » dit-il.

Sa voix résonna faiblement dans le vacarme du hangar.

« Ce sera notre premier saut coordonné. Ça ne sera peut-être pas parfait, mais… on n’a pas le choix. »

Kara esquissa un rictus nerveux. Mia hocha simplement la tête, acceptant l’évidence froide de la situation.

« On sera prêts. » dit-elle.

Il tourna la tête vers elle. Un bref instant seulement. Un regard direct, précis, presque vulnérable. Puis, comme s’il se souvenait de son rang, Lee détourna aussitôt les yeux, retrouvant son masque de pilote et d’officier. Autour d’eux, le vaisseau vibrait doucement, comme s’il retenait lui aussi son souffle. La Flotte entière était suspendue à une seule décision. Un seul saut. Un seul instant qui déterminerait le destin de l’espèce humaine. Mia inspira profondément, remplissant ses poumons d’air métallique et de tension. Les mondes étaient éteints. Mais eux respiraient encore. Et tant qu’ils respiraient… il restait quelque chose à protéger.


Dans la salle de briefing, les lumières tamisées projetaient des reflets bleutés sur les visages tendus. Les cartes holographiques se mettaient lentement à jour, dévoilant l’apparition progressive de silhouettes mouvantes : une trentaine de vaisseaux civils regroupés autour du Galactica. Des cargos massifs aux coques cabossées. Des paquebots autrefois luxueux, désormais noircis par la fuite. Des transports rudimentaires, oscillant dangereusement sur leurs stabilisateurs. Des ferrys stellaires surchargés, presque à saturation. Tous en état précaire. Tous rafistolés, épuisés, survivants d’un monde qui avait cessé d’exister. Et tous… remplis de vies. De familles perdues. D’enfants silencieux. De passagers qu’on aurait dit arrachés de force à leur destin. Les hologrammes tremblaient légèrement, comme si même la technologie avait du mal à soutenir le poids de ce qui restait de l’humanité. Adama se tenait devant la projection, bras croisés dans son uniforme sombre. Son regard balayait la salle avec une calme autorité, une force tranquille forgée par des décennies de service. Aucune panique. Aucune hésitation. Seulement un devoir.

« Ces vaisseaux n’ont ni armes, ni protection. » dit-il d’une voix grave.

La pièce se figea.

« Ils restent sous notre responsabilité. Nous allons les conduire hors du système. Nous sautons dans une heure. »

Un murmure à peine audible parcourut la salle. Pas de protestation, mais de résignation. Personne n’était prêt. Et pourtant, ils devaient l’être. Kara se pencha vers Mia, l’ombre d’un sourire amer aux lèvres.

« Alors voilà. On devient des baby-sitters. »

Sa voix n’avait rien de moqueur, juste une fatigue ironique, un humour de survie. Mia répondit doucement, les yeux fixés sur les silhouettes tremblantes des navires :

« On devient ceux qui reste. »

Des mots simples. Mais tombés comme un verdict. Lee, debout près de la console centrale, analysant les trajectoires et les risques du saut à venir, tourna légèrement la tête. Il avait entendu. Pas de sourire. Pas de commentaire. Juste ce bref mouvement, ce signe subtil qu’il prenait tout en compte : les mots, la voix, les implications. Puis son regard revint au tableau holographique, sérieux, concentré. Toute la salle retenait son souffle. Dans une heure, ils quitteraient leur système natal. Et commenceraient une fuite qui n’aurait plus jamais de fin.


Le Galactica se plaça lentement en tête de la formation, comme un berger d’acier guidant un troupeau brisé. Les moteurs du battlestar illuminèrent brièvement la coque, dessinant des ombres mouvantes dans les coursives et projetant une teinte bleutée sur les vitres épaisses de la baie d’observation. Dans cette baie silencieuse, Mia, Kara et Lee observaient l’univers se resserrer autour d’eux. Derrière le Galactica, les vaisseaux civils s’alignaient avec une précision hésitante : cargos bosselés, paquebots spatiaux abîmés, transports agricoles rafistolés à la hâte. Des dizaines de points lumineux perdus dans le noir, fragiles comme des bougies dans un océan de vide. Trois pilotes, trois respirations, un même constat.

« On ne reviendra jamais sur les Colonies. » dit Lee, sa voix basse se perdant presque contre la verrière.

Kara détourna les yeux, le visage durci, les lèvres pincées. Une ombre passa dans son regard. Colère, deuil, acceptation forcée.

« Non. » finit-elle par dire.

Un mot simple. Un fossé définitif. Mia, elle, ne détacha pas ses yeux du panorama devant elle. Chaque vaisseau civil semblait chargé de vies suspendues, de prières silencieuses, de peurs et d’espoirs entassés dans des coques trop petites pour tant de destinées.

« Alors on s’assure qu’ils ne tombent pas. » dit-elle, le ton calme mais inflexible.

Lee approuva d’un léger signe de tête. Pas un sourire. Pas un mot. Mais une promesse silencieuse. Celle d’un officier prêt à tout porter. Le compte à rebours commença à résonner dans les haut-parleurs, froid et mécanique, coupant le souffle de la baie comme un scalpel.

« Saut dans… dix… neuf… huit... »

Les lumières d’alerte clignotèrent, illuminant leurs visages tour à tour de rouge et d’ombre. Kara inspira longuement, une seule fois, comme si elle engrangeait l’air d’un monde qu’elle ne reverrait jamais. Mia serra les barres de sécurité devant elle, les doigts crispés, sentant la vibration sourde du battlestar sous ses paumes. Lee resta immobile, le regard fixé sur l’infini droit devant. Pas de peur. Pas d’espoir. Juste cette concentration absolue qu’il portait comme une seconde peau.

« Trois… deux… un… saut... »

L’espace se déchira. Un éclat blanc. Une vibration subite. Un souffle silencieux qui traversa la Flotte entière. En une fraction de seconde, les étoiles changèrent de place. Le vide se reconfigura. Et les survivants de l’humanité disparurent du système qui les avait vus naître. Peut-être pour toujours. La Flotte franchit le premier saut ensemble. Pas parfaitement. Pas sans peur. Mais ensemble. Le destin de l’humanité venait de changer pour de bon. Et aucune carte, aucun plan, aucune promesse ne pourrait jamais les ramener en arrière.


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