When in Rome

Chapitre 48 : Aiguillages

4231 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 25/05/2021 13:29

Chapitre 48 Aiguillages


(1ère partie)


Frigorifié, le jeune homme frottait ses mains rougies l'une contre l'autre et hâtait le pas pour se réchauffer. Sous son bras, il serrait un petit paquet mince. Il avait dû faire le tour de plusieurs boutiques pour ça, mais il avait finalement trouvé le cadeau ultime et parfait pour sa petite amie. Une chance raisonnable que son gros retard soit pardonné pour cette raison.

Cela ne faisait même pas un an qu'ils étaient ensemble, et il en était le premier surpris. Pourquoi une fille aussi jolie s'était-elle intéressée à lui ? Mystère ! Qu'elle veuille qu'ils vivent ensemble, et ne regarde même pas des types plus beaux ? Là ça tenait carrément du miracle… Jamais il n'aurait envisagé de l'aborder, même pour demander où était l'amphi B… Et pourtant depuis qu'ils sortaient ensemble, elle le voyait tous les jours et… toutes les nuits.

Il chercha mentalement par où il pourrait couper pour raccourcir son trajet. A pied, il en avait encore pour vingt minutes, peut-être un quart d'heure… et dix s'il prenait le métro. Il pesa le pour et le contre. Affronter la colère de sa dulcinée ou se faire courser dans les couloirs plus louches, passée une certaine heure ? Il grimaça. En traversant en vitesse au passage piéton après que le feu devint vert, il se gagna une bordée de coups de klaxons. Il envoya des baisers volants au conducteur effaré.

Ce n'était pas glorieux à dire, mais il se serait senti plus en sécurité avec sa copine à ses côtés. Deux fois par semaine, elle faisait du krav-maga avec une vieille tante bizarre. Lui ne comprenait pas trop pourquoi elle y allait régulièrement. S'imaginant qu'il y avait forcément une raison personnelle, peut-être une situation autrefois où elle avait été battue, il ne trouvait jamais le bon moment pour aborder ce sujet, alors qu'il aurait aimé qu'elle ait assez confiance pour s'en ouvrir à lui.

Dans quelques jours, il allait avoir vingt ans. Peut-être les choses seraient-elles alors différentes ? Pour l'occasion, ils avaient décidé de s'échanger des cadeaux, même si l'anniversaire de Maya n'aurait pas lieu avant plusieurs mois. Il avait hâte de voir son visage quand elle verrait ce qu'il avait trouvé.

Sur sa gauche, la bouche goulue du métro se faisait bien tentante, avalant et recrachant plein de gens qui gravissaient ou descendaient ses marches. Après un coup d'œil sur l'écran de son communicateur, il ouvrit son manteau pour glisser le cadeau contre son cœur et dévala l'escalier avec le sourire aux lèvres. Dans dix petites minutes, il la serrerait dans ses bras…

.

Maya fit quelque chose qu'elle s'était promis de ne jamais faire : activer l'application « espion » qu'Evan et elle avaient téléchargée sur leur communicateur. Lui ne voyait pas le problème et trouvait cela très romantique de pouvoir se localiser mutuellement en cas de nécessité. Elle était déjà plus partagée. Peut-être parce qu'elle avait deux ou trois trucs à cacher…

Il aurait dû déjà être arrivé mais c'était le silence radio. Ni texto, ni message sur le répondeur pour dire qu'il avait été retenu par son prof relou ou par un élève en cours de soutien.

Devant le miroir, elle vérifia son maquillage. Fit bouffer sa petite blouse en la remettant bien dans la ceinture de son pantalon. Se tourna pour regarder si ce dernier ne lui faisait pas de trop grosses fesses… Non, ça allait. Décoiffa ses cheveux en tirant sur ses mèches pour leur donner du gonflant. Les rabattit sur son épaule gauche, essaya sur celle de droite, remit le tout du côté gauche…

Enfin, elle poussa un cri de frustration : Evan n'était toujours pas là !

Décidée à aller voir ce qu'il fichait, elle sauta dans ses bottes, passa un blouson fourré et sortit en trombe. Peut-être avait-il été assez nigaud pour s'être fait encore piquer son téléphone par un gamin de dix ans…

.

L'application le localisa à douze minutes à pied de l'appartement.

Reprenant son souffle, car elle avait couru comme une dératée, elle observa avec perplexité les coordonnées indiquées. Elle se tenait juste au-dessus du point rouge et pourtant il n'y avait rien par terre, rien sur les côtés, ni aucune branche d'arbre au-dessus… Conclusion évidente : le téléphone ne pouvait être que sous terre... En vain, elle chercha une plaque d'égout sur le bitume lisse du trottoir : il n'y en avait pas. Dépitée, elle le rappela pour s'épargner de chercher mais n'entendit rien aux alentours. Ce fut grâce au ding d'un bus en approche qu'elle pensa au métro par association d'idées. Et justement, on voyait le poteau allumé d'une station à une dizaine de mètres…

Parvenue dans les couloirs qu'elle arpentait en scrutant le point à l'écran, Maya stoppa net à l'intersection où le communicateur d'Evan aurait dû se trouver. Elle rappela aussitôt et la sonnerie résonnant à proximité la remplit d'espoir pendant qu'elle la suivait jusqu'à un quai voisin. Son soulagement fut de courte durée.

D'abord déçue de voir qu'il n'était pas là, elle fut ensuite inquiète quand elle trouva son téléphone derrière une rangée de sièges sales et puis son cœur lui tomba carrément dans l'estomac en découvrant des traces de sang sur l'écran fêlé. Son numéro y était encore affiché et elle réalisa qu'il avait essayé de la joindre. Elle ne savait pas pourquoi, mais ce détail lui paraissait à la fois prévisible et sinistre.

— Evan ?

Seuls quelques voyageurs attendaient sur son quai. Ils avaient tous le col relevé et lui jetaient des regards obliques. Son anxiété, nettement audible, les dérangeait probablement dans leur attente rêveuse.

— Evan ?

Le grondement des rails signala l'arrivée d'une rame. Quand elle fut à quai, ses portes coulissèrent, laissant entrer les gens qui s'engouffrèrent en hâte pour trouver un strapontin libre.

Maya balaya des yeux l'espace déserté autour d'elle pour chercher un employé à qui s'adresser. Si des secouristes avaient dû intervenir tout récemment, ça n'avait pas pu se passer à l'insu du personnel de la station… Au bout du couloir qu'elle avait emprunté en venant, il y avait un point de vente de billets dont la lumière était allumée et elle s'y rendit à pas rapides. Pas de chance, dans la guérite, il n'y avait qu'une chaise à roulettes vide, sur laquelle pendouillait un vieux gilet tricoté. Elle pria pour que le préposé ait seulement pris une pause dans l'arrière-salle et toqua résolument à la vitre épaisse.

— Il y a quelqu'un ?

Comme personne n'arrivait, elle se décida à chercher de l'aide ailleurs lorsqu'un élément insolite retint son attention. Par terre, à l'intérieur, il y avait une chaussure avec la semelle en l'air. Intriguée, elle se haussa en appui sur le comptoir pour avoir un meilleur angle de vue et découvrit que la propriétaire de la chaussure gisait à plat ventre à côté.

Immédiatement, elle alla taper du plat de la main sur la porte du petit local attenant.

— Ohé, ça va là-dedans ? Vous êtes tombée ? Vous vous êtes fait mal ? Je vais prévenir les secours…

N'obtenant toujours aucune réponse, Maya s'assura qu'il n'y avait personne pour la surprendre et saisit la poignée qu'elle brisa net avant de pousser la porte d'un coup d'épaule.

Elle n'alla pas plus loin que le seuil. Devant elle, il y avait deux personnes inconscientes. La guichetière... et Evan.

.

.°.

Elle inspira avec un petit cri de stupeur. En les voyant immobiles, elle se sentit glacée par un mauvais pressentiment. L'employée était donc face contre terre, on ne voyait pas son visage. Evan semblait être tombé à demi-assis contre une armoire, sa tête était penchée vers l'avant. Mais que s'était-il passé là-dedans ? Un braquage de la caisse ? Résolument, elle entra pour vérifier s'ils avaient été assommés ou blessés. Elle vint s'agenouiller pour secouer un peu l'épaule de son petit-ami.

— Evan, ça va ?!…

Comme il ne répondait pas, elle chercha à vérifier son pouls à la jugulaire. Non seulement elle ne parvient pas à sentir le moindre battement, mais quand elle retira ses doigts, ils étaient tachés de sang tiède et poisseux. Maya laissa échapper un gémissement horrifié et le relâcha. Dans ce léger mouvement, la tête d'Evan roula un peu sur le côté. Sous sa frange bouclée, ses yeux ouverts et fixes la frappèrent en plein cœur.

Épouvantée, elle se remit debout pour s'éloigner de ce qu'elle venait de voir et, en reculant vivement, buta sur l'employée du guichet qui ne réagit pas non plus. Elle poussa un nouveau cri et se distança autant qu'elle put pour composer un numéro d'urgence.

Elle expliqua qu'elle venait de trouver deux morts dans la station Goodge Street. Comme dans ses cauchemars, les mots sortaient mal en chuintant. On lui recommanda de ne pas bouger et d'attendre les secours. Qu'aurait-elle pu faire d'autre ? Complètement abasourdie, elle resta une bonne minute les yeux grands ouverts, la tête vide et le corps tremblant. Evan était mort.

Puis elle finit par cligner des yeux, parce qu'une question incongrue venait de s'insinuer dans son esprit, en la tirant momentanément de sa torpeur. Cette pensée obsédante lui commandait de rester alors qu'elle n'avait qu'une envie : s'enfuir à toutes jambes. Quoi ? Rester dans ce tombeau ? Elle ne pouvait plus rien faire pour lui. Les secours allaient arriver, il fallait qu'elle se reprenne.

Quelque chose la retenait malgré elle. Elle avait peur que ce soit une curiosité morbide qu'elle ne se connaissait pas. Ses yeux revenaient obstinément sur la plaie d'Evan. Elle ne la voyait pas très bien tel qu'il était tourné mais un détail clochait.

L'incision qu'elle avait aperçue brièvement lui paraissait vraiment très nette, et à part le peu de sang qu'elle avait sur les doigts, il n'y en avait presque pas sur lui. Si on avait tenté de l'égorger, est-ce qu'il n'en aurait pas eu sur lui bien davantage ? Dans une série policière, à la télé, un inspecteur quelconque aurait secoué la tête et dit d'un air professionnel : « Il a été tué ailleurs et le corps a été déplacé ensuite ».

Une injonction insistante lui envahissait la tête. Regarde mieux. Elle ferma les paupières. Non elle ne voulait pas « regarder mieux » ! Regarde mieux. Regarde mieux. Regarde mieux. Ses lèvres se tordirent et elle eut les larmes aux yeux. Presque d'elle-même, sa main attrapa un crayon sur le bureau. S'en servant comme d'un outil, elle poussa la joue d'Evan pour mieux observer… Quand elle se demanda si le truc blanc qu'elle voyait était un morceau de colonne vertébrale, elle lâcha aussitôt le crayon. Là, c'était beaucoup pour elle.

Comme elle sentait l'évanouissement venir, elle inspira fort et tapa violemment du poing sur le caisson métallique où elle s'appuyait pour que la douleur la maintienne consciente. Mais étrangement, sa révulsion à l'idée de tomber inconsciente sur le cadavre fut nettement plus efficace pour chasser les points blancs devant ses yeux... Calée entre le mur et l'armoire, blanche comme un linge, elle utilisa son téléphone pour prendre rapidement quelques photos de la gorge et en resta là, car une brusque montée de bile la chassa hors de la pièce.

Une fois revenue dans le couloir, l'air plus frais lui fit du bien. Craignant un possible malaise par contrecoup, elle préféra s'asseoir contre un mur avant de céder à cette abominable intuition, sortie de nulle part, qui la forçait à examiner ses photos. Et c'est ainsi qu'elle repéra un autre détail abominable et impossible à confondre pour elle : de part et d'autre de l'entaille, il y avait deux marques rondes qui ressemblaient à des coups de poinçon.

Il n'y avait en ville qu'une seule des deux personnes en qui elle avait une confiance absolue pour gérer cette situation. Dans un état second, elle lui expédia un texto laconique :

« Evan mort : vampire. »

Le hululement funeste des sirènes la ramena à la réalité. Et puisqu'elle sentait que quelqu'un d'autre allait prendre tout ça en charge dorénavant, elle s'autorisa enfin à craquer en se cachant la figure dans les mains.

.

.°.

Tout ce qui advint ensuite lui glissa totalement dessus, comme si son esprit avait fermé les volets en ne laissant plus rien entrer. Les secours arrivèrent en fanfare. On lui posa des questions qu'elle ne comprit pas. Finalement, un secouriste – qu'elle trouva malpoli – vint claquer ses doigts devant son nez. « Elle est en état de choc, écartez-la pendant que le légiste les examine. ».

Les gens de la police établissaient le cordon de sécurité. Puis des hommes en uniforme soulevèrent Evan et la dame du guichet pour les déposer dans les grands sacs noirs à glissière. Elle en fut bouleversée à la seule pensée qu'Evan serait dans le noir. Elle chassa cette pensée idiote. Les linceuls de plastique furent hissés sur des brancards pour leur faire rejoindre la sortie en haut, où attendaient les ambulances. Sans même réfléchir, elle se leva pour suivre les chariots, mais se prit les talons dans la couverture de survie qu'on avait posée sur ses épaules. Elle la fit voler avec un geste agacé et résista au policier qui voulait la retenir parce que « l'inspecteur n'avait pas encore pu lui parler ».

— Mais lâchez-moi, je dois aller avec lui ! C'est mon petit ami !

Alors qu'elle était dans les vapes encore quelques minutes plus tôt, elle se débattit cette fois avec énergie quand on essaya de l'en empêcher. Elle repoussa les gêneurs avec force en se crispant sur le brancard d'Evan. Passant sous le cordon de sécurité, un homme en civil vint à elle se présenter en lui montrant sa plaque trop vite pour qu'elle puisse y lire quoi que ce soit. Elle relâcha sa prise de fer sur le chariot en se souvenant qu'elle avait un truc important à lui communiquer. Il n'y avait pas de sang. Pas assez de sang. C'était ça. Mais aucun son ne sortit de sa gorge.

La sonnerie particulièrement forte de son téléphone la cueillit par surprise. L'attrapant de justesse avant qu'il ne tombe, elle ignora l'inspecteur et s'empressa de répondre en voyant s'afficher enfin le nom de son parrain.

— Merci mon Dieu ! Angel ! S'il te plaît, viens tout de suite ! commença-t-elle précipitamment. Il y en a un qui a tué Evan !

— Maya, c'est Faith. Doucement, prends une grande inspiration. On va venir te chercher, où es-tu ?

Euh… dans le métro. Pas loin de chez moi. Evan est mort.

— Oui, oui, tu me l'as dit. Angel informe les Observateurs pour qu'ils envoient une patrouille et on se met en route tout de suite.

Je ne me sens pas bien, avoua-t-elle avec difficulté. Ils veulent m'emmener à l'hôpital. Je ne sais pas lequel... Je suis désolée de vous embêter…

— Ça va aller, Maya. Respire bien…

Mais, j'y arrive PAS ! s'énerva-t-elle. J'y arrive pas, tu comprends ? Evan est MORT ! Et j'ai rien pu faire alors que j'aurais pu. Et tout ça parce que j'ai rien voulu entendre!

Elle prit conscience qu'elle avait élevé la voix avec l'arrêt des activités autour d'elle, tous les yeux des policiers la fixant d'une pupille intéressée. L'inspecteur s'impatienta. Il jouait les blasés mais elle lui trouvait l'air d'un stagiaire. Il était châtain et mal coiffé. Evan aussi était mal coiffé tout le temps, c'était chou.

Mademoiselle, l'interrompit-il avec un geste autoritaire lui demandant de couper son appel, vous avez vu quelque chose ? Vous connaissez l'assassin ?

La jeune fille serrait convulsivement son téléphone jusqu'à la tétanie. Lointaine, la voix de Faith l'appelait en vain et, en voulant la mettre en pause, elle se trompa de bouton et raccrocha. Elle reniflait et s'essuya les yeux. Le policier lui tendit un pack de mouchoirs en papier.

Non, je n'ai vu personne quand je l'ai trouvé… Mais je sais bien qui a fait ça, dit-elle entre ses dents.

Écoutez, vous reviendrez plus tard au poste faire une déposition complète, quand vous serez moins choquée… Mais si vous avez le moindre indice, il faut nous le dire maintenant.

— C'est des vampires ! cracha-t-elle sans cacher son dédain.

Dans les yeux bruns de l'inspecteur, l'intérêt aigu se mua en commisération distante. D'un geste déçu, il fit signe aux ambulanciers qu'ils pouvaient l'emmener aussi à l'hôpital pour qu'elle se fasse examiner. Deux costauds l'embarquèrent et, cette fois, elle n'opposa pas de résistance. L'un des deux monta à l'arrière avec elle, laissant son collègue prendre le volant et suivre la première ambulance qui ramenait la guichetière.

Ils n'avaient roulé que de quelques mètres quand elle comprit que partager un habitacle aussi exigu avec le sac noir n'était pas une si bonne idée. C'était Evan qui était dedans mais elle qui avait du mal à respirer. Elle se couvrit les yeux. L'ambulancier lui toucha le bras.

— Ça ne va pas ?

Non, ça ne va pas. Rien ne va.

A la faveur d'un soubresaut dû à un coup de frein un peu sec, un petit paquet plat qui était posé dans une niche derrière le chariot, glissa de là, rebondit sur le corps et puis tomba par terre devant leurs pieds avec un petit « ploc ». Elle sursauta et le brancardier se pencha pour l'attraper et le lui tendre

— C'était pour vous, peut-être ?

Posant les yeux dessus, elle ne vit que le papier à motifs de gros cœurs pailletés et l'étiquette tachée de sang. Joyeux non-anniversaire, Maya.

Les lèvres tordues, elle détourna la tête.

.

.°.

Recroquevillée sur un siège de la salle d'attente, les bras serrés autour de son ventre, la jeune fille patientait depuis un temps qu'elle n'aurait su évaluer, écartelée entre le désir de se laisser aller au chagrin et une sorte de rage qui lui retournait les tripes. Un peu plus loin, Faith s'occupait des papiers à l'accueil. Mais comment pouvait-on demander aux gens de signer des trucs et de répondre à des questions triviales dans des moments pareils ?

Finalement, elle sentit le tiraillement familier picoter sa nuque et sut qu'Angel avait franchi le seuil du bâtiment. Même sans avoir le super-sens des Tueuses, il n'était guère difficile à repérer car il dépassait tout le monde de dix bons centimètres. Était-ce son gabarit baraqué de poids-moyen ? Ses yeux sombres enfoncés sous des sourcils bas et droits – ceux-là mêmes qui lui donnaient en permanence l'air soucieux (voire renfrogné) ou tout ça en même temps ? Les gens s'écartaient insensiblement de lui, comme mus par un quelconque principe de précaution. Si on y ajoutait le sourire satisfait qui déformait le coin de ses lèvres fines en apercevant sa filleule, n'importe qui serait resté à distance de son aura étrange.

Pour sa part, Maya n'étant pas n'importe qui, elle se releva vite et marcha jusqu'à lui pour venir lui écraser le thorax quelques secondes. Il poussa un petit soupir contrôlé et évita de grincer des dents. Le chagrin ne diminuait pas la force d'une Tueuse.

— Muppet Show*, t'es enfin là ! J'ai eu peur que tu ne puisses plus finalement.

Un large sourire chaleureux modifia complètement la physionomie du vampire en éclairant ses traits, pendant qu'il lui rendait son étreinte. Comme il ne la voyait pas souvent quand elle était petite, il lui avait offert une poupée peluche ridicule qui ne lui ressemblait absolument pas... Son sourire s'effaça vite car les circonstances de leurs retrouvailles n'avait rien de réjouissant. Il ne l'aurait pas avoué devant sa filleule, mais la sécurité de la jeune-fille sous-entraînée – malgré les efforts insistants de Faith – le préoccupait davantage.

— Bien sûr que je suis venu, pour qui est-ce que tu me prends ? Mais, évite m'appeler comme ça devant témoins, tu n'as plus cinq ans... J'ai prévenu tes parents. Comment te sens-tu ?

— En fait, pas tellement mieux…

— Euh, oui. Évidemment…

En se pinçant le pont du nez, il se maudit intérieurement pour sa question machinale. Mieux valait revenir au sujet du texto de sa filleule, ce qui éviterait d'autres maladresses de stupide vieux vampire complètement crétin.

— Excuse-moi, je suis… euh… Et donc, comment tu sais qu'il s'agissait bien de vampires ? Il y avait des marques ?

En confirmation, elle tira son téléphone de sa poche pour lui montrer les photos. Elle zooma pour mettre en évidence les deux traces de canines au bord de la plaie, presque confondues avec celle-ci. Angel fit défiler les images d'une main tandis que de l'autre, il héla Faith pour qu'elle les rejoigne dès qu'elle en aurait terminé.

— Alors ? s'enquit cette dernière quand elle fut près d'eux.

— Même mode opératoire que dans le quartier Est. C'est probablement un de ces jeunes qui pensent être créatifs pour couvrir leurs traces. Ils boivent et puis tailladent aussitôt la gorge de leur victime pour masquer la morsure… Tu veux bien rester avec elle ? Je vais à la morgue présenter mes… « respects » et je reviens.

Le visage crispé, la jeune fille le retint.

— Non écoute, c'est pas la peine. Tu le connaissais pour ainsi dire pas. Je voudrais qu'on y aille maintenant. J'en peux plus là, j'étouffe ici et j'ai l'impression que je vais casser quelque chose si je reste une minute de plus… Partons d'ici, implora-t-elle.

Soucieuse, Faith dodelina de la tête. Indiquant à Angel d'y aller d'un simple regard de connivence, elle tourna Maya vers elle pour lui parler face à face.

— Écoute, ton copain été mordu il y a un peu plus de deux heures. Il va se relever et il aura faim… Il faut l'empêcher de s'en prendre aux gens de l'hôpital.

L'expression effarée de Maya montra qu'elle avait totalement oblitéré cette réalité crue. Son esprit en état de choc n'avait pas réussi à voir plus loin que « Evan est mort » – ce qui aurait été déjà bien suffisant. Mais il y avait pire que ça… Elle l'avait pourtant suivi ce cours sur la résurrection vampirique ! Faith avait raison, bien sûr, mais comment imaginer le tendre et maladroit Evan en créature vicieuse et rusée qui n'était plus régie que par l'absence de scrupules et les instincts chasseurs ? Pourquoi lui ?

— C'est pour m'éviter d'avoir à le faire qu'Angel est parti ?

— Oui. S'il ne s'était pas proposé, c'est moi qui m'en serais chargée. Même si tu sais intellectuellement que ce que tu as devant toi n'est plus du tout la personne que tu as connue, devoir la tuer reste une expérience très…

Faith expira, en ne sachant pas vraiment comment finir sa phrase, et peut-être heureuse qu'une telle douleur lui ai été épargnée. Faute de savoir quoi dire et qui ne serait pas une platitude, elle la prit dans ses bras et lui caressa les cheveux.

.

En le voyant revenir le visage dur et les mâchoires serrées, la doyenne des Tueuses sut que quelque chose n'allait pas. Quand le vampire ordinairement « renfrogné » faisait semblant que rien ne l'atteignait, ce n'était jamais très bon. Il fallait bien le connaître pour déceler que son visage était « ostentatoirement inexpressif ». Les deux femmes se tournèrent vers lui et il acquiesça d'un signe de tête.

— C'est réglé, confirma-t-il tout bas lorsqu'il fut hors de portée d'oreilles indiscrètes. La femme qui est arrivée avec lui aussi. Sortons vite d'ici avant que quelqu'un ne remarque qu'il manque deux corps à la morgue…

Faith le retint par le bras.

— Hey, ça va ? Quelque chose s'est mal passé ? On dirait que t'as vu un fantôme…

Un nerf se crispa sur le côté de son visage et il éluda en faisant mine de lui embrasser la joue.

— Plus tard, promit-il dans un murmure.

.

.

.

Note

* Série Angel, S5E14 « Smile time ». Épisode assez délirant durant lequel Angel est transformé en marionnette de « Rue Sésame ». Tapez "Angel Puppet" dans la section vidéo de Google.

L'émission ultérieure du Muppet Show étant peut-être plus populaire, je l'emploie donc ici de préférence. Il serait très improbable qu'Angel laisse quiconque l'appeler de cette manière. L'idée était qu'Angel ait fait refaire une copie pour la donner à sa toute petite filleule qui trouvait qu'elle ne le voyait pas assez souvent...

Laisser un commentaire ?