When in Rome

Chapitre 59 : De battre mon coeur a recommencé

5575 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/02/2022 18:11

Chapitre 59 De battre mon cœur a recommencé

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ANGEL

Le menton râpeux caressé par les premiers rayons timides, Angel se laissait aller dans une chaise longue du jardin. L'assise constellée de rosée lui mouillait les fesses, il avait un peu froid mais n'en avait cure parce qu'il était heureux. Sorti en vitesse dans un glorieux pyjama à rayures porté sur un maillot de corps blanc, il avait guetté l'aube comme un enfant le matin de Noël et couru pour arriver quelques secondes avant. Étalée dans le lit, Faith n'avait pas frémi d'un muscle quand il s'était levé.

Elle avait des circonstances atténuantes : ils étaient rentrés très tard de leur virée, titubant un peu sous l'effet de multiples ivresses, de multiples natures. Par commodité, Maya leur avait laissé sa chambre, et était allée dormir dans un duvet à côté de Joy.

L'ancien vampire ne savait pas s'il avait atteint le comble du bonheur, mais ce qui était sûr, c'est qu'il ne s'était pas retenu. La crainte de « perdre son âme », en libérant ce tas de merde vicieux qu'était Angelus, s'était envolée à la minute où il avait eu l'assurance qu'il était redevenu humain. Ça changeait vraiment tout.

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Budapest, 20 juin 2046

Dans une rue peu passante, le marchand avec lequel il avait pris rendez-vous sur le darkweb avait fait quelques difficultés pour se séparer de la fiole de rare sang de Mohra. Il avait fallu argumenter mais Angel avait été confiant parce que ses besoins se limitaient tout juste à quelques gouttes. Comme l'opération ne visait nullement à le rendre plus puissant et plus dangereux pour quiconque, il avait fait valoir que le bon sens primait dans une telle situation.

Au milieu d'une minuscule échoppe sentant le chou farci au cumin et l'encaustique, parmi les rayonnages étriqués adaptés à la minceur du propriétaire, l'atmosphère était pour le moins particulière.

Intérieurement sous pression, le vampire n'en laissait rien paraître. Il s'était assis sur le coin d'une chaise à la tapisserie usée jusqu'à la trame et avait ouvert sa chemise pour dégager une épaule de boxeur en maugréant un peu qu'il allait falloir l'appeler « l'homme sans chemise ». Pour le rassurer, Willow, pince sans rire, avait solennellement juré sur l'honneur que cette vision ne lui titillait absolument rien du tout. Tara n'avait pas commenté feignant de l'intérêt pour le désemballage d'une petite seringue stérile. Transformée en infirmière sévère sous l'effet de la concentration, la sorcière aux fins cheveux roux manipulait l'objet avec précaution pour prélever quelques millilitres, sous l'œil vigilant du marchand. Il leur facturerait un prix exorbitant convenu d'avance; de quoi nourrir ses enfants pendant trois mois.

Même s'il n'était nullement ému par les piqûres, Angel regardait pourtant ailleurs pour se forger des souvenirs sur sa « nouvelle naissance ». Sur les étagères s'amassaient un grand nombre d'objets rassemblés, un consternant bric-à-brac hétéroclite fait de statuettes, presse-livres, globes montés sur un support de chandelier, bocaux contenant des billes translucides, éventails, petits coffres à clé, encensoirs, lampes à sel sculptées… Sur sa devanture, la boutique se targuait d'offrir des objets originaux et exotiques pour la décoration, le désordre ambiant était un argument de vente pour renforcer chez l'acheteur potentiel le sentiment de faire une bonne affaire dans un vide-grenier.

Mais ce n'était qu'un paravent. Il y avait une « pièce du fond » où Tibor Molnàr serrait jalousement des items plus précieux à destination du monde occulte.

La seule crainte qui taraudait encore un peu le vampire, c'était que le flacon joliment ornementé ne contienne que le sang d'un humain mort – nocif pour sa race. En injection, il ne savait pas ce qu'il en était mais à avaler, par contre, c'était presque immédiatement fatal.

Alea jacta est.

Il s'était laissé piquer avec l'impression tenace d'une inoculation médicale, renforcée quand Tara lui avait mis un petit sparadrap blanc tout de suite après. Il avait sursauté en réalisant que l'une des multiples cases à cocher dans sa liste en redevenant humain, serait de se mettre à jour de tous les vaccins inventés depuis trois siècles. Il n'avait pas fini de voir des aiguilles.

Parce qu'il avait déjà vécu l'expérience une fois, Angel sut tout de suite que le marchand n'avait pas menti. Il avait hoché la tête pour dire aux deux femmes que la « dé-conversion » se passait bien. L'effet était rapide. A cœur vaillant rien d'impossible : le sien avait lancé sa première fibrillation avant de se stabiliser bientôt dans un battement régulier. Sous l'effet de l'exaltation ressentie par ce succès, il avait même pompé plus vite et plus fort. Willow avait rangé son stéthoscope.

Près de lui, Tara avait monitoré son aura qui réapparaissait avec éclat. Bien sûr, les bras et les jambes avaient été plus longs à se réchauffer mais au bout de cinq minutes, il était devenu évident que le boutiquier émacié était finalement digne de confiance. Il avait pourtant semblé hésiter en tendant la main vers l'argent déposé pour lui sur son comptoir ciré.

— Le compte n'y est pas ?

— Si, si. Je ne comprends simplement pas pourquoi vous faites ça… avait-il répondu d'un ton dubitatif. Je pensais que vous alliez prendre la fiole et me tuer.

Avec un sourire carnassier, Angel s'était remis debout « Mais non, allons ». Ce genre de petite blague, il comptait bien en faire d'autres de temps en temps, en cas de nécessité.

Tous trois avaient quitté le paradis du brimborion ésotérique, suivis tout du long par le regard soulagé du vendeur qui pesait dans leur dos. Sans respirer, il avait attendu qu'ils aient disparu, avant de redéployer sa queue et de cligner sa seconde paupière noire verticale. [1]

— Est-ce que ça va ? avait demandé Willow en chemin. Tu as les joues vraiment très… roses.

— Ce n'est pas cher payé… dit-il en tâtant sa peau chaude de fièvre.

— Tu lui as fait un peu peur, tu sais.

— Je promets de faire une cure de désintox…

« Bonjour, je m'appelle Angel et je n'ai pas fait peur aux gens depuis quatre semaines », ironisa Tara à voix très basse, comme pour elle-même.

C'était de la pure calomnie. Il avait arrêté de faire peur volontairement aux gens depuis bien plus longtemps que ça

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Les paupières fermées, l'ex-vampire savourait donc le halo rose que faisait la lumière en les traversant. Quelqu'un s'était glissé près de lui et il ne sut pas tout de suite de qui il s'agissait, puisque son odorat était désormais très quelconque. Il sentit qu'on lui mettait une paire de lunettes sur le nez. Derrière les verres fumés, Maya lui souriait.

— T'as l'intention de prendre ton premier coup de soleil ? demanda-t-elle en touillant le sucre dans la tasse de café qu'elle comptait lui offrir.

— Parfaitement.

— Tu sais qu'en juin et à cette heure de la journée, ça va prendre un peu de temps ?

Il se contenta de sourire. Apporté par sa filleule, le grand plateau garni lui faisait des avances outrancières et il se demanda de quoi il aurait l'air en se jetant dessus pour en dévorer l'intégralité. Redevenir humain n'avait pas diminué son appétit. Il avait juste… changé de cible. Angel trempa ses lèvres dans le café en appréciant l'arôme plus que de raison. Elle se servit une grosse portion de gâteau qu'il regarda avec une convoitise palpable et décomplexée.

— Au fait, je te remercie de m'avoir prêté ta chambre. J'espère qu'on n'a pas été trop expressifs.

— Je ne comprends pas que ce soit à moi de faire la leçon à tout le monde ici, particulièrement aux parrains... J'aimerais que vous gardiez tous en tête qu'il y a des enfants dans cette maison.

— Je peux avoir du gâteau quand même ?

— Je vais y réfléchir.

— T'aurais peut-être pu demander asile à Pietro ?

— Ah non, déjà qu'on envahit sa maison, le pauvre, il mérite un peu de répit… En plus, Joy était excitée comme une puce de m'avoir auprès d'elle. Après le mal qu'on a eu à monter son nouveau lit, cette petite chipie voulait dormir par terre avec moi !... Ah, tu m'excuses ? J'entends enfin la voiture de Giles, j'espère qu'il aura une idée. Je ne sais pas quoi faire, ni ce qu'on va bien pouvoir dire aux enfants…

— A propos de ?

— De Maman qui a perdu trente-cinq ans pendant la nuit et ne se souvient de rien.

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Angel décida qu'il était trop affamé pour la cuisiner sur les regards que l'Italien lançait sur elle ou tâcher d'éclaircir ces propos sibyllins. Il venait de s'installer à la petite table de jardin en bois foncé, avec la ferme intention de lancer une OPA sauvage sur le petit-déjeuner, quand il vit venir à lui une fine silhouette à contre-jour. Plissant les yeux dans les rayons éblouissant, il reconnut la frimousse propre de la jeune menteuse de la veille.

Celle-ci n'alla pas plus loin en le reconnaissant à son tour. La cure désintox anti-intimidation allait peut-être s'imposer finalement, se dit-il un peu vexé. Méfiante et taiseuse, elle ne lui laissait pas beaucoup d'options. Il se rabattit sur un grand classique éprouvé, efficace sur tous les petits animaux sauvages depuis des millénaires : l'appât alimentaire.

Lorsqu'il poussa dans sa direction une soucoupe où nageait une dînette de lilliputien, elle mit un peu de temps avant de s'approcher et à accepter l'offrande. Saisissant délicatement un petit morceau de pain confituré, elle le goûta avec la plus grande circonspection. Il prit comme une petite victoire qu'elle finisse toute son assiette, et comme il aimait se sentir victorieux depuis toujours, il continua à lui servir en portions de souris : du pain beurré, une pointe gâteau au yaourt, une rondelle d'œuf, un huitième de tranche de jambon, un fromage frais…

Près de la voiture, Giles et Willow faisaient des messes basses avec des têtes d'enterrement. Qu'il s'agisse d'un Observateur et d'une sorcière devait-il le rendre parano ? Leur intérêt était-il seulement personnel ou professionnel ? Une petite fille d'un autre monde ne pouvait pas être considérée comme un démon, tout de même…

Pendant qu'il ne regardait pas, l'objet de leur curiosité venait d'enfourner en douce une grosse part de cake qui gonflait ses joues comme celles d'un petit écureuil. Cette vision invalida définitivement la théorie démonique.

Les chances qu'il la revoie ou ait l'occasion de la connaître mieux étaient voisines de zéro et cette idée faisait naître en lui un léger regret. Le destin avait parfois ce genre de coquetterie, il rapprochait fortuitement des gens qui ne feraient que se croiser dans l'existence, car leurs routes empressées les conduisaient vers des horizons divergents.

Son plan de vol pour les mois à venir était préparé depuis qu'il avait pris la décision de « casser » sa conversion. Faith et lui avaient fini de valider les examens physiques des apprenties romaines, peut-être bien pour la dernière fois. Pour la doyenne des Tueuses et l'ancien vampire, l'heure de la retraite avait sonné. Devant lui, si tout se passait bien, il y avait sa demande, la lune de miel et au moins une année sabbatique pour voyager et profiter de son retour parmi les vivants. Il espérait qu'après quinze ans de fiançailles, sans trop de coups de canifs dans leur non-contrat, elle accepterait de l'épouser et qu'il devienne officiellement M. Angel Lehane.

— Quelqu'un t'a dit ce qui allait se passer pour toi maintenant ?

Sombrement, elle secoua la tête.

— Il ne faut pas t'inquiéter.

Il se prit une œillade irritée qui signifiait clairement qu'elle le trouvait idiot et elle n'avait pas tort. Son avenir immédiat de réfugiée galactique devait être au minimum angoissant.

Pendant qu'il se demandait comment dérider son air grognon, l'illumination lui tomba dessus. Buffy faisait aussi à peu près cette tête-là quand elle s'énervait après lui parce qu'il n'était qu'un stupide petit ami qu'elle raillait tout le temps parce qu'il était un gros empoté….

Il ne fallait pas chercher plus loin la raison de ce qu'il ressentait. Le sang de Mohra était inextricablement lié à elle, à un merveilleux et amer souvenir qu'il avait chéri longtemps. Et le jour où il se décidait à en utiliser, voilà qu'une part de lui, étonnamment romanesque, y pensait fatalement. S'il avait été le héros d'un affreux roman de gare sentimental, l'amour y transcendant la mort, Buffy n'aurait pu que se manifester depuis l'au-delà pour partager avec lui l'événement ultime qui refaisait de lui un humain. Et bien sûr, pour faire pleurer les lectrices, elle aurait été secrètement présente mais indiscernable, sous les traits d'une cliente partie quelques secondes avant qu'ils ne franchissent le seuil de la boutique, ou ceux d'une passante anonyme remontant le trottoir quand ils en étaient sortis…

C'était ridicule. Cette étincelle irrationnelle en lui regrettait qu'elle n'ait pu assister à ce qu'il vivait et la cherchait irrépressiblement, même dans le simple froncement de sourcil inquiet d'une petite qui n'avait rien demandé. Et peut-être aussi à cause de son faux air d'admiration imperceptiblement moqueur… Il aurait parié sa chemise qu'elle le faisait sciemment, pour le faire décamper par jalousie de Faith interposée…

— Avant d'y aller, je voulais te dire… C'était malin la petite comédie d'hier soir pour qu'on arrête de te poser des questions. Tu sais « Oh, monsieur Angel, comme vous êtes grand et fort et comme je suis impressionnée par votre nom étrange… »

Elle baissa la tête et il sourit d'avoir deviné juste.

Son taxi allait arriver bientôt et il devait se presser. De loin, il fit un signe à Willow et Giles en leur disant que Faith et lui redescendaient leur dire au-revoir avant de partir. Et quand il se tourna vers la petite pour lui souhaiter bonne chance, elle dit d'une toute petite voix :

— Ah bon… Tu vas t'en aller toi aussi ?

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MAYA

Maya faisait la vaisselle et ne l'entendit pas venir, mais son sixième sens à vampires la fit quand même se retourner. Renfrogné, les cheveux en bataille et les pieds nus, Spike entrait dans la cuisine et il fila droit vers le frigo. Au micro-ondes, il programma vingt secondes pour réchauffer une poche de sang avant de verser le contenu dans son mug attitré – un noir, sur lequel il était inscrit « Keep calm and sup it » [2]. Pendant quelques instants, ils évitèrent de se parler, chacun pour des raisons différentes, et puis elle n'y tint plus, coupa l'eau et s'essuya les mains sur un torchon. Elle hésitait bien sûr à poser une question bête du genre « Est-ce que ça va ? » alors que de toute évidence, ça avait aussi peu l'air d'aller.

Il but son sang d'une traite, en finissant par une grimace dégoûtée. Elle le lui prit des mains pour le rincer aussitôt.

— Parle-moi ! le pria-t-elle avec un pauvre sourire en lui touchant le bras.

Il soupira lentement en plaçant les deux coudes sur le comptoir, fort similaire à celui de la cuisine de la maison de Revello Drive. Dawn en était sans doute à l'origine car elle semait partout les miettes de pain de ses souvenirs d'enfance, comme pour s'accrocher au monde de cette façon. Gentiment, et alors même qu'elle était un peu trop petite pour ça, Maya vint l'entourer d'un bras et lui poser la joue sur l'épaule.

— Je vais encaisser, Chouquette, la rassura-t-il. C'est pour toi que ça doit être plus dur.

— Mais… il y a eu un signe avant-coureur ? N'importe quoi qui puisse expliquer ça ? Vous vous êtes disputés ? Est-ce que tu lui as dit que tu voulais la quitter ou… est-ce qu'elle te plait toujours, ma mère ? demanda-t-elle avec un sourire complice au souvenir d'une vieille discussion entre eux.

— Elle m'a tant donné en retour... Comment je pourrais vouloir la quitter ? Mais c'est vrai qu'elle m'a reproché de m'absenter aussi souvent. Je pensais qu'elle ne s'en rendait pas compte mais apparemment si. Elle dit que je lui manque même quand elle ne sait plus exactement qui je suis…

— Ow, c'est si mignon… Mais tu penses que ça peut être suite à un truc qui l'a bouleversée ? C'est quand même pas pour Angel ?

— Je ne sais pas ce qui peut se passer dans sa tête… Je suis pas doué pour ces trucs.

Ils restèrent un petit instant à partager en silence leur ignorance sur les causes et la durée de cette situation, puis elle lui embrassa l'épaule et s'écarta.

— Je dois aller réveiller Joy.

— T'es sûre ? C'est calme quand elle ne fait rien tomber par terre...

Il se gagna une bourrade.

— Bon t'as tout gagné. Je vais tirer Idji du lit et toi tu vas réveiller Joy. Je t'imagine déjà entrer sans faire de bruit, te pencher sur elle en morphant, lui donner une pichenette pour qu'elle ouvre les yeux et, avec toutes tes vilaines dents dehors, tu dirais : alors, t'as fait de beaux rêves, Microbe ?

— Me donne pas d'idées.

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DAWN

La véranda fleurie de style victorien était très jolie. Elle avait des roses pompons dont les pétales froufroutants évoquaient les jupons d'antan. Dawn avait fait semblant de dormir pour que Spike la laisse. Deux heures après, elle avait déménagé dans cette petite pièce qu'elle trouvait apaisante. Sans intention de rester dans les pattes de tout le monde alors que la maisonnée se réveillait, elle surveillait anxieusement tout ce qui se passait.

Et peut-être que la vision la plus dérangeante du jour allait-elle être celle de Spike tout vampé portant une très petite fille à bouclettes sur son bras gauche. Comme si avoir une nounou vampire était la chose la plus naturelle du monde, la bambine tétait son pouce contre lui, tenant serrée une sorte de poupée en tissu gris, très moche. Ladite nounou l'embrassa sur le font en disant « Tiens mon globule, voilà ta maman » avant de la remettre aux bras de la jeune femme qui disait être sa fille.

Qu'une autre ait mérité son ancien surnom piqua amèrement sa fierté. Les yeux bleus du vampire croisèrent les siens et elle le vit sourire avant qu'il se ne détourne pour partir avec une nonchalance étudiée. Elle n'avait pas les moyens de voir qu'elle incarnait le visage même de la jalousie.

Un toussotement se fit entendre.

Giles était là.

Elle ouvrit la bouche et se retint de dire ce qui lui traversa l'esprit parce qu'elle n'eut pas le temps : il vint la serrer dans ses bras et lui déposer une bise. Elle rit nerveusement en soulignant qu'une telle chose n'était pas dans ses habitudes.

— Pas dans les anciennes, j'en conviens. Je suis heureux de te revoir… comme ça, même si c'est bizarre.

Intimidée, elle nota tous les changements pendant qu'elle le dévisageait malgré elle : un certain embonpoint, ses traits plus épais mais plus souriants et surtout ses cheveux blancs qu'il portait plus souples et plus volumineux comme une courte crinière. Et sa tenue était vraiment peu « gilesienne ».

— Oh, tu peux le dire. Tu es en train de penser que j'ai pris un méchant coup de vieux… Mais, j'imagine que tu as des préoccupations plus urgentes… Un thé ?

— Non, merci. J'ai eu plusieurs heures pour réfléchir à ce qui se passe et j'ai une théorie…

Il arrêta le mouvement de la bouilloire suspendue au-dessus de sa tasse en porcelaine. La regardant par-dessus ses lunettes, il répondit avec un sourire complice, teinté d'autodérision :

— Je ne crois pas que ce soit dû à un démon de la danse.[3]

Cette petite remarque spirituelle fit perler de l'humidité au bout de ses cils. D'abord Spike, et puis lui à présent... Tous deux semblaient s'ingénier à lui rappeler des événements récents, comme pour la convaincre qu'ils étaient « vraiment eux ». Du reste, elle ne pouvait leur en vouloir. Peut-être le croyaient-ils en toute bonne foi ?

— Je dois découvrir quand exactement tout a basculé, dit-elle pour elle-même.

Un truc avait forcément dû tourner de travers et tout modifier… Ce devait être proche dans le temps. Dans quelques jours ? Ou bien au contraire, quelques semaines plus tôt ? La rentrée à Berkeley peut-être ? Trop de lectures fantastiques la portaient à croire qu'il y avait un sens caché à tout cela. Qu'elle devait avoir quelque chose à faire pour éviter un malheur ou une injustice. Et que quand ce serait fait, poum, tout rentrerait simplement dans l'ordre… Le hic c'était que pour quelque chose de cette ampleur, elle se serait tournée naturellement vers Giles ou bien…

Une voix familière répondit inopinément dans son dos.

— Quand exactement ? Mais la réponse à cette question est très facile ! En toute logique, c'était forcément hier…

Dawn pivota pour découvrir Willow dans l'encadrement de la porte, absolument identique à celle qu'elle avait vue quelques mois plus tôt, avant qu'elle ne disparaisse des radars. Un déferlement de soulagement s'abattit sur elle et elle cria de joie quand elles tombèrent dans les bras l'une de l'autre.

— Oh Willow, tu m'as trouvée ! T'es la meilleure ! Tu as fait super vite ! Merci, merci, merci ! J'ai eu tellement peur d'être coincée ici pour toujours !

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La sorcière rousse, qui n'était au courant de rien, afficha ce petit air embarrassé et mignon dont elle ne s'était jamais départi avec les années. Elle jeta un regard éberlué en direction de Giles qui ferma les yeux en ingérant une gorgée de thé. Il préférait peut-être ça plutôt que d'avouer qu'il n'avait pas la moindre idée de ce qu'ils allaient pouvoir faire de cette « situation », non plus.

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SPIKE

Même si les vitres du lieu étaient trempées d'un verre spécial qui lui permettait courtoisement de ne pas prendre feu, Spike estimait que garder des réflexes élémentaires de survie était une bonne politique. Il choisit un coin du salon à l'ouest, garanti sans lever de soleil, et surtout sans vue sur Angel qui se pavanait dehors de l'autre côté. Le voilage blanc de la fenêtre qu'il venait d'entrouvrir se mit onduler paresseusement. Face à ce petit courant d'air, il prit place au sol, dos au canapé pour pouvoir s'en griller une, tranquille. Les yeux dans le vague, il resta à faire défiler chaque minute passée avec Dawn la veille, jusqu'à s'en rendre malade.

Il avait déjà tiré un tas de bouffées follement mélancoliques, quand il se décida à élever la voix.

— Je sais que tu es là, pas la peine de te cacher.

L'Orionne s'avança à petits pas embarrassés, restant toutefois à distance prudente. Elle faisait bien car Parmakaï le bourrait présentement de pensées foncièrement dégueulasses qu'il s'efforçait d'ignorer. Il avait d'autres problèmes bien plus importants que les pulsions d'un démon pervers.

Il finit sa première cigarette et en entama machinalement une autre.

Comme la mioche s'asseyait par terre elle aussi, il lui décocha son regard « Ne me dérange pas » et creusa les joues car il savait que ça pouvait le rendre plus impressionnant. Au bout d'une longue minute, elle était toujours là, il s'efforça donc d'avoir l'air en rogne.

— Pourquoi est-ce que traînes toujours dans le coin quand je me sens misérable ?

C'était une question rhétorique et il ne s'attendait pas à ce qu'elle dise quoi que ce soit. Elle le fit pourtant.

— Parce ce c'est seulement là que tu es tout seul… [4] souffla-t-elle. On dirait que t'es triste.

Il referma vite les paupières avant de se sentir happé par ses deux billes d'yeux, qui le hantaient depuis qu'il les avait accrochés dans cette rue de bidonville à l'autre bout du ciel. Parce que ce sont les moments où tu te trouves seul. Les mots tournaient dans son crâne et il n'aimait pas la façon dont il se sentait troublé par le doute.

— Tu sais qu'en général, si je reste loin des gens, c'est parce que je n'ai pas envie d'avoir de la compagnie ?...

— Ça tombe bien, ça me dit trop rien non plus, répondit-elle seulement en ramenant les genoux sous son menton. Est-ce c'est de ma faute ?

— Non, répondit-il d'un ton détaché.

— Tu regrettes de m'avoir amenée ici ?

— Non.

— Mais comment je vais survivre ici, si tu te débarrasses de moi ?

Pourquoi fallait-il qu'elle veuille faire levier en employant un terme aussi lourd de sens ? Il pressa les paupières et serra les dents pendant qu'il soufflait la fumée par les narines. Comme il ne savait pas quoi répondre à une question si déprimante, il restait que l'humour en dernier recours

— Ah, alors tu m'appréciais un peu, finalement ? demanda-t-il avec un petit rictus désabusé.

Elle baissa les yeux et puis le regarda de côté.

— Parfois…[5]

La façon dont elle prononça ce mot, avec ce petit air boudeur et de mauvaise foi, le laissa vide et abasourdi. Il resta à fixer la cigarette qui continuait à se consumer entre ses deux doigts.

Qu'est-ce qui était en train de se passer ? Qu'est-ce qu'elle disait ?

« Si tu vivais assez longtemps, peut-être que tu me recroiserais un jour. Un peu changée. Te fais pas d'idées, il y aurait des chances pour que je te snobe pareil, mais je pense que tu me reconnaîtrais quand même… »

Oh mon dieu, non ! Il fit rouler sa tête de l'autre côté pour qu'elle ne voie pas qu'une larme coulait sur sa joue. Était-il possible qu'elle soit vraiment Buffy… revenue ?

C'était complètement dingue mais il tenait à en être sûr. Sans hésiter, il plongea son regard dans le sien. Le message grave et d'une tristesse infinie qu'il reçut de ses pupilles brillantes ne prit pas la peine de transiter par son cerveau mais tapa directement au plexus et le perfora jusqu'à lui vriller l'âme. Épinglé comme un papillon, il prenait en pleine face une charge d'amour mêlé d'un regret déchirant qui le mettait K.O. Une sorte de rire sans joie aucune s'étrangla dans sa gorge.

Les souvenirs du jour où il avait tacitement épousé Dawn affluèrent. Le jour où le fantôme-Buffy lui avait dit adieu. Mais n'avait-elle pas promis qu'elle reviendrait lui botter les fesses s'il faisait du mal à sa sœur ? Devait-il croire en cette folie furieuse ? Et est-ce que c'était arrivé ? Est-ce qu'il avait fait trop de mal à Dawn en donnant l'air de se détourner d'elle ? Il frissonna.

— Comment t'as dit que tu t'appelais déjà, petite ?

— Thisbé.

— Eh bah, t'as pas gagné au change, hein ?… Je n'ai pas prémédité de te larguer ici. Mais toi et moi, nous avons découvert la mauvaise surprise qui m'empêche de rester près de toi, dit-il en faisant apparaître ses yeux jaunes. Ce serait bien que tu aies une chouette nouvelle vie, bien meilleure que l'ancienne. Je te parie dix billets que le vieux à lunettes là-bas, il va s'empresser de te trouver une piaule sympa et t'aider à savoir te débrouiller par ici, à apprendre la langue qu'on parle sans les traducteurs pourris. Tu ne seras pas seule, tu auras des soutiens valables.

Estimant préférable d'avoir terminé la conversation sur une note d'espoir, il se leva d'un mouvement souple. Faute de cendrier, il écrasa son mégot dans sa paume pour l'éteindre, avant de le lancer dehors et de refermer la fenêtre. Elle s'était relevée aussi, inquiète et l'air assez misérable elle-même. Il lui sourit.

— Hey, fais pas cette tête, il est pas si chiant qu'il en a l'air. Et s'il t'embête, rappelle-lui bien que t'es la meilleure chasseuse de rats que j'ai vue de toute ma vie. Et je dis pas ça à toutes les filles.

Elle acquiesça, tête basse avec un air de chien battu. Déchiré, il resta un moment à la regarder aller avec dix mille questions et pas une seule qu'il pouvait lui poser.

La garder à l'abri de Parmakaï, c'était la meilleure chose à faire pour sa sauvegarde. Parce qu'il semblait se foutre complètement de son âge.

Leur société de l'ombre admettait certes un nombre considérable de transgressions et de perversions, mais l'une des rares choses encore taboues depuis des millénaires, c'était la conversion des enfants. C'était d'ailleurs pour ça qu'il ne pouvait pas souffrir le Maître, parce qu'il avait engendré le Juste des Justes. Il était bien content d'avoir dézingué cette petite abomination sur pattes. Il n'allait tromper personne, il l'avait fait dans le but devenir le Parrain incontesté des gangs de démons à Sunnydale... Mais, au fond, c'était lui rendre service à ce gosse. Car si les enfants normaux pouvaient déjà passer pour des rejetons de l'Enfer, les enfants convertis mettaient toute la race en danger quand ils tuaient sans discernement ni éthique. Avec le temps, ils finissaient par s'enrager, détruisant littéralement par caprice, dévorés de l'intérieur par une inextinguible frustration... Rien n'était pire qu'eux quand ils comprenaient après des décennies de non-vie qu'en dépit d'une intelligence affutée par l'expérience, ils resteraient à jamais que des chrysalides coincées dans des corps immatures qu'ils abhorraient... [6]

Or la gamine ne produisait pas d'œstrogènes. Et son sang alien était forcément sans le moindre rapport génétique avec la lignée des Tueuses.

« Le Spike tellement petaQ Parmakaï pleure de rage et de honte ». [7]

Le Spike voulait bien essayer d'admettre que quelque part au fond de cette petite fille, il pouvait exister la mémoire de Buffy, mais même si c'était le cas, elle était quelqu'un d'autre maintenant, façonnée par ce qu'elle avait vécu depuis sa naissance sur la planète Merdique VI. En fait, Thisbé n'était pas plus Buffy qu'il n'était William. Celui ou celle qu'on avait été avant ne comptait absolument plus.

« Mon obsolète et insignifiante personne vous rappelle que, sans elle, vous n'existeriez pas ».

Il s'éclaircit la gorge alors qu'elle s'en allait.

— Hey, Tiz, attends... J'avais un truc pour toi.

De mauvais gré, elle s'arrêta de marcher. Il sortit quelque chose d'une poche de son pantalon et le lança dans sa direction. Par réflexe, elle le rattrapa.

— Tiens, c'est pour toi. J'ai cru comprendre qu'il t'avait bien tapé dans l'œil…

Interdite, elle regarda le communicateur dans le creux de sa main et sa lèvre trembla. Et en voyant sa réaction, et comment elle partait en courant, il songea qu'il était vraiment devenu imbattable dans l'art d'offrir des cadeaux qui faisaient pleurer les femmes.





FIN DE LA 1e PARTIE

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Notes de l'auteure

[1] Ce personnage est un OC, mais vous pouvez l'imaginer de la même race que « le docteur », un vieil érudit débonnaire en apparence mais en réalité adepte de Gloria. C'est lui qui a coupé Dawn pour que son sang s'écoule et ouvre le portail dissolvant les barrières entre les mondes. Accessoirement, il a balancé Spike du haut de la tour branlante.

[2] La version polie du fort plus vulgaire de "Keep calm and suck it" (j'ai hésité, ma fic est en rating T) :-D

[3] Référence à la chanson « I've got a theory » de l'épisode « Once more with feelings », dans lequel Sweets, un démon, obligeait tout le monde à danser et à chanter jusqu'à la combustion spontanée. Giles avait la bonne réponse dès le départ mais avait abandonné l'idée en trouvant qu'elle sonnait faux.

[4] Ce n'est pas forcément évident de reconnaitre là deux lignes de dialogues au début de la S6, quand Buffy est en dépression avec l'impression d'être revenue « en enfer » et qu'elle s'isole des autres. Spike sait qu'elle va mal et aspire profondément à ces instants où ils sont seuls tous les deux.

[5] Idem. Au petit matin, alors qu'ils ont manifestement couché ensemble, les rôles traditionnels sont inversés. Spike se sent rabaissé au niveau d'un sex toy purement utilitaire face au détachement de Buffy qui ne s'implique pas du tout émotionnellement. Il demande « Mais est-ce que tu m'apprécies au moins un peu ? ». Et elle répond avec réticence : « Quelquefois ».

[6] Pour info, ce point de vue est celui d'Anne Rice dans "Entretien avec un vampire" à propos du personnage de Claudia. Cette dernière était toutefois d'une jeunesse effroyable (5 ans).

[7] petaQ = abruti

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