Changer de point de vue

Chapitre 3 : Division

1733 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 28/03/2020 09:42

 De l’autre côté de la vitre teintée Borel a pris en note les noms qu’Aimé Malecco a donné. Il écoute à présent le reste des explications de leur témoin. À côté de lui Legrand fait correspondre les clients présents sur les vidéos avec le listing qu’il a obtenu via les paiements.

- Écoutez capitaine j’avais une confiance totale en mon neveu mais il faut savoir que nos clients viennent nous voir pour beaucoup de choses différentes parfois un peu … farfelues.

- En sommes vous vouliez protéger votre neveu. Pourquoi ne pas avoir installé la caméra dès le début ? Pourquoi avoir attendu deux mois ?

- Je ne suis pas un grand bricoleur.

- En plus vous ne pouviez pas demander à votre neveu puisque vous ne lui aviez pas dit que vous installiez cette caméra. Tiens c’est bizarre de faire ça si vous cherchiez effectivement à le protéger. Mais peut-être que finalement ça avait plus à voir avec ce que votre sœur a décrit comme « un changement radical chez Toussaint » ? Vous n’avez plus rien à dire Aimé ?

- Finalement votre supérieure a raison. Vous voulez me voir tomber simplement par ce que vous m’avez pris en grippe. Vos problèmes vous deviez les régler avec l’autre Aimé. Sur cette affaire vous êtes aveugle, vous devriez demander à votre lieutenant, lui il est bien plus clairvoyant. Puis-je partir maintenant ?

- Restez dans la région monsieur Malecco.

- Je ne suis qu’un serviteur.

L’homme s’incline et sort. Caïn reste dans la pièce. Il semble perdu dans ses pensées. Borel fronce les sourcils. Le capitaine n’est jamais aussi distrait pendant une enquête. Surtout quand il a une idée en tête. À travers la vitre Borel voit Legrand arriver.

- Capitaine on a un couple suspect. Ils venaient régulièrement à la boutique tous les deux puis l’homme a continué à venir seul, uniquement aux horaires de Toussaint.

- Borel ?

- Oui capitaine.

- Qu’est-ce qu’il a voulu dire à votre sujet ?

- Je ne sais pas mais quand je suis là-bas je me sens pas très à l’aise.

- Est-ce que vous pourriez accompagner Legrand chez ces gens. Moi je vais chez Toussaint.

- D’accord capitaine.

C’est une fois de plus les yeux légèrement dans le vague que Caïn s’éloigne. Borel voudrait lui poser la question mais il sait que le capitaine ne s’en rend même pas compte. Pour l’instant.

- Tu viens Nassim ?

En sortant il voit Lucie à son bureau. Elle a l’air ailleurs elle aussi. Legrand s’approche et lui fait lever les yeux de son bureau juste à temps pour qu’elle voit Caïn sortir. Elle se lève d’un bond, contourne Aimé et part derrière le capitaine.

- Bon on y va ?

Borel ne parvient jamais à cacher sa satisfaction quand la commandante fait des coups comme ça à Legrand. Mais cela ne l’empêche pas de compatir pour le second lieutenant qui revient vers lui les oreilles basses. Nassim lui soutire l’adresse entre un regard de jalousie vers la porte et une moue vexée puis il les conduit alors que Legrand se contente de regarder défiler le paysage comme un chien malheureux.

Monsieur et madame Fizza résident un quartier voisin de celui de la boutique Malecco. C’est une petite maison pavillonnaire de plein pied. Les jardinières auraient pu apporter de la couleur si tout leur contenu n’était pas fané. Comme c’est Legrand qui est à l’origine de leur déplacement Borel le laisse mener la marche. Quand il sonne à la porte c’est elle qui ouvre.

- Madame Fizza, police judiciaire est-ce qu’on peut rentrer pour poser quelques questions ?

Machinalement elle s’écarte pour les laisser entrer et leur demande ce qui les amène.

- Toussaint Malecco est mort.

- Le petit jeune de la boutique ? C’est triste mais quel rapport avec nous ?

- Nous avons remarqué que vous étiez des clients réguliers.

- Avant oui maintenant ça fait un mois voire deux que je n’y suis pas retournée.

- Vous y alliez pourquoi ?

- Pour des choses et d’autres.

- Et votre mari ? Il y est retourné il y a moins longtemps. Pourquoi soudainement sans vous ?

- Je n’en sais rien. Il faudra lui demander directement.

Bien qu’elle ait répondu avec la même amabilité, il y a quelque chose dans ses yeux ou dans sa voix de sensiblement froid.


.o0O0o.


Caïn est chez lui le soir, avachi dans le canapé une bouteille à la main, deux autres, vides sur la table basse. Il boit beaucoup moins qu’avant mais à présent quand il le fait il se ravage bien plus efficacement. Depuis que Lucie est avec Aimé il a multiplié les prétextes. Cette fois-ci pourtant Legrand n’y est pour rien ou en tout cas il ne joue pas le rôle principal.

Ses largesses sur la boisson sont imputables à ces sensations étranges qui l’ont traversé toute la journée. Quand Lucie l’avait suivi chez Toussaint, Fred avait cru que cela se calmerait mais il s’était senti comme un adolescent, incapable de se concentrer, son esprit revenant encore et toujours à Lucie. Et depuis qu’ils s’ étaient séparés pour rentrer chez eux les choses empiraient.

Caïn meurt d’envie de prendre sa voiture pour aller voir Lucie. Cependant son plan s’arrête là. Il veut la voir sans pour autant envisager d’avoir quelque chose à lui dire. C’est une volonté en soi. La seule chose qui le retient de le faire effectivement c’est l’intensité de son ressenti qui, en étant aussi hors norme que disproportionné, l’effraye un peu.

Alors Caïn boit pour oublier, pour atténuer. Dans un sens ça marche, au lieu de vouloir aller la voir il l’imagine dansant dans le salon. Plus le niveau de la bouteille baisse plus les danses de Lucie sont erratiques et floues. Elle est proche et loin à la fois. Bien qu’elle ne soit pas ici, Caïn peut presque la sentir juste à côté de lui. Finalement le capitaine sombre dans un sommeil de plomb.

Le lendemain quand il se réveille son corps est si lourd et son esprit si embrumé qu’il a l’impression de sortir d’opération. Même ouvrir les paupières lui semble une tâche insurmontable. Il essaye de faire jouer ses articulations pour se réveiller mais cela le fait se sentir bizarre. Soudain il prend conscience qu’il a une main passée autour de la taille. Par réflexe il se laisse rouler hors du lit. En tombant son talon frappe douloureusement le sol.

Caïn se fige. Il sent le froid sur ses jambes. La peau en contact avec le sol et la sensation du pyjama. Cette fois-ci il a presque peur de rouvrir les yeux. Dans le lit il entend bouger. Il se résigne et ouvre les paupières. Il n’est pas chez lui mais plus important et beaucoup plus marquant, il n’est pas dans lui. Il a baissé le regard sur son corps. Une poitrine, un corps plus gracile et surtout des jambes fonctionnelles.

Sans pouvoir résister une seconde de plus il se met debout. Il marche dans la chambre, saute, court, danse. Il rit au éclats.

- Lucie qu’est-ce que tu fais ?

Il a presque oublié la personne dans le lit. La vision d’Aimé Legrand lui fait comme un électrochoc et quand ce dernier essaye de l’attraper pour l’attirer dans le lit, Caïn fuit dans le salon. Les clés de la voiture sont posées sur le bar. Il les prend et sort. Bien qu’il n’ait pas pensé à ce genre de détails il se retrouve décontenancé quand, au volant, il doit utiliser les pédales. Malgré, ou peut-être à cause de, son empressement il cale deux fois avant de réussir à s’engager dans la rue. Il avait imaginé réfléchir à sa situation sur le trajet mais il est trop occupé à dompter les pédales pour penser à quoi que ce soit d’autre.

En arrivant devant chez lui Caïn se sent soulagé comme s’il retrouvait enfin un peu de normalité dans ce début de journée des plus étranges. Quelque chose l’empêche pourtant de se reposer. Il sort de la voiture pour rentrer dans sa maison sans une certaine appréhension. Tout est normal et pourtant légèrement différent.

- Putain de merde !

C’est une sensation surprenante que d’entendre sa propre voix. Caïn se dirige vers la source du cri rageur. Il se découvre tombé au sol, le fauteuil ayant roulé plus loin, hors de porté. Le Caïn au sol est essoufflé face contre terre, il fait un effort visible pour se retourner. Il souffle longuement avant de croiser son regard. Ils restent à se regarder pendant un long moment.

- Qu’est-ce que tu as foutu ?

- C’est pas moi !

- C’est toi Fred ?

- Qui d’autre veux-tu que ce soit ?

- Qu’est-ce qui s’est passé ?

- Si je le savais …

Caïn remet le fauteuil à proximité, serre les freins et aide Lucie à s’installer. Elle paraît mal à l’aise. Caïn se souvient alors de la quantité d’alcool qu’il a ingurgité la veille au soir. Il s’absente donc pour s’éclipser dans la cuisine et dénicher un effervescent quelconque pour la soulager. Quand il revient dans le salon, Lucie n’est plus en vue. Il la retrouve facilement en grande confrontation avec les toilettes.

- J’ai fait un Efferalgan.

- Je crois que ça, ça urge plus.

- Tu veux un coup de main ?

- Est-ce que j’ai vraiment le choix ?

- C’est juste un truc à prendre.  


Laisser un commentaire ?