Vice-versa

Chapitre 2 : Entente non cordiale

3064 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 29/03/2020 13:21

- Je me demande bien comment vous avez réussi à faire pression sur Moretti pour qu'il vous prenne ici.

- Le commandant et ma mère sont des amis de longues dates.

- C'est votre père !

- Absolument pas. Où allez-vous rechercher tout ça ?

- Dommage. Ça m'aurait donné au moins une raison de vous tolérer.

- Je ne vous aime pas, capitaine.

- Il ne faut pas juger les gens avant de les connaître.

- C'est vous qui dites ça ?

- Oui. Moi je peux me le permettre car j'ai déjà vu tout ce qu'il y avait à voir chez vous.

En disant cela, il regarda son fauteuil.

- Le commandant Moretti m'avait prévenu que vous étiez mesquin mais ce n'est pas vrai. Vous êtes juste un gros con.

- Qu'est-ce que vous allez me faire ? Me rouler sur les pieds ?

Delambre saisit sa veste sur le dossier de la chaise. Le capitaine allait retourner à son bureau pour célébrer sa victoire quand, au lieu de quitter la pièce, la lieutenante lui balança le vêtement à la tête. Elle devait avoir bien sous-estimé ses réflexes si elle avait cru obtenir quoi que ce soit de ce lancé.

Alors qu'il s'apprêtait à riposter, il se rendit compte que Delambre n'était plus là. Avant qu'il ne puisse se rendre compte de quoi que ce soit, elle était passée derrière lui et d'un bon coup de fauteuil, le mit à genoux. Elle lui coinça ensuite les jambes sous ses roues et le saisit à la gorge avec une clé de bras. Il ne l'aurait pas cru si forte, pourtant pousser un fauteuil toute la journée devait avoir ses avantages. Le capitaine ne pouvait presque plus respirer.

- J'obéis aux ordres et à la hiérarchie sans problème. En revanche il y a quelque chose que vous devriez savoir, capitaine. Assez paradoxalement, depuis mon accident, je ne me laisse plus marcher sur les pieds, par qui que ce soit. Je suis sûre que vous vous en souviendrez la prochaine fois.

En une seconde elle avait relâché son emprise, récupéré sa veste et quitté la pièce. Caïn resta une minute encore à moitié effondré au sol pour retrouver un semblant de souffle. Évidement c'est ce moment précis que choisit Moretti pour apparaître à la porte.

- J'ai entendu dire que tu as été odieux avec elle.

Caïn prit plusieurs inspirations avec un grand sourire avant de répondre.

- Je veux bien lui laisser sa chance finalement.

- Capitaine, on a un homme écrasé par une voiture.

- On ne vous a pas briefé. Ici on fait les meurtres, pas les accidents de la route.

Il était dans un parc. Une voiture est rentrée, a traversé toutes les plates-bandes et n'a touché qu'une seule personne. Les témoins confirment que le véhicule n'était pas hors de contrôle et que le conducteur portait lunettes et cagoule. Il a aussitôt pris la fuite. Nos services épluchent toute la zone autour des Camélias et ont mis en place des barrages … qu'est-ce que vous faites ?

- Je vais sur la scène de crime, comme un vrai flic. Vous verrez un jour ça viendra, enfin si vous restez assez longtemps.

Dès qu'il avait su l'adresse, le capitaine avait enfilé son blouson et attrapé son casque. Il traversa le commissariat à grandes enjambées, percevant à peine les bruits de roues derrière lui. Dehors il enfourcha sa moto alors que Delambre s'arrêta net.

- Ce n'est pas que je ne vous aime pas, mais mon engin ne fait pas side-car. On se retrouve là-bas.

Bien sûr il n'attendit pas de réponse avant de partir.


oOo


Le parc des Camélias était de forme allongée, un peu plus d'une dizaine de mètres de large pour une centaine de mètres de long. Le chauffard était rentré par la porte est, assez large pour laisser passer une voiture.

Caïn n'aurait pas eu besoin des témoins pour comprendre que l'attaque était ciblée. Les traces laissées sur la pelouse étaient bien droites et faisaient parfois des écarts précis pour éviter un arbre ou un groupe en pique-nique. Il avait traversé tout le parc avant de percuter sa cible et de s'enfuir en défonçant la barrière côté ouest.

Toute la PTS était déjà rassemblée. Ils juraient, dans leurs combinaisons blanches, avec les familles qui se faisaient interrogées un peu plus loin. En approchant le capitaine ne chercha qu'une seule personne.

- Stunia ! Vous êtes ravissante aujourd'hui.

- Bonjour capitaine. Ça ne va pas vous plaire mais sur ce coup-là, je ne pense pas pouvoir vous éclairer beaucoup avant l'autopsie. Cet homme est mort après s'être fait percuter et rouler dessus par une voiture. La cause du décès est très probablement l'écrasement des organes internes.

- Il est mort comme un accidenté de la route. Je vois. Appelez-moi dès que vous aurez du nouveau. J'adore entendre le son de votre voix.

Il s'adressait toujours à la légiste avec son plus grand sourire, même si cette fois la situation ne s'y prêtait pas. Une scène de crime qui ne parlait pas, c'était d'un chiant ! Il salua Stunia et partit pour se mettre en direction des familles. Au moins pour une fois il avait pléthore de témoins à se mettre sous la dent.

Il les interrogea un à un, séparément, les adultes et les enfants avec la même assiduité. Sous la croûte de ressentis qui teintait leurs récits, les événements étaient les mêmes pour tout le monde. La voiture était rentrée. Les gens avaient crié. La victime avait tenté de s'enfuir, s'était fait rattrapée et était passée sous les roues.

Le véhicule était une clio grise. Plusieurs personnes avaient pensé à noter la plaque d'immatriculation. Cependant aucun n'avait pu voir quoi que ce soit du physique de leur tueur, qui avait pris soin de dissimuler son visage.

Quand Caïn eut tout ce qui pourrait lui servir, il retourna vers sa moto. Ce n'est qu'une fois qu'il avait de nouveau son casque qu'il se rendit compte qu'il n'avait pas vu Delambre. Il se dépêcha alors à quitter la scène de crime. Savoir qu'elle allait lui courir derrière toute la matinée le remplissait de joie.


oOo


Le temps était si beau que Caïn avait les cheveux humides en arrivant au SRPJ. Il ôta son casque avec délectation. Il savait qu'il avait une serviette dans son bureau, rangée avec une tenue de rechange et une brosse à dents. Ce petit kit lui avait servi bien trop de fois pour qu'il envisage de l'enlever. L’intérieur du bâtiment était frais et simplement voir le distributeur fit gronder son estomac.

Caïn s'installa dans le canapé de son bureau, face à la porte encore ouverte. Il commanda à manger avant de s'allonger et de fermer les yeux. Il était sur le point de s'endormir quand il entendit de légers cliquetis métalliques et des couinements de pneus. Il imagina alors assez clairement le fauteuil arrêté juste à côté de lui.

- Vous n'êtes pas venue ce matin.

- Vous savez, nous, les handicapés, on est un peu lents.

Le capitaine garda les yeux fermés et se retint de sourire. Il fouilla dans sa poche et tendit dans le vide son carnet. Il attendit qu'elle le prenne mais rien ne se passa.

- Je vous ai fait une liste de tout ce que vous avez à chercher, puisque vous ne daignez même pas venir sur le terrain. Alors maintenant vous la prenez et vous déguerpissez, la queue entre les roues, pour faire votre travail comme une bonne petite lieutenante.

- Ça pourra éventuellement être envisageable si vous apprenez à être un bon petit capitaine.

Il perçut vaguement un bruissement de feuilles avant quelques chose ne lui atterrisse sur la poitrine. Il ouvrit un œil. Delambre était partie. Il avait toujours son carnet en main mais avait un dossier sur le torse. Elle lui avait jeté la paperasse avant de s'enfuir ! Elle avait du répondant la bougresse.

Il considéra un instant la pochette cartonnée qui reposait sur lui. Sa première réaction aurait été de jeter au loin le dossier sans lui accorder le moindre regard. C'est là qu'il se dit qu'il avait bien fait de fumer son pétard ce matin. Ils avaient un meurtrier dans la nature. C'était ça sa priorité, faire chier Delambre venait juste après.

Les fiches étaient succinctes. La victime était chef d'entreprise. Il vivait seul. Il ne lui restait plus, comme famille, que son père et une sœur. La voiture, elle, était inscrite sur un site de locations de particuliers à particuliers. On avait arrêté l'homme au volant de cette dernière à peu près au moment où le capitaine était parti pour la scène de crime. Le chauffeur n'avait aucun lien apparent avec la victime puisque c'était un touriste fraîchement débarqué d'Alsace. En revanche, leur victime avait limogé une femme qui l'avait ensuite publiquement menacé. Elle était introuvable depuis ce matin.

Le conducteur affirmait n'avoir récupéré la voiture qu'au moment où la police l'avait arrêté. La PTS était déjà sur le coup pour les empreintes. Delambre avait obtenu ces renseignements lors d'un interrogatoire mené en solo et elle avait convoqué la sœur de la victime. Estropiée mais pas con.

- Qui a commandé une pizza ?

Jacques paraissait passablement énervé, non pas qu'un officier commande à manger, mais qu'on ait donné son nom pour la réception. Car c'est ce que Caïn avait fait pour ne pas avoir à payer. Il rembourserait son ami plus tard.

- C'est moi, Jacques !

Loin de paraître surpris, Moretti jeta le carton dans sa direction. Caïn attrapa son repas comme un freesbee et remercia son ami en croquant dans une part.

- Une fringale soudaine capitaine ?

Il se tourna vers Delambre. Il avait bien saisi le sous-entendu de sa question. Espérait-elle vraiment une réponse ou cherchait-elle simplement à attirer l'attention pour recevoir des compliments ? Elle avait quelque chose d'entendu et de suffisant dans le regard qui donnait envie de la faire taire.

- On ne vous a jamais dit que la fumette, ça donnait faim ? Même pas un ami de fac pour vous partager une expérience ?

Delambre renifla presque comme si elle était amusée. Elle allait répondre quelque chose mais, quoi qu'il aurait été curieux de savoir ce que l'handicapé proprette avait à dire, Caïn l'en empêcha.

- Tiens, ne serait-ce pas la sœur de notre victime ?

Sans plus s'occuper d'elle, il alla accueillir la jeune femme et la conduisit en salle d'interrogatoire, tout en continuant de manger sa pizza. Il chercha à fermer la porte derrière lui et se rendit compte que Delambre était dans son sillage. Il lui laissa le soin de clore la salle.

- Madame Milan, vous êtes passée à l'IML pour reconnaître le corps ?

- Oui. C'est bien Arthur mais appelez-moi Marie.

- Marie, que pouvez-vous nous dire de votre frère ?

- Vous voulez la vérité je suppose. Les gens trouvent souvent aux morts des qualités qu'ils n'avaient pas de leur vivant, même mort j'aurais du mal à vous donner les qualités de mon frère.

- Une idée de personnes qui pourraient lui en vouloir ?

- Je passerais moins de temps à vous dire ceux qui ne lui en voulait pas.

- Connaissez-vous Vélane Blanchard ?

- C'est une employée de Arthur. Enfin c'était. Il l'a renvoyé.

- Elle l'a menacé publiquement avant-hier. Pensez-vous qu'elle aurait pu …

- Non. Vélane n'avait pas plus de raisons d'en vouloir à Arthur que n'importe qui d'autre et même si c'était le cas, Vélane est plus du genre à aboyer qu'à mordre. Dans l'entreprise de mon frère, il y a des gens bien plus insidieux.

- Vous avez l'air de bien connaître ses employés.

- Mon frère était un con mais il le savait. Il me laissait organiser des rencontres, des moments de convivialité avec ses équipes. Il n'y participait jamais mais en reconnaissait l'efficacité pour la productivité. Tiens ! Voilà une qualité, il savait gérer sa boite.

- Auriez-vous une idée de l'endroit où pourrait se trouver madame Blanchard ?

Le capitaine fut presque surpris d'entendre la voix de Delambre. Elle était jusqu'à présent, restée en retrait et silencieuse. Il la laissa s'imposer et en profita pour observer Marie comme Delambre tout en continuant de manger.

- Elle est partie chez ses parents à La Ciotat.

- Depuis quand ?

- Elle quittait Marseille ce matin.

- Je vous laisse aller à La Ciotat après Vélane Blanchard. De mon côté, je ne lâche pas la sœur. Même si elle ne cache pas, elle déteste son frère. Pourtant elle est très impliquée dans la vie de son entreprise.

- Elle n'a aucun alibi.

- Elle s'occupe de son père sénile et travaille à domicile. C'est si elle avait un alibi que nous devrions l'inculper.

- Ce n'est pas comme ça que l'on travaille. Il nous fait des preuves.

- Est-ce que je vous ai demandé votre avis, Delambre ? Vous étiez encore sur vos guibolles à vous envoyer en l'air avec vos camarades de la 11e division, que je traquais déjà les criminels alors vous n'allez pas m'apprendre mon métier.

- Et pourtant …

Le capitaine ne la laissa pas continuer et quitta le commissariat. Il aimait se battre avec les lieutenants que Jacques lui assignait jusqu'à les faire craquer mais son esprit était tout entier dirigé vers Marie.

- Vélane Blanchard est enceinte.

- En quoi est-ce que ça m'intéresse, Delambre ?

- Arthur Milan est le père.

- Hypothèse du crime d'amour ?

- Non.

- Et pourquoi ?

- Arthur l'avait agressé.

- Un viol ? Elle a porté plainte ?

- Non. Vélane Blanchard compte même garder l'enfant.

- Milan était bien trop détestable pour être aimé, pourquoi voulait-elle garder l'enfant ?

- Je ne vous imaginais pas fleur bleue capitaine.

- Allons Delambre, c'était un homme violent qui ne vivait que pour son travail. La dernière fois qu'il a vu son père, il lui a brisé le poignet et avait pour seul passe-temps d'empoisonner les chats qui passaient sur son terrain. Qui voudrait ça comme famille ? …

- Les faits sont là capitaine, Vélane Bl …

- La famille !

- Quelle est ta relation avec Vélane Blanchard ?

- Je croyais qu'on avait déjà passé cette étape Fred ?

- Oui mais maintenant je veux la vérité.

Caïn la regardait avec insistance. Elle semblait toute petite sur sa chaise, elle qui, la première fois, avait dit haut ce que d'autres auraient tu à tout prix.

- Tu l'aimes n'est-ce pas ?

- Je ne t'imaginais pas si sensible. Alors parce que j'ai refusé tes avances, je suis lesbienne, c'est ça ?

- Est-ce que tu savais que ton frère l'avait violé ?

- Si c'est encore une façon de lui faire porter le chapeau !

- Non, pas cette fois. J'ai changé de suspect.

Lentement Marie baissa les épaules et ferma les yeux. Caïn savait qu'elle se rendait.

- À quel moment est-ce que ça été trop ?, lui demanda-t-il doucement.

- Si Vélane ne voulait pas avorter, c'est pour moi. On surmontait cette épreuve, ensemble, quand Arthur nous a découvert. Il a eu des mots terribles. Il se fichait pas mal du bébé mais pour se venger, il a renvoyé Vélane. Elle est forte. Elle ne s'est pas laissé faire. Pourtant ça n'a rien changé.

- Alors tu l'as tué.

- Tu sais Fred, certains couples se complètent si bien qu'on les croirait destiné à se rencontrer. C'était le cas pour Vélane et moi. Son truc à elle c'est les mots … moi j'agis. J'aurais dû avoir le courage de le faire il y a des années déjà. Toutes les vies que Arthur a détruite …

- Vélane a été l'étincelle pour mettre le feu aux poudres.

- Je ne regrette rien. J'aime tellement Vélane. Je suis sûre qu'elle avait compris depuis le début.

- Je vais être obligé de t'arrêter pour meurtre.

- Je sais. T'inquiète pas Fred. Fais ton boulot. Tous les gens de la boite viendront témoigner qu'Arthur était un salop. J'aurais peut-être droit à une remise de peine pour service rendu à la collectivité.

- J'espère.

C'est pour des moments comme celui-ci que Caïn regrettait parfois d'avoir fini flic. Quand les gentils se mettaient à tuer les méchants, ça foutait la merde. Ils se faisaient toujours avoir et finissaient en prison. À côté de ça, certaines des pires ordures couraient encore.

Elle se leva et marcha d'elle-même, tête haute, jusqu'aux cellules. Elle ne serait transférée que dans quelques heures, cela lui laisserait le temps d'appeler Vélane. Le capitaine fermerait les yeux et les laisserait un peu toutes les deux. Elles en auraient des choses à se dire.

- Je ne savais pas que vous pouviez être si doux. Je ne vous ais presque pas reconnu là-dedans.

- Est-ce que je vous ai demandé quelque chose à vous ?

- Vous voyez ? Même là, vous n'êtes pas aussi méchant que d'habitude. Vous devriez vous défouler, une petite blague sur les handicapés peut-être ?

- Foutez-moi la paix.

Il quitta le SRPJ. Sans faire escale chez lui, il s'arrêta au bar. La soirée allait être longue, il allait faire en sorte qu'elle dure jusqu'au bout de la nuit.   


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