Malispier, «La Princesse et son dragon », traduction du russe
Chapitre 6 : Comment offrir sa main et son cœur ?
2280 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 09/12/2025 13:25
Le soir tombait. Le palais s'enfonçait lentement mais sûrement dans l'obscurité estivale. La saison venait tout juste de changer et la chaleur étouffante n'avait pas encore fait son apparition. Les nuits restaient encore un peu fraîches.
La flamme d'une bougie solitaire éclairait faiblement la bibliothèque. Les ombres dansaient sur les murs, les étagères, se tordaient, se confondaient en formes étranges, stimulant l'imagination à chaque fois que la flamme agitée tremblait de manière inquiétante. Les deux silhouettes vêtues de capes noires ne prononcèrent pas un mot lorsque Sarah, vêtue d'une robe noire ajustée et ornée de dentelles, entra dans la pièce en faisant claquer ses talons. Elle dissimulait la moitié inférieure de son visage avec un éventail, comme si elle se cachait de quelqu'un.
L'un des trois, visiblement un homme, posa silencieusement sur la table une carte du continent avec plusieurs annotations en rouge et porta à sa bouche une paille sortie de nulle part. La princesse gloussa joyeusement en s'asseyant sur une chaise en bois toute neuve. Le deuxième individu fit glisser d'un mouvement fluide un sac rempli de pièces d'or vers la maîtresse de maison.
— C'est fait ? demanda Sarah d'un ton sévère en ouvrant la bourse.
— Oui, Madame, répondit Arthur en retirant sa capuche. Nous serons bientôt prêts.
Le visage autrefois juvénile de l’homme était désormais marqué d'une cicatrice qui traversait sa face en diagonale, de l'oreille au menton.
Le chevalier se leva et brandit ostensiblement Excalibur, récemment retrouvée grâce à une indication inventée à la hâte par la princesse. Par hasard, en se grattant la tête avec maladresse, sa servante personnelle fit tomber, également, sa capuche.
— Il ne remarquera pas la disparition de quelques pièces, Madame, dit la jeune femme avec un sourire entendu.
— Excellent travail, mes vassaux, dit Sarah en montrant le point le plus proche du palais sur la carte. Nous allons bientôt prendre le dessus... Soyez prêts à partir dans deux heures.
Le rire malveillant et tonitruant de la princesse résonna dans la bibliothèque, tel de l'huile répandue sur un carrefour de sorcières. Les serviteurs quittèrent silencieusement la pièce, laissant leur maîtresse seule avec ses plans grandioses...
À minuit, après s'être faufilée discrètement jusqu'aux écuries récemment construites, la princesse rencontra ses complices. Ils avaient déjà sellé des chevaux qui avaient l’air maladif et squelettique, car ressuscités par la magie noire du sorcier récemment engagé par le palais. Malgré leur apparence, ces montures ne connaissaient ni la fatigue, ni la faim.
— Aaron se réveillera dans dix heures, nous n'avons pas beaucoup de temps !
Sarah enfourcha vivement sa jument et, après avoir jeté un regard conspirateur autour d'elle, pointa son doigt vers l'avant. Le trio quitta précipitamment le domaine du dragon.
Galopant en tête du groupe, la princesse regardait avec regret les prairies verdoyantes qui allaient bientôt être réduites en cendres…
À trois heures du matin, le guerrier, la servante et leur maîtresse arrivèrent à destination. Ils pénétrèrent dans un petit village où, contre toute logique, le propriétaire de la compagnie AdopteUnHéros avait élu domicile.
Le hennissement des chevaux morts résonnait dans les rues. Réveillés par ce bruit effrayant, les habitants horrifiés fermaient les volets de leurs fenêtres, tandis que trois cavaliers noirs passaient lentement, majestueusement et silencieusement devant leurs maisons. Aucun réverbère n'était allumé dans le village, seules trois paires d'yeux verts dans les orbites des chevaux éclairaient l'espace.
— À votre avis, Sir Arthur, où habite le maître de guilde ? demanda la servante à voix basse.
— Probablement dans cette maison à trois étages derrière la clôture sculptée ? sourit le chevalier, attirant l'attention de sa complice sur la propriété qui se démarquait clairement.
— Logique ! s'écria la jeune femme avec enthousiasme, comme si elle venait de résoudre le crime du siècle.
— Comment vous appelez-vous, déjà ?
En effet, personne ne prononça jamais son nom, comme si Dieu lui-même, de ce petit monde malavisé, avait omis l'existence d'un élément aussi crucial dans le récit qu'il déroulait.
— Guenièvre, sire.
Sarah poussa un cri étouffé lorsque le trio s'approcha du manoir. Des gardes se tenaient à la porte : trois jouvenceaux d'une vingtaine d'années. La princesse ne put retenir un lourd soupir en voyant leur apparence répugnante ! Les chevaliers, vêtus de tissus légers et semi-transparents qui cachaient à peine leurs parties les plus vulnérables, tremblaient dans le vent frais et tenaient difficilement leurs longues lances dans les mains !
— Est-ce que tu portais aussi quelque chose de similaire, Arthur ? siffla Sarah entre ses dents en descendant de cheval.
— Oui, Madame... répondit-il avec regret, avant de descendre lui-même de cheval, puis d'aider Guenièvre.
En s’entre-regardant avec crainte, les gardes croisèrent leurs armes pour barrer la route aux invités indésirables. Leurs vêtements de soie, pour le plus grand amusement de tous les dieux, se soulevèrent, dévoilant ce qu'on garde habituellement pour le mariage. Et il s'agissait bien sûr de la beauté de l'âme !
La princesse se couvrit immédiatement le visage des mains et, l'instant d'après, elle entendit le bruit du métal qui s'entrechoquait. Les sons s'éteignirent rapidement et, jetant un coup d'œil à travers ses doigts, Sarah vit qu'Arthur empilait sans difficulté les corps inconscients en un tas.
— En avant ! ordonna Sarah, franchissant la première le seuil du territoire étranger.
Le tumulte commença presque immédiatement : après avoir enfoncé la porte du manoir d'un coup de pied, la princesse, se couvrant la moitié inférieure du visage avec son éventail, devint l'objet de l'attention générale des serviteurs réveillés. Des cris et des hurlements retentissaient de toutes parts : Arthur, vêtu de son armure, venait facilement à bout des serviteurs, qui ressemblaient davantage à des danseurs orientaux qu’à des soi-disant guerriers. Guenièvre, quant à elle, conduisait dans la rue les hommes qui s'étaient rendus sans combattre.
— Appelez votre maître immédiatement ! ordonna la princesse en refermant son éventail d'un geste sec.
Pendragon s'arrêta, enfonçant la lame de son épée dans le plancher en bois ; la cicatrice sur le visage du jeune homme s'était légèrement coulée.
— Ta cicatrice a bougé, murmura Sarah au chevalier.
— Je la retoucherai plus tard, intervint Guenièvre dans la conversation.
— Mais pourquoi l'avoir dessinée ? demanda la princesse.
— Les cicatrices, c'est cool, Madame ! répondit Arthur avec assurance.
Le propriétaire du domaine surprit les intrus en train de chuchoter entre eux. De loin, ils ressemblaient davantage à une bande de garnements espiègles qui avaient préparé un mauvais coup.
Remarquant qu'une silhouette apparue dans l'escalier central, Sarah toussota et ouvrit à nouveau son éventail pour cacher son visage. Arthur essuya la cicatrice et les gouttes de sang avec sa manche, tandis que Guenièvre se dissimula sous sa capuche.
— En quoi puis-je être utile aux honorables invités ? demanda avec le sourire crispé l'homme en pyjama rose.
— Nous sommes venus pour…
Sarah hésita, puis se tourna vers ses acolytes et leur demanda à voix basse :
— Êtes-vous sûrs que ce sera plus cool ainsi ?
— Oui, Madame ! répondirent ses compagnons d'une seule voix.
La princesse désigna fermement, avec son éventail replié, le corpulent marchand d'esclaves — ce qu’il était sans contestation — puis, adoptant une pose théâtrale, elle s’exclama :
— Nous sommes venus pour te punir au nom de la justice, vil scélérat !
Un courant d'air venu de nulle part fit voler ses cheveux roux.
— Tu as trompé, réduit à…
Sarah eut du mal à trouver ses mots.
— l'esclavage... de vaillants chevaliers ! Tout a une fin, l'heure est venue de régler les comptes !
— En espèces ou par virement sur une carte magique ? demanda l'homme.
Le trio resta bouche bée et regarda la victime d'un air perplexe.
— Non, tu n'as pas compris…
Arthur ricana discrètement.
— Tu es fichu.
— Plutôt foutu, dit Guenièvre.
— Fini, corrigea Sarah.
— Kaput... commença le chevalier, mais les femmes l'interrompirent.
— Attrape-le, Arthur ! ordonna la princesse. Nous devons encore acheter des zakouski(1) !
Dix minutes plus tard, déjà ligoté et vêtu des habits honteux de son agence de recrutement de chevaliers, l'homme fut jeté sur un cheval comme un sac de pommes de terre. Libérés de toutes leurs obligations financières, comme diraient les défenseurs professionnels des droits des esclaves, les hommes accompagnèrent leurs sauveurs de sifflets joyeux.
Le raid sur le marché se déroula également comme prévu : le trio fit irruption dans les boutiques, en renversant les étals et en prenant ce dont il avait besoin... Mais pas à titre gratuit. Partout, ils laissèrent au moins cinq pièces d'or.
La nuit se termina rapidement dans le brouhaha créé par les jeunes femmes, les rires des chevaliers et le bruit des étals qui se brisaient.
Aaron se réveilla à dix heures du matin et, sans bouger de place, se mit immédiatement à se laver : les accessoires de bain nettoyaient d'eux-mêmes ses écailles acérées et brillantes, tandis qu'une brosse à dents géante s'empressait de rendre son sourire blanc comme neige. L'eau qui coulait à flots du portail magique se répandait agréablement sur son corps. Le dragon ne put s'empêcher de pousser ses mugissements habituels.
Cependant, cela ne dura pas longtemps. Le lézard poussa un cri aigu, couvrant les parties stratégiques de son corps, manifestement invisibles aux autres, lorsque Guenièvre fit irruption dans son repaire.
La servante se couvrit les oreilles de ses mains, ne comprenant absolument pas ce qui se passait, car les dragons ne portaient pas de vêtements...
— Monsieur ! Princesse ! Elle ! Elle s'est évanouie juste devant les portes du château ! Elle...
La jeune femme n'eut pas le temps de finir sa phrase : Aaron bondit immédiatement, faisant un trou supplémentaire dans le plafond. L'eau continuait de couler du portail ouvert, et la brosse à dents, ayant perdu sa cible, se précipita droit sur Guenièvre.
En moins de cinq secondes, le dragon atteignit les portes du château et piqua brusquement vers le bas, où il vit sa bien-aimée vivante et indemne.
— Sarah ? demanda-t-il, stupéfait, en regardant l’élue de son cœur avec les yeux écarquillés.
Derrière la princesse, sur un immense plateau en argent, était allongé un homme vêtu de soie, et tout autour étaient disposés avec soin des fruits de toutes sortes soigneusement coupés, des morceaux de viande crue, des légumes, des céréales bouillies et bien d'autres choses encore.
— Chéri, je t'ai préparé un cadeau…
Arthur fit lentement rouler le plateau à roulettes vers le dragon, de sorte que Sarah se retrouva de l'autre côté.
— Et pourquoi ce banquet dès le petit matin ?
Aaron fronça les sourcils : Sarah avait déjà vérifié à plusieurs reprises qu'il suivait bien son régime.
— Tu sais, toi et moi, moi et toi... marmonna la princesse, puis, changeant d'humeur en un instant, elle s'écria :
— Qu'importe ! Épouse-moi, tout de suite !
Sarah mit un genou à terre et sortit de la poche de son jupon deux petites alliances en or, manifestement destinées à un couple d'humains ordinaires.
— Je n'ai pas trouvé d'artisans capables de fabriquer une bague en or pour un dragon, mais ce n’est qu’une question de temps ! dit-elle en détournant le regard, embarrassée.
— Sarah, je…
Aaron s'efforça de retenir les larmes de joie qui lui montaient aux yeux.
— D'accord... Mais pourquoi cette surprise ?
Le dragon utilisa sa magie pour attirer l'anneau vers lui : celui-ci s’élargit instantanément et se retrouva autour de son cou puissant, tel un collier. La princesse sourit involontairement et décida de laisser son bien-aimé seul avec son cadeau. Sarah n'avait pas vraiment envie de voir quelque chose de cruel à ce moment-là.
— Ah, j'ai failli oublier ! se souvint la princesse en entrant dans le château. Bientôt, les prairies deviendront des terres désolées…
— Pourquoi cela ?
Un couteau et une fourchette apparurent dans les airs devant le dragon, qui se léchait les babines d'un air vorace en regardant l'homme recouvert de sauce aux airelles.
— Eh bien, j'ai lu que les bébés dragons aiment tout brûler…
— Quoi ? s'écria Aaron.
Le tintement bruyant des couverts qui tombaient semblait même un peu drôle à Sarah, disparue dans le couloir.
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(1) Zakouski — Hors-d’œuvre russes froids ou chauds très variés, composés de poissons, charcuteries, légumes ou salades.