Girolamo Scrooge

Chapitre 2 : Courage

2008 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 19/12/2019 19:03

Poursuivant l'oeuvre cruelle du Fantôme des Noëls Passés dans un registre opposé, c'étaient à présent de bons souvenirs de Piero et Zita qui torturaient Girolamo. Assis dans son fauteuil, il revisitait les instants de bonheur si intimement liés aux personnalités de ses deux amis qu'il sut que plus jamais il ne les revivrait.

Il se remémorait les facéties enfantines avec Piero, souvent des blagues aussi stupides qu'innocentes, faites aux moines, ceux qui étaient prêts à les leur pardonner ; l'humour qu'ils découvraient ensemble dans les livres interdits de la bibliothèque de San Cosmo, là, tout en haut des étagères ; les idées surprenantes, voire choquantes, des auteurs des années soixante...

Et puis Zita, qui veillait sur son luxueux appartement d'alors, sur sa garderobe, qui lui préparait ses repas préférés en prenant bien soin de saupoudrer tout ça d'un amour qu'il ne comprenait pas ; ses baisers chocolat, son regard plein d'images, son intensité, jumelle de celle de Leonardo.

Oui, mais voilà : quand on a si généreusement donné la mort, il faut s'attendre à prendre celle de ceux que l'on aime. Il avait tenté de s'en détourner, de l'effacer et en payait aujourd'hui le prix en prenant les adieux réitérés de plein fouet, en retour de feu.

Un heure sonna sans que l'autre visiteur n'arrive, puis le quart. C'est seulement là qu'il entendit du bruit dans la chambre qu'il avait quittée, quelqu'un l'appelait sur un ton joyeux très peu accordé à sa propre humeur. Il gagna la mezzanine pour trouver là, à côté du lit, une nouvelle apparition chatoyante , tonitruante, flashy à vous froisser le bon goût.

Dans un costume à paillettes que n'aurait pas renié Zoroastre, un énorme type barbu lui souriait, chargé dans une main d'un panier en osier débordant de victuailles, d'une trompette dans l'autre. Après avoir posé à terre l'un et l'autre, il s'étira de toute son envergure, comme après un long sommeil, dénudant une poitrine puissante et fort velue, impudique. Après quoi, se ressaisissant de sa trompette, il sonna quatre notes d'une musique impériale de peplum hollywoodien et annonça, théâtral là où l'autre avait été modeste : "Je suis le Spectre de Noël Présent ! Je crois que tu attendais ma visite, mortel !

Il disait "mortel" comme on dit "manant" et cela agaça un peu le Comte, qui baissa les yeux pour dire :

  • Je suis tout disposé à écouter vos leçons, car le Spectre des Noëls Passés m'a fait réaliser certaines choses qui me disposent à réévaluer ma philosophie.
  • Alors, commence par me regarder, ce que j'ai à te dire doit s'affronter les yeux dans les yeux. Je compte te montrer quelques possibilités que tu rejettes, parce que ton père avait besoin d'un monstre et que tu as décidé de lui en offrir un en ta personne. Tu t'es créé en reniant l'enfant en toi, à toi maintenant de le faire sortir de la cachette que tu lui as choisie. Tu vas découvrir la joie de Noël, mais ce ne sera guère joyeux pour toi. Es-tu prêt ?
  • Oui, dit Girolamo, dans un murmure.
  • Dans ce cas, saisis-toi du pan de ma veste, nous allons voler la plupart du temps. Accroche-toi !"

L'ombre d'un instant, Girolamo eut une pensée pour Leo, car quand le désir les tenait l'un et l'autre, c'était la formule magique qu'ils employaient dans ce que la passion leur laissait de souffle : "Fais-moi voler, Artista" ou "Fais-moi voler,Rio".

Ils parcoururent quelques rues de la ville à quelque quatre mètres au-dessus de la terre, à une allure de flânerie qui permettait à Girolamo d'observer ce qu'il découvrait. C'était bien là le but, après tout, n'est-ce pas ?

Alors que la plupart du temps les gens étaient seuls en rue et taciturne, ils marchaient aujourd'hui par deux ou par petits groupes et souriaient en conversant sur un mode léger ou enjoué. Souvent, ils marchaient bras-dessus bras-dessous ou se tenaient la main. Des gamins riaient, parfois, à leurs côtés, d'avoir cette permission de veiller puisque demain il n'y aurait pas classe, et pas non plus le jour d'après.

Avait-il jamais tenu la main de Leo en rue ? Non.

Son Leo, si prompt à toucher les gens quand il voulait les admettre dans sa bulle, devait en être peiné.

Avait-il jamais proposé quelques jours de congé ? S'en était-il lui-même accordé ? Non plus. Il avait oublié - peut-être même jamais connu ? - la saveur d'un jour entier de liberté totale.

Mais le Spectre extravagant le conduisait à présent à travers les quartiers moins favorisés. Sûrement il allait découvrir une tout autre facette du réveillon ?

Ils se posèrent et pénétrèrent, invisibles, dans un studio délabré où étaient rassemblés cinq jeunes gens... 

Riario écarquilla les yeux. Ces jeunes-gens, il les connaissait ! Ils suivaient ses cours de théologie et d'histoire du Quattrocento ! 

Eux aussi semblaient plus joyeux...

"J'ai hâte de goûter à ce poulet, Dina !" cria l'un d'entre eux en levant son verre pour faire tinter son verre à moutarde contre celui de ses compagnons.

"Leur vin a l'air trop clair pour être de qualité" se dit Girolamo tandis que Dina les rejoignait avec un plat sur lequel paradait un poulet grillé qui n'aurait pas suffi à nourrir cet ogre de Zo. Tout autour, quelques feuilles de salade et des tomates qui évoquaient bien davantage le fade que le goûteux.

"Profitons-en, c'est notre dernier repas d'étudiants, sourit la jeune femme, demain, c'est aussi notre dernier jour ici. J'avoue que le retour à la case départ est amer parce que je déçois mes parents et moi-même, mais plus aucun d'entre nous n'a de quoi poursuivre ses études... Allez ! Soyons positifs et promettons-nous de nous revoir dans la vie active !" Et à son tour elle trinqua avec les autres.

"Mon dieu ! Cette fille est la plus brillante de mon cours d'histoire. Dites-moi qu'elle va poursuivre ?

La question ne lui était pas directement adressée, mais le Fantôme intervint tout de même :

  • Je peux trahir le futur et te dire que si rien ne change d'ici demain pour elle, elle mourra dans la rue dans un an, faute d'avoir trouvé un emploi et un abri.
  • Non ! cria Girolamo, le sanglot au bord de ce cri. 
  • Après tout, ce ne sont que des étudiants qui se permettent de profiter parfois des collectes que d'autres lancent pour eux sur le Net ! remarqua l'Esprit.
  • Non ! Je ne... je n'imaginais pas...
  • Que certains de tes étudiants étaient eux aussi touchés ou qu'une telle détresse fût possible ?
  • Comment peuvent-ils célébrer Noël quand leur avenir même est menacé ? se révolta le professeur.
  • La joie de vivre est nécessaire à tous et elle demande beaucoup d'entretien, Girolamo. Elle ne tombe pas du ciel, il faut la saisir au vol ou la chercher et la nourrir !
  • Cette scène me désespère, j'ai l'impression que mon coeur va imploser, aussi ridicule que cela paraisse.
  • Ridicule, parce que ce sont tes sentiments qui parlent ? 
  • Mais... oui, peut-être. Après tout, ces gens ne me sont rien.
  • Ils sont de ton espèce et en plus tu les connais. Que te faudrait-il de plus pour justifier cette sympathie ?

Girolamo, d'habitude si droit, courbait le dos et se couvrait le visage des deux mains.

  • Allons, poursuivons, reprends le pan de ma veste.
  • N'est-ce pas assez ? Je suis à la limite de ce que je peux supporter en une nuit. Et pourtant, j'en ai vu beaucoup dans ma courte vie, croyez-moi.
  • Je le sais. Ma visite n'est peut-être pas tout à fait due au hasard, ne penses-tu pas ?"

C'est à contre-coeur, malgré ces paroles encourageantes, que Riario saisit à nouveau la veste du Spectre.

Il les emporta à nouveau vers le centre ville, mais les pensées de Girolamo l’empêchaient de s’en réjouir ne serait-ce qu’un peu.

Car ce qu’il venait de voir, c’était l’espoir bafoué, piétiné par de vulgaires considérations économiques. Des vies gâchées par manque d’argent !

Où puisaient-ils le courage, ces gens qui trimaient et peinaient pour survivre ?

Ce courage en toute discrétion, lui, il ne l’aurait pas. C’était une bravoure qu’il n’avait jamais côtoyée, l’endurance, la volonté de prendre la survie à bras-le-corps pour l’emmener un peu plus loin jour après jour, mois après mois, parfois au long d’une vie entière.

Lui, il était fait de telle sorte qu’il aimait le combat, qu’il tirait du plaisir dans la bataille elle-même. Mais ces gens, pour la plupart, ne recevaient en échange de leurs efforts aucune jouissance dans des tâches ingrates, répétitives. Dans leur résistance à l’ennui et à l'épuisement, ils étaient bien plus grands que lui dans ses faits de bravoure ou de bravade de quelques instants !

Plus jamais il ne laisserait vanter sa force et sa vaillance spectaculaires sans souligner leur immense courage en coulisses, jamais.

Prisonnier de ces réflexions, Leo ne réalisa même pas qu’ils avaient pris la direction de l’appartement de Juliano et Vanessa et qu’ils étaient à présent, toujours invisibles, à la table de ses amis.

Il vit leur beauté.

Zo ou Nico venait sans doute de raconter une blague ou de faire un trait d’humour car ils riaient tous de bon coeur. 

Ils avaient soigné leur tenue et Vanessa et Juliano, les amoureux de toujours, resplendissaient carrément. Les cheveux blonds de la jeune femme, laissés libres et noués de fines tresses par endroits, lui faisaient comme une auréole digne d’une Madone. Le tableau était parfait et les bougies contribuaient à l’effet de sfumato qui ravissait les yeux.

Un léger sourire apparut enfin sur les lèvres de Girolamo.

Pas pour longtemps.

Car, un peu trop emportée par l’esprit bienveillant de Noël, Vanessa eut soudain l’idée de proposer un toast à Riario.

Le silence se fit à la table, dans l’attente de la réaction de Zo, qui ne se priva pas :

« Quoi ? Boire à cette putain de vipère encensée un jour comme celui-ci ? Ce bâtard est une négation de Noël.

  • Zo ! tenta Nico.
  • Putain, Leo, il faudra que tu m’expliques…
  • Comment tu as pu te laisser embobiner par cet enfoiré de Riario, intervint Leo, je sais, Zo, on connaît tous ta rengaine !
  • Merde ! C’est un salopard d’as-sa-sin ! Et si encore il l’était sur un mode chaleureux. Mais non ! Il l’est dans le genre banquise et permafrost.
  • Ce n’est vrai que si on n’essaye pas de le connaître un peu mieux, plaida Nico.
  • Moi, je l’aime bien, maintenant, dit Vanessa. Sous l’influence de notre Leo, il fond, même avec nous.

Leo joignit les mains en signe de reconnaissance :

  • Merci, Nessa… Je vais te dire ce que j’ai vu en Girolamo, même si je ne devrais pas avoir à le faire : j’ai trouvé sur ma route quelque chose de fort, de féroce et d’inébranlable sur lequel m’appuyer au moment où je sombrais, au moment où j’en avais le plus besoin et où pourtant lui-même se débattait en enfer. Il faut t’en convaincre une fois pour toutes, Da Peretola : là où et quand Girolamo Riario décidera d’allumer un incendie, je serai à ses côtés, quitte à brûler avec lui s’il le faut. A la santé de Rio ! conclut-il.
  • A Girolamo ! firent les autres en levant leur verre.
  • Juste pour te faire plaisir, à ce bâtard de Riario, alors. » finit par consentir Zo, sans toutefois le clamer.




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