ROPE AND ROGUE

Chapitre 9 : Chapite 9

2173 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 27/05/2020 02:51

Leo voulait ramener Jem chez lui après cette magnifique soirée au Golden Cross. Après avoir pesé le pour et le contre, ce dernier avait accepté. L’artiste s’emballait, une mise au point s’imposait. Hélas.

Quand les musiciens et lui étaient venus reprendre leurs places dans le pub, ils avaient été assaillis, comme chaque soir, par leur public, qui voulait leur dire quel bon moment il avait passé grâce à eux, qu’il reviendrait aussi vite que possible, qu’il répandrait la nouvelle de leur talent.

Tommaso avait tendu la main à Jem et l’avait félicité en disant que sa voix valait largement celle des chanteurs du moment. Comme beaucoup, il l’avouait sans gêne, "The Boxer" l’avait fait pleurer, carrément.

Jem lui fut reconnaissant de faire taire son orgueil de rival — car il s’agissait bien de cela après tout —et l’avait remercié avec une poignée de main franche et un sourire.

Leo, lui, s’était précipité pour une accolade si sauvage que Jem avait baptisé de bière son luxueux sweat-shirt. Jerome l’avait mis en garde contre d’éventuelles nouvelles photos dans la presse.

« Je m ‘en fous, Jerome ! Je suis bien trop fier, ce soir, d’être votre ami ! »

Oui, il s’emballait. il ne fallait pas le laisser suivre cette voie, ce n’aurait pas été honnête.

Et voilà comment ils se retrouvaient là, à franchir la porte du petit appartement de Colliers Wood. 

Il remarqua tout de suite le panier de Mimi, que Jerome n’avait pas encore pu se résoudre à ranger…

« Tu as un chien ?

— J’avais. Mimi est morte en mars, le matin où nous nous sommes rencontrés la première fois.

— Oh ! Journée de merde, hein ? Tu sais, je suis désolé…

— Chut ! Nous avons oublié ça, vous vous rappelez ? Je nous fais un café. Asseyez-vous où vous voulez… il n’y a guère de choix, il fait tout petit ici, bien sûr.

Mais Leo eut une autre impulsion. 

Il sentait grandir le feu en lui depuis des semaines. Aujourd’hui, après la transe de la musique et l’émotion communiquée par la voix de Jem, ce n’était plus un feu ronronnant ou même grondant, c’était une gerbe, un jaillissement.

Il plaqua Jerome dos à une armoire et l’embrassa, glissant les mains sous son T-shirt. Et tant pis si c’était un T-shirt d’un groupe qu’il détestait, la musculature et le grain de peau que ses paumes découvraient lui lançaient un courant électrique dans tout le corps.

Jem le repoussa sans violence, mais avec fermeté :

— Attends ! Stop. Il ne faut pas.

Leo le regardait, les pupilles dilatées :

— Pourquoi ? Tu ne peux pas me tromper, je sais que tu le désires autant que moi, ton corps parle à ta place !

— Ce n’est que mon corps, Leonardo, il n’est pas moi. Je suis bien davantage ce qui se passe dans ma tête et mon coeur que ce que veut mon corps.

— Mais…

Jerome l’entraîna par les épaules vers son minuscule séjour :

— Viens, assieds-toi là. 

Il se détourna pour allumer le gaz sous la bouilloire en maudissant cette vie de merde qu’il devait s’imposer et en l’occurrence imposait à d’autres. 

Une pensée lui vint, gênante, en ressentant lui-même les effets de cette excitation brutalement interrompue. Les pitoyables réalités du corps. Fort heureusement, Leo n’avait pas ce genre de pudeur :

— Je te rejoins dans un instant, mais où sont les toilettes ? 

— Sur le palier, à ta droite en sortant, au bout du couloir.

Pourquoi ne pouvait-il pas, pour une fois, faire l’expérience de la liberté d’un homme de trente-cinq ans ! Pourquoi ne pouvait-il pas, goûter à l’insouciance ?

(Parce que tu t’es enchaîné toi-même, Girolamo, parce que ta lâcheté et ta bêtise d’alors t’imposent la rigueur.)

Quand Leo revint, l’eau bouillait et il en versa une première fois dans le filtre à café, placé par-dessus une vielle cafetière fleurie qu’il aimait, malgré son pitoyable état.

— Assieds-toi, là… dit-il en tirant lui-même un fauteuil recouvert de skaï bordeaux en face de celui de Leo. Donne-moi tes mains.

L’émeraude des yeux du peintre prenait l’eau. Jerome en ressentit une lourdeur au coeur et une vive douleur au creux de l’estomac. Mais il devait les oublier et s’expliquer.

— Donne-moi tes mains, insista-t-il. C’est une chose que j’ai apprise récemment : le contact va m’aider à parler sans fléchir et t’aider toi à comprendre pleinement ce que je veux te dire.

Leo fit oui de la tête et lui donna ses mains.

— Je ne suis pas un gars bien, Leonardo. Je tente depuis cinq ans de rembourser ma dette à l’éthique, mais je suis loin, bien loin, d’en être quitte. Non ! ne dis rien : ce que j’ai à avouer n’est pas facile… Voilà... J’ai grandi dans un orphelinat de Rome, où ma mère m’a laissé le lendemain de ma naissance. À dix ans, j’ai rencontré pour la première fois un homme imposant, d’une grande prestance. Il venait me chercher. C’était mon père. Il appartenait à la vieille noblesse, possédait des terres et des entreprises et voulait me reconnaître à l’État Civil pour faire de moi son successeur. En même temps, il me donnait dès l’abord un domaine et un titre.

À douze ans, je suis entré dans une école militaire pour suivre une formation progressive en vue de devenir le capitaine de sa garde rapprochée. Après six ans de formation, il a voulu tester ma détermination, il avait besoin de savoir ce que j’avais dans le ventre, pour reprendre ses mots.

Il lâcha les mains de Leo, se releva pour verser de l’eau sur le café et revint aussitôt pour les reprendre. Sans elles, il n’aurait sans doute pas pu poursuivre : donc, il m’a emmené dans un quartier sale et très mal fréquenté de Rome. Je me rappellerai toute ma vie cette odeur de détritus et d’urine et le froid glacial de cette nuit de février. Là, il m’a désigné une cible, une femme, qui semblait nous attendre sous l’éclairage public. Il lui avait donné rendez-vous, je l’ai su plus tard. Elle était outrageusement fardée et à demi vêtue, d’une vulgarité rare… aucun doute n’était permis sur la nature de son métier. Il m’a dit que c’était d’elle que j’avais été conçu et qu’elle m’avait tout de suite abandonné… À moi de passer l’épreuve, de prouver que je n’hésiterais pas à le défendre quand je ferais partie de sa garde. Je devais armer, viser, tirer…. 

Leo serra ses mains un peu plus fort, sa poitrine se soulevait plus vite. Jerome baissa les yeux :

— Je l’ai fait. Je l’ai fait en pensant à ce qu’elle était pour moi, tout compte fait : une femme qui se vendait pour de l’argent, qui m’avait rejeté… et pas une seule fois l’idée ne m’est venue d’incriminer mon père et toutes ses richesses.

— Tu voulais son amour, interrompit Leo. Je connais ça : tout pour un seul instant de reconnaissance et de fierté.

— Ça ne marche pas, avec des hommes comme lui, Leo…. Il y a six ans, il a tué ma femme devant mes yeux parce que j’avais désobéi à l’un de ses ordres. Il l’a égorgée devant moi… Même si notre mariage avait été arrangé à l’avantage de nos deux familles, Caterina et moi avions appris à nous aimer vraiment. Je… Cet amour-là n’est pas entièrement mort avec elle. Elle est encore là. Il mit une main sur le coeur… Mais si tu penses que j’ai abandonné ma place et quitté mon père, tu as tout faux. J’étais bien trop lâche ! Il voulait un petit-fils, que Caterina n’avait pu lui donner. Il pressentait que ma loyauté ne durerait pas aussi longtemps qu'il l'avait pensé... Il a mis une fille dans mon lit, une fille que je n’ai jamais aimée. Elle a mis mon fils au monde et là, pour mettre la touche finale à mon beau portrait, là seulement je suis parti…. C’est cet homme-là en moi que je veux effacer. Définitivement, mais sans me faciliter la tâche en tombant d’un trentième étage, non . Je veux que ce soit moi qui le recommence, tu comprends, tout seul. Je n’ai fait appel à mes nouveaux amis qu’en tout dernier recours, à la limite de la solution définitive. C’est une chose qu’ils n’ont pas encore comprise : je ne suis pas allé les trouver pour éviter le suicide dans un but de survie, par peur de la mort.

Leo déglutit et dit, dans un murmure mal accordé :

— Tu te punis.

— Oui, il le faut si je veux encore nourrir un peu d’estime de moi-même. Ce que je vous ai reproché, à toi et Tom, c’est bien plus encore à moi que je le reprochais. J’ai utilisé la mère de mon fils comme une chose. C’est moi que j’ai vu en vous surprenant, ce matin-là. Je n’avais aucun droit de vous juger.

— Tu étais autant en colère contre toi-même que contre nous.

Jem fit oui de la tête et se leva pour s’occuper à autre chose, ne plus voir cette empathie de Leo, qui affaiblissait sa résolution et menaçait de courber la ligne droite bien rigide de la discipline qu’il souhaitait pour lui-même. Puis, il vint se rasseoir pour clôturer sa démonstration :

— Tu vois, tu avais raison : mon corps réagit toujours à la chaleur d’un homme brillant et libre, comme toi. Tu es la vie et l’énergie dont j’ai besoin et je te désire, bien sûr, quand tu m’embrasses comme tu l’as fait au pub et ici. Mais je ne peux pas m’autoriser ça, Leo, pas encore et peut-être même plus jamais. 

Il s’interdit le « tu vaux mieux que ça », qu’il pensait, mais qui aurait amené une protestation, une envie de briser une porte.

Leo reprit ses mains et le regarda avec l’intensité qu’il mettait dans toutes ses passions :

— Je comprends ce que tu dis et, même si ce n’est pas du tout dans ma propre nature, je conçois que tu ressentes le besoin de payer un passé que tu condamnes, mais il faut que tu saches une chose avant ce qui suivra : je n’ai jamais ressenti pour personne, tous les sentiments que je traverse : j’aime pour la première fois. Tu vois, tu as même doit à des mots inédits. Égoïste comme je suis, je le reconnais, je t’aime pour toi, pour ta façon de voir les gens et le monde, pour l’intensité sous la glace… il rit : pour tes yeux et ta voix aussi, ne le cachons pas. Mais aussi pour moi-même, parce que je me sens plus étoffé depuis que je te connais, plus dense, moins obstiné à jouir de tout et de rien, plus avide de donner et de partager.

Ce fut Jerome, cette fois qui lui serra les mains plus fort :

— Ce qui nous laisse là, au carrefour… qu’allons-nos faire de ça, Leo ?

— Une association imbattable, une amitié forte comme le roc. Je ne pourrai pas gommer ce que je ressens, mais je ne le soulignerai plus à ce point… Je suis très tactile avec tous mes amis et même parfois avec des étrangers qui m’inspirent de la sympathie et ça, je ne pourrai pas m’en défaire. Mais je ne te rappellerai pas le désir qui se tait derrière l’affection. Jamais. Sauf le jour où tu en décideras autrement.

Jerome serra les lèvres, battit plusieurs fois des paupières puis se reprit :

— J’en connais au moins un à qui ça va faire plaisir.

— Ha ha ! Oui, moi aussi ! Qu’en dis-tu ?

— J’en dis que tu dois avoir un projet en tête et que je suis très intéressé de l’entendre.

— Yesss ! Bien ! Alors, il vient, ton café ? »

Son sourire tremblait encore à la limite d’un cri, mais il avait l’impression d’avoir sauvé ce qui lui importait le plus, oui, plus que tout : la présence de Jerome à ses côtés.


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