Cœur givré
Lucy releva les yeux, cherchant frénétiquement un point auquel s’accrocher.
Une tour surgit par la droite — elle tendit la main, réussissant à s’y agripper — mais une autre arriva par le haut, la percutant de plein fouet.
Elle fut projetée en arrière et s’écrasa lourdement sur un tatami flottant, le souffle coupé.
Une douleur sourde traversa sa poitrine.
Elle se redressa lentement, toussant, avant de réaliser qu’elle se trouvait désormais sur une plateforme stable.
Une voix agacée retentit aussitôt :
— Bon. On commence maintenant ?
Lucy leva la tête… et se figea d’effroi.
Kokushibo se tient en retrait, immobile comme une statue ancienne, ses six yeux braqués sur elle avec une intensité d’acier.
Akaza est adossé à un pilier, la mâchoire serrée, oscillant entre curiosité et irritation.
Daki sourit d’un air venimeux, son regard hautain glissant sur Lucy comme sur un déchet qu’on a oublié de balayer.
Gyokko frémit de joie malsaine, ses mains tordues palpant l’air comme s’il sculptait déjà l’œuvre macabre qu’elle deviendrait.
Nakime observe, de son expression vide, doigts posés sur son biwa — c’est elle qui l’a amenée ici.
Plus loin, Hantengu se recroqueville, tremblotant, mais sa pupille se fixe sur Lucy dans un mélange d’effroi… et d’envie.
Lucy avait l’impression d’être encerclée par une meute de loups affamés.
Puis une présence encore plus oppressante se manifesta.
De l’ombre jaillit Muzan.
Il émergea avec une fluidité presque surnaturelle, vêtu de son costume sombre impeccable, les yeux plissés dans une expression de calme contemplatif.
Lorsque son regard se posa sur elle, Lucy retomba instinctivement sur les fesses, paralysée.
Muzan avança d’un pas.
Un seul.
Et ce fut assez pour faire taire instantanément les murmures des Lunes.
— …Alors, dit-il d’un ton velouté, tu es la petite pourfendeuse qui a attiré l’attention de mes démons.
Ses lèvres s’étirèrent en une expression qui n’avait rien d’humain — presque un sourire, mais sans chaleur.
— Dis-moi… qu’est-ce qui te fait croire que ta vie vaut plus que celle de ces misérables Hashira ?
Un murmure glacial traverse les rangs des Lunes.
Akaza relève légèrement la tête.
Gyokko ricane.
Daki glousse.
Lucy sentit chaque fibre de son être hurler de peur… mais sa voix resta ferme.
— Ce sont vos lunes qui tenaient absolument à me transformer. Je n’ai rien demandé.
Les yeux de Muzan se plissèrent légèrement.
Une réaction infime, mais suffisante pour qu’elle sente le sang se glacer dans ses veines.
— …En effet, concéda-t-il, croisant doucement les mains derrière son dos.
— Mais puisque tu es ici, j’attends de toi que tu te conformes aux règles. Comme les autres.
Lucy posa la main sur son katana — un geste instinctif, irréfléchi.
— Hors de question.
L’air se figea.
Autour d’elle, les Lunes Supérieures échangèrent des regards silencieux, leurs corps se raidissant légèrement.
Une tension froide, électrique, traversa la plateforme.
Muzan, lui, se contenta de rire.
Un rire bas, presque agréable…
Si seulement il n’avait pas été aussi glacial.
— Je crois que tu n’as pas compris, murmura-t-il en avançant d’un pas lent, presque nonchalant.
Sa voix s’abaissa d’un ton, douce et venimeuse.
— Tu n’es pas en position de faire des exigences, misérable petite humaine.
Lucy déclipssa son katana d’un geste sec, malgré sa position au sol.
Elle releva le menton et le fixa, lui, le Démon originel, droit dans les yeux.
— Je vous combattrai.
Ou je mourrai.
Le sourire de Muzan s’éteignit instantanément.
Toute trace de politesse, ou même d’humanité, disparut de son visage.
Ses traits se figèrent en un masque glacé, et ses yeux — rouges, insondables — prirent la dureté d’un prédateur jouant avec une proie qui résiste un peu trop.
— Quelle noblesse… murmura-t-il, d’une voix sardonique.
Tu serais prête à sacrifier ta vie pour me défier ?
Quelle… stupidité.
Lucy se redressa d’un mouvement vif.
Sa lame jaillit de son fourreau dans un sifflement net.
Elle leva son katana au-dessus de sa tête, prête à frapper, un pied solidement ancré au sol.
Elle bondit vers lui.
Mais Muzan bougea avant qu’elle n’ait eu le temps d’abaisser sa lame.
Une simple rotation du poignet.
Sa main fendit l’air.
Ses griffes lui entaillèrent la peau juste sous la gorge.
Lucy écarquilla les yeux.
Un choc glacé explosa dans tout son corps.
Quelque chose — quelque chose d’étranger — se répandit immédiatement dans ses veines, brûlant, corrosif.
Elle lâcha son katana.
Ses mains se portèrent instinctivement à son cou.
Elle se recroquevilla, un genou au sol, l’autre tremblant.
La douleur la déchira, brutale, insupportable.
Ses veines pulsaient sous sa peau, noircissant par endroits, comme si son sang lui-même se rebellait.
Qu’est-ce qu’il lui avait fait ?
Muzan l’observa en silence, impassible, comme s’il examinait un objet intéressant.
Lucy suffoquait, son pouls battant de façon irrégulière, chaotique.
Il fit un pas en arrière, croisa lentement les bras, admirant son œuvre.
— Un cadeau, murmura-t-il. Le mot vibra dans l’air, trop doux pour ce qu’il signifiait.
Et bientôt… tu me remercieras pour cela.
Son regard s’assombrit, presque amusé.
— En espérant que tu y survives.
Autour d’elle, les Lunes Supérieures demeuraient immobiles.
Aucune d’entre elles ne bougea.
Leurs expressions allaient de la curiosité morbide à l’indifférence totale.
Son front heurta le tatami, ses doigts agrippant la paille comme si elle pouvait s’y ancrer pour ne pas sombrer.
Chaque veine de son corps pulsait comme si on y versait du métal en fusion.
Un râle lui échappa — étranglé, rauque — avant qu’elle ne parvienne à lever les yeux vers Muzan, haletante.
— Qu… qu’est-ce que… vous m’avez fait… ?
Muzan fredonna doucement, presque distrait, remettant ses mains derrière son dos comme s’il commentait un tableau.
— J’ai simplement… accéléré la conversion.
Un sourire fin, trop doux, glissa sur ses lèvres.
— Ton corps va muter pour devenir un démon. C’est douloureux, je l’admets. Mais nécessaire.
Lucy sentit son cœur se figer.
Les mots tombèrent sur elle comme une condamnation
Non.
Pas comme ça.
Pas maintenant.
Elle avait juré : elle ne deviendrait jamais comme eux.
Jamais.
Mais ses pensées se disloquèrent aussitôt sous une nouvelle vague de douleur.
Elle roula sur le flanc, le souffle brisé, comme si un torrent d’acide dévalait ses veines.
Ses muscles se tordirent, ses tendons tremblèrent sous sa peau.
Elle serra les dents avec une force désespérée.
Hors de question de hurler.
Elle ne leur donnerait pas ce plaisir.
Muzan l’observait, impassible, comme un scientifique qui étudie la réaction d’un insecte sous un scalpel.
Autour d’eux, les Lunes Supérieures, chacune à sa manière, réagirent — ou refusèrent de réagir.
Akaza soupira, croisant les bras avec une irritation lasse.
Son regard glissa sur Lucy sans émotion, comme on regarde la pluie tomber.
— Tch. Comme si j’avais besoin de voir ça…
Sa voix manquait de passion, même de colère.
— Même si elle devient démon… elle n’aura pas la volonté nécessaire.
Pour lui, la souffrance humaine n’était ni un spectacle, ni un plaisir.
Juste… inutile.
Kokushibo resta droit comme une lame fichée dans la terre.
Ses six yeux observaient la scène sans un tremblement, sans un souffle.
Mais dans son immobile façade, un minuscule geste trahit un intérêt froid :
Son œil inférieur gauche se plissa, imperceptiblement.
Pas de compassion.
Pas d’amusement.
Simple évaluation clinique.
Elle survivrait peut-être.
Et c’était la seule chose qui l’intéressait.
Un ricanement aigu monta derrière Lucy.
Daki posa une main sur sa hanche, l’autre recouvrant ses lèvres peintes.
— Oooh, que c’est pitoyable…!
Elle se pencha pour mieux voir, ses yeux brillants de mesquinerie.
— Regarde-la ! Elle se tord comme un ver ! Même moi je faisais plus d’efforts à sa place~
Elle gloussa encore, ravie.
Gyokko tremblait presque de joie.
Ses bras tordus gesticulaient comme s’il sculptait déjà quelque chose dans l’air.
— Magnifique… ! Sublime !
Il claqua des mains, extatique.
— Sa peau change déjà de teinte… oh, et ces veines ! Ce contraste ! Cette souffrance brute… Elégant !
Il se rapprocha d’un pas fluide, ses yeux exorbités brillants.
— Muzan-sama… permettez-moi d’immortaliser cette transformation… c’est une scène divine !
Muzan l’ignora.
Tremblant derrière un pilier, Hantengu couina.
— A-Aah ! C’est affreux ! Horrible ! On devrait l’achever ! Ça fait peur… j-j’aime pas ça… !
Mais son regard, rond et humide, restait accroché à Lucy.
Il y avait là… de l’envie.
Un désir amer.
Celui d’un lâche qui hais ceux qui se battent encore.
Nakime ne bougea pas.
Ses doigts effleuraient simplement son biwa.
Elle observait.
Impassible.
Absorbant chaque son, chaque spasme, chaque battement irrégulier du cœur de Lucy pour enregistrer cette pièce dans la mémoire de la Forteresse.
Son expression ne changea pas d’un millimètre.
Muzan poursuivit, d’un ton presque désinvolte :
— Tu as une tolérance à la douleur assez élevée, je te l’accorde.
Son regard s’inclina légèrement vers elle.
— Impressionnant.
Lucy planta ses ongles dans le tatami, les arrachant comme si elle voulait déchirer le sol lui-même.
Sa respiration était saccadée, brûlante, et un goût métallique envahissait sa bouche.
Son cœur battait trop vite, trop fort.
Chaque pulsation lui arrachait un souffle, comme si son propre corps tentait de s’arracher à elle.
Muzan la regardait souffrir.
Et fredonnait.
Un petit air presque délicat, presque doux, qui contrasterait avec la scène… si son plaisir n’était pas si glaçant.
Autour, aucune Lune ne détournait les yeux.
Aucune compassion.
Aucune pitié.
Seulement une curiosité froide, animale.
Muzan inclina légèrement la tête, observant chaque tremblement de son corps.
— Et têtue aussi… murmura-t-il, presque admiratif.
La plupart des humains seraient en train de sangloter et de supplier à présent.
Lucy étouffa un gémissement.
Elle serra les dents si fort qu’un craquement inquiétant résonna dans sa mâchoire.
Mais elle ne céda pas.
Dans un effort qui aurait brisé un autre humain, elle tendit le bras — ses muscles contractés à en hurler — et ses doigts atteignirent la garde de son katana.
Dans un mouvement sec, elle se redressa.
Pas entièrement.
Juste assez.
Assez pour lancer sa lame.
Le katana fusa dans un sifflement métallique, droit vers Muzan.
Les sourcils du Démon originel se haussèrent imperceptiblement, comme s’il reconnaissait — à contrecœur — son audace.
— Hm. Maline, petite chose.
D’un geste gracieux, trop rapide, trop fluide pour être humain, il se décala d’un demi-pas.
La lame passa à côté de lui.
Elle heurta le sol dans un bruit sec.
Muzan posa doucement le bout de son pied dessus.
Et d’un léger mouvement, presque désinvolte, il donna un coup qui envoya le sabre basculer dans le vide sous la plateforme.
Le métal disparut dans les profondeurs mouvantes de la Forteresse Infinie.
Perdu.
Pour toujours.
Il s’avança alors, dominant Lucy de toute sa hauteur, son ombre s’étendant sur elle comme un linceul.
Son expression se durcit.
Ses yeux devinrent deux abîmes rouges.
— Tu essayes de me tuer, dit-il d’une voix glaciale.
C’est à la fois amusant… et pathétique.
Lucy releva la tête, haletante, le regard noir malgré la douleur.
Elle allait répliquer.
Mais Muzan leva la main.
Un simple claquement de doigts.
Lucy sentit soudain le sol disparaître sous elle.
Pas une illusion.
Pas un changement de décor.
Un arrachement brutal.
Un souffle d’air glacé la frappa de plein fouet — puis son corps retomba lourdement sur un sol dur et froid.
La forêt.
La vraie forêt.
La même où elle marchait aux côtés de Doma.
Elle reconnut immédiatement l’odeur de la terre humide, les troncs immobiles, la brise nocturne.
Il n’y avait plus trace de la Forteresse Infinie.
Plus de temples flottants.
Plus de lunes.
Plus de Muzan.
Il l’avait simplement… éjectée.
Jetée hors de son repaire comme un vulgaire déchet, comme quelque chose qui ne méritait même pas d’être tué là-bas.
Elle heurta le sol dans un choc qui lui coupa le souffle.
La douleur de son cou irradiait, brûlante, dévorante — mais elle était revenue dans le monde réel.
Elle toussa, cherchant son air, ses doigts crispés contre la terre.
Les veines de son cou pulsaient encore, noires, prêtes à éclater.
Le sang de Muzan courait dans son système comme un poison vivant.
Elle releva difficilement la tête.
La forêt était silencieuse.
Trop silencieuse.
Lucy tenta de se redresser, mais ses muscles répondirent mal.
Elle tomba sur une main, haletante, les yeux brouillés.
Elle était dehors.
Elle était seule.
Et elle brûlait de l’intérieur.
Sa respiration devint saccadée, douloureuse.
Chaque inspiration faisait vibrer la douleur dans son cou, sa poitrine et jusque dans ses extrémités.
Le sang du Démon originel tentait de s’imposer.
De la remodeler.
Elle agrippa la terre, creusant la mousse de ses doigts tremblants.
— Non… murmura-t-elle, la voix étranglée.
Elle refusa de céder.
De mourir.
Ou de changer.
Mais la douleur était un monstre.
Un monstre qu’elle devait combattre seule, au milieu des arbres, à genoux dans la nuit.