Cœur givré
La Forteresse Infinie respirait, lentement — comme un organisme vivant attendant un ordre.
Nakime joua une unique note sur son biwa.
Le son résonna dans la dimension fracturée… et les murs se mirent à tourner.
Quelques battements plus tard, trois silhouettes furent réunies dans une salle où l’air vibrait d’une tension meurtrière.
Muzan apparut le dernier.
Doma — agenouillé comme un enfant pris en faute — l’attendait déjà, souriant.
Kokushibo restait debout en retrait, impassible, mais ses six yeux observaient Muzan avec une curiosité glacée.
Nakime baissa la tête.
— Kibutsuji-sama… j’ai des informations concernant la pourfendeuse.
Muzan leva légèrement le menton.
— Laquelle ?
— Celle que vous avez expulsée.
Un silence.
Long.
Sournois.
Puis Muzan esquissa un sourire très fin.
— Ah. Lucy.
Sa voix vibrait d’un calme cruel.
— Alors ? S’est-elle fait tuer ? A-t-elle supplié qu’on mette fin à ses souffrances ?
Nakime hésita.
Ses doigts tremblèrent.
— …Ni l’un ni l’autre, Seigneur Muzan.
Doma releva vivement la tête, l’air intrigué.
— Oooh ? ~
Kokushibo demeura parfaitement immobile.
Muzan tourna lentement son regard écarlate vers Nakime.
— Explique.
— Les Hashira… ne l’ont pas tuée.
Le silence qui suivit ressemblait à un effondrement.
Muzan ne bougea pas d’un millimètre, mais la Forteresse elle-même sembla frissonner.
La lumière rougeâtre des lanternes vibra.
L’air se tassa.
— Pardon ? souffla Muzan.
Nakime baissa davantage la tête.
— Ils l’ont… protégée.
Un tremblement secoua la pièce — ou peut-être était-ce Muzan qui fit trembler l’espace sans bouger.
Doma porta une main à sa bouche, ravi.
— Eh bien ! Voilà qui est… délicieux ~
Je ne pensais pas que les humains avaient un cœur aussi tendre.
Les voilà en train de protéger un démon… quel merveilleux chaos ! ~
Kokushibo, lui, fixa la scène de ses six yeux silencieux.
Enfin, il parla.
— Ils ont agi contre leur devoir.
Sa voix grave résonna comme une lame qu’on dégainait lentement.
— Et cela signifie qu’elle conserve une volonté propre. Sa conversion n’est… pas complète.
Muzan lentement pencha la tête.
— Pas complète ?
Le murmure vibrait d’une menace glaciale.
— Je lui ai injecté assez de mon sang pour faire exploser cent humains. Et elle… survit ?
Un battement de silence.
Puis un rictus lent déchira ses lèvres.
— Hmph. Elle ose respirer après avoir tenté de me trancher la tête ?
Doma applaudit doucement.
— Je vous l’avais dit, Seigneur Muzan. ~
— Elle est amusante ! Et si attachante ! Les Hashira eux-mêmes refusent de la tuer, c’est adorable, non ?
Muzan fit un geste de la main.
Les murs tremblèrent.
Le sol gémit.
— Silence, Doma.
Doma se figea aussitôt, sourire encore collé à son visage mais yeux écarquillés comme ceux d’un enfant que l’on gronde.
Muzan inspira lentement, sa colère contenue au bord de la déflagration.
— Donc… elle résiste à ma transformation.
— Elle résiste… à moi.
— Et mes Lunes sont incapables de la surveiller correctement.
Kokushibo s’inclina légèrement, impassible.
— Kibutsuji-sama. Souhaitez-vous que je m’en charge ?
Muzan sourit.
Un sourire sans chaleur, sans humanité, plein d’une irritation glacée.
— Non. Pas encore.
Il ferma les yeux… puis les rouvrit, incandescents.
— Je veux voir jusqu’où elle peut aller.
— Jusqu’où son corps peut supporter mon sang.
— Jusqu’où sa volonté peut se briser.
Puis, plus bas :
— Et surtout… jusqu’où les Hashira sont prêts à aller pour elle.
Ses doigts se crispèrent.
— Quand elle s’effondrera pour de bon… elle reviendra à moi.
— Et cette fois… je terminerai la conversion moi-même.
Doma gloussa, un éclat ravi dans les yeux.
— Oooh… quelle impatience délicieuse ~
Kokushibo ferma les yeux, acceptant silencieusement la décision.
Muzan se tourna vers Nakime.
— Continue à la surveiller. Dès qu’elle vacille…
Il sourit, cruel.
— …déplace-la ici.
Nakime baissa la tête.
— Oui, Seigneur Muzan.
Il pivota.
La lumière s’étira autour de lui.
Puis il disparut dans une ondulation de la forteresse.
Doma resta là, mains jointes sous son menton, ravi.
— Quelle merveilleuse tournure des événements…
Lucy-chan va encore nous surprendre ! ~
Kokushibo, sans rien montrer, observa le vide laissé par Muzan.
— …Elle n’est pas ordinaire.
Ses yeux se plissèrent.
— Et c’est précisément cela… qui rend sa survie dangereuse.
Nakime joua une nouvelle note.
Et la Forteresse Infinie engloutit leurs silhouettes, chacune dans une direction différente.
Quand Lucy ouvrit les yeux, elle crut d’abord qu’elle était morte.
La pénombre, le silence, l’air frais…
Tout lui donna l’impression d’être quelque part entre deux mondes.
Mais ses pupilles s’ajustèrent lentement, et elle reconnut le plafond au-dessus d’elle.
La pièce.
Les rideaux tirés.
La lumière filtrant à peine.
Cette chambre.
Celle où elle avait passé des semaines entières, deux ans plus tôt…
Quand elle n’était encore qu’une humaine blessée, recueillie par Shinobu.
Elle se redressa lentement, une tension étrange dans chacun de ses muscles.
Quelque chose était différent.
Trop différent.
Sa tête lui tournait.
Des souvenirs flous dansaient en arrière-plan, comme derrière un brouillard épais.
Les cris.
Le sang.
Muichiro.
La lumière du soleil—
Elle porta une main à son front.
Une nausée sourde remonta.
Pourquoi se sentait-elle… comme ça ?
Ses oreilles bourdonnaient.
Elle entendait… trop de choses.
Le froissement des vêtements de Kanao.
La respiration d’Aoi dans le couloir, bien trop rapide.
Et, pire que tout…
le battement sourd d’un cœur, quelque part dans le manoir.
Un grincement.
Elle redressa brusquement les yeux.
Sur le pas de la porte se tenait Kanao, immobile comme une statue.
Ses yeux violets fixaient Lucy avec une méfiance froide — un regard tranchant, analytique, prêt à juger du danger au moindre mouvement.
Juste derrière elle, Aoi serra les poings avant de parler sèchement :
— Je vais prévenir Kocho-sama.
Puis elle disparut dans le couloir, presque trop vite.
Lucy sentit son ventre se nouer.
Elle comprit.
Elle se souvenait.
Elle n’était plus humaine.
Et Kanao… voyait un démon assis dans un lit.
Le silence tendu dura de longues minutes.
Kanao n’enleva pas sa main de la garde de son katana, même si elle resta polie, presque stoïque.
Ce ne fut qu’après ce qui sembla une éternité que des pas légers, harmonieux, approchèrent.
La porte s’ouvrit.
Shinobu entra.
Elle souriait.
Comme toujours.
Mais Lucy, maintenant plus sensible que jamais aux odeurs, capta très clairement ce que personne d’autre ne percevait :
Sous le miel de son parfum…
une colère profonde.
Amère.
Étouffée sous un masque de douceur.
— Bonjour, Lucy, dit-elle d’un ton parfaitement posé.
Comment te sens-tu ?
Elle s’approcha lentement du lit, mais ses yeux prirent une seconde pour analyser son teint, sa respiration, la couleur de ses iris… exactement comme on examine un échantillon dangereux.
Lucy ouvrit la bouche.
— Et—
Une quinte de toux la coupa.
Sa voix était grave.
Rugueuse.
Presque étrangère.
— Étrange…, finit-elle par murmurer.
Shinobu hocha la tête sans surprise.
— C’est normal.
Tu as dormi pendant presque deux semaines.
Lucy écarquilla les yeux.
Deux semaines ?
Shinobu poursuivit, toujours avec ce sourire trop maîtrisé :
— Ta mutation s’est stabilisée pendant cette période.
Tu étais… entre deux états, dirons-nous.
Kanao détourna légèrement le regard, mais son corps restait tendu, prêt à bondir à la moindre alerte.
Lucy déglutit.
— Et les autres… ? Ils vont bien ?
Shinobu échangea un bref regard avec Kanao avant de répondre.
— Ils vont bien.
Son ton était doux…
mais Lucy sentit l’aiguillon derrière.
Elle ne savait pas si Shinobu lui en voulait…
Ou si elle s’en voulait à elle-même de ne pas pouvoir faire davantage.
Lucy baissa la tête.
— Je suis… désolée.
Un silence.
Puis Shinobu posa deux doigts sous son menton pour lui relever doucement le visage.
— Tu n’as pas à t’excuser.
Tu n’as attaqué personne.
Tu as même… protégé Muichiro.
Ses yeux s’adoucirent à peine.
— Et nous t’avons tous vue lutter.
Jusqu’au bout.
Une bouffée d’émotion monta dans la poitrine de Lucy.
— Ils… m’attendent ?
Les autres ?
Kanao répondit enfin, d’une voix douce mais ferme :
— Oui.
Ils savent que tu vas te réveiller aujourd’hui.
Ils sont tous au domaine.
Tous.
Lucy sentit sa gorge se serrer.
Son cœur se contracta.
Tous ?
Elle n’était pas sûre d’être prête.
Elle n’était pas sûre d’y survivre.
Et pourtant… une part d’elle brûlait de les revoir.
Shinobu reprit, plus grave :
— Et… le Maître a été informé.
Lucy se raidit.
Shinobu ajouta rapidement :
— Il veut te voir.
Dès que tu seras en état de marcher.
Elle accompagna sa phrase d’un léger sourire, mais cette fois…
il était sincère.
— Ne t’inquiète pas.
Personne ne va te juger seule.
Nous serons tous là.
Kanao n’osa pas sourire… mais elle inclina la tête, un geste infime de soutien.
Le soleil frappait la cour du Domaine des Hashira.
L’air vibrait d’une tension presque électrique.
Une ombrelle sombre glissait lentement vers l’entrée.
Sous son ombre, Lucy avançait à pas hésitants, les lèvres serrées, la peau trop pâle pour être humaine.
Mais avant qu’elle n’arrive…
La cour était déjà en feu.
— Je REFUSE ! hurla Sanemi, poings serrés, aura tranchante.
— On ne laisse PAS un démon revenir parmi nous ! POINT !
Tengen soupira bruyamment, posant une main sur sa hanche dans un geste dramatique.
— Sérieusement, Sanemi ? On a à peine commencé la journée et tu cries déjà.
Face à lui, Giyu, bras croisés, visage fermé, d’un calme glacial.
— Tu n’es pas le seul Hashira ici, Sanemi, répondit-il d’une voix qui aurait pu givrer l’air.
On a décidé ensemble.
Sanemi éclata d’un rire nerveux, haineux.
— « Décidé » ? Ah oui, c’est vrai… tu fais confiance à n’importe qui, toi !
Giyu resta immobile, mais ses yeux s’assombrirent.
— Lucy n’a blessé personne.
— PAS ENCORE ! rugit Sanemi.
Tu vas attendre QUOI, Tomioka ?
Qu’elle arrache la gorge de Mitsuri ?
Ou qu’elle bouffe Tokito pendant qu’il dort ?
Hein ?!
Mitsuri — qui écoutait, les larmes déjà au bord des yeux — fit un pas en avant, prête à protester…
Mais Obanaï la retint, sans même tourner la tête.
— Ne t’approche pas, dit-il d’une voix glaciale.
Pas quand il est dans cet état.
Mitsuri se mordit les lèvres pour ne pas éclater.
Giyu, lui, leva enfin les yeux vers Sanemi.
— Tu te trompes.
Sanemi ricana.
— Ne me sors pas ton numéro du « j’ai raison tout seul » !
Un soupir sec retentit derrière eux.
Shinobu s’avança de deux pas, sourire doux… regard noir.
— Messieurs… aurait-il fallu que je prépare du poison calmant avant que vous ne commenciez votre matinée ?
Parce que, vraiment, vous êtes insupportables à jeun.
Les deux se raidirent un instant — pas assez pour devenir raisonnables, mais suffisamment pour comprendre qu’elle venait de les recadrer.
Giyu reprit, froid comme la neige qui tombe la nuit :
— Je l’ai vue se battre.
Je l’ai vue se retenir.
Je l’ai vue protéger Muichiro.
Sanemi ricana.
— Ou essayer de le dévorer ! Et puis Tokito ferait confiance à un caillou si on lui disait que c’est un allié !
Muichiro cligna lentement des yeux.
— …Je suis littéralement ici, tu sais.
Sanemi l’ignora.
Giyu, lui, ne l’ignorait pas.
— Tu n’es pas en position de juger.
Ils se firent face.
Sanemi fit un pas.
Giyu fit un pas.
Les deux étaient à un souffle de s’étriper, comme autrefois.
Tengen haussa les épaules avec un souffle exaspéré.
— On pourrait presque croire que vous faites un concours.
Il fit un geste vers eux.
— « Qui aura la plus grosse impulsivité ? » Sanemi gagne chaque fois.
Un silence dramatique, puis, plus sec :
— Arrêtez de ruiner l’ambiance. On a assez de problèmes sans que vous jouiez aux coqs de basse-cour.
Gyomei, sans lever la voix, dit simplement :
— Ce conflit n’aide personne.
Ses doigts tremblaient légèrement contre son chapelet.
Une ombre tomba entre eux.
Le silence s’abattit d’un coup.
Tous les Hashira se tournèrent.
Lucy venait d’arriver dans la cour.
L’ombrelle cachait encore son visage… puis elle la glissa légèrement.
Ses yeux striés de bleu captèrent la lumière.
Giyu inspira discrètement, comme si une pierre lui tombait du cœur — mais son regard resta fixé sur elle, attentif à chaque signe.
À l’inverse, Sanemi eut un recul infime, instinctif, qu’il réprima aussitôt avec un grognement.
Un silence glaçant fit vibrer l’air.
Lucy fit un pas.
Son ombrelle la protégeait à peine.
Une légère fumée blanche monta de sa peau.
Kyojuro, paniqué, bondit en avant.
— Lucy ! Tu brûles ! Tu devrais— !
— Ça va… murmura-t-elle.
Je suis couverte.
La fumée diminua.
Elle regarda enfin Sanemi… puis Giyu.
La tension était palpable.
Sanemi avança d’un pas, provocateur.
— Alors, tu reviens ?
Comme si de rien n’était ?
Lucy baissa légèrement la tête.
— …Je reviens parce que Shinobu m’a dit que le Maître voulait me voir.
Et parce que… j’espère encore être utile.
Sanemi éclata d’un rire sans chaleur.
— « Utile » ?
Tu es un démon, Lucy !
Tu es instable ! Dangereuse !
Giyu fit un pas devant lui.
Un seul.
Mais plus tranchant qu’un coup de lame.
— Ça suffit, Sanemi.
Sanemi plissa les yeux.
— Tu la défends encore ?
Tu vas CONTRE le protocole, Giyu !
Tu vas encore te mettre tout le monde à dos !
Giyu prit une seconde pour répondre.
Puis, d’un ton calme… mais blessant de vérité :
— Je préfère être seul…
que laisser quelqu’un être condamné alors qu’elle se bat pour vivre.
Lucy sentit son cœur se serrer.
Sanemi resta bouche entrouverte une seconde, surpris.
Puis il serra les dents.
— Très bien.
Mais si elle dérape…
moi, je ne reculerai pas.
Je n’hésiterai pas.
Il pointa Lucy du doigt.
— Je te surveille.
Et au moindre faux pas…
je te coupe la tête.
Lucy inclina doucement la tête.
— …Je comprends.
Et je ne t’en voudrais pas.
Ce simple aveu le déstabilisa.
Il écarquilla à peine les yeux, pris au dépourvu, avant de détourner le regard avec un grognement qui sonnait presque… nerveux.
Puis il tourna les talons.
Les Hashira laissèrent échapper un souffle.
Giyu resta encore un moment face à elle.
Expression neutre… mais des yeux brillants d’une inquiétude sincère.
— Tu vas tenir debout ? demanda-t-il doucement.
Lucy hocha la tête.
— Tant que j’ai de l’ombre… et des gens en qui croire.
Muichiro descendit alors les marches où il était assis.
— Vermine de vent mise à part…
Tu n’es pas seule.
Lucy baissa les yeux, émue.
Shinobu avança enfin, mains croisées dans ses manches.
— Très bien.
Puisque tout le monde est là…
Allons voir le Maître.
Lucy resserra son ombrelle.
Et suivit les Hashira.
Les Hashira étaient assis en rangées, immobiles et silencieux, comme des statues prêtes à s’animer.
Même Sanemi, revenant à contrecœur, s’était agenouillé, bien qu’il refuse obstinément de croiser le regard de quiconque.
Lucy tremblait.
Pas assez pour que cela soit visible à tous…
Mais assez pour le sentir résonner jusque dans ses os.
Elle n’avait jamais eu aussi peur de mettre un pied dans cette pièce.
La porte glissa, et un souffle presque sacré traversa la salle.
Ubuyashiki entra, guidé par deux de ses enfants.
Aussitôt, les Hashira s’inclinèrent profondément, front vers le sol.
Lucy, elle, se replia davantage encore, la tête penchée, les mains crispées sur ses genoux.
Elle ne voulait pas…
Elle refusait que sa nouvelle nature lui fasse manquer de respect envers l’homme qu’elle admirait le plus.
— Maître…
Sa voix n’était qu’un murmure rauque.
Le silence dans la pièce était total.
Tous attendaient.
Tous retenaient leur souffle.
Tous observaient.
Ubuyashiki, maintenant assis, inclina la tête vers elle — ses yeux aveugles fixés dans sa direction avec une précision presque surnaturelle.
Son visage ne trahissait rien :
ni peur,
ni dégoût,
ni rejet.
Seulement cette douceur infinie qui n’appartenait qu’à lui.
— Lève-toi, dit-il simplement.
Approche-toi.
Un léger sursaut traversa Lucy.
Elle releva brusquement les yeux, surprise.
— M-Maître… sauf votre respect, je suis…
Le mot lui brûla la langue.
Dangereuse.
Elle n’eut même pas la force de le prononcer.
Ubuyashiki leva doucement la main.
Un geste à la fois tendre et autoritaire.
— Je suis conscient de ton état, dit-il d’une voix calme.
Je sais ce que tu es devenue… mais cela ne change rien à ce que nous ressentons pour toi.
Nous n’avons pas peur de toi.
Lucy sentit sa gorge se serrer.
Comment pouvait-il dire cela…
Avec autant de sincérité ?
Avec autant de douceur ?
Les yeux aveugles du Maître restaient tournés vers elle, brillants d’une lueur immuable.
— Approche-toi, répéta-t-il doucement.
Lucy inspira.
Une fois.
Deux fois.
Puis se redressa lentement.
Très lentement.
Elle avançait avec prudence, comme si le moindre faux mouvement pouvait briser l’équilibre fragile de cette pièce.
Quand elle fut suffisamment près, Ubuyashiki tendit une main fine dans sa direction.
— Viens.
Laisse-moi toucher ton visage.
Un frisson glacé parcourut Lucy.
Et si son instinct la trahissait ?
Et si elle… ?
Mais elle obéit.
Elle s’agenouilla devant lui.
À une distance où il pouvait la toucher.
À une distance où elle pouvait facilement le tuer, si elle perdait le contrôle.
Et il posa ses mains sur son visage.
Ses doigts glissèrent sur ses joues, son front, son menton.
Lentement.
Délibérément.
Comme un père aveugle mémorisant les traits de son enfant.
Comme quelqu’un qui touchait un souvenir avant qu’il ne lui échappe.
Lucy ferma les yeux malgré elle.
Ses mains étaient chaudes.
Humaines.
Calmes.
Rien en lui ne tremblait.
Il tourna doucement sa tête à gauche.
À droite.
Ses mains encadraient son visage avec tant de délicatesse que la douleur de sa transformation sembla s’atténuer un instant.
Elle savait pourtant ce qu’il sentait.
Sa peau trop froide, trop lisse.
Ses traits légèrement altérés.
Ses yeux, mélange troublant de vert et de bleu dissous.
Ses canines.
Son souffle anormal.
Un monstre, pensa-t-elle.
Il fredonne doucement, ses doigts remontant jusqu’à son menton, relevant légèrement sa tête tandis qu’il étudie son visage de ses mains.
— Ouvre la bouche, ordonne-t-il d’une voix calme.
— Laisse-moi voir tes crocs.
Lucy obéit immédiatement.
Elle entrouvre les lèvres, lentement, les canines bien visibles. Elle ne comprend pas ce qu’il cherche… mais elle lui fait confiance.
Les doigts du Maître effleurent ses crocs — non pas avec peur, mais avec une sorte de curiosité clinique.
Il en caresse légèrement les arêtes, évaluant la forme, la longueur, le danger.
— Hmm… murmura-t-il.
— Aucune douleur ? Ou souffres-tu encore des suites de ta transformation ?
Derrière elle, les Hashira se tortillent, mal à l’aise — pas d’effroi, mais incapables de comprendre pourquoi leur chef examine un démon avec autant de calme.
Lucy secoue lentement la tête.
— Non… la douleur est partie.
Il hoche la tête, satisfait, retirant enfin ses mains.
— Bien.
Cela signifie que le processus est terminé… et stable.
Sa posture se redresse légèrement.
Puis, d’une voix douce mais claire :
— Tu peux reculer, maintenant.
Aussitôt, derrière elle, les Hashira relâchent collectivement un souffle qu’ils ne réalisaient même pas retenir.
Et leurs réactions fusent, discrètes… mais révélatrices :
Mitsuri laisse tomber ses épaules, une main sur son cœur, soulagée au point d’en avoir les larmes aux yeux.
Kyojuro expire profondément, un sourire tendre remontant sur son visage — l’expression d’un homme qui retrouve enfin espoir.
Tengen souffle bruyamment, passant une main dans ses cheveux, soulagé… mais visiblement secoué par cette inspection inattendue.
Gyomei joint plus fort ses mains, une prière silencieuse glissant entre ses lèvres tremblantes.
Shinobu ferme brièvement les yeux, le sourire doux revenant sur son visage — mais cette fois, authentique.
Obanaï plisse les yeux, surpris… puis Kaburamaru ondula doucement, signe qu’il ne perçoit plus Lucy comme une menace immédiate.
Sanemi, malgré son air renfrogné, lâche enfin la garde de son katana de quelques centimètres, les muscles moins tendus.
Giyu incline légèrement la tête, approuvant en silence le verdict du Maître.
Et Muichiro…
Muichiro ne quitte pas Lucy des yeux.
Il la dévisage comme si elle venait de survivre à son propre enterrement.
Un souffle discret quitte enfin sa poitrine — un souffle long, fragile, soulagé.
Lucy inclina la tête.
— Bien, Maître.
Puis elle se redressa et retourna lentement à sa place, entre Shinobu et Muichiro.
Mais elle n’arrivait plus à s’y sentir légitime.
Être là… parmi eux…
Comme si elle appartenait encore à ce cercle ?
Alors qu’elle était devenue une créature qu’ils auraient dû abattre ?
Une vague de malaise lui traversa le ventre.
Autour d’elle, les Hashira la regardaient toujours.
Pour certains : prudence.
Pour d’autres : tension.
Pour quelques-uns… un fragile espoir.
Elle baissa les yeux.
Ses mains tremblaient à peine — juste assez pour révéler la tempête qui l’habitait.
Un long silence passa.
Puis Ubuyashiki parla.
Sa voix douce, calme, mais lourde de sens, découpa l’air immobile :
— Lucy.
Elle se raidit immédiatement.
— Il y a quelque chose que j’aimerai te demander.
La pièce se referma, comme si les murs eux-mêmes retenaient leur souffle.
— … Oui, Maître ?
Sa voix était plus basse qu’elle ne l’aurait voulu.
Ubuyashiki inclina légèrement la tête dans sa direction, ses yeux aveugles tournés vers elle avec une précision presque troublante.
— Comment te sens-tu ?
Par rapport à tout cela.
Il marqua une pause, suffisamment longue pour que la tension s’épaississe encore.
— Comment te sens-tu face à cette nouvelle situation ?
Les Hashira levèrent tous les yeux vers elle.
Pas un bruit.
Pas un souffle.
Ils attendaient sa réponse.
Le poids de leurs regards la traversa comme une lame.
Lucy inspira doucement.
— Ce que… j’en pense ?
Elle balaya la pièce du regard : ses anciens collègues, ses compagnons, ses mentors… puis le Maître, droit malgré la maladie, malgré la douleur.
Elle sentit un tremblement remonter dans sa gorge.
Ses doigts se crispèrent contre le tissu de son propre haori.
— … Je me dégoûte.
Le mot tomba.
Lourd.
Cruel.
Vrai.
Et il laissa une onde de choc silencieuse se répandre dans la pièce.
Mitsuri porta une main à sa bouche, des larmes brouillant déjà ses yeux.
Giyu détourna légèrement le regard, comme si cela lui blessait de l’entendre.
Shinobu tressaillit, son sourire fragile fissuré par la douleur.
Kyojuro baissa la tête, un éclat triste traversant ses pupilles ardentes.
Sanemi se figea, comme frappé. L’arrogance disparut de son visage l’espace d’une seconde.
Tengen inspira longuement, secouant imperceptiblement la tête.
Obanaï plissa les yeux, comme s’il ne savait pas s’il devait contredire ses mots ou les accepter.
Gyomei laissa tomber une larme silencieuse sur ses mains jointes.
Muichiro tourna lentement la tête vers elle.
Son expression changea.
Presque imperceptiblement.
Mais changea.
Comme si son cœur venait de se fissurer.
Ubuyashiki demeura silencieux un instant.
Il ne broncha pas.
Son expression ne changea pas.
Seul un léger fredonnement — un souffle méditatif — traversa la pièce.
Puis il demanda, d’une voix douce mais précise :
— Pourquoi ?
Lucy releva légèrement la tête.
— …Pardon ?
— Pourquoi te dégoûtes-tu ? reprit-il, toujours calme.
Parce que tu n’es plus humaine ?
Parce que tu crains d’être devenue une menace pour ceux que tu aimes ?
Parce que tu penses être devenue… un monstre ?
Ce dernier mot résonna comme un écho amer.
Lucy serra les poings.
— J’en suis un, Maître.
Sa voix trembla.
— Je suis devenue ce contre quoi nous nous battons chaque jour… ce que j’ai juré de ne jamais devenir.
Elle inspira, le souffle brisé.
— J’ai failli à cette promesse. Et… j’en suis profondément désolée.
Un murmure navré parcourut les Hashira.
Mitsuri essuya déjà ses larmes.
Kyojuro ferma brièvement les yeux.
Giyu détourna la tête.
Même Sanemi eut une brève crispation douloureuse dans le regard.
Ubuyashiki, lui, resta immobile.
Puis il hocha lentement la tête, absorbant chacun de ses mots comme on écoute un enfant blessé.
— Tu te sens coupable, dit-il doucement.
Sa voix vibrait d’une compassion presque palpable.
— Coupable d’avoir rompu ta promesse… alors que tu n’as rien choisi.
Lucy déglutit, son souffle haché.
— Oui… c’est cela.
Ubuyashiki inspira profondément, se penchant très légèrement en avant — un geste infime, mais assez pour que tous les Hashira comprennent qu’il s’apprêtait à dire quelque chose d’important.
— Lucy, dit-il fermement.
Tu n’as aucune raison de porter cette culpabilité.
Elle leva les yeux — juste assez pour croiser son visage paisible.
— Le simple fait que tu luttes encore contre tes instincts démoniaques…
Sa voix devint presque une caresse.
— prouve que tu n’es pas devenue l’un d’eux.
Tu ne l’es pas.
Tu ne le seras jamais.
Un silence épais descendit sur la pièce.
Muichiro ferma brièvement les yeux, comme si ces mots le libéraient d’un poids.
— Et si quelqu’un pense le contraire…, continua Ubuyashiki dans un souffle calme,
alors ignore-le.
Quelques têtes se baissèrent, certaines de honte, d’autres d’émotion.
Lucy sentit une brûlure dans sa gorge.
Mais elle savait qu’elle devait parler.
Ce secret… elle ne pouvait plus le taire.
— Maître… murmura-t-elle.
J’ai besoin d’ajouter quelque chose.
Ubuyashiki orienta aussitôt son visage vers elle, toute son attention concentrée.
— Je t’écoute, mon enfant.
Autour d’eux, les Hashira se redressèrent légèrement.
Même Sanemi.
Même Obanaï.
Même Shinobu, dont le visage devint plus sérieux encore.
Lucy inspira, hésita… puis se lança.
— …J’ai été transformée…
Sa voix dérapa à peine.
Elle sentit une décharge remonter dans sa poitrine, un pincement aigu juste sous la gorge — bref, électrique, comme une aiguille enfoncée dans un nerf.
Elle grimaça, une main pressée contre son sternum.
Mais la douleur… ne dura qu’une fraction de seconde.
Bien moins qu’elle ne l’aurait dû.
Elle releva les yeux, consciente que certains Hashira avaient vu sa crispation.
Alors seulement, elle termina :
— …par Kibutsuji lui-même.