Les jardins d'Evanescis
Chapitre 3
Les jardins d'Evanescis
Si, lors de leur approche, la cité avait pu sembler à nos voyageurs compacte et ramassée vue de loin, elle leur paraissait désormais être un interminable labyrinthe de ruelle et d'artère dans lequel se perdre.
Après un frugal petit déjeuner à base de lait turquoise et de fromage odorant, offert aux deux voyageurs par Mirna son épouse, Brieg avait décidé de servir de guide au Docteur et Clara.
Le père de Dorid était un homme haut et large, aux yeux noirs et fatigués, aux traits creusés par la faim et l'inquiétude. Sa chemise élimée flottait sur son torse.
-Vous êtes sûr de ce que vous faites ?
Clara, qui avançait à ses côtés dans les ruelles, reformula la question du guide:
-Sûr ? De vouloir sauver votre père ?
Sans la regarder, Brieg précisa :
-Sûr de vouloir prendre sa place.
Evanescis fonctionnait ainsi : une fois par mois, le doyen de la cité était convié au palais afin de profiter, en compagnie des monarques, de quelques jours de luxe.
Après quoi, l'invité disparaissait, et ses proches recevaient un panier garni.
Brieg avait nuancé :
-La vie est tellement dure, c'est une bonne façon d'honorer nos anciens que de leur offrir quelques jours de plaisir avant la fin.
A l'écart depuis leur départ, le Docteur se rapprocha en quelques foulées :
-Vos anciens sont-ils mourant ?
-Non, pas spécialement.
-Et vous trouvez normal d'honorer leur memoire si prématurément ? Ou d'honorer les visiteurs étrangers de la même manière ?
-Je n'y avais jamais véritablement réfléchi. Pour ce qui est des étrangers, je me disais que c'était une façon d'épargner provisoirement nos anciens...
Sa phrase se perdit comme une confession.
Ce rituel mensuel avait donc officiellement pour vocation d'être une marque de respect pour les anciens et les visiteurs. Il y avait anguille sous roche, mais les habitants d'Evanescis s'en accommodaient.
Le trio déboucha finalement sur une large place pavée, dépourvue de végétation, délimitée par une interminable haute grille noire surmontée de piques. La délimitation avait en son centre un imposant portail de fer forgé ouvert. De part et d'autre étaient postés deux gardes.
Vêtu de casques a larges visière, d'armures blanches étincelantes et équipé de hautes lances, les gardes laissèrent passer Brieg et ses compagnons après quelques mots. Protocolaire, mais aimable, l'une des deux sentinelles demanda aux visiteurs de patienter dans l'immense jardin qui s'étendait au-delà de la grille, puis il s'en alla en direction du manoir.
C'était un imposant bâtiment rappelant la renaissance, "Période Quattrocento" se précisa intérieurement le Seigneur du Temps.
La majesté du château contrastait douloureusement avec le jardin qui s'étalait autour sur plusieurs hectares et dans lequel déambulait le patient trio.
Ce qui avait indubitablement été des rangés de massifs floraux n'étaient plus que des arbustes secs, aux branches nues et noueuses. Des tapis d'herbes indigo, rêches, s'étalaient sans conviction, dessinant les allées alambiquées par lesquelles il devait autrefois être agréable de cheminer.
Les lieux devaient jadis accueillir une flore aujourd'hui morte.
Clara, anxieuse, observait un duo de corbeaux perchés dans les branchages tordus d'un arbre momifié, guettant les derniers escargots que la pluie avait fait sortir, comme un sursaut de vie précaire dans ce morne décor.
Les deux soleils réchauffaient l'atmosphère, faisant, par la même, remonter du sol une désagréable senteur.
Toujours à l'écart de ses deux compagnons, le Docteur faisait vibrer dans l'air un petit appareil longiforme qu'il tenait d'une main au bout de son bras tendu. Il en pointait sa lumière verte tantôt vers le sol, tantôt vers les buissons ou les oiseaux.
-Mais que fait-il? Glissa Brieg a l'intention de Clara.
-C'est un tournevis sonique, cela l'aide à scanner... Enfin, ça l'aide à mieux appréhender les environnements.
-Ça n'a rien à voir avec un tournevis...
Le garde fut finalement de retour. Il escorta les visiteurs le long de l'allée principale, puis jusqu'à la grande porte vitrée en haut de marches de marbres. Ils suivirent leur guide au travers un long corridor au mur couverts de miroir.
Mortifiée de promener ses bottines crottées sur l'épais tapis qui courait le long de la galerie, Clara constatait dans son reflet les séquelles du mauvais temps et d'une nuit de marche dans la campagne sur ses vêtements. Elle n'était en aucun cas présentable.
Le Docteur, lui, talonnait fièrement le soldat. Nullement inquiet d'avoir de la boue jusqu'aux tibias, il sautillait presque d'impatience. Il semblait vouloir pousser le pauvre subalterne afin d'accélérer la cadence. Clara aurait même pu jurer avoir entendu son ami enjoindre le soldat d'accélérer le pas avec de petits "allez, allez".
Ils furent accueilli dans un salon. Ce qui eu pour effet de considérablement faire chuter l'excitation du Docteur qui s'attendait à une luxueuse salle du trône.
Le décorum n'en était pas moins opulent.
Les épais fauteuils et les différentes fournitures étaient garnis de volutes et de dorures. Quelques plantes grasses aux feuilles azur agrémentaient également le salon, rappelant les motifs floraux du papier peint.
Surplombant l'âtre éteint, deux portraits représentaient le Roi et la Reine, tous deux installés dans de cosy fauteuils à haut dossier, tout comme l'étaient les deux monarques qui encadraient la cheminée, et qui ne se levèrent pas pour accueillir les nouveaux venus.
Le duo souverain avait indubitablement profité depuis le temps de leur portrait.
Les boutons de la veste bleu azur à dorures du Roi étaient mis à rudes épreuves, et le corsage de l'opulente robe à dentelles de son épouse semblait sur le point s'éclater.
Brieg exposa la situation de manière concise, mais ampoulée, visiblement peu habitué aux différents protocoles en vigueur dans un tel endroit.
Au grand soulagement du fromager, la mention même de l'origine des visiteurs suffit à faire oublier sa présence au Souverain. Celui-ci se leva, écarta Brieg du revers de la main, sans un regard, puis dans une révérence se présenta :
-Lord Ubhert Premier. Quelle joie de voir de nouveaux visages. Nous ferez vous l'honneur de nous tenir compagnie quelques jours ?
Levant un sourcil prudent, le Seigneur du Temps s'enquit :
-Avons-nous l'assurance que Grand Pa Mo retrouve les siens ?
Ubhert se redressa, mielleux :
-Mais cela va de soi, il n'est pas notre prisonnier. Sa célébration attendra, voilà tout !
Le Docteur fit un rictus que Clara devina forcé. Il singea à son tour une courbette de circonstance et se présenta :
-Je suis le Marquis de Carabas.
-J'avais cru comprendre que vous étiez Docteur.
Sans hésiter, il se corrigea :
-C'est exact, je suis le Docteur de Carabas.
Clara questionna son ami du regard. Elle n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche que celui-ci reprit en posant une main sur l'épaule de sa compagne de voyage :
-Et voici Clara Botté !
Il était visiblement ravi de ses références. Clara eut cependant du mal à comprendre où il voulait en venir.
Une porte, qui était confondue dans les moulures décoratives, s'ouvrit alors à côté à de la cheminée. Un vieillard tordu fut poussé en avant dans la pièce par un massif gaillard dont la carrure comblée presque entièrement l'embrasure de la porte.
Comme pour appuyer ses précédents propos, Ubhert accueilli Grand Pa Mo puis, la main sur l'épaule de l'ancêtre, il annonça à Brieg:
-J'avais fait convier votre père au moment même où le garde m'a annoncé votre venue.
Mo était courbé par le poids des années, vêtu d'une toge blanche immaculée, chétif comme la majeure partie des habitants d'Evanescis, mais il souriait. Il étreignît son fils puis se prêta à un rapide examen de santé auprès du Docteur de Carabas.
-Vous êtes en relative bonne santé, au vu de votre âge.
-Moui, je ne me plains pas. C'est pas rien d'être le fringuant doyen d'Evanescis.
La Régente, qui était restée discrète jusqu'à présent, fini à son tour par se lever.
-Tres estimé Mo, vous allez rejoindre les vôtres un mois de plus. Votre célébration est officiellement reportée.
Sa solennité masquée mal son impatience. Elle frappa des mains, faisant réapparaître l'imposant majordome, que Clara n'avait même pas vu quitter les lieux. Il portait un panier garni de fruits et de légumes digne d'un calendrier.
Gardant le panier d'une main, il indiqua de l'autre la sortie à Brieg et son père, que le Docteur salua d'un sourire et d'un signe de la main alors qu'ils disparaissaient dans le corridor aux miroirs.