Dans l'ombre de l'Inquisitrice.

Chapitre 2 : Que vienne la punition du Créateur sur son impie créature.

5331 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 03/04/2022 09:52


Le froid mordait les chairs malgré les épaisses couches de vêtements des voyageurs. Les jeunes Trevelyan refermaient un peu plus sur elles le col de leurs manteaux d’une main, tenant les rênes de leurs chevaux dans l’autre. Le chemin avait été long et silencieux. Les tensions entre les deux sœurs ne s’étaient pas apaisées en chemin, et ce, bien que s’approchait inéluctablement la séparation finale. Il n’y aurait probablement pas de temps pour les pardons, les reproches restants et les regrets. Violine se voyait déjà être abandonnée devant les portes de la Chantrie de Darse par sa sœur, sans même un mot ou peut-être un simple adieu. Devant elles se dessinaient les remparts de rondins du village de Darse. Une simple protection sommaire pour dissuader les brigands alentour de venir semer la terreur parmi les petits commerçants des lieux. Des maisons de bois se dressaient sur leur route ; et crevant la brume matinale par sa haute stature de pierre, la Chantrie apparaissait telle une gargouille endormie au milieu des montagnes enneigées. Sa nouvelle maison sous peu. Violine baissa les yeux. Sa résolution ferme s’étiolait à mesure qu’approchait la fin de son périple et elle sembla s’effacer maintenant qu’elle voyait son lieu d’ermitage final. Peut-être qu’elle aurait dû accepter la proposition de Tante Lucille : devenir une noble épouse, avoir des enfants et finir sa vie dans la chaleureuse opulence des nobles. Mais tout cela était trop tard désormais, elle n’était plus qu’à quelques mètres du destin qu’elle avait choisi ; un destin qui, quel qu’il soit, ajoutait une mort prompte en hypothétique option. Cela ou l’enfermement… À ses côtés, elle entendit sa sœur grogner de mécontentement et soupirer dans le même temps. Violine ne dit rien, elle se contenta de regarder le pommeau de sa selle qui bougeait en cadence avec les pas de sa monture.


— Ton lieu d’ermitage est sensationnel… On n’aurait pas pu rêver mieux, grinça la guerrière à ses côtés, forçant l’allure de sa propre monture d’un mouvement souple de son bassin.


La jeune femme ne répondit rien. Cela n’aurait servi qu’à accentuer la mauvaise humeur de sa voisine de chevauchée, et malgré tout elle ne voulait pas quitter sa sœur en des termes encore plus mauvais. Elles mirent pied à terre dans le semblant d’écurie de Darse. Qu’Eurydice consente à l’escorter jusqu’à la porte même de la Chantrie étonna Violine, mais elle ne releva pas. Elle se laissa conduire jusqu’à la grande bâtisse sans un mot, sans regarder les gens qui les croisaient ; résignée à son sort, car celui-ci, elle l’avait choisi. Pourtant, dans le creux de son estomac, un poids poussait pour qu’elle recule. Une voix dans sa tête lui hurlait de fuir ; mais Violine continua d’avancer. La porte rouge du lieu de culte local se présenta à elle. Le temps des adieux était venu, mais la cadette ne savait comment s’y prendre. Alors, elle posa sa main sur l’un des anneaux de métal de la porte dans l’idée de l’ouvrir, de s’y engouffrer avant de la refermer. Ce geste serait symbolique, elle le savait. Elle fermerait la porte à un autre avenir autant qu’à son propre passé. Elle se jetterait volontairement dans la gueule d’un loup monstrueux qu’elle fuyait depuis l’enfance. Une main forte et solide lui saisit alors l’avant-bras.


— Ne fais pas ça !


Violine stoppa son geste, suspendant sa main gantée de cuir dans le vide et se tourna vers Eurydice. Avait-elle bien entendu sa sœur la supplier à demi de ne pas entrer dans la Chantrie ? Le regard affolé qu’elle lui lançait finit par enterrer la possibilité d’une hallucination auditive. Elle interrogea son aînée des yeux, sans un mot.


— Pas encore… S’il te plaît... continua la voix grave de sa sœur qui relâchait progressivement la pression instaurée sur le bras de la future sœur chantriste.


Où était donc passé les reproches qu’elles lui faisaient hier encore ? N’étaient-ils destinés qu’à couvrir la peur qui rongeait la puissante guerrière, de la voir disparaître dans les abîmes d’une vie dédiée à la contemplation du Créateur ? Violine ne savait pas et elle ne le saurait probablement pas avant un moment.


— Mes dames, j’ai bien peur que la plupart des membres de la Chantrie ne soient en route pour le Saint Temple Cinéraire. Puis-je vous aider ?


Les sœurs Trevelyan se retournèrent soudainement du même mouvement, comme si elles n’étaient qu’une seule et même personne, une seule et même vie. Une chaleur nouvelle prit la plus jeune au creux du ventre lorsqu’elle se rendit compte qu’un brin de leur complicité d’antan n’était pas encore détruit.


L’intrus, qui venait d’interrompre sans le savoir les confidences d’Eurydice à sa sœur, était un homme de haute stature, aux cheveux blonds et au charisme tout militaire. Il avait ce quelque chose que les deux femmes connaissaient pour l’avoir déjà vu. Ce port de tête différent, la façon de se tenir droit en toute circonstance et de parler d’un ton très carré. Il leur rappelait simplement Achilles, leur frère devenu templier. Pourtant, même si tout en lui dégageait une identité templière, il n’en portait pas l’armure. Il arborait un plastron sans armes particulières surmonté d’un manteau de fourrure. Cet homme fut un jour templier, elles l’auraient juré ; Violine plus que sa sœur encore, car elle avait passé suffisamment de temps à les craindre pour ne pas savoir les reconnaître. Mais en regardant son visage marqué d’une vilaine cicatrice au niveau de la lèvres supérieure, elle sut qu’elle ne devrait pas le craindre. C’était inexplicable, il semblait être homme à s’être détourné de sa voie initiale pour un autre but que celui de chasser les gens de son espèce.


Je cherche un abri sûr pour ma sœur, lança la voix tonitruante d’Eurydice qui coupa court à la tension qui se faisait maintenant sentir. Chacun toisait l’autre pour juger s’il représentait une quelconque menace. Je me rends moi-même au Conclave pour y représenter ma famille au nom de Dame Lucille Trevelyan. Je suis sa nièce, Dame Eurydice Trevelyan et voici ma sœur, Dame Violine.


Comme le voulait la convenance, Violine adressa un semblant de révérence à l’homme venu les recueillir devant la Chantrie, les yeux fixés sur la neige. Elle ne s’immiscerait pas dans la discussion qui viendrait. Elle était la cadette, et en tant que telle, sa sœur devait prendre les décisions pour elle. Et quand bien même elle aurait voulu faire entendre son avis, Eurydice l’aurait remise à sa place ! Elle n’avait eu qu’à regarder sa sœur lorsqu’elle s’adressait à l’ancien templier pour savoir que son moment de faiblesse était derrière elle.


— Ser Cullen Rutherford, pour vous servir, répondit l’homme en saluant les deux femmes qu’il avait devant lui. Je puis me charger de trouver un abri à votre sœur pour vous, Dame Eurydice. Il ne vous reste que peu de temps avant l’ouverture du Conclave... si toutefois ma dame le veut bien ? Je sais qu’il est inopportun de proposer à une jeune personne respectable de demeurer seul avec un homme, sans chaperon.


Violine releva ses yeux du sol avec un air des plus surpris sur le visage. Il lui demandait vraiment son avis sur la question ? Cette voix au chapitre était-elle réelle ou simplement un leurre dans l’espoir d’adoucir Eurydice ? Pour la première fois depuis son arrivée sur place, Violine accepta de desserrer les dents et de faire entendre sa voix.


— Je ne voudrais pas être un fardeau, Ser. S’il n’y a pas de place pour moi à la Chantrie, je me contenterai de suivre ma sœur et le reste de notre délégation.


Plus que tout, Violine craignait qu’on ne la prenne ainsi pour une pauvre chose fragile, une princesse capricieuse qui n’aurait pas toléré de se coucher dans le froid d’un bivouac de fortune. Au-delà de ça, sa sœur ayant volontairement omis de préciser pourquoi elle se trouvait ici, elle l’omettait sciemment elle-même. Elle aurait même souhaité accompagner sa sœur et la confronter. Elle voulait savoir pourquoi Eurydice avait manifestement d’autres raisons de la retenir d’entrer dans les ordres. Mais comme elle s’y attendait, celle-ci n’était pas de cet avis.


— C’est entendu, Ser. Je prends sur moi de vous laisser ma sœur. J’ose seulement espérer que vous saurez prendre soin d’elle comme si elle était la vôtre et d’assurer son chaperonnage. Vous serez aimable de me rappeler la peine que vous avez encourue lorsque je redescendrais du Conclave. Il serait injuste que vous ne soyez pas gratifié pour votre serviabilité. Quant à toi, ma sœur, je pense avoir vu quelques âmes en perdition sur la route qui arriveront promptement. Je suis certaine que tu trouveras de quoi t’occuper avant mon retour. Je ferai laisser ta malle aux écuries. Au plaisir, conclut sèchement Eurydice.


Elle se pencha vers sa sœur, passa un bras musclé sur son épaule, et là, posa sa joue contre la peau blanche de Violine, puis lui murmura :

— Tu n’entres pas dans cette Chantrie sans moi, tu as compris ? Prends soin de toi en attendant.


Elle rompit cette courte étreinte avant de croiser le regard surpris et inquiet de la plus jeune. Puis, sans un mot de plus, elle fit volte-face pour quitter la compagnie qui lui avait été imposée, marchant aussi vite que si l’un et l’autre des laisser-sur-place eût été porteur de maladie.


Violine regarda sa sœur disparaître de sa vue et une étrange sensation la prit à la gorge ; une sensation comme elle n’en avait jamais ressentie. Elle ne pouvait expliquer pourquoi, mais elle avait le sentiment que c’était la dernière fois qu’elle la verrait. Elle ressentit comme une urgence : celle de courir après elle et de la serrer dans ses bras, de la supplier d’opérer ensemble un demi-tour afin de rentrer chez elles ! Elle n’en fit rien, mais cette émotion ne fit que croître en son sein jusqu’à lui donner le tournis. Portant sa main à son front, elle se pencha dangereusement en avant, des éclairs dansant devant ses pupilles. Elle se sentit partir vers l’avant et ne dut de rester debout qu’à la poigne de fer qui lui saisit le bras.


— Ma dame ! Est-ce que ça va ? s’enquit le nommé Cullen Rutherford qui gardait ses distances tout en lui prêtant assistance.


Cela ne suffit pas à tenir Violine debout, si bien qu’il dut user de ses deux mains pour la retenir de tomber en avant, mais il s’enquit rapidement que personne n’y prête plus d’attention. Il en allait de la moralité de chacun d’eux.


— Je ne sais pas… C’était étrange… Merci de votre sollicitude, Ser. Je crains de vous causer plus d’ennuis que vous ne le supposiez.


La jeune femme se redressa, aspirant l’air ambiant à grande goulée pour tenter de faire passer ce vertige qui ne voulait pas la lâcher.


Quelle empotée je fais. Je suis navrée, ne vous sentez pas l’obligation de me porter assistance. J’ai cru voir une taverne, je vais m’y rendre le temps que cela passe, continua-t-elle en lui offrant le plus pauvre des sourires de contrition.


Mais cela ne sembla pas dérouter l’homme qui lui rendit un faible sourire, lui faisant comprendre par la même occasion qu’il n’était pas dupe. Elle ne saurait jamais se rendre à la taverne sans assistance.


­— Fort bien, je vous y accompagne. J’irai ensuite m’enquérir d’un endroit où vous loger le temps que votre sœur revienne du Conclave. Appuyez-vous sur mon bras.


Il la relâcha le temps de lui tendre son bras d’arme, le plus solide pour supporter qu’elle s’y appuie de tous son poids. Un instant, la brune voulut tenter une percée héroïque et se redresser pour lui assurer qu’elle n’était pas une jouvencelle en détresse. La douleur lui vrilla les tempes et suffit à l’en dissuader. Elle accepta bon gré mal gré l’aide qu’il lui offrait.


— Cela doit être la fatigue du voyage. Vous venez de loin et votre sœur ne semble pas être femme à souffrir la lenteur.


L’homme était plus proche de la vérité qu’il ne le crut. La fatigue pouvait expliquer que la jeune noble se sente mal, mais elle avait l’intime conviction que ce n’était pas cela. Toutefois, elle se garda bien d’en parler à son assistant. D’une part, car la douleur lui enserrait à nouveau le crâne et d’une autre, parce qu’elle ne voulait pas lui être un fardeau plus longtemps.


En compagnie du militaire, elle se rendit au lieu donné et y trouva aisément une place non loin du comptoir ainsi que de la tenancière. L’endroit n’était pas totalement désert, mais il était loin d’être plein à craquer. Quelques clients se trouvaient attablés çà et là, souvent à distance les uns des autres, trahissant le malaise qui régnait en ces lieux ; ce qui était tout à fait compréhensible. Depuis le début de la guerre ouverte entre les mages renégats et les templiers, plus aucun endroit à Thédas n’était vraiment sûr ; encore plus aujourd’hui et maintenant, ici, sur les lieux même du Conclave convoqué par la Divine. Violine observait les gens autour d’elle. Certains semblaient être des habitués. Sans doute des gens qui peuplaient le village et qui venait en clients réguliers. D’autres étaient des pèlerins sans liens avec l’événement, des gens qu’on avait refoulés sur le chemin du Temple et qui prenaient leur mal en patience. Quelques gardes surveillaient l’auberge avec sérieux. Un bruit mât devant elle la fit sursauter et sortir de ses réflexions. La tenancière venait de poser devant elle un gobelet rempli d’eau et s’en allait désormais en silence en lui offrant son plus beau sourire. Dans la foulée, elle remarqua que son chaperon désigné venait de franchir la porte sans plus de cérémonie.


Seule, Violine s’affaissa légèrement sur sa chaise et retira ses gants en cuir. Elle observa alors ses mains, qu’elle avait maintenues enfermées dans ses gants une grande partie du voyage. Elle les regardait comme si c’était la première fois qu’elle le voyait. Étrangement, le monde lui semblait irréel autour d’elle, comme s’ils se déplaçaient au ralenti ou dans une dimension différente. Elle se secoua vivement le crâne et s’empara du gobelet pour en avaler une gorgée. Elle commençait à croire que c’était l’endroit même qui était la source de cette impression. Elle était assise ici dans un calme relatif, ne pensant à rien de particulier, et pourtant, tout semblait continuer à se détraquer dans son esprit. Elle reprit une gorgée et se massa vigoureusement les tempes en fermant les yeux, fixant son esprit sur une agréable pensée. Aucune ne lui vint pourtant, triste écho de sa confusion profonde face aux événements en cours. Ne refit surface que l’incompréhension face à la réaction de sa sœur, sa peur intestine qui la prenait secrètement concernant son entrée dans les ordres, la colère à l’encontre de Dame Cordélia qui n’avait même pas eu un geste à son attention lors de son départ, la tristesse ressentie dans la dernière étreinte que lui avait offerte son père... Son visage se dessina à nouveau aussi réellement que s’il avait été en face d’elle et elle vit son regard meurtri de tristesse, la supplique de ses traits pour qu’elle fasse marche arrière. Mais la fierté et l’orgueil l’en empêchaient, même à présent. Une nouvelle fois, elle prit son gobelet d’eau et le termina d’une traite après avoir ouvert les yeux.

Au moment où elle reposa le récipient, un homme armé entra et l’apostropha :


Ma dame, on m’envoie vous quérir.


Cela n’avait pas le moindre sens pour elle, on devait le lire sur son visage, car le soldat continua :

Le Commandant Cullen vous demande.


Sa peau d’albâtre pâlit. Était-elle réellement confiée aux bonnes grâces d’un si haut gradé ? Voilà qui était encore plus gênant pour elle ! Sans un mot, elle quitta sa place et suivit le soldat tout en remettant ses gants en cuirs. Une fois la porte ouverte, elle remit sa capuche bordée de fourrure sur sa longue chevelure noire, car la neige tombait désormais à gros flocons ; tant et si bien qu’on y voyait plus à deux mètres de soi. Violine soupira, elle pressa le pas en relevant sa jupe pour ne pas perdre plus de temps.


— Vous me direz bien pourquoi ces nobles dames voyagent toujours avec autant de choses ! râla un homme chauve, la moustache rousse, tout en poussant sa malle dans un petit baraquement près des remparts.

À ses côtés le commandant, qui l’avait fait demander, tenait dans ses bras le harnachement de sa monture. Derrière lui, des hommes vêtus d’un uniforme qu’elle ne connaissait pas montaient une nouvelle tente. Il allait sans doute lui répondre quelque chose de bien préparé, mais Violine le devança.


— Il leur faut une dot solide pour rentrer dans les ordres, Monsieur.


Le râleur s’arrêta net et se retourna vers elle, à la fois ébahi et surpris d’avoir été entendu. Cullen s’était également retourné et la regardait comme si elle était démente. Mais Violine ne les voyait pas, elle fixait sa malle sans rien dire de plus, en attendant simplement que les choses accélèrent. Comme rien ne se passait, elle releva sa tête encapuchonnée et se tourna vers son chaperon imposé.


— Est-ce là que je dois trouver mon repos jusqu’au retour de ma sœur, Commandant ?


Le concerné retrouva ses esprits et regarda tour à tour Violine puis le pauvre hère qui s’occupait de la lourde malle.


Euh… Oui… Oui ! c’est bien ici. Merci pour votre aide, Harritt. Vous pouvez retourner à la forge. Je pense que nous nous arrangerons du reste, ma dame et moi-même. 


Le forgeron haussa ses larges épaules et vida les lieux en lançant quelques paroles marmonnées. Dans le lot, la noble demoiselle comprit un « à votre service », mais elle n’aurait pu le jurer. À son tour, le soldat envoyé la chercher se retira, non sans saluer son supérieur hiérarchique. Ledit supérieur entra dans la modeste maison de bois, suivi timidement par Violine.


— C’est assez sommaire, mais vous serez au chaud, ce qui n’est pas une mince affaire par ici.


La jeune demoiselle observa le lotissement avec un air neutre, mais pas dénué d’intérêt. C’était sommaire, oui, mais confortable. Un pan de mur en bois isolait la porte de la pièce principale qui abritait un lit assez grand pour deux personnes, une table en bois avec deux chaises et une commode. Contre le mur du fond, une cheminée en pierre amenait à la fois chaleur et lumière. Çà et là, quelques affaires et guéridons finissaient l’ensemble. L’un ou l’autre tableau avaient été ajoutés aux murs– dont une carte de Thédas. Cela serait bien plus que suffisant pour la jeune femme qui devrait s’habituer à un train de vie plus simple. D’ici peu, elle n’aurait pour seul lieu de repos qu’un dortoir avec les autres novices et dans un avenir lointain, une cellule particulière qui n’aurait pas le confort de ce logis. Son attention se porta à nouveau sur Cullen qui venait de déposer les harnais de son cheval sur un guéridon vide. Sans ajouter de paroles, et tout en faisant des gestes amples, il ramassa une caisse en bois et un baluchon au sol. Violine regarda les affaires, puis l’homme, et recula d’un pas.


— Attendez… Ce sont vos anciens quartiers ? dit-elle sur un ton aussi surpris que plein de reproches.


Bien sûr, nombres de nobles dans sa situation auraient simplement décidé de se taire ou auraient hautainement commenté la sobriété du logement, mais pas elle ! Elle se sentait outrée et mal à l’aise de priver cet homme de son abri. Elle n’aurait jamais dû laisser Eurydice décider pour elle, voilà ce qu’elle se disait ! et encore moins l’écouter lorsqu’elle lui demandait de l’attendre avant d’aller à la Chantrie. Son éclat de voix eut pour effet de surprendre encore une fois l’ancien templier qui, remis de son émoi passager, haussa des épaules.


— C’est petit, je n’en disconviens pas… mais c’est confortable, je puis vous l’assurer. Une domestique a…


Son plaidoyer en faveur de l’endroit fut interrompu par Violine qui remettait sa capuche sur sa tête et sortait de la maisonnette. Laissant tomber son matériel ramassé, il la rattrapa en quelques enjambées. 


Dame Trevelyan !


Celle-ci fit volte-face et se retrouva presque nez-à-nez avec son chaperon qui sembla troublé par leur proximité, mais personne ne se démonta pour autant.

— J’essaie de faire au mieux avec ce que j’ai, vous savez.


— Je n’ai nullement remis en doute vos bonnes intentions, Ser. Il ne me sied guère de vous priver de votre logis ! contra Violine avec plus de hargne que ce que la bienséance permettait.


Désarçonné, Cullen s’était sans doute imaginé qu’elle vivait mal le manque de luxe de l’habitat, mais il n’en était rien. Elle soupira et baissa les yeux sur la neige immaculée qui s’amoncelait sous leurs pieds.


— Je ne suis pas ici pour me montrer ou pour être traitée en princesse, Ser. Je pense que désormais vous le comprenez. Je me serais volontiers contenté d’une tente, étant donné que bientôt ma vie sera plus sommaire encore que l’abri que vous me fournissez. Pardonnez-moi de m’être emportée de la sorte. Vous vous êtes montré courtois, secourable, aimable et surtout serviable. Pourtant, je suis encore là à vous le reprocher. Je ne désire pas passer pour une diva et pourtant j’agis comme telle.


— Ma dame, allez-vous réellement entrer au service du Créateur ? 


Le ton cachait mal une déception au fin fond de l’interrogation. Violine releva les yeux vers l’homme en armure tout en fronçant les sourcils. Elle n’avait plus aucune certitude quant à son avenir, comme si le fait que Cullen énonce cette interrogation l’avait vidée de ses résolutions. Il avait involontairement mis le doigt sur son incertitude et son interrogation profonde, et elle ne savait pas ce qu’elle allait pouvoir lui répondre, car elle ne savait pas elle-même ce qu’elle voulait vraiment faire. Elle ruinerait sa vie, ses espoirs d’enfants et ses rêves les plus profonds en faisant cela, mais quel avenir une mage apostate avait-elle dans ce monde ? Bien sûr, elle le cachait depuis des années, – et avec un talent certain –, mais pour combien de temps encore ? La jeune femme ne se rendit compte du véritable bouleversement que cette simple question avait créé en elle que lorsqu’elle ressentit la brûlure des larmes sur ses joues.


— Je... Je ne sais pas… Je n’ai pas le choix… 


Dans les yeux du commandant, l’interrogation se lisait, mais également une chaleur humaine qui trahissait ce qu’il allait lui dire. Il voulait l’aider, elle le sentait. Ce n’était pas par intérêt, il ne la connaissait pas, c’était ainsi, par bonté du cœur ; un élan de serviabilité, d’humanité et de bienveillance. Il lui demanderait pourquoi elle était si sûre de ne pas avoir le choix, sa conscience lui hurlerait de se méfier, car elle serait capable d’avouer à cet ancien templier ce qu’elle était. Mais le commandant – de quoi, elle l’ignorait encore – n’eut pas le temps de prononcer la moindre parole. La jeune femme venait de se plier en deux. Terrassée par la douleur, elle se retrouva à genoux dans la neige, criant à pleins poumons. Son crâne était labouré par une sensation inqualifiable, à mi-chemin entre la décharge électrique et la fureur des flammes. Ses oreilles étaient devenues sourdes à toute voix environnante et seul son corps semblait encore l’informer sur ce qui se produisait autour d’elle ; du froid qui venait de ses jambes dans la neige à la chaleur des bras de Cullen qui s’était mis à sa hauteur pour tenter de savoir ce qui lui arrivait. Elle devinait sans mal qu’il était rongé d’inquiétude, se demandant ce qui pouvait bien se passer. À ses yeux aveugles à la réalité, elle voyait danser de sombres éclairs verts qui ne firent que renforcer la peur qui lui dévorait les entrailles. Dans cette mélasse sans couleurs ni formes, une vision lui apparut : celle de sa sœur étendue dans un marécage poisseux du même éclat que les éclairs. Sa peau marbrée baignait dans la fange ; ses yeux pervenche, devenus vides et vitreux, étaient grands ouverts. Son visage était toujours dur et fermé, figé dans une expression de peur et d’horreur.


— Eurydice… marmonna-t-elle alors que lentement la douleur s’apaisait et que ses sens lui revenaient.


Au même instant, une déflagration monumentale parvint aux yeux du monde et elle releva la tête. Au-dessus de Darse, entre deux pics de montagne, un énorme vortex vert s’était élevé dans un ciel déchiré alors que des morceaux de pierre volaient dans son sillage. C’était une vision d’apocalypse ! Le silence était d’or. Les gens réalisaient à peine que le Saint Temple Cinéraire venait d’exploser. Les cris commencèrent à affluer vers Violine, toujours au sol. Elle se leva d’un bond pour s’élancer en direction des portes de Darse.


— EURYDICE !


Elle n’y parvint jamais. Une poigne de fer l’enserra à la taille et elle se retrouva plaquée contre la pièce d’armure qui recouvrait le torse du commandant.


— Non ! clama-t-il en resserrant l’étau de ses bras autour d’elle, tandis qu’elle se débattait pour reprendre sa course et rejoindre sa sœur.


— Dame Trevelyan ! Écoutez-moi ! Vous allez vous mettre en danger pour rien.


L’image de sa sœur morte dans ce marais gluant lui revenait sans cesse. Finalement, elle cessa de se battre contre l’homme qui ne voulait que sa sécurité. Sa respiration était saccadée par des sanglots sans larmes, manifestation de sa peur et de sa colère intérieure. Doucement, les bras du chevalier se desserrèrent autour de sa taille et ne servirent bientôt plus d’étau mais de soutien.


— Sergent ! Amenez tout le monde à la Chantrie, c’est un ordre ! Barricadez-vous et ne l’ouvrez que sur mon ordre.


Violine n’était plus qu’une marionnette que le pauvre homme fit passer dans les bras d’un autre soldat. Ce passage la réveilla et elle tenta à nouveau de se débattre pour se dégager de son étreinte. L’électricité crépita au bout de ses doigts sans qu’elle n’en ait cure à présent. Au diable son secret ! En ce moment même, sa sœur gisait peut-être parmi les cendres du Temple et elle voulait en découdre avec les responsables ! Ses yeux brillaient d’une flamme étrange. Toujours en prise avec le soldat, deux mains gantées de cuir se posèrent contre son visage déformé par la rage.


— Violine, arrêtez !

Leurs yeux se rencontrèrent un instant.

— Ne me forcez pas à agir. Je vais retrouver votre sœur, je vous le promets. Rien ne sert de…


Il sembla hésiter, se demandant probablement s’il visait juste dans ce qu’il pensait.


— De trahir votre secret.


— Ils m’ont pris ma sœur ! Elle n’avait rien avoir là-dedans ! 


Une étincelle plus forte au bout de ses doigts fit céder le soldat derrière elle. À nouveau maîtresse d’elle-même, elle plaqua ses mains contre celles du chevalier.


— Ce n’est pas une raison, Violine ! Calmez-vous !

Le ton était dur, direct et froid, mais il eut le don de la calmer.

— Gardez votre sang froid ! Je vais sur le terrain avec mes hommes. Quant à vous, allez-vous réfugier à la Chantrie. Si vous voulez faire quelque chose, c’est auprès d’eux que vous trouverez une utilité !


Les pouvoirs de la jeune femme refluèrent en son sein. Elle se calma, réalisant qu’avec son inexpérience du combat, elle serait plus un fardeau qu’autre chose.


— Ramenez-la, Commandant.

Elle crispa ses doigts sur le cuir des gants de son protecteur.

— Même si elle est morte, ramenez-la.


L’homme acquiesça et relâcha la prise qu’il avait sur elle. Sa respiration était si forte qu’elle aurait juré qu’il vivait la même peur qu’elle, et plus encore. Il craignait les événements, mais surtout, il avait peur d’elle.


— À mon retour, nous devrons parler. En attendant, continuez de faire ce que vous saviez apparemment si bien faire jusqu’ici. Cachez votre magie, ma dame.


Et il tourna les talons en aboyant des ordres à ses hommes. Ses hommes qui, eux aussi, étaient effrayés. Qu’allaient-ils trouver là-haut ? Que s’était-il passé ? Comment cela était possible ? De son côté, Violine se laissa escorter vers la Chantrie tout en priant celui qui voudrait bien l’entendre que sa sœur soit encore en vie. Elle espérait secrètement qu’elle n’aurait jamais atteint le Temple. Mais connaissant sa sœur, elle avait chevauché bride abattue pour s’y rendre et ne pas être en retard.


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