Inquisition
C’était avec une trentaine de chevaux que la Messagère fit son entrée à Darse ; il fallait rapidement préparer les écuries pour la cinquantaine qui allait suivre ce premier convoi. Darse avait encore changé : les habitations de fortune s’étaient multipliées autour de l’enceinte du village, les réfugiés et surtout les volontaires affluant de la vallée pour aider l’Inquisition. Le nombre de soldats à l’entraînement avait plus que doublé, et le village semblait grouiller comme une fourmilière.
Lédara descendit de son nouveau cheval, Orkaan, un alezan bai avec un caractère fougueux, mais qui s’avérait totalement obéissant sous la bride de la jeune femme. Plusieurs domestiques accoururent, accompagnés d’éclaireurs qui se chargèrent d’amener les chevaux dans les écuries improvisées. Elle les y aida, dessellant les chevaux et les arrangeant au mieux dans leur enclos de fortune. Au loin, elle vit Léliana et Cullen approcher à grand pas. Elle s’occupait de calmer Orkaan qui n’était pas encore habitué à ces lieux quand ils arrivèrent près d’elle.
- Je vois que vous avez pris les devants en ramenant une partie des bêtes, dit Léliana à la Messagère.
- Eh bien, je n’ai pas fait que ramener des chevaux en fait, dit-elle joyeusement en désignant d’un signe de tête le palefrenier.
- Maître Dennet est avec vous ? s’étonna le Commandant.
- Il a rejoint notre cause, mais il voulait surtout ne pas laisser ses chevaux aux mains d’incompétents comme nous, dit-elle en plaisantant.
Dennet se retourna en l’entendant parler ainsi, puis vint serrer la main du Commandant et de la Maître-espionne.
- Ravi que quelqu’un fasse quelque chose dans la situation où nous sommes, dit-il avec pragmatisme.
Les deux chefs de l’Inquisition lui souhaitèrent la bienvenue et lui assignèrent un logement à côté des écuries, puis ils repartirent à leurs affaires aussi vite qu’ils étaient venus.
Une fois les chevaux en sécurité dans leurs boxes improvisés, Lédara prit congé du palefrenier et se dirigea vers la maison où elle logeait. Elle se réjouissait plus qu’elle n’osait l’admettre de retrouver un peu de confort, ne serait-ce que pour se laver entièrement, changer ses vêtements couverts de poussière et de sang, et surtout retrouver un véritable lit. Elle n’avait pas l’habitude de devoir combattre autant, même si elle s’était souvent entraînée afin de ne pas se trouver démunie seule sur les routes de Thédas. Tout son corps lui faisait mal, et particulièrement ses bras et son dos.
Se retrouvant enfin seule, elle se dépêcha d’ôter ses vêtements en voyant qu’on lui avait préparé une bassine d’eau tiède pour sa toilette et qu’un feu crépitait dans l’âtre. Elle saisit un chiffon sur la table et le plongea dans l’eau légèrement fumante, la sensation la fit frissonner agréablement. Elle commença à enlever les traces de boue et nettoya quelques petites plaies et éraflures sur ses joues et ses mains.
Sa toilette terminée, elle prit la petite pile d’habits qu’on lui avait laissée et se vêtit rapidement car les effets du froid laissé par les gouttelettes d’eau sur sa peau se faisaient ressentir. C’était un pantalon simple en peau de bélier, comme celui qu’elle portait auparavant, accompagné d’une chemise de lin. Soudain, la petite elfe qu’elle avait déjà croisée à son réveil dans cette même pièce, entra en apportant une nouvelle bassine d’eau. Celle-ci lui proposa de l’aider à laver ses cheveux, se doutant que leur longueur ne lui facilitait pas la tâche. Lédara accepta volontiers son aide ; sentant cette pauvre elfe si timide, elle s’appliqua à la mettre à l’aise en lui demandant son nom : Dila. Alors elle raconta de petites anecdotes pour la faire rire. La jeune Dila se détendit rapidement et plaisanta avec elle, puis rit enfin de bon cœur.
La jeune elfe avait à peine dix-huit ans et avait été au service d’un noble féreldien qui avait péri au Conclave. Elle n’avait jamais connu autre chose, et quand elle avait appris la mort de son maître, elle était restée à Darse afin d’aider ceux qui semblaient agir. Elle était fluette, avait la peau fine et légèrement mate avec quelques taches sur ses pommettes saillantes. Ses yeux, grands et vert olive, lui donnaient un air attendrissant. Ses cheveux, châtain foncé toujours retenus en un petit chignon semblaient malgré tout ébouriffés et difficiles à coiffer. Quand la petite elfe surmontait sa timidité, son visage arborait un magnifique sourire de ses fines lèvres.
Une fois les cheveux de la Messagère propres et peignés, celle-ci revêtit la veste que lui tendait Dila : elle avait des manches longues et un col serré, fermée sur le devant par de petites boucles en argent sur un tissu de coton teint de couleur sombre et doublé de laine pour tenir chaud. Lédara se sentait enfin revigorée par sa toilette et ces nouveaux vêtements, mais regretta cependant de ne pas avoir de gants pour cacher sa marque.
Dila, avant de repartir, lui signifia qu’elle n’avait nullement besoin de venir au rapport à la Chantrie ce même jour, mais qu’il y aurait une réunion le lendemain. Lédara la remercia chaleureusement et la jeune elfe sortit. La Messagère avait donc toute la fin de la journée libre ; elle s’allongea un moment sur le lit qu’elle ne défit pas, fermant simplement les yeux. Elle réfléchit au séjour qu’elle avait passé dans les Marches Solitaires, à la discussion avec Mère Giselle, au palefrenier qui les avait rejoints. Elle était partie de Darse pendant bien deux semaines, et pendant ce laps de temps, beaucoup de choses s’étaient produites, mais rien n’avait fait réellement avancer la situation. Elle avait surtout pu constater l’ampleur des conflits entre les mages et les templiers, le désarroi dans lequel la Brèche avait plongé la région… Que pouvait faire l’Inquisition face à tout cela ? La tâche semblait immense, presque insurmontable. Ces pensées tournaient dans sa tête, puis la chaleur de la pièce, la douceur et le moelleux des fourrures l’emportèrent dans un profond sommeil.
Lédara se réveilla d’un coup, se redressant sur son séant, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine. Combien de temps avait-elle dormi ? Elle s’aperçut qu’il faisait nuit dehors et qu’on avait déposé sur ses épaules une fourrure. Elle se leva et alla se débarbouiller le visage afin d’effacer les visions de ses cauchemars qui disparaissaient déjà dans les brumes de son esprit. Elle n’arrivait pas à se souvenir de ce dont elle rêvait, la seule chose qu’elle ressentait était une peur profonde. Elle se regarda à nouveau dans le miroir : ses traits étaient tirés, mais elle avait repris des couleurs et était moins émaciée qu’avant son départ pour les Marches Solitaires. Elle réarrangea sa tenue, et entreprit de coiffer ses longs cheveux pour en faire une tresse serrée qu’elle remonta en un chignon. Puis elle reprit la fourrure qui avait été posée sur ses épaules et sortit de la chaumière.
Un léger vent s’était levé et le ciel s’était couvert de nuages clairs dans la lueur de la nuit. Des petits flocons de neige voltigeaient dans les airs portés par le vent et se déposaient au sol en un blanc manteau. La nuit venait de tomber, les habitants étaient encore éveillés et terminaient leurs tâches de la journée. Lédara resserra la fourrure autour de ses épaules, frissonnant légèrement, puis marcha un peu dans les rues. Sur son chemin, elle reconnut certains réfugiés rencontrés dans les Marches, ils la saluèrent avec un grand sourire accompagné d’un « Messagère ! » enthousiaste et reconnaissant. Elle leur sourit timidement en retour, puis continua sa route. Elle vagabonda ainsi jusqu’à arriver devant la taverne où il semblait y avoir encore un peu de monde. A la fenêtre, elle aperçut Varric qui était attablé avec d’autres hommes. En la voyant dehors, le nain lui fit signe d’entrer.
- Ma dame ! venez boire un verre avec nous, dit-il chaleureusement.
Elle accepta volontiers et s’assit en face de lui. Les hommes qui l’accompagnaient n’osèrent la regarder, et tous avaient leur nez planté dans leur chope. Varric détendit alors l’atmosphère en prononçant les mots magiques :
- Qui veut faire une partie de Grâce Perfide ?
Aucun ne résista à l’appel du jeu. Le nain sortit alors de son manteau un jeu de Tarot et jeta un œil à Lédara, lui demandant silencieusement s’il devait la servir aussi. Elle lui sourit en retour, et il lui distribua une main.
- Je n’ai pas grand-chose à miser par contre, dit-elle désolée.
- Ce n’est pas un problème, lui glissa Varric en lui passant quelques pièces, je vous fais une avance et vous me rembourserez quand vous le pourrez.
Il ne fallut pas plus d’une heure pour que tous les hommes qui jouaient à cette table ne la quittent, plumés par le nain et la jeune femme qui s’avéra être une bluffeuse hors pair, mais contents d’avoir passé un agréable moment ; ils avaient pu constater que la Messagère était avenante et normale. Lédara et Varric se retrouvèrent donc seuls à jouer l’un contre l’autre, leur donnant l’occasion de discuter un peu plus librement.
- Je ne vous pensais pas une si redoutable adversaire à ce jeu ! lui lança-t-il joyeusement. Cela fait du bien d’avoir enfin un joueur à sa taille.
- Si vous le dites, répondit-elle, faisant allusion à la taille du nain.
- Et en plus vous avez le sens de l’humour ! Vous avez beaucoup d’atours, noble dame.
- Comment avez-vous atterri là ? A Darse, je veux dire, lui demanda-t-elle.
- Eh bien, comme vous le savez, c’est la Chercheuse qui m’a amené de force ici. Elle cherchait des réponses à ses questions.
- Les a-t-elle trouvées ?
- Eh bien, ce qu’il était important de savoir selon la situation, oui.
Lédara piocha une carte et relança sa mise.
- J’ai l’impression que le lyrium rouge qu’on a trouvé au temple vous a contrarié, reprit-elle d’un ton badin, mais intriguée par ce qu’allait lui répondre le nain.
- C’est mon frère Bartrand et moi qui avons découvert le lyrium rouge lors d’une expédition dans les Tréfonds. On a trouvé un ancien Thaig, tellement vieux qu’il n’avait presque pas l’air nain. Et il y avait une idole, faite de lyrium. Bartrand l’a rapportée à la surface et… bien, c’est là que les choses ont commencé à mal tourner.
- Mais qu’est-ce que c’est ? Juste un type de lyrium ? demanda Lédara, de plus en plus intriguée.
- Le lyrium rouge est au lyrium ce que le dragon est au lézard, répondit sombrement Varric. Ce n’est pas juste la couleur qui est différente. C’est une vraie bizarrerie de la nature. J’ai écrit à toutes les maisons de la caste des mineurs d’Orzammar. Personne n’en avait jamais vu, ni ne savait d’où cela venait.
- Qu’est-ce qu’il a de particulier ?
- Le lyrium normal, cela peut faire de sacrés dégâts, expliqua le nain, mais il faut l’ingérer pour ça. Le lyrium rouge, il suffit de s’en approcher pour en ressentir les effets. Vous entendez des voix chanter, vous devenez violent, et parano… Et c’est de pire en pire. Des objets se mettent à léviter, des statues prennent vie. Cela a aussi changé le Chevalier-capitaine de Kirkwall en statue de lyrium. Depuis, tout le monde est tenu à au moins cent pas de distance.
- Kirkwall ! Alors vous étiez là-bas lors de la rébellion des mages ? demanda vivement Lédara.
- En effet, grogna Varric, vous comprenez mieux maintenant pourquoi la Chercheuse voulait m’interroger.
- Comment le lyrium rouge s’est retrouvé dans le Saint temple cinéraire ?
- Ça, je ne sais pas, soupira Varric en haussant les épaules. Je croyais que le seul morceau apporté à la surface avait été détruit. Et l’emplacement du thaig dont il provenait est resté secret. Est-ce que quelqu’un en aurait trouvé d’autres dans les Tréfonds ? Cela m’inquiète.
- Mais alors, vous savez ce qu’il s’est réellement passé à Kirkwall ? se hasarda la jeune femme, la curiosité l’emportant.
La jeune femme brûlait d’envie de savoir comment la rébellion avait commencé et ce qu’il restait de la ville après l’attentat sur la Chantrie. Le nain lui raconta alors dans les grandes lignes son histoire : il avait été ami avec le Héraut de Kirkwall, Garrett Hawke, cet homme qui avait défendu la ville et les mages de l’oppression des templiers et du Chevalier-capitaine Mérédith. Celle-ci maltraitait les mages du Cercle, et était devenue paranoïaque, s’enfermant dans sa tour. Un groupe de mages apostats avait décidé de tenter le tout pour le tout et avait piégé la Chantrie, la faisant exploser et tuant ainsi toutes les sœurs et prêtresses présentes. Cet acte avait déclenché les hostilités, et les affrontements commencèrent entre mages et templiers, mettant la ville à feu et à sang. Le Héraut, qui était lui-même un mage apostat, vint en aide à la ville, protégeant les mages innocents et neutralisant ceux qui utilisaient la magie du sang, arcanes proscrites par la Chantrie et le bon sens. Puis il rallia le peu de templiers qu’il restait pour lutter contre le Chevalier-capitaine qui avait perdu la raison.
- Et votre ami, qu’est-il devenu ? demanda enfin Lédara.
- Je ne sais pas, répondit simplement le nain, son visage s’assombrissant. Et puisque nous sommes dans les interrogatoires, vous, que faisiez-vous au Conclave de la Divine ?
Lédara marqua une pause de quelques secondes, puis répondit à sa question :
- J’avais entendu les rumeurs sur Kirkwall et sur la rébellion des mages qui se propageait à tous les Cercles de Thédas ; je voulais assister à ce Conclave afin de voir quelle solution allait être proposée, j’ai donc… je suis venue au nom de ma famille qui entretient des liens étroits avec la Chantrie. Les discussions avaient à peine commencé quand ça s’est produit, l’explosion je veux dire.
- Vous n’étiez donc pas dans les Marches Libres récemment, remarqua Varric.
- Non, je voyageais.
- Et où voyagiez-vous ?
- Ici et là… là où me portait le vent, répondit-elle, évasive.
- Hum… vous êtes d’une noble famille aux armoiries bien trouvées, et vous voyagiez « là où vous portait le vent » ? dit Varric d’un ton suspicieux.
- Disons que, ma famille et moi, nous ne sommes pas en très bon termes, expliqua simplement Lédara. J’ai utilisé mon nom afin de pouvoir assister au Conclave, car… il fallait bien faire quelque chose. Mais apparemment, au lieu de cela…
Elle jeta un œil sur sa main gauche d’un air triste, une pointe de colère dans ses yeux. Varric comprit qu’elle disait la vérité ; jamais elle ne se serait infligée cela volontairement, et il voulait lui faire confiance. Cette jeune femme avait quelque chose de particulier, il émanait d’elle une prestance et une bonté déroutante. Cependant, elle dissimulait quelque chose.
- Je me couche ! lança le nain, vous m’avez battu à plate couture.
Lédara ramassa l’argent sur la table et laissa les pièces que lui avait prêtées Varric, avec un petit supplément.
- Disons que ma dette est remboursée avec les intérêts, dit-elle avec un clin d’œil avant de s’en aller.
Varric sourit. Il l’en appréciait encore mieux.
La nuit était bien avancée, et Lédara n’avait plus du tout sommeil. Elle ne voulait pas retourner à la chaumière car elle y avait une impression d’enserrement, ses pensées tournoyant dans cette pièce solitaire. Dehors, les bruits la rassuraient et tout n’était pas complètement endormi. Elle retourna sur les remparts du village, là où elle avait trouvé un endroit juste assez calme et à l’abri des regards, mais d’où elle pouvait observer la vie continuer son cours. Elle s’adossa à la vieille tour en ruines, et là enfin ses pensées la quittèrent : le bruissement du vent dans les arbres, les rumeurs des soldats dans les baraquements en face d’elle, la vue des flocons de neige qui tombaient lentement l’apaisèrent. Depuis son promontoire, elle voyait les mannequins d’entraînement, et celui que Cassandra avait déchiqueté était toujours là ; elle le fixa du regard, et se souvint des combats qu’elle avait menés ces derniers jours. Elle était faible et inefficace contre les templiers, c’était certain. Et avec cette guerre, elle en recroiserait d’autres sans aucun doute. Elle devait s’améliorer. C’était décidé, elle s’entrainerait au combat au corps à corps, avec deux lames au poing et non plus une.
Le lendemain, Lédara se leva aux aurores afin d’aller sur le terrain d’entraînement qui serait désert. Elle revêtit son habit de voyage qui avait été épousseté et nettoyé, puis sortit de la chaumière. Le soleil n’était pas encore levé, les couleurs de l’aube commençant à peine à poindre à l’horizon. Elle sortit du village et se dirigea ensuite sur le terrain face à un mannequin, et commença alors son nouvel entraînement. Lédara était gauchère de nature, et ne maniait donc pas les armes de sa main droite. C’était alors devenu son objectif : pouvoir maîtriser aussi bien d’un côté que de l’autre le maniement de la dague. Ainsi, lors d’une attaque au corps à corps, elle espérait avoir plus de chances de s’en sortir. Cet entraînement lui permettait également de parfaire les techniques d’attaque et de défense qu’elle connaissait déjà.
Elle commença par une série de mouvements de la main gauche, se remémorant ainsi son apprentissage afin de l’appliquer du côté droit. Cela lui rappela les circonstances de son apprentissage des armes : en effet, une noble dame des Marches Libres, ou de toute autre région d’ailleurs, n’apprenait que les ouvrages de dame, la tenue d’une demeure et l’art d’être belle en toute circonstance. C’était le chef de la garde du domaine de sa famille qui lui avait appris en secret les premiers rudiments du maniement des armes. Il avait perdu son fils d’une maladie, et avait vu en Lédara une manière de perpétuer son amour pour son enfant. Il appréciait son esprit sauvage et aventureux, et lui avait appris à tirer à l’arc et à manier la dague. Puis, Lédara avait parfait ces techniques auprès de nombreuses personnes durant ces huit dernières années où elle avait sillonné les routes seule.
Une fois tous les mouvements revus, Lédara changea sa dague de main, et reproduisit les mouvements de base, les répétant jusqu’à sentir une certaine aisance, puis complexifia les enchaînements au fur et à mesure qu’elle s’en sentait capable. Elle s’entraîna ainsi plusieurs heures d’affilée. Le soleil s’était levé sur cette combattante acharnée, ses cheveux rougeoyant à la lumière des premiers rayons. Elle ne vit pas le temps passer, concentrée sur chacun de ses mouvements, s’habituant lentement à manier sa dague de la main droite ; elle était si concentrée qu’elle ne s’aperçut pas que le Commandant, qui s’était également levé aux aurores, l’avait observée de loin toute la durée de son entraînement.
A bout de souffle, Lédara s’arrêta. Elle se rendit compte que la matinée était déjà bien avancée et que la vie avait repris dans le village. Elle quitta le terrain d’entraînement et repassa rapidement à sa chaumière pour se changer car elle souhaitait aller aux nouvelles auprès des trois dirigeants de l’Inquisition. Elle voulait savoir ce qu’ils pensaient de la discussion qu’elle avait eue avec Mère Giselle dans les Marches Solitaires. En sortant de la chaumière, elle entendit des éclats de voix. Le brouhaha provenait d’un attroupement de gens devant la Chantrie. Des mages et des templiers qui avaient rejoints l’Inquisition se faisaient face, entourés des habitants qui attendaient de voir l’issue de la querelle.
- Les vôtres ont tué sa Sainteté ! cria un templier à l’encontre du groupe de mage.
- Mensonges ! rétorqua l’un des mages, les vôtres l’ont laissée mourir !
- Fermez-la, mage ! lança le templier en dégainant son épée.
Lédara s’approcha du centre de l’attroupement pour apaiser les tensions, mais le Commandant de l’Inquisition la devança :
- Assez !
- Chevalier-sous-capitaine ! salua le templier en se ravisant.
- Ce n’est plus mon titre, répliqua-t-il sèchement, nous ne sommes plus templiers, nous faisons tous partie de l’Inquisition.
Le Commandant fit s’éloigner les habitants et rabroua les deux camps sur le même ton. A ce moment, un prêtre de la Chantrie s’approcha de Cullen : c’était le Chancelier Roderick.
- Et qu’est-ce que cela signifie ? dit le chancelier d’un ton méprisant.
- Déjà de retour, Chancelier ? n’en n’avez-vous pas assez fait en nous diabolisant auprès des prêtresses ? répliqua amèrement le Commandant.
- Je suis curieux, Commandant, de voir comment votre Inquisition et sa « Messagère » vont s’y prendre pour restaurer l’ordre comme promis.
- C’est légitime, soupira Cullen. Allez, retournez tous à vos affaires, lança-t-il aux personnes qui étaient restées devant la Chantrie.
Tous suivirent l’ordre du Commandant et les gens se retirèrent rapidement pour retourner à leurs travaux. Cullen resta devant la Chantrie face au chancelier. Quand il vit la Messagère s’approcher d’eux, il lui exposa la situation à Darse, ignorant de ce fait le chancelier qui resta planté devant lui :
- Les mages et les templiers étaient déjà en guerre avant l’explosion du Conclave. A présent, ils s’accusent mutuellement de la mort de la Divine.
Le Chancelier ne laissa pas le temps à Lédara de répondre :
- C’est pour cela que nous avons besoin d’une autorité compétente, qui contribue à restaurer l’ordre.
- Qui cela, rétorqua Cullen, vous ? Des religieux sortis de nulle part qui n’avaient même pas l’envergure nécessaire pour être au Conclave ?
- Parce que pour vous, l’Inquisition rebelle et sa soi-disant Messagère d’Andrasté conviendrait ? Permettez-moi d’en douter.
- Je ne crois pas plus que vous à la « Messagère d’Andrasté », intervint Lédara, pensant avoir son mot à dire dans cette histoire.
- Cette modestie de bon aloi n’empêchera pas l’Inquisition de tirer profit de ce malentendu en cas de besoin, rétorqua vilement le Chancelier.
- L’Inquisition n’aspire qu’à une seule chose : fermer la Brèche, sans quoi nous périrons tous, dit Cullen.
- C’est ce que vous dites à l’heure actuelle, Commandant. On verra si vos sentiments évoluent.
Lédara décida d’ignorer la présence du Chancelier et s’adressa au Commandant au sujet de la querelle survenue plus tôt :
- Quelle est l’ampleur des affrontements entre les mages et les templiers, à grande échelle je veux dire ?
- C’est impossible à évaluer, lui répondit-il.
- Ce n’est pas en défiant l’autorité de la Chantrie que votre organisation arrangera les choses, intervint Roderick.
- Avec le Conclave anéanti, continua le Commandant imperturbable, j’imagine que la guerre entre mages et templiers reprend de plus belle. Avec les intérêts.
- Les mages et les templiers se font la guerre, réfléchit Lédara, alors qu’on ignore ce qu’il s’est vraiment passé au Saint temple cinéraire ?
- C’est exactement pour cela qu’il faut élire une nouvelle Divine, intervint à nouveau le Chancelier, ne pouvant s’empêcher de s’immiscer dans la conversation. Si vous êtes innocents, la Chantrie le certifiera officiellement.
- Ou elle se fera un plaisir de désigner un bouc émissaire, rétorqua Cullen, dégouté.
- Vous pensez que la vérité n’intéresse personne ? s’insurgea Roderick, nous pleurons tous la disparition de Justinia.
- Mais vous ne pleurerez pas si dame Trevelyan passe à la trappe.
Le ton cinglant du Chancelier et ses remarques intempestives commençaient à irriter Lédara qui fut toutefois surprise que le Commandant prenne sa défense avec autant de hargne. Elle se tourna vers Cullen et lui demanda, cynique :
- Rappelez-moi pourquoi vous tolérez la présence du Chancelier ?
- Je constate que votre templier sait rester à sa place, lança le Chancelier, sentant l’attaque contre lui.
- Il est inoffensif, répondit Cullen en ignorant Roderick. Ce serait inutile d’en faire un martyr juste parce qu’il ne sait pas tenir sa langue. Quoi qu’il en soit, le Chancelier est un bon indicateur de ce que l’on peut attendre à Val Royeaux.
- En tout cas, conclut Lédara, j’espère que nous y trouverons des solutions, pas une cathédrale remplie de chanceliers.
- Vous parlez d’un cauchemar, répondit Cullen, le sourire aux lèvres en plongeant ses yeux rieurs dans ceux de la jeune femme.
Cette douceur qu’elle avait déjà perçue auparavant avait refait surface et commençait à la charmer.
- C’est cela, moquez-vous, s’écria Roderick, mais je ne suis pas sûr que le Créateur trouve cela à son goût.
- Allez à l’intérieur de la Chantrie, conseilla le Commandant à Lédara, je vous rejoindrai quand les tensions se seront apaisées ici.
La Messagère acquiesça d’un signe de tête et laissa les deux hommes à l’extérieur. Elle poussa les portes de la Chantrie et se dirigea vers la salle de commandement. Il ne lui servait à rien d’y aller tout de suite, Cassandra n’était pas encore arrivée et le Commandant en aurait sûrement encore pour un moment avec le Chancelier Roderick. Elle décida alors de rendre visite à l’Ambassadrice Montilyet qui avait son bureau juste à côté de la petite salle du conseil. Elle toqua à la porte, et n’entendant rien, entra. Elle trouva l’Ambassadrice en pleine discussion avec un étrange noble qui portait un masque d’apparat en bronze couvrant le haut de son visage. Il était sans nul doute orlésien, car seuls les nobles d’Orlaïs portaient constamment des masques décoratifs sur leur visage.
- L’Inquisition ne peut pas rester, Ambassadrice, dit le noble, si vous ne pouvez pas prouver qu’elle a été fondée sur ordre de Justinia.
- Le moment est mal choisi, marrrquis, lui répondit Joséphine, les fidèles ne cessent d’affluer.
En voyant entrer Lédara, elle changea de ton et introduisit la jeune femme au noble :
- Mais permettez-moi de vous prrrésenter à l’âme charrritable qui a rrrisqué sa vie pour rrralentir la magie de la Brrrèche. Dame Trevelyan, je vous prrrésente le Marquis Durellion, l’un des plus grrrands disciples de la Divine Justinia.
- Et le propriétaire légitime de Darse, ajouta le marquis. La maison Durellion a prêté ces terres à Justinia pour un pèlerinage. Cette « Inquisition » ne faisait pas partie de l’arrangement, continua-t-il outré.
- J’ignorais que Darse appartenait à qui que ce soit, s’étonna la Messagère.
- Ceci relève d’un ancien traité passé entre Orlaïs et Férelden, expliqua le marquis, ces terres ont été cédées à ma femme voilà plus de dix ans. J’étais heureux de les prêter à la Divine, que je respecte beaucoup. Mais il est hors de question qu’un ordre arriviste revendique ce lieu sacré !
- Et dites-moi, intervint Joséphine en saisissant une occasion de clore le sujet, l’impératrice Célène l’a-t-elle officiellement rrreconnu ? j’ignorrrais que sa majesté impérrriale s’était entrrretenue avec les monarques de Férelden à ce sujet.
- L’impératrice… n’en a pas encore eu l’occasion, bredouilla le marquis.
- Notrrre avenir est sombrrre, marrrquis, reprit Joséphine, la Divine Justinia ne voudrrrait pas que sa mort nous divise. Elle compterrrait sur nous pour forrrmer de nouvelles alliances pour le bien de tous, qu’importent si elles parrraissent étrrranges à prrremière vue.
Le noble orlésien marqua un temps de réflexion, puis finit par répondre :
- Je vais y songer, dame Montilyet. L’Inquisition peut rester en attendant.
Il sortit du bureau de l’Ambassadrice et retourna aux quartiers qui lui avaient été alloués pour sa visite. Une fois seules, Lédara se tourna vers Joséphine :
- Le marquis possède vraiment Darse ? lui demanda-t-elle encore étonnée.
- Sa position n’est pas aussi forte qu’il le prrrétend, répondit l’Ambassadrice, il a certes des connaissances hauts placées, les terrres sont à l’orrrigine au rrroyaume de Férelden, et le marrrquis est orlésien. Cela supposerrrait que l’impératrrrice d’Orlaïs négocie elle-même ces terrres pour les céder aux Durellion. Mais les soucis actuels de l’impératrrrice sont légèrrrement plus importants que de vulgairrres conflits fonciers.
- Veuillez m’excuser pour mon intrusion, je ne savais pas que vous vous entreteniez avec le marquis, dit soudain Lédara, se rendant compte qu’elle s’était immiscée involontairement dans ce débat.
- Il n’y a pas de mal, répondit Joséphine, c’était un bon entrrraînement pour les rrrencontres à venir.
- Vous attendez beaucoup d’autres gens à Darse ?
- Evidemment, et chaque fois qu’un visiteur repartirrra, il transmettrrra l’histoire de l’Inquisition. Une ambassadrrrice doit toujours s’assurrrer que son rrrécit est aussi flatteur que possible.
Joséphine s’assit à son bureau et se mit à ranger la paperasse qui le recouvrait.
- L’Inquisition a de la chance de vous avoir pour défendre ses intérêts, dame Montilyet, la complimenta Lédara, sincère.
- Merrrci, l’avenir nous le dirrra, lui sourit Joséphine avec grande politesse. Dernièrrrement à Thédas, la situation politique a quelque peu… dégénérrré. J’espère pouvoir nous aider à éviter la tempête. Si vous voulez bien m’excuser, j’ai encore quelques lettrrres à rrrédiger avant notrrre entrrrevue avec Cassandrrra, Léliana et Cullen.
- Bien sûr, je vous laisse.
Lédara sortit de son bureau en refermant la porte. Cette Joséphine avait l’air d’avoir beaucoup d’expérience dans la diplomatie malgré son jeune âge. Le débat auquel elle venait d’assister en était la preuve.
Ce fut une petite demi-heure plus tard que Cassandra et Cullen entrèrent dans la Chantrie, suivis de la Maître-espionne. Lédara frappa deux petits coups à la porte du bureau de l’Ambassadrice, lui signifiant que la réunion aurait lieu sous peu. Tous se rejoignirent alors dans la petite salle du conseil pour discuter de la suite des événements.
- Envoyer la Messagère parrrler aux prêtrrresses n’est pas une si mauvaise idée, réfléchit tout haut dame Montilyet qui relisait le rapport de Cassandra sur le sujet.
- Vous n’êtes pas sérieuse ? lança le Commandant, que la discussion avec le Chancelier avait refroidi.
- Mèrrre Giselle n’a pas tort : pour le moment, la seule forrrce de la Chantrrrie, c’est leur unité d’opinion, continua Joséphine très sérieuse.
Cullen fit nerveusement quelques pas dans la pièce, n’en croyant pas ses oreilles.
- Et on devrait ignorer le danger que court la Messagère ? ajouta-t-il avec exaspération.
- Demandons-lui, rétorqua l’Ambassadrice.
Tous se tournèrent vers Lédara.
- Je ne vois pas en quoi ma visite aux prêtresses va changer quelque chose, dit-elle en haussant les épaules.
- Je suis d’accord, ajouta vivement Cullen, cela ne ferait que donner de l’importance aux dires de la Chantrie.
- Je l’accompagne, dit soudain Cassandra, Mère Giselle disait qu’elle pouvait nous donner des noms ? Profitez-en.
- Mais pourquoi ? répondit Léliana qui savait que la Chercheuse s’adressait à elle en particulier. Cela n’a rien de bien…
- On n’a pas le choix, Léliana, trancha Cassandra. Vu la situation, personne ne va nous aider à refermer la Brèche.
La Chercheuse se tourna vers Joséphine :
- Servez-vous du peu d’influence qu’on a pour rassembler les prêtresses à Val Royeaux. Ensuite, on avisera ensemble.
Il fut alors décidé qu’une petite équipe d’éclaireurs serait envoyée à Val Royeaux, capitale du royaume d’Orlaïs et siège de la Chantrie, pour évaluer la situation et accueillir la Messagère quand elle arriverait dans la cité. En attendant, il fallait que Léliana enjoigne aux prêtresses de se réunir afin d’écouter ce que l’Inquisition pouvait dire. Cette tâche n’avait pas été dévolue à l’Ambassadrice puisque Sœur Léliana était la Main Gauche de la Divine, conseillère et exécutrice dans l’ombre de la Chantrie. Elle possédait ainsi une certaine influence au sein de la Grande Cathédrale où elle avait officié pendant de nombreuses années. De son côté, Cassandra avait promis d’accompagner Lédara à dessein, en tant que Chercheuse d’une part et en tant que Main Droite de la Divine d’autre part. Elle était donc la représentante officielle de la défunte Divine et ce soutien était une garantie pour la jeune femme de ne pas se faire arrêter comme une vulgaire criminelle au sein de la cité.
Grâce aux chevaux qu’avait pu se procurer l’Inquisition, Lédara et Cassandra, accompagnées de Varric et Solas, arrivèrent en moins de trois semaines à la capitale d’Orlaïs, la cité de Val Royeaux. Elle se faisait remarquer de loin avec ses hautes tours de marbre blanc ornées d’or.
Tout résident « royelais » prétendait habiter la plus grande cité du monde. La plupart des gens prenaient cela pour de l’arrogance, mais cachaient leur opinion derrière sourires et hochements de tête, car tel était le prix à payer pour qui souhaitait faire affaire à la capitale. Val Royeaux était à bien des égards un chef de file mondial : en commerce, en culture et même en termes d’esthétisme démesuré. Le cœur de la ville se situait au centre d’un lac artificiel : le Miroir de la mère, comme il était appelé, était la création de l’empereur Réville le Fou, qui exigea qu’on bâtît un bassin réfléchissant assez grand pour ramener sa défunte et vaniteuse mère de l’autre côté du Voile. De nombreuses boutiques durent fermer pour faire de la place à sa folie, et plusieurs monuments dédiés aux héros de la cité furent tout bonnement abattus. Le bassin n’abritait presque aucune forme de vie, le fond étant recouvert d’une couche de plomb pour renforcer l’effet miroir. Réville entendait y installer des bateaux et s’en servir de plateaux divinatoires, mais les travaux ne prirent fin que la semaine de sa mort. Ces eaux n’avaient guère d’utilité de nos jours, hormis pour les escapades bucoliques, ou lubriques, de quelques nobles à bord de gondoles élégantes. C’était la cité du faste, joyau de l’Impératrice Célène. Pourtant, le royaume était en proie au chaos, l’impératrice et son cousin, le Grand Duc Gaspard, se livrant une guerre sans merci pour le trône.
Lédara et Cassandra entrèrent dans la cité, passant les quartiers pauvres et le bas-cloître qui abritait la communauté elfe, tel un ghetto. Il était un aspect de Val Royeaux, notoirement scabreux, qui existait en harmonie aux côtés de l’aristocratie et des bureaucrates du palais : les nobles aimaient en effet explorer le côté sombre de la cité aussi souvent que discrètement, ce qui ne faisait que renforcer le mystère des lieux. L’aristocratie partout ailleurs était beaucoup plus conservatrice et soucieuse de sa réputation, même si un bref séjour à la capitale pour profiter de ses plaisirs secrets n’était jamais à proscrire. A Val Royeaux, les transgressions étaient commises aussi vite qu’elles étaient pardonnées. Cela ne voulait pas dire que la cité ne connaissait aucun scandale ni aucune autre difficulté, mais il fallait regarder derrière la dorure pour trouver la moindre pratique condamnable, car les Royelais faisaient extrêmement attention à l’image qu’ils présentaient. Ainsi dansaient les masques de la noblesse dans les coins sombres de la capitale.
La petite équipe passa devant les résidences des nobles orlésiens, pour enfin arriver devant un pont que deux lions d’or gardaient, symboles de la maison impériale des Valmont, patronyme de Célène. Cette enclave comprenait le bazar royal, la place aux sept voiles et l’accès à la Grande Cathédrale. C’est là que la Messagère devait rencontrer les prêtresses de la Chantrie. Les cloches de la Cathédrale sonnaient régulièrement en signe de deuil, et les gens se retournaient, effrayés en voyant passer les agents de l’Inquisition. Il semblait que tous reconnaissaient en eux la nouvelle Inquisition qu’ils craignaient, notamment en la personne de Cassandra, ancienne Main Droite de la Divine. De l’autre côté du pont, le petit groupe parcourut l’Avenue des Pensées qui étaient bordée de statues représentant Andrasté et Maférath, son mari, lors de son séjour terrestre. Là, une éclaireuse vint à leur rencontre :
- Dame Messagère, dit l’éclaireuse en arrivant devant les quatre compagnons.
- Vous êtes au service de Léliana, lui dit Cassandra, baissant la voix. Qu’est-ce que vous avez découvert ?
- Les Mères de la Chantrie vous attendent, ainsi… qu’un grand nombre de templiers.
- Il y a des templiers ici ? s’exclama Cassandra, étonnée.
- Les gens semblent penser que les templiers les protègent de… l’Inquisition, dit l’éclaireuse, sa voix tremblant légèrement. Ils se rassemblent à l’autre bout du marché, je crois que c’est là que les templiers veulent vous rencontrer.
- Dans ce cas, il n’y a qu’une chose à faire, dit Lédara en lançant un regard de défi à l’autre bout de l’allée.
- Ils veulent protéger les gens ? de nous ? s’interrogea tout haut Cassandra, effarée.
- De l’hérétique Messagère d’Andrasté, plutôt, répliqua Lédara.
- Ils ne peuvent pas penser une chose pareille ! s’écria l’éclaireuse.
- Pourquoi ? ce ne seraient pas les seuls, dit la Messagère.
- Vous croyez que l’Ordre est rentré au bercail ? lança Varric, pour s’occuper de nous autres, les parvenus ?
- Je connais le Seigneur Chercheur Lucius, répondit Cassandra, il est le chef de notre Ordre, et a pris la tête des templiers après la rébellion des mages et la destruction des Cercles. Je ne l’imagine pas prendre la défense de la Chantrie, pas après tout ce qu’il s’est passé.
- Que voulez-vous dire ? lui demanda Lédara.
- Cela fait plus de dix ans que la situation des Cercles se détériore, et les Chercheurs savent que la Chantrie n’a rien fait pour désamorcer les conflits, au contraire… Kirkwall en est l’exemple le plus évident : la Révérende Mère Elthina s’est reconnue impuissante à maîtriser le Chevalier-capitaine Mérédith qui s’était mise à persécuter les mages par peur d’une révolte. De plus, il s’avère que plusieurs sœurs de la Chantrie de Kirkwall avaient pris parti pour les templiers, n’améliorant pas la situation des mages intégrés au Cercle. Ces tensions sont allées jusqu’à polluer la politique de la ville, aucun dirigeant n’ayant été élu à la mort du dernier. Mérédith s’est alors arrogé les pleins pouvoirs sur Kirkwall.
- Mais… pourquoi les Chercheurs ne sont-ils pas intervenus avant ? s’étonna Lédara.
- Rien de cela n’avait filtré en dehors de la ville, répondit Cassandra. Et croyez-moi, si j’avais eu vent de cela, j’aurais été la première à intervenir. Cependant, pour être honnête, je ne sais pas ce que j’aurais pu faire. C’est un ensemble d’événements mis les uns à la suite des autres qui a donné ce résultat.
- Oui, je comprends ce que vous voulez dire, conclut Lédara en baissant la tête, pensive.
La Chercheuse se tourna vers l’éclaireuse :
- Retournez à Darse. Quelqu’un va devoir les prévenir si on a… du retard.
- A vos ordres, ma dame.
La petite équipe se dirigea alors vers le bazar royal où ils virent un attroupement de nobles et de marchands devant une estrade de bois ; une sœur de la Chantrie se tenait face à la foule, haranguant contre l’Inquisition. Lédara s’approcha, la Chercheuse ne la lâchant plus d’une semelle afin d’assurer sa sécurité, et se mêla à la foule pour écouter le discours de la sœur chantriste :
- Oyez, Oyez, habitants de Val Royeaux ! Nous pleurons tous notre Divine, son cœur innocent et magnifique réduit au silence par traîtrise. Quel sort sera réservé à son assassin ? je vais vous le dire.
La sœur marqua une pose plus longue tandis qu’elle avait remarqué la présence des nouveaux venus parmi la foule. Reconnaissant la Chercheuse Cassandra, elle en déduisit que la femme à ses côtés devait être la Messagère d’Andrasté. Elle la défia du regard et reprit :
- Voyez la soi-disant Messagère d’Andrasté, qui prétend remplacer notre Divine ! C’est une fausse prophétesse, voilà ce que c’est ! Cette femme ne sert rien d’autre que ses propres intérêts !
- Mais je ne prétends rien de tout cela ! s’écria Lédara excédée, ni Andrasté, ni le Créateur ne m’ont envoyée ici ! Enfin, j’essaie juste de fermer la Brèche. Elle nous menace tous !
- C’est vrai ! renchérit Cassandra, tout ce que veut l’Inquisition, c’est mettre un terme à cette folie avant qu’il ne soit trop tard.
- Il est déjà trop tard ! répondit la sœur.
Celle-ci pointa son bras vers l’arrière de la foule où arrivait un contingent de templiers, dirigé par un homme plutôt âgé, les cheveux grisonnants, mais possédant encore toute sa force de guerrier. Le groupe de templiers traversa la foule qui leur fit place, puis montèrent sur l’estrade, pendant que la sœur continuait sa harangue :
- Les templiers sont revenus à la Chantrie ! ils combattront cette Inquisition et rétabliront l’ordre pour le bien de tous !
L’homme qui dirigeait les templiers s’avança, passa devant la sœur, puis fit un signe de la main à l’un de ses acolytes. Celui-ci frappa alors d’un coup de poing la sœur qui tomba à la renverse sur l’estrade. Un autre templier, semblant vouloir aider la chantriste, se fit arrêter par le commandeur :
- Non, dit-il d’une voix grave et éraillée, elle nous est inférieure.
- Qu’est-ce que cela veut dire ! s’écria Lédara, révoltée devant cet acte injustifié.
- Son autorité est une insulte, lui répondit le vieux guerrier, tout comme la vôtre, en fait.
Le templier descendit de l’estrade et fit signe à ses hommes de le suivre. Cassandra, qui était restée pétrifiée devant ce spectacle, se réveilla tout à coup et interpela le guerrier :
- Seigneur Chercheur Lucius, nous devons absolument nous entretenir av…
- Qui vous a autorisé à vous adresser à moi ? l’interrompit le Seigneur Chercheur, ne se retournant même pas du côté de Cassandra.
- Seigneur Chercheur ? dit-elle, ne comprenant pas l’attitude de son ancien supérieur hiérarchique.
- Vous créez un groupe hérétique, vous élevez un pantin au rang de prophète d’Andrasté… vous devriez avoir honte. Honte à vous tous ! continua-t-il en se tournant vers la foule. Les templiers n’ont trahi personne en quittant la Chantrie pour combattre les mages ! C’est vous qui avez échoué ! ajouta-t-il en désignant Cassandra du doigt, vous qui entravez la justice par le doute ! Vous êtes venus faire appel à la Chantrie ? trop tard. Le seul destin qui mérite le respect, c’est le mien.
- Tout ce que nous recherchons, c’est un moyen de refermer la Brèche, lui lança Lédara, aidez-nous !
- La Brèche est un châtiment divin, personne ne pourra rien faire, surtout pas vous.
- Mais, Seigneur Chercheur, intervint le templier qui avait voulu aider la sœur, et si elle était bien l’envoyée du Créateur, et si…
- Silence ! rétorqua un autre templier semblant être plus haut gradé, votre mission est d’une importance supérieure.
- Je ferai de l’Ordre des templiers un puissant rempart contre le chaos, continua le Seigneur Chercheur Lucius, nous méritons indépendance et reconnaissance ! Vous ne m’avez rien prouvé, et votre Inquisition… encore moins. Templiers ! dit-il en se tournant vers les hommes qui l’accompagnaient, Val Royeaux ne mérite pas notre protection ! Partons.
Le groupe de templiers s’en alla, quittant la place à grand bruit d’armures cliquetantes. Varric s’approcha de la Chercheuse, dubitatif :
- Un garçon charmant, n’est-ce pas ?
- Le Seigneur Chercheur Lucius est-il devenu fou ? s’interrogea Cassandra, déboussolée.
- Vous le connaissez bien ? demanda Lédara à la guerrière.
- Il a pris la direction des Chercheurs de la Vérité il y a deux ans maintenant, à la mort du Seigneur Chercheur Lambert. Il a toujours été honnête, sans jamais céder à l’ambition ou à la démagogie. C’est vraiment bizarre.
- Vous pensez qu’on peut le raisonner ? dit Lédara, doutant de ses propres paroles.
- Je l’espère, soupira Cassandra, je suis sûre que certains membres de l’Ordre ne partagent pas ses opinions. Quoi qu’il en soit, il faut rentrer à Darse pour en informer les autres.
La petite équipe se retrouva bien loin de la raison pour laquelle ils étaient venus à Val Royeaux. Lédara se tourna vers la sœur qui avait été malmenée par le templier : elle était revenue à elle, et allait certainement avoir une belle bosse sur la tempe. D’autres sœurs qui l’accompagnaient s’étaient précipitées vers elle, la faisant s’asseoir et lui donnant un peu d’eau. La Messagère décida de lui parler. Quand elle s’approcha de la sœur, celle-ci jeta un regard noir à tout le petit groupe :
- Cette victoire doit vous satisfaire au plus haut point, Chercheuse Cassandra, dit-elle amèrement.
- Nous sommes là uniquement pour nous entretenir avec les Mères, lui répondit Cassandra, c’est vous qu’il faut pointer du doigt.
- Evidemment, répondit la sœur, sarcastique. Vous ne nous avez pas du tout forcé la main. Vous vous bercez d’illusions. Nous nous sommes fait humilier par nos propres templiers, et aux yeux de tous. Quant aux prêtresses, elles sont dispersées aux quatre vents, et leurs convictions avec.
La sœur dirigea son regard sur la Messagère :
- Dites-moi : si vous ne pensez pas être l’Elue du Créateur, alors, qui êtes-vous, au juste ?
- Quelqu’un qui peut vous aider à fermer la Brèche et à mettre un terme à cette folie, répondit sincèrement Lédara.
- C’est… plus rassurant que ce que vous pensez, soupira la sœur, se calmant peu à peu. J’imagine que ce n’est plus de notre ressort, désormais. Nous verrons bien ce que nous réserve le Créateur dans les jours à venir.
- Combien de templiers se sont retournés contre la Chantrie, exactement ? lui demanda la Messagère.
- Ils se sont insurgés aux quatre coins de Thédas. Certains sont restés loyaux, mais pas assez pour qu’on parle encore d’ « Ordre ». Ici à la capitale, la Flèche Blanche était la garnison la plus importante. Aujourd’hui, elle est déserte. Il est à craindre que d’autres se rallient désormais à l’étendard du Seigneur Chercheur. Comment notre foi a-t-elle pu autant s’émousser ?
Lédara s’assit à côté de la sœur et décrocha une petite fiole de sa ceinture, avec un morceau de tissu. Elle versa quelques gouttes de l’élixir sur l’étoffe et tamponna la tempe de la blessée, soulageant sa peine.
- Où est-ce que le Seigneur Chercheur emmène les templiers ? lui demanda-t-elle.
- J’ignore ce qu’il peut bien mijoter, répondit la sœur, s’il avait voulu fuir ses responsabilités, il ne s’y serait pas mieux pris.
- Il y a sûrement une raison qui nous échappe, réfléchit Cassandra.
- Vraiment ? dit la chantriste, la rébellion a le vent en poupe auprès de certains. N’est-ce pas, Chercheuse ? D’après vous, octroyer un nouveau pouvoir aux templiers est-il vraiment pire que de s’opposer à la Chantrie ?
- Qu’est-ce que vous attendiez du Seigneur Chercheur, au juste ? lança Lédara à la sœur chantriste.
- Qu’il laisse tomber sa guerre contre les mages et qu’il trouve un intérêt commun contre une cause bien plus pressante. Il a manifestement autre chose en tête. Mais avec la mort des chevaliers-vigiles au Conclave, on ne peut pas faire grand-chose de plus.
- On peut peut-être encore agir, s’exclama Cassandra.
- J’aimerais vous croire, Chercheuse. J’aimerais vraiment. De sa part, je suppose qu’on peut s’attendre à de nouvelles actions contre les mages et encore plus de confusion.
- Et maintenant, que va-t-il se passer ? interrogea la Messagère, est-ce que la Chantrie va continuer à me traiter d’imposteure ?
- Nous ne nous en sommes pas privés… ricana la sœur. Qu’est-ce que cela nous a apporté, au final ? A présent, il nous revient de choisir une nouvelle Divine, si possible, et de la laisser décider de la suite.
- Encore faut-il avoir le choix, rétorqua Cassandra.
- Je ne suis même pas sûre que nous l’ayons, confirma la sœur à contrecœur. Toutes les Révérendes Mères qui auraient pu succéder à Justinia sont mortes au Conclave. Notre sort, ainsi que celui de l’Inquisition, repose entre les mains du Créateur, désormais.
- Il n’est pas trop tard, dit Lédara, la Chantrie peut toujours nous aider et en sortir gagnante.
- Si seulement c’était vrai, soupira la sœur.
- Qu’est-ce qui vous empêche d’essayer ?
- Nous ne cherchons pas un cheval gagnant, lui répondit la chantriste, nous voulons simplement faire le bon choix.
Lédara hocha la tête. Cette réponse avait bien plus de sens que ce à quoi elle s’attendait. Elle se releva enfin, laissant la sœur aux mains de ses compagnes.
Les quatre compagnons traversèrent le bazar où la foule s’était dissipée lors du départ des templiers, mais une petite voix les arrêta. Une marchande qui avait suivi de loin les événements leur fit signe de s’approcher, leur demandant audience.
- Excusez-moi, mais… c’est vrai ce qu’on dit ? l’Inquisition va réparer le trou dans le ciel ?
- Oui, répondit Cassandra, c’est ce que nous essayons de faire.
- Personne ne fait rien, se plaignit la marchande, la Chantrie est impuissante, et les templiers… Par Andrasté, je n’aurais jamais cru qu’ils nous abandonneraient comme cela. Ecoutez, votre campement aura besoin de provisions. J’ai des contacts. On pourra vous livrer dans quelques jours.
- Vous voulez aider l’Inquisition ? lui demanda la Chercheuse.
- Je n’ai jamais participé à rien de tel, mais… si votre Inquisition va boucher le trou dans le ciel, je veux l’aider.
La marchande paraissait s’adresser à la Messagère plus qu’à la Chercheuse.
- Vous en pensez quoi, Cassandra ? dit Lédara en se tournant vers la Chercheuse.
- Je crois que cette femme vous pose la question à vous, pas à moi, répondit celle-ci.
- Je veux dire, balbutia la marchande, c’est quand même elle la…
- Messagère d’Andrasté, dit Cassandra, finissant la phrase de la marchande. Oui, je comprends. Darse est sens dessus dessous, mais on ne refusera aucune aide. Invitez-la, si vous voulez, ajouta-t-elle à l’adresse de Lédara.
- Rendez-vous à Darse, alors, répondit la Messagère. On a besoin de gens comme vous.
- Je ne sais pas si je serai vraiment utile, mais je ferai tout mon possible pour vous aider.
La petite équipe salua la marchande et reprit son chemin. Ils se dirigeaient vers l’Avenue des Pensées pour quitter cet endroit, quand un jeune homme, à peine la quinzaine, s’approcha de la Messagère. Il hésita une fraction de seconde, tortillant ses doigts autour d’une missive cachetée, la glissant finalement dans les mains de Lédara. Il la salua d’une révérence et repartit aussi vite qu’il était apparu, se fondant dans la foule.
- Qu’est-ce que c’est ? demanda Varric, curieux.
- Une lettre, ironisa Lédara.
Varric se renfrogna lorsqu’il s’aperçut que la jeune femme le charriait. Celle-ci ouvrit le pli et lut rapidement le mot qu’il contenait. C’était une invitation de la Première Enchanteresse de Montsimmard, Enchanteresse de la cour impériale, à venir la rencontrer au château du Duc Bastien de Ghislain, avant de repartir à Darse. Lédara consulta du regard la Chercheuse, qui approuva la rencontre, la Première Enchanteresse du Cercle d’Orlaïs pouvant être un atout intéressant pour l’Inquisition. Cela impliquait de passer la nuit dans la cité, ce qui n’était pas l’idéal au vu de l’accueil qui leur était fait, leur venue n’étant que tolérée grâce aux pourparlers de Léliana et à la présence de la Chercheuse Cassandra. Ils traversèrent à nouveau le pont, quittant l’enclave de la cité et entrant dans les beaux quartiers qui abritaient une grande partie de la noblesse orlésienne.
Val Royeaux comptait bien des seigneurs et dames. Et pour cause. Jadis, la hiérarchie des nobles en Orlaïs relevait de l'incompréhensible : barons, baronnes, baronnets, surbarons et une pléthore d'autres encore, chacun doté de ses propres origines et de ses nuances relatives. L'aristocratie orlésienne était ancienne et très portée sur la compétition. Toute la noblesse, qu'elle le voulait ou non, se livrait à ce qu'elle appelait le "Noble jeu" : une bataille faite de réputation et de relations où chaque coup se jouait à l'aide de rumeurs, où le scandale était l'arme par excellence. Un jeu qui ne pardonnait aucune erreur, qui avait fait couler plus de sang que toutes les guerres orlésiennes réunies.
La hiérarchie changea du tout au tout sous le règne de l'empereur Drakan, qui fonda l'Empire orlésien sous sa forme actuelle et créa la Chantrie. Aucun grand homme n'est plus vénéré en Orlaïs ; à Val Royeaux, sa statue rivalisait en taille avec celle d'Andrasté. Drakan décréta que le Noble jeu minait Orlaïs et abolit tous les titres sauf le sien et ceux de seigneur et dame.
Toutefois, cette action n'avait pas mis fin au Noble jeu comme l'escomptait Drakan : désormais, seigneurs et dames collectionnaient les titres officieux plutôt qu'officiels, tels que "le patron exalté de Tassus Klay" ou encore "oncle du champion de Tremmes". Devant la complexité et le ronflant de ces titres à rallonge, on ne pouvait que plaindre le pauvre portier qui devait tous les égrener à l'arrivée de chaque convive.
L'aristocratie différait également sur d'autres points de celle de Férelden. Le droit à la souveraineté des Orlésiens provenait ainsi directement du Créateur. Le concept de souveraineté par mérite leur était étranger, de même que celui de rébellion. Qui n’était pas noble aspirait à l'être, ou du moins à s'attirer les bonnes grâces d'un noble.
Alors que le petit groupe de l’Inquisition descendait les rues fastueuses de la cité haute, la Messagère fut à nouveau interpelée discrètement par une elfe vêtue d’une large cape aux couleurs sombres, cachant une robe ourlée de fourrure, qui se tenait dans l’ombre d’une petite ruelle. Cassandra s’avança en premier afin d’éviter tout piège qui pourrait être tendu à la Messagère, Solas et Varric surveillant leurs arrières. Une fois le groupe à l’abri des regards, l’étrange elfe dévoila son visage :
- Grande Enchanteresse Fiona ? s’exclama Cassandra.
- Le chef de la rébellion des mages ? s’interrogea Solas intrigué, n’est-ce pas dangereux pour vous d’être ici ?
- J’ai entendu parler de ce rassemblement, répondit-elle d’une voix de vieille elfe ayant vécu d’innombrables aventures. Je voulais voir la fameuse Messagère d’Andrasté de mes propres yeux. Si vous recherchez de l’aide pour refermer la Brèche, mes camarades sont peut-être votre meilleur espoir.
- Je m’étonne que le chef des mages n’ait pas participé au Conclave, dit Lédara, légèrement sur ses gardes.
- Oui, renchérit Cassandra, vous étiez censée y être, mais comme par hasard, vous avez échappé à la mort.
- Tout comme le Seigneur Chercheur, vous remarquerez, répliqua la Grande Enchanteresse. On a tous les deux envoyé des négociateurs à notre place, au cas où il se serait agi d’un piège. Je ne vais pas vous dire que je regrette d’être en vie, j’ai perdu de nombreux amis ce jour-là. Je n’en reviens pas que les templiers puissent s’en sortir aussi facilement, j’espère que vous ferez quelque chose…
- Donc vous croyez que ce sont les templiers, les responsables, dit Lédara, suivant la logique de l’Enchanteresse.
- Evidemment, lança Cassandra, ironique.
- Lucius n’a pas l’air bien affecté par les pertes qu’il a subies, ni même un tant soit peu inquiété. Vous l’avez entendu vous-même, vous le croyez vraiment incapable de tuer la Divine pour monter les gens contre nous ? Donc oui, je pense que c’est lui, le coupable. Plus que vous, en tout cas.
- Et pourquoi venir nous voir seulement maintenant ? demanda Lédara.
- Car je voulais d’abord voir qui vous étiez, et j’ai vu le vrai visage de la Chantrie. Je viens seulement vous inviter à Golefalois : venez rencontrer les mages, on a tous à gagner d’une alliance, après tout.
La Grande Enchanteresse remit sa capuche et ajouta ces dernières paroles, de sa voix mystérieuse :
- J’espère vous y voir, à bientôt Messagère.
La journée avait été riche en rencontres, mais cela n’avait fait qu’apporter de nouvelles interrogations. L’invitation de la dame de Montsimmard n’étant que le lendemain soir, il fallait trouver un endroit sûr pour se loger, et Varric fit jouer ses relations au sein de la capitale. Il disparut un moment, le temps de trouver ses contacts et d’obtenir l’adresse d’une petite auberge qui promettait d’être discrète sur leur venue. Celle-ci se trouvait dans les bas quartiers, au coin d’une ruelle peu fréquentée. L’aubergiste ne demanda rien sur leur personne, tant qu’il était convenablement payé. Deux chambres suffirent, l’une pour Cassandra et Lédara, l’autre partagée par Varric et Solas. Les lieux étaient vétustes mais garantissaient la discrétion des quatre voyageurs, seule exigence qu’ils pouvaient avoir dans la cité.
Le lendemain, ils décidèrent de ne pas se montrer dans les rues, la garde de la cité ayant redoublé durant la nuit. Il fallait qu’ils s’attendent à des interpellations au moindre écart, d’où leur prudence. La journée fut longue : les tensions entre le nain et la guerrière ne s’étant que peu apaisées. Malgré tout, Lédara suggéra une partie de Grâce Perfide, et il s’avéra que la Chercheuse et l’elfe ne connaissaient pas ce jeu. Varric et Lédara s’attelèrent donc à leur en expliquer les règles relativement simples : cinq cartes sont dévoilées au centre de la table, puis chaque joueur reçoit deux cartes ; à tour de rôle, les joueurs misent, relancent ou se couchent selon qu’ils ont un bon jeu ou un mauvais jeu. A l’aide de leurs deux cartes en main, ils doivent constituer des suites plus ou moins intéressantes avec les cartes face dévoilées. La meilleure main gagne, ou la personne qui bluffe le mieux. Aux premiers essais, le petit groupe s’amusa beaucoup, riant des maladresses des deux débutants. Cependant, au bout de quelques manches, Solas s’avéra un excellent stratège et mentait aussi facilement qu’il respirait, alors que Cassandra confondait encore paire, brelan, et suite. Pour l’aider, Lédara se mit en équipe avec elle, ce qui remonta le moral de la Chercheuse après plusieurs victoires contre leurs deux adversaires. Ce jeu permit alors de faire passer le temps, mais également d’enterrer momentanément la hache de guerre entre Cassandra et Varric.
L’heure du rendez-vous approchant, la petite équipe quitta l’auberge et se dirigea vers la demeure de la Première Enchanteresse. Arrivés devant l’entrée, ils s’annoncèrent au laquais qui était parfaitement au courant de leur venue, mais qui refusa de tous les faire entrer :
- L’invitation concerne uniquement la Messagère d’Andrasté, dit-il stoïque.
- Il est hors de question que nous la laissions entrer seule, dit fermement Cassandra.
- Bien, je vais voir avec Madame.
Le laquais s’éloigna, puis revint quelques minutes plus tard.
- Vous pouvez entrer, dit-il, toujours sur le même ton. Mais l’entretien se fera seulement avec la Messagère.
- D’accord, dit Lédara, faisant signe à la Chercheuse que tout irait bien.
Ils entrèrent alors dans une grande demeure luxueuse, traversèrent les jardins de la cour avant d’arriver dans un grand salon aux escaliers de marbres, entourant une petite fontaine intérieure. Des nobles se tenaient çà et là, discutant par petits groupes une coupe à la main : c’était une réception mondaine. Un laquais à l’entrée du salon annonça la nouvelle invitée :
- Dame Trevelyan d’Ostwick, agent de l’Inquisition !
Tous les invités se tournèrent vers l’entrée, observant avec curiosité Lédara et ses compagnons. Il fut discrètement demandé que la Chercheuse, le nain et l’elfe restent dans le salon quand la Première enchanteresse recevrait la Messagère. Lédara avança lentement, se sentant épiée comme une bête curieuse. Elle s’approcha de la fontaine, ne sachant que faire en attendant son hôtesse. Deux nobles l’abordèrent :
- Quel plaisir de vous rencontrer, ma dame, dit le noble derrière son masque d’apparat. Voir les mêmes visages à chaque réception devient si ennuyeux ! Vous devez être une invitée de Madame de Fer, ou du Duc Bastien ?
- Etes-vous ici pour affaires ? enchaîna la noble dame qui l’accompagnait, portant elle aussi un masque d’argent d’une grande finesse. J’ai entendu les choses les plus curieuses à votre sujet. J’imagine que la moitié d’entre elles sont fausses.
- Que savez-vous de moi ? demanda Lédara, intriguée, tout en éludant les questions des deux nobles.
- Certains prétendent que lorsque le Voile s’est ouvert, Andrasté elle-même vous a libéré de l’Immatériel, dit la noble dame.
- Les gens auront un peu romancé les choses, répondit Lédara, voulant nuancer ces rumeurs.
- Oh, mais c’est tout à votre honneur ! s’exclama la noble dame. Vous êtes donc ici sur l’invitation de Madame de Fer ?
- Je ne la connais pas, répondit Lédara. Je suis ici sur l’invitation de dame Vivienne de Montsimmard, Première enchanteresse.
- « Madame de Fer », c’est un surnom affectueux que la cour a donné à dame Vivienne, indiqua le noble en riant doucement de cette ignorance.
- Je crois qu’elle le trouve amusant, renchérit la noble dame.
- J’ai cru comprendre que c’était la demeure d’un certain Duc Bastien, ici ? changea de sujet Lédara.
- En effet, mais nous le voyons peu à la cour, ces derniers temps, se lamenta la noble dame.
- Ses affaires avec le Conseil des Messagers l’éloignent pour de longues périodes, expliqua le noble. Ce n’est pas bon pour la santé d’un homme de son âge.
- Et bien sûr, il y a la guerre civile, ajouta la femme. Bastien souhaite probablement prendre ses distances avec les actions de son ancien gendre.
- Mettre la Dalatie à feu et à sang pour une stupide course au pouvoir, se plaignit le noble, Gaspard finira en disgrâce, tout le monde le sait. Peut-être que l’Inquisition pourra y faire quelque chose…
- L’Inquisition ? lança une voix derrière eux. Ce n’est qu’un tas de fumier.
Un homme masqué, guindé dans un pourpoint brodé, descendit les escaliers de manière nonchalante tout en toisant de haut la Messagère.
- Des sœurs sur le retour et des Chercheurs déments, continua-t-il, personne ne peut prendre cela au sérieux. Chacun sait qu’il ne s’agit que d’un ramassis de marginaux politiques qui tentent de grappiller un peu de pouvoir.
- L’Inquisition travaille à restaurer la paix et l’ordre à Thédas, répondit prudemment Lédara.
Cassandra se rapprocha de la Messagère, sa main posée sur la garde de son épée.
- Et voici qu’arrive l’étrangère, restaurant la paix avec son armée ! pouffa le noble dont l’haleine sentait l’alcool. Nous savons ce qu’est réellement votre « Inquisition ». Si vous étiez une femme d’honneur, vous sortiriez pour répondre de cela…
Le noble aviné porta la main à son côté, voulant dégainer sa petite épée d’apparat, et fut soudain partiellement figé dans la glace.
- Mon cher marquis, dit une femme qui descendait les escaliers de marbre d’un pas élégant. Il est indélicat de votre part d’user d’un tel langage à l’encontre de mes invités et sous mon toit. Une telle grossièreté est… intolérable.
La femme mage était vêtue d’une longue robe de soie blanche ornée de broderies d’argent, un col en éventail mettant en valeur son masque d’apparat plaqué argent et soulignant ses yeux d’un noir profond et sa peau couleur d’ébène. Son corset noir brodé rehaussé d’épaulettes bouffantes se terminant en manches longues et étroites et qui couvraient jusqu’au dos de ses mains, accentuait son port de femme noble. Elle passa devant le marquis figé dans la glace, frôlant de ses doigts son visage. Le marquis réussit à articuler quelques mots :
- Ma dame Vivienne, je demande humblement votre pardon !
- Vous faites bien, répliqua la mage. Que vais-je bien pouvoir faire de vous, très cher ?
Elle se tourna vers Lédara.
- Vous êtes la partie lésée dans cette malheureuse affaire, que voulez-vous que je fasse de ce vilain, vilain seigneur ? dit-elle la mine boudeuse sous son masque d’apparat.
- Je vous laisse en décider, ma dame, répondit simplement Lédara, ne sachant trop que faire.
Dame Vivienne se tourna à nouveau vers le marquis toujours figé dans la glace et l’attrapa par le menton, tel un enfant pris en faute :
- Pauvre Marquis, lancer des défis et hurler des insultes comme aboierait le chien d’un seigneur féreldien. Tsss…
La mage libéra le marquis de son emprise.
- Et tout engoncé dans le doublet de votre tante Solange, continua Madame de Fer. Ne vous l’avait-elle pas donné pour que vous le portiez au Grand Tournoi ? en y réfléchissant, tous les braves chevaliers qui partent à cette compétition ont quitté Markham ce matin… et vous êtes encore là.
Dame Vivienne hocha la tête de déception.
- Espériez-vous réparer votre fierté endommagée en vainquant la Messagère d’Andrasté dans un duel public ? ou pensiez-vous que sa lame mettrait fin à la misère de votre échec ?
Le marquis baissa les yeux de honte alors que Madame de Fer l’humiliait ainsi en public.
- Partez, mon Cher, finit par dire dame Vivienne. N’oubliez pas de saluer votre tante pour moi.
Cette démonstration de pouvoir n’était pas due au hasard, Madame de Fer avait profité de la situation afin d’asseoir sa prestance devant les membres de l’Inquisition. Suite à cette humiliation publique, l’enchanteresse fit signe à Lédara de la suivre, rassurant ses compagnons sur ses intentions qui n’étaient qu’une discussion cordiale, puis l’emmena alors dans les jardins :
- Permettez-moi de me présenter : Vivienne, Première Enchanteresse de Montsimmard et enchanteresse officielle de la cour impériale.
- Vous m’avez invitée, dit Lédara, je suis là. Que voulez-vous ?
- Avec la mort de la Divine Justinia, la Chantrie est impuissante. Seule l’Inquisition peut restaurer l’ordre parmi le peuple effrayé. En tant que chef des derniers mages loyaux de Thédas, il me paraît normal de prêter mon concours à votre cause.
- Qu’entendez-vous par les « mages loyaux », au juste ? et loyaux envers qui ?
- Au peuple de Thédas, bien sûr, répondit tout naturellement Vivienne. Tous les mages n’ont pas rejoints les rebelles, et je fais partie de ceux qui pensent que la magie doit servir l’homme. Je soutiens toutes les tentatives de retour à l’ordre.
- Vous êtes donc favorable au retour des mages dans les Cercles ? l’interrogea Lédara.
- C’est le seul endroit où les mages peuvent apprendre en toute sécurité à maîtriser leurs dons. Nous avons besoin de cette institution pour protéger et entretenir la magie ; d’elle-même, elle ne saurait y parvenir.
- Quelle aide pensez-vous pouvoir apporter ? l’interrogea Lédara, imaginant ce que pourrait demander la Chercheuse à sa place.
- Je suis familière avec la politique orlésienne, résuma Vivienne, je connais tous les membres de la cour impériale personnellement. J’ai toutes les ressources du Cercle d’Orlaïs à ma disposition. Et je suis une mage confirmée… cela vous suffira ?
Lédara réfléchit rapidement, et se souvint que Cassandra était favorable à l’aide que pouvait apporter la Première du Cercle d’Orlaïs.
- L’Inquisition sera heureuse de vous compter parmi ses alliés, dame Vivienne, dit-elle alors, faisant une légère révérence, vieille habitude de cour qui lui revint devant l’enchanteresse.
De retour au salon, les agents de l’Inquisition prirent congé de son hôtesse et des invités pour retourner dans les rues de Val Royeaux. La nuit était tombée et la lune était particulièrement brillante, illuminant de sa lueur froide les bâtisses marbrées. Cassandra décida de partir immédiatement de la cité, profitant de la nuit pour passer inaperçu, mais c’était sans compter une dernière rencontre quelque peu mouvementée.
Au détour d’une rue, à la frontière des quartiers résidentiels et de la ville basse, une escouade de guerriers leur tomba dessus sans prévenir. Ils ne faisaient manifestement pas partie de la garde royale, ni de celle de la ville. Ce devait être des mercenaires au compte d’une personne qui souhaitait mettre fin à l’Inquisition. Les quatre compagnons dégainèrent leur arme afin de se défendre, quand une flèche provenant d’on ne savait où vint se ficher dans la tête d’un des assaillants. Surpris, les mercenaires s’arrêtèrent net et regardèrent autour d’eux et à ce moment une deuxième flèche traversa la poitrine d’un autre homme. Cassandra profita de leur hésitation pour en charger deux de son bouclier, les déstabilisant, alors que Varric et Lédara préparaient leur tir. Solas n’utilisa son bâton que pour frapper les mercenaires qui s’approchaient de trop prêts, la magie pouvant alerter les habitants du quartier.
Les quelques mercenaires postés en retrait s’enfuirent, ne s’attendant pas à être attaqué par derrière. C’est alors qu’une jeune elfe aux cheveux blond vénitien coupés à la garçonne sortit de l’ombre, un arc en main. Elle pouffa de rire en voyant les trois hommes courir en bas de la rue, et se dirigea vers les quatre compagnons.
- Les nobles ne sont même pas capables de faire leur besogne seuls ! dit-elle tout en riant, il faut qu’ils passent par des intermédiaires qui se font tuer, ne sachant même pas pourquoi… Pfff !
L’elfe rangea son arc, récupéra ses deux flèches sur les corps des mercenaires et les remit dans son carquois. Elle était modestement vêtue d’un pantacourt marron en lambeaux, d’une chemise rouge pleine de taches et d’un gilet de cuir, seule protection pour sa poitrine. Elle se tourna vers Lédara et la toisa impunément :
- C’est vous alors. Vous êtes… comme tout le monde en fait. Enfin, il n’y a pas de mal, hein ! L’important, c’est que vous brilliez, non ? Vous êtes la Messagère d’Andrasté, n’est-ce pas ?
- Il paraît, en effet, répondit Lédara, ne sachant pas trop quoi penser de cet individu devant elle. Mais, et vous ? Qui êtes-vous ?
- Moi ? s’exclama l’elfe, eh ben, plusieurs personnes et personne à la fois…
- Un nom, peut-être ? soumit Varric.
- Un nom… non. En fait, deux : Jenny la Rousse. Eh oui ! c’est moi ! et en même temps, c’est tous mes amis à la fois.
- Vos amis… les elfes ? s’essaya Lédara un peu confuse.
- Les elfes ? dit-elle en pouffant de rire. Non, des gens, tout ce qu’il y a de plus normal. Tout de suite, des elfes… non, Jenny la Rousse, c’est un concept : nous sommes un réseau de plusieurs personnes travaillant à réparer les injustices envers le petit peuple. Elfe ou pas. Mais comme les elfes sont traités comme des esclaves, alors que l’esclavage est censé être aboli… il y a beaucoup d’elfes qui demandent notre aide. Au fait, le deuxième nom, c’est Séra.
- Donc… Jenny la Rousse, ou Séra ? demanda Lédara, décontenancée.
- Juste Séra. Enfin… C’est pas compliqué ! Bon, je suis venue à votre rencontre pour vous proposer mon aide, notre aide.
- Et donc, vos amis… qui sont-ils exactement ? demanda lentement Cassandra, suspicieuse.
- Cela peut être n’importe qui ! répondit joyeusement la dénommée Séra. On s’entraide, et tous ceux qui connaissent Jenny la Rousse sont prêts à aider, même avec le peu de moyens qu’ils peuvent avoir.
- Alors… vous proposez un réseau d’espion ? demanda Cassandra, dubitative.
- Ce ne sont pas des espions, mais c’est un réseau très efficace car très étendu, dit Varric qui se souvint de rumeurs à propos de cette organisation. Tout le monde peut en faire partie, mais il n’y a aucun contrat qui lie les individus. Par exemple, un domestique a besoin d’aide parce que son maître veut éliminer sa famille car devenue gênante, il contacte Jenny et celle-ci, même à une centaine de kilomètre, elle agit et donne une bonne leçon au maître. Les récompenses sont à la mesure des moyens du demandeur. C’est cela, n’est-ce pas ?
- C’est à peu près ça, oui ! répondit Séra, excitée comme une puce.
- Bien, l’Inquisition ne refuse aucune aide, dit Lédara, se tournant vers Cassandra.
La Chercheuse haussa des épaules, laissant la Messagère choisir.
- Alors bienvenue dans l’Inquisition, dit-elle en tendant la main à l’elfe, qui la serra de bon cœur.
- Chouette ! je viens avec vous, alors ! dit Séra avec un grand sourire.