Inquisition
Le retour de la Messagère, de la Chercheuse et de leurs compagnons à Darse fut rapide, le groupe se pressant afin de livrer aux trois dirigeants de l’Inquisition toutes les informations récoltées durant leur court séjour à Val Royeaux. Le temps de leur absence, il avait passablement neigé à Darse, recouvrant les toits des chaumières d’une épaisse couche blanche qui réverbérait les rayons du soleil qui était de plus en plus bas dans le ciel. Les écuries avaient été fortifiées et agrandies, améliorant ainsi le confort des chevaux du maître palefrenier.
A peine arrivés dans le village en cette fin de matinée, Cassandra et Lédara se dirigèrent directement vers la Chantrie où Joséphine les interpela aussitôt :
- Je me rrréjouis de vous rrrevoir, dit-elle, nous avons eu vent de votrrre rencontrrre.
Cullen et Léliana, qui sortaient de la salle du conseil, s’approchèrent également des deux femmes.
- « Vous avez eu vent » ? demanda la Chercheuse en haussant un sourcil.
- Mes agents en ville m’ont fait un rapport, bien sûr, dit sœur Léliana.
- C’est dommage que les templiers aient perdu l’esprit et abandonné la capitale, ajouta le Commandant en croisant les bras, déçu de l’Ordre dont il avait anciennement fait partie.
- Au moins nous savons que la Chantrie ne sera plus une menace pour l’Inquisition, dit Lédara à la fois soulagée et inquiète de ce que cela pouvait impliquer.
- Oui, confirma l’Ambassadrice. Au moins, nous avons une idée de comment aborrrder les mages et les templiers.
- Vous croyez ? s’exclama Cassandra, ce n’est pas le souvenir que j’avais du Seigneur Chercheur Lucius.
- C’est vrai, reprit Léliana. Il a emmené l’Ordre quelque part, mais pourquoi faire ? Mes rapports sont des plus… étranges.
- Nous allons devoir creuser la question, intervint Cullen. Je suis certain que tous les membres de l’Ordre ne soutiendront pas le Seigneur Chercheur.
- Ou alorrrs, la Messagère pourrrait simplement aller à la rencontrrre des mages de Golefalois, proposa Joséphine.
Le Commandant se tourna brusquement vers l’Ambassadrice :
- Croyez-vous que les mages rebelles sont plus unis ? Cela pourrait être dix fois pire !
- Ou bien vous pourriez arrêter de vous chamailler et prendre une décision, les interrompit Lédara qui voyait leur conversation tourner en rond.
Les quatre dirigeants de l’Inquisition se tournèrent vers la Messagère quelque peu abasourdis par son intervention si directe.
- Je suis d’accord, renchérit enfin Cassandra.
- Nous ne devrrrions pas exclure les mages, reprit l’Ambassadrice, insistante. Golefalois pourrrait valoir le détour.
- Ils sont puissants, Ambassadrice, mais plus désespérés que vous ne le croyez, lui répondit la Chercheuse.
- Vous croyez que cette invitation pourrait être un piège ? demanda Lédara.
- Si certains mages rebelles étaient responsables de ce qu’il s’est passé au Conclave… commença Cullen.
- Nous pouvons dirrre la même chose des templiers, intervint Joséphine.
- Certes, reprit-il, à l’heure actuelle, je ne sais pas si nous avons l’influence nécessaire pour approcher l’Ordre.
- Alors l’Inquisition a besoin de plus d’agents, conclut Cassandra, cela, vous pouvez vous en occuper.
- Pendant ce temps, nous devrrrions envisager d’autrrres solutions, dit Joséphine, consignant par écrit ce qui venait d’être dit.
Joséphine et Cullen repartirent chacun de leur côté, et Cassandra sortit de la Chantrie pour déposer son paquetage. Lédara allait faire de même quand Léliana la retint :
- On a un autre problème, dit-elle lentement. Cela fait des mois que les Gardes des Ombres de Férelden sont introuvables. J’ai voulu en informer les Gardes d’Orlaïs, mais eux aussi avaient disparu. D’ordinaire, je n’imaginerais pas qu’ils puissent être impliqués dans tout cela, mais la coïncidence est… troublante.
- La Garde des Ombres, réfléchit Lédara, vous voulez dire, ceux qui ont lutté contre le cinquième Enclin il y a dix ans à Férelden ?
- Exactement, dit Léliana, j’y étais il y a dix ans, jeune et naïve, et j’ai accompagné Tessala Tabris qui a sacrifié sa vie pour tuer l’Archidémon qui menaçait d’engloutir Thédas. C’était une femme d’une grande force. La disparition soudaine de la Garde m’inquiète.
- Ça a l’air étrange, en effet, répondit Lédara en fronçant les sourcils.
- Les autres n’ont pas voulu m’écouter, continua la Maître-espionne, mais je ne peux pas fermer les yeux. Il y a deux jours, mes agents aux Marches Solitaires ont entendu parler d’un Garde des Ombres nommé Blackwall. Si vous en avez l’occasion, allez le trouver. Il pourra peut-être me rassurer.
- Et dans le cas contraire ?
- Alors, il se trame peut-être quelque chose de plus grave qu’on ne le pensait, dit Léliana de sa voix mystérieuse et inquiétante.
Léliana prit congé de la Messagère pour retourner dans la salle du conseil. Alors comme ça, la fameuse Garde des Ombres avait disparu. En effet, c’était étrange, car elle était réputée pour son courage et son ardeur au combat ; il était difficile de croire qu’elle ait fui devant les événements récents. Lédara se souvint alors d’une légende que lui racontait son oncle quand il lui rendait visite à Ostwick. Ce dernier aimait à la lui raconter, et elle avait fini par s’en souvenir par cœur :
« Depuis des mois, l’Enclin ravageait la contrée. Les armées des grands rois s’étaient amassées pour un ultime combat. Lorsque le soleil fendit les nuages qui diapraient le ciel enténébré, il illumina une horde d’engeances à perte de vue, dirigée par l’Archidémon, un ancien dieu incarné dans un dragon.
« Et c’est alors que tout semblait perdu, en cet instant où mort et désespoir allaient l’emporter, qu’apparurent les Gardes des Ombres.
« Ils arrivèrent dans un bruissement d’ailes plus assourdissant que cent tambours de guerre, chevauchant des griffons, et se dressèrent devant les armées des hommes. Les Gardes des Ombres, résolus et intrépides, avancèrent, éternels remparts entre hommes et engeances. De leurs corps, ils firent un bouclier, et restèrent à protéger les hommes jusqu’à la mort de l’Archidémon et de toutes ses engeances. Cet exploit accompli, sans demander ni récompense ni reconnaissance pour leur sacrifice, les Gardes des Ombres s’en retournèrent. Lorsqu’enfin les nuages se dissipèrent et que le soleil embrassa de nouveau la contrée, les grands rois surent qu’ils n’avaient pas perdu un seul homme, qu’aucune goutte de leur sang n’avait été versée. »
Le combat qu’évoquait ce récit, les Gardes des Ombres ne l’avaient jamais livré, et pourtant cette vision transparaissait dans toutes leurs batailles. Cet Ordre les avait toujours défendus contre les engeances, ces monstres provenant des Tréfonds de la terre, en subissant les pertes à la place des hommes. C’était donc bien étrange que la Garde disparaisse ainsi.
Lédara en resta songeuse, et ayant sa journée de libre, elle se dirigea vers sa chaumière pour y déposer son paquetage, puis elle repartit aussitôt en direction du terrain d’entraînement, voulant continuer l’apprentissage qu’elle avait commencé. Une fois sur place, elle choisit un mannequin à l’écart des entraînements des recrues, et commença à revoir les mouvements qu’elle avait acquis de la main droite avant de compliquer ses enchaînements. Une heure passa ainsi, et elle combattait le mannequin avec toujours autant d’énergie, ne voyant plus ce qu’il y avait autour d’elle. Soudain, elle entendit Cassandra l’interpeler. Lédara s’arrêta alors, planta sa dague dans le mannequin et se tourna vers la Chercheuse.
- Puis-je faire quelque chose pour vous ? demanda la Messagère.
- Je me dis que je ne sais pas grand-chose de vous, dit Cassandra.
- Que voulez-vous savoir ? l’interrogea Lédara avec étonnement.
- Je ne sais pas trop… D’où venez-vous ?
- Je croyais que vous le saviez, répondit Lédara, un peu surprise.
- Je pourrais demander à Léliana. Elle a réuni une quantité incroyable d’informations sur vous. Mais je préfère l’entendre de votre bouche.
Lédara prit un instant pour observer la Chercheuse ; celle-ci semblait sincère et cela toucha la jeune femme qu’elle n’ait pas cherché à déterrer ses secrets dans son dos.
- J’ai vu le jour à Ostwick, lui dit-elle alors. C’est là que se trouve la plus grande partie de ma famille.
- Les Trevelyan, c’est cela ? Un grand clan, avec des armoiries plutôt bien trouvées. Dites-moi, est-ce que vous considérez les Marches Libres comme votre patrie ? Vous avez hâte d’y retourner ?
- Chez moi, c’est chaque endroit où je me trouve, lui répondit la jeune Marchéenne, évasive.
- C’est ce que je ressens, après des années au service de la Divine, lui confia Cassandra.
Celle-ci sourit, semblant se remémorer certains souvenirs. La Chercheuse semblait avoir vécu plusieurs vies à la fois, et Lédara désirait en savoir plus sur cette femme qu’elle ne connaissait au final pas beaucoup plus que la guerrière en savait sur elle. Elles marchèrent un moment jusqu’aux rives du lac gelé puis trouvèrent un tronc d’arbre abattu qui leur fit office de banc. Elles s’assirent face au lac pour en admirer la blancheur chatoyante.
- J’aimerais vous connaître un peu mieux, lança alors Lédara.
- Vraiment ?
Cassandra eut l’air étonnée, comme si cela n’allait pas de soi.
- Cela pose un problème ? dit timidement Lédara, inquiète de l’avoir froissée.
- Pas vraiment. Je suis juste curieuse de connaître vos motivations.
- Ma seule motivation est de rendre nos relations moins…
- Hostiles ? soumit la Chercheuse.
- Exactement, sourit Lédara.
- Comme vous voudrez, dit Cassandra en soupirant, mais un sourire se dessina aux coins de ses lèvres. Je m’appelle Cassandra Pentaghast, de la maison royale du Névarra, en soixante-huitième position dans la ligne de succession au trône névarran. Jeune femme, j’ai intégré l’Ordre des Chercheurs de la Vérité et j’y suis restée jusqu’à sa scission avec la Chantrie. Je suis ensuite devenue Main droite de la Divine et sur son ordre, j’ai participé à la création de l’Inquisition. Et voilà. C’est tout ce qu’il y a d’intéressant à savoir, ma dame, dit-elle, comme si elle débitait une leçon d’Histoire.
- Vous appartenez à la famille royale du Névarra ? dit Lédara, effarée.
- Les Pentaghast sont un clan très important. La moitié de Combrelande pourrait dire la même chose.
- Vraiment ?
- Non, rit la Chercheuse, mais c’est mon impression. J’ai des centaines de parents si éloignés qu’il leur faut des documents pour prouver que nous sommes de la même famille. Et je peux vous dire qu’ils les gardent précieusement, ces documents. Les Pentaghast chérissent leur sang comme si c’était de l’or liquide.
- Et vous avez intégré les Chercheurs pour échapper à tout cela ? demanda la Marchéenne, comprenant ce que Cassandra avait pu ressentir.
- Cela valait le coup d’abandonner cette vie. Les Pentaghast sont connus pour leurs chasses aux dragons, mais peu s’adonnent encore à cette activité. Les membres de ma famille sont gros et fainéants. Ils prétendent prier le Créateur mais ne rêvent que de plaisirs terrestres et de leur gloire passée. Mon frère était la seule personne qui me retenait au Névarra. Quand il est mort, je suis partie.
Lédara sentit une douleur poindre dans la voix de Cassandra en prononçant ces dernières paroles. Elle ne posa alors aucune question sur son frère, ne souhaitant pas raviver d’anciennes blessures.
- Vous étiez donc la Main droite de la Divine ? dit-elle pour changer de sujet.
- De la Divine Justinia, oui. Et de la Divine Béatrix avant elle. Le poste est généralement réservé aux Chevaliers divins, mais avec moi, les circonstances sortaient de l’ordinaire.
- Comment cela ? l’interrogea Lédara, intriguée.
- Vous ne connaissez pas l’histoire ? Loué soit le Créateur, s’exclama-t-elle, soulagée. Je vous la raconterai si vous le voulez, mais elle n’est pas si intéressante que cela. La version courte : j’ai sauvé la vie de la précédente Divine. En récompense, j’ai été nommée Main droite.
Lédara hocha la tête en signe d’admiration. Elle se rendit compte qu’elles se ressemblaient plus qu’elle n’aurait pu le croire.
- Quelle est la fonction de la Main droite, exactement ? demanda l’archère.
- De quoi votre main est-elle capable ? lui répondit Cassandra. Elle donne, elle prend, elle signale… elle forme un poing. Léliana et moi, on étendait l’influence de la Divine au-delà de la Grande Cathédrale. On allait où elle ne pouvait pas se rendre. Après Béatrix, j’étais fatiguée de la fonction et j’ai voulu retourner chez les Chercheurs. Mais Justinia m’a convaincue de rester. Sa vision de l’avenir m’a donné l’espoir.
- Vous pensiez qu’elle pouvait changer les choses, dit doucement Lédara, partageant son opinion du peu qu’elle avait connu de la Divine.
- Justinia savait que la guerre était en marche bien avant qu’elle n’éclate, confia Cassandra, elle a tenté de l’empêcher, mais les forces liguées contre elle étaient trop puissantes. Parfois, il faut briser un os pour le remettre en place. C’est là que l’Inquisition entre en jeu. Cela devait être la réponse : à la fois un moyen de préservation et de changement. J’aurais tellement voulu qu’elle soit là pour le voir.
Cassandra baissa la tête, triste de la disparition de la Divine. Lédara fut cependant heureuse de cette discussion, car elle avait découvert une nouvelle facette de la Chercheuse : c’était une personne idéaliste tout en gardant les pieds sur terre, et qui avait un sens de la justice et du bien qu’elle partageait. Elle se dit alors qu’elle pourrait, avec le temps, se lier d’amitié avec la Chercheuse, au-delà de leur mission commune. La jeune Marchéenne la remercia pour cette conversation et prit congé, sentant ses membres devenir douloureux à cause des efforts physiques faits plus tôt. De plus, la faim commençait à la tenailler, et la nuit ne tarderait pas à tomber.
Lédara allait rentrer dans sa chaumière, quand elle vit une recrue auprès de sa famille qui montait une tente sur la place où déjà de nombreuses autres étaient plantées. Ils n’avaient que peu d’espace, et ils ne possédaient rien pour passer la nuit sereinement dans le froid. La Messagère se dirigea alors vers la recrue : elle lui demanda sa situation, et celui-ci, la voix légèrement tremblante, lui expliqua que leur maison avait été pillée et détruite par un groupe de mages rebelles et qu’ils avaient rejoints l’Inquisition parce qu’ils étaient les seuls à faire quelque chose pour la population. Malheureusement, manquant de place et de vivres, ils s’installaient comme ils le pouvaient. Lédara leur donna alors son logement ; puisqu’elle était seule à vivre dans cette pièce, autant qu’elle profite à un plus grand nombre. Le visage de la recrue s’illumina, et toute la famille la remercia de sa générosité. Elle les accompagna jusqu’à la chaumière, les aidant à porter le peu de biens personnels qu’ils avaient pu prendre avec eux, et empaqueta ses propres affaires qui ne prenaient pas plus de place qu’un petit baluchon.
La nuit était tombée rapidement, et Lédara se retrouvait dans les ruelles de Darse sans logis. Elle réfléchit un instant où elle pouvait aller se réfugier, serrant son baluchon contre elle. Toutes les chaumières étaient pleines à craquer, les écuries et l’armurerie également. Tout à coup, elle se souvint que la Chantrie possédait un sous-sol où elle avait d’ailleurs séjourné en tant que prisonnière. Elle se dirigea alors vers l’église, y entra et passa une petite porte sur la gauche qui s’ouvrait sur une série d’escaliers. Elle les descendit et arriva dans un couloir plongé dans les ténèbres. Elle sortit ses deux silex et alluma une torche pour éclairer son chemin. Elle marcha un peu et trouva deux portes l’une en face de l’autre, le fond du couloir débouchant sur la geôle qu’elle avait connue. Elle décida de visiter les pièces sur lesquelles débouchaient ces deux portes. Elle tenta d’ouvrir la première qui resta bloquée, comme si celle-ci était fermée à clef. Elle ouvrit alors la deuxième et en forçant un peu y trouva un ancien bureau entouré d’étagères renversées, le sol jonché de livres poussiéreux. Elle n’avait plus été visitée depuis plusieurs décennies au vu des toiles d’araignée et de la poussière qui s’y étaient accumulées. Elle entra dans le petit bureau pour inspecter les lieux. Avec un brin de ménage, cela pouvait être vivable. Lédara s’attaqua alors à rendre le petit bureau suffisamment propre et rangé pour pouvoir y installer sa couche. Elle se procura rapidement un seau d’eau et des chiffons, puis se mit au travail. Elle avait ôté son écharpe, son manteau de voyage et ses gants pour être plus à l’aise, se retrouvant en chemise et corset, les manches relevées et un décolleté plongeant sur la naissance de ses seins. Son chignon s’était défait, laissant sa tresse retomber le long de son dos.
Il lui fallut une bonne heure pour débarrasser le plus gros de la poussière et remettre les meubles et les livres en place ; elle trouva plusieurs petites babioles qu’elle entreposa sur le bureau et répara la chaise qui pouvait lui servir.
Elle déplaçait une énième pile de livres, ses cheveux à présent défaits et balayant son visage et ses épaules, lorsque soudain elle entendit un petit toussotement. Elle sursauta, lâchant ce qu’elle avait dans les mains sur ses pieds. Elle poussa un petit cri de surprise plus que de douleur, et se retourna vivement en direction du bruit qui l’avait sortie de l’état quasi hypnotique dans lequel l’avait plongée le ménage. Cullen se tenait dans l’embrasure de la porte.
- Que faites-vous ? demanda-t-il de sa voix rauque.
Il ne portait qu’une simple chemise de lin ouverte sur son torse et dont les pans recouvraient le haut de son pantalon de cuir foncé retenu par une large ceinture à la boucle d’argent, affinant sa carrure toutefois imposante. Ses cheveux paraissaient plus foncés et étaient plaqués en arrière, humide d’un bain récent. Il s’avança vers elle pour ramasser les livres tombés à ses pieds.
- Du ménage, répondit stupidement Lédara, son esprit émergeant péniblement de la brume.
Le Commandant haussa un sourcil, se doutant bien qu’elle nettoyait cette pièce. Sa question portait plutôt sur le pourquoi d’un tel nettoyage et la jeune femme se rendit compte de sa maladresse.
- En fait, j’ai donné mon logement à des gens qui en avaient plus l’utilité que moi, se justifia-t-elle, alors j’ai cherché un endroit où pouvoir m’installer sans déranger personne. Cette pièce m’avait l’air adéquate…
Lédara se tourna vers le fond de la pièce qu’elle avait rangé, la balayant du regard. Cullen avait déposé la pile de livres sur le petit bureau, les époussetant machinalement.
- Puis-je faire quelque chose pour vous aider ? dit-il soudain tout en évitant son regard.
- Eh bien…
La jeune femme regarda autour d’elle.
- Il me faudrait bien un peu de paille pour éviter de dormir à même le sol cette nuit, répondit-elle enfin.
- Je vais vous chercher cela, dit-il en sortant du bureau, le regard fuyant.
Lédara le regarda partir, puis se rendit compte qu’elle était en simple corset. Elle serra instinctivement ses bras contre elle, rougissant de la situation qu’elle venait de vivre. Elle se hâta de remettre son manteau et se couvrit de son écharpe, comme à l’accoutumée.
Pour qu’elle puisse installer sa paillasse, elle devait encore déplacer le meuble du bureau, qui semblait être lourd et ancré dans le sol depuis des années. Elle essaya de le tirer, puis de le pousser, sans succès ; la fatigue de la journée se faisait ressentir. Cullen revint rapidement, une botte de paille sur l’épaule. Il la déchargea à l’entrée, et quand il vit que la jeune femme se débattait avec le bureau, il vint à ses côtés et déplaça le meuble d’un geste assuré.
- Merci, dit-elle timidement.
- Besoin d’autre chose ? demanda-t-il encore, sa voix toujours calme et posée.
- Je crois que non, c’est très gentil de m’avoir aidée.
Ses yeux croisèrent les siens, et la jeune femme y vit à nouveau cette douceur qu’elle commençait à bien apprécier. Cependant, une grande douleur semblait éteindre ce regard, certainement due à un lourd passé. Il détourna ses yeux.
- Sachez que si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous pouvez me le demander, dit-il avant de repartir.
- Au fait, que faisiez-vous ici ? demanda-t-elle soudain, les lieux n’étant pas propices aux rencontres fortuites.
Le Commandant s’arrêta net.
- Je… cherchais un endroit où entreposer les stocks de vivres et de couvertures, répondit-il rapidement.
- Vous avez une pièce fermée à clef là, en face, dit-elle alors en désignant la porte en face du bureau.
- Ah, bien, répondit Cullen qui se focalisa sur celle-ci. Je vais voir pour l’ouvrir, plus tard.
Il tapota machinalement la poignée de la porte, puis s’enfuit aussi vite que le vent sous le regard un peu étonné de la jeune femme.
Se souvenait-elle de lui ? Cette question le taraudait depuis qu’il l’avait croisée dans les couloirs du saint temple et qu’elle avait rejoint l’Inquisition. Cependant, Cullen faisait tout pour éluder cette interrogation car il ne souhaitait en aucun cas être distrait de sa nouvelle fonction de Commandant de l’Inquisition. C’était pour lui une chance de se racheter, d’expier un passé qui lui pesait lourd sur la conscience… et ce n’était pas une femme qui allait le détourner de son but.
Il remonta les escaliers puis en prit une autre volée qui montait jusque dans les combles, là où il avait élu domicile. Il aimait cet endroit malgré les courants d’air créés par les ouvertures du toit et la neige qui s’infiltrait par endroits. Cela lui donnait une impression de liberté. Il alluma la lampe à côté de sa paillasse et s’assit, retirant ses lourdes bottes, puis sa chemise qu’il déposa sur une chaise en bois. Il s’allongea, un coussin réhaussant son dos pour observer les poutres vieilles d’une centaine d’années où reposait un nid de petits oiseaux qui pépiaient doucement. Après quelques minutes à se détendre ainsi, il tendit la main sur le côté de son lit et prit une petite boîte de bois fermée par un verrou simple qu’il ouvrit délicatement. Dedans se trouvaient plusieurs objets dont une pièce d’un écu passablement usée par le temps mais sur laquelle on pouvait encore deviner les contours du visage d’Andrasté, et un morceau de parchemin replié. Il prit ce dernier et le déplia lentement, lisant ces quelques mots :
Avec mes sincères excuses pour vos économies, mais elles me seront très précieuses… Si nos chemins se croisent à nouveau un jour, je vous les rembourserai.
L. T.
Pendant plus de huit ans, Cullen s’était demandé à quel nom correspondait ces initiales. Il avait fait de nombreuses recherches, toutes infructueuses, afin de retrouver la jeune fille aux cheveux couleur de l’aube, jusqu’à ce que Léliana lui confie son rapport sur la jeune Marchéenne et qu’il y découvre le registre des visites du saint temple cinéraire où il reconnut cette écriture si fine et élégante. Puis, lorsqu’il avait lu le rapport demandant des soldats dans les Marches Solitaires, écrit par ses soins et signé de sa main : Lédara Trevelyan… Se souvenait-elle de lui ? Car lui, il n’avait jamais pu l’oublier.
******
La Messagère se réveilla au lever du soleil, par habitude. Le nid qu’elle s’était confectionné la satisfaisait pleinement, la tranquillité des sous-sols apaisant étrangement son esprit. Elle rejoignit la Maître-espionne sous une grande tente sur la place devant la Chantrie afin de discuter de son prochain départ. Cette dernière priait, un genou à terre ; Lédara s’approcha lentement, ne voulant pas la déranger dans ses méditations, mais ne put s’empêcher d’entendre ses marmonnements :
- « Bénis soient les soldats de la paix, champions de la justice. Bénis soient les vertueux, lumières des ténèbres. Dans leur sang est inscrite la volonté du Créateur… » Alors c’est cela que vous attendez de nous ? Du sang ? Que l’on meure pour accomplir Votre volonté ? La mort, est-ce là Votre unique bénédiction ?
Léliana releva la tête et s’adressa à Lédara, dont elle avait remarqué la présence depuis le début.
- Vous parlez au nom d’Andrasté, non ? Qu’est-ce que la prophétesse du Créateur en pense, de tout cela ? A quoi il joue ?
- En quoi est-ce un jeu ? murmura Lédara.
- Vous avez vu le ciel ? lança Léliana, sa voix pleine de colère. Et les ruines du temple ? Les os éparpillés dans la poussière ? Que l’on soutienne ou non la paix de la Divine, ce qui s’est passé est atroce. Qui oserait dire le contraire ? Toutes ces vies innocentes… des fidèles massacrés, là où se tenait la plus sainte des Saintetés. Si c’est cela la volonté du Créateur, c’est forcément un jeu ou une plaisanterie cruelle, non ?
- Je ne parle au nom de personne, lui répondit Lédara, je n’ai aucune réponse à vous donner.
- Alors nous pouvons seulement deviner ce qu’Il veut, Lui, soupira la Maître-espionne. La Chantrie nous enseigne que le Créateur nous a abandonnés. Il exige qu’on se repente pour nos péchés. Il exige tout, nos vies, nos morts. Justinia Lui a donné tout ce qu’elle avait, et Il l’a laissée mourir !
- Je suis désolée, sa mort vous affecte beaucoup.
- Pas seulement moi, nous tous ! s’exclama Léliana, si le Créateur n’intervient pas pour sauver sa meilleure servante, alors à quoi sert-Il ? Avant je croyais que j’étais une Elue, tout comme certains pensent que vous l’êtes. Je pensais qu’Il avait de grands desseins pour moi. Je travaillais avec la Divine pour aider mon prochain. Mais elle est morte à présent. Tout cela pour du vent. Servir le Créateur n’a rimé à rien.
Léliana s’était relevée et feuilletait machinalement les papiers qu’elle avait entreposés sur une large table.
- Il y a sûrement d’autres grands projets qui vous attendent, dit Lédara en se voulant rassurante, je peux vous aider à les trouver.
- Non, répondit sèchement Léliana, j’assume mon fardeau. Je suis navrée que vous ayez eu à me voir dans cet état. C’était un moment de faiblesse. Cela ne se reproduira plus. Allez, au travail, on discutera plus tard.
Lédara la salua de la tête. Sœur Léliana avait quelque chose d’impressionnant et d’intimidant. Ce qu’elle venait de voir lui prouvait que c’était une femme aux convictions inébranlables, et pourtant pleine de doutes et d’incertitudes, ce qui contrastait avec son attitude habituelle.
La jeune Marchéenne s’éloigna de la tente, pensant revenir un peu plus tard pour les modalités de voyage. Un éclaireur accourut auprès d’elle : l’Ambassadrice souhaitait voir la Messagère quand celle-ci aurait un moment. La jeune femme entra dans la Chantrie et se dirigea vers le bureau de dame Montilyet.
Au même moment, le Commandant sortit de la petite salle de commandement et aperçut la jeune femme entrer dans le bureau de l’Ambassadrice. Il fit mine de ne pas l’avoir vue et continua son chemin, toutefois il s’arrêta devant la porte du bureau restée entr’ouverte, lui permettant d’entendre leur conversation.
- J’aimerrrais parler de vos parrrents, dit dame Montilyet, son accent antivan faisant rouler les consonnes.
- Pourquoi est-ce que mes parents vous intéressent ? répondit Lédara un peu sur la défensive.
- Bien, commença Joséphine dont le ton trahissait une certaine gêne. Nous avons rrreçu un courrrier de la part de votrrre père.
Cullen entendit un bruissement de parchemin que l’on passait de main en main. Un long silence s’ensuivit, le temps que la jeune femme lise la fameuse lettre.
- Je préférerais que vous ne le contactiez pas, répondit enfin Lédara en rendant la lettre à l’Ambassadrice.
- Je le comprrrends tout à fait, dit Joséphine mais puisque les gens ont rrremarqué votrrre rang, les rrressources de votrrre noble famille pourrraient s’avérrrer utiles. Qu’en pensez-vous ? Devrrrions-nous lui demander de soutenir officiellement l’Inquisition ?
- Je connais les difficultés de votre travail, Ambassadrice, dit Lédara dont la voix trahissait à la fois de la colère et une peur qu’elle tentait difficilement de contrôler, mais comprenez ma situation… Je pense que l’Inquisition aura meilleur temps de se passer du soutien de ma famille. Les contacter vous créerait plus de problèmes qu’autre chose.
- Bien, je rrrespecte parfaitement votrrre décision, noble dame, dit enfin Joséphine. Sachez d’ailleurs que tant que vous resterrrez dans l’Inquisition, nous vous offrrrirons notrrre prrrotection.
- Merci, Ambassadrice, murmura Lédara. Puis-je également vous demander que cela reste entre nous ?
- Bien évidemment, répondit Joséphine d’un ton chaleureux. Je n’insisterrrai pas sur ce sujet, mais sachez que d’autrrres le feront. Votrrre lignée n’est pas passée inaperçue auprrrès de Val Royeaux. Cela donne de la légitimité à l’Inquisition, mais pas autant que nous l’espérrrions.
- Pourquoi ? s’étonna Lédara.
- De fait, vous venez d’Ostwick. Les nobles orlésiens trrrouvent les Marches Librrres disons… pittorrresques, dit Joséphine, mesurant chacun de ses mots.
- Orlaïs a un véritable empire alors que les Marchéens ne s’unissent que lorsque des engeances frappent à leur porte, dénigra Lédara.
- Personne ne doute de leur férrrocité quand ce cas se prrrésente. Les Marchéens sont connus pour leur ténacité. D’ailleurrrs, je vous rrremercie de vous accommoder de ce modeste logement. L’héberrrgement, à Darse doit sembler bien spartiate pour quelqu’un de votrrre condition.
- Vous ne devez pas y être habituée vous-même, Ambassadrice, répondit Lédara un peu amusée, car Joséphine n’était pas encore au courant de son changement de chambre.
- On s’adapte, on s’adapte. Je m’occupe, cela m’aide à ne pas penser au cadrrre. Ni au frrroid. Ni aux bêtes sauvages. Ni à l’absence de civilisation sur des lieues à la rrronde. Je ne conçois pas que des gens aient pu venir vivrrre ici avant qu’on ne trrrouve les cendrrres d’Andrasté au Saint temple il y a dix ans.
- Ne vous en faites pas pour moi, lui répondit Lédara en souriant, Darse est parfaitement habitable.
Cullen ne put réprimer un sourire franc. Décidément elle n’était pas une noble comme les autres.
- Vrrraiment ? dit Joséphine d’une mine étonnée. Si c’est ce que vous pensez, je suis heurrreuse de l’entendrrre. Je vous rrremercie du temps que vous m’avez accorrrdé.
- Au fait, lança Lédara, savez-vous quand sœur Léliana a programmé mon prochain départ ?
- Oui, vous devez êtrrre prrrête à partir dans deux jours.
- Je vous remercie, Ambassadrice.
De peur d’être pris sur le fait, Cullen se précipita d’un pas vif vers la sortie, l’air faussement naturel tandis que Lédara sortait du bureau de Joséphine.
La journée s’annonçait calme et la jeune femme allait pouvoir se consacrer à son entrainement ; sur le chemin, elle croisa rapidement la pauvre Dila en panique car elle n’avait pas retrouvé la Messagère dans sa chaumière. Lédara lui expliqua la situation, la rassurant de son mieux, puis rejoignit le terrain d’entraînement. De nombreuses recrues y apprenaient le maniement de l’épée sous le regard de lieutenants, anciennement templiers. Elle s’approcha du mannequin qu’elle avait maintenant l’habitude de prendre pour cible, le regard sombre, et lorsqu’elle allait commencer ses enchaînements, Cassandra l’interpela, lui proposant de s’entraîner ensemble. C’était une bonne idée, un mannequin n’étant pas une cible mouvante ou se défendant. Lédara lui expliqua alors son dessein de devenir ambidextre, que la guerrière comprit tout à fait. L’entraînement en binôme s’avéra fructueux pour les deux femmes, Cassandra donnant des conseils pour attaquer au mieux un guerrier au bouclier, et Lédara lui dévoilant certains points faibles des archers au corps-à-corps. Cependant, la jeune femme remarqua que la technique de la Chercheuse était encore différente de celle des templiers, et que la forme du bouclier changeait également la donne.
L’entraînement des deux femmes attira l’attention des jeunes recrues qui s’étaient arrêtées pour observer leur combat qui était devenu au fil des heures de plus en plus pointu. Les lieutenants ponctuaient chaque coup ou parade de commentaires, profitant de l’aubaine pour exemplifier leur savoir. Toutes deux ne s’étaient pas rendues compte de l’attroupement qui s’était formé autour d’elles tant elles étaient concentrées sur leurs mouvements ; il fallait le reconnaître, elles étaient d’adresse égale, leurs points forts balançant leurs points faibles, et l’issue de ce combat était plus qu’incertaine.
Cependant, la fatigue commençait à se faire ressentir des deux côtés, et Cassandra tenta d’y mettre fin d’un coup de bouclier dont elle avait le secret, et que Lédara ne put éviter. Sûre d’avoir pris le dessus, la guerrière alla pour bloquer son adversaire de son épée, lorsque l’archère dévia son bras et la renversa d’un croche-patte. Les deux femmes se retrouvèrent nez-à-nez, leur arme pointée au visage l’une de l’autre. Cassandra éclata de rire, suivie par Lédara, relâchant toute la tension refoulée. Toutes deux s’étaient défoulées et cela leur avait fait un bien fou. Elles se relevèrent, remarquant enfin le rassemblement qu’elles avaient créé, les recrues applaudissant à cette illustre bataille.
- Bien, j’espère que vous en avez pris de la graine, dit le Commandant qui se tenait un peu en retrait. Allez, tout le monde reprend l’entraînement.
Tous les soldats se remirent immédiatement à l’œuvre, plus que jamais motivés par ce qu’ils venaient de voir. Cassandra s’approcha de Cullen, rangeant son épée dans son fourreau.
- Elle est redoutable, notre Messagère, dit-elle encore essoufflée, vous devriez faire un entraînement avec elle, cela vous changerait à coup sûr des recrues.
- Elle a encore beaucoup à apprendre, répondit-il rapidement tout en observant ses recrues.
- Je serais honorée d’apprendre à vos côtés, dit Lédara à l’adresse du Commandant. A voir les progrès que font les recrues en si peu de temps, vous êtes d’excellent conseil.
- Eh bien, si vous le souhaitez, quand nous aurons un peu de temps devant nous, répondit Cullen en évitant soigneusement de croiser le regard de la Messagère.
Lédara lui fit un signe de tête reconnaissant même si elle savait qu’ils ne trouveraient jamais cette occasion dont il parlait s’il continuait à l’éviter ainsi. Elle prit congé et se dirigea à nouveau vers la Chantrie car elle avait hâte de pouvoir se rafraîchir et changer de vêtements après un tel entraînement.
L’après-midi touchait déjà à sa fin ; un rayon de soleil frappa la façade de la Chantrie, faisant rougeoyer les anciennes pierres de l’édifice. Devant les portes se tenait un jeune soldat, les cheveux marrons coupés courts, petit et menu. Il regardait à droite et à gauche, ne sachant que faire. Il interpela la Messagère quand elle passa devant lui :
- Pardon, j’ai un message pour l’Inquisition, mais j’ai du mal à trouver quelqu’un à qui le délivrer.
- Qui êtes-vous, soldat ? demanda Lédara.
- Cremisius Aclassi, de la Charge du Taureau, une troupe de mercenaires, répondit le soldat au garde-à-vous. On travaille surtout à Orlaïs et dans le Névarra. On a appris que des mercenaires de Tévinter se rassemblaient sur la Côte orageuse. Le commandant de ma troupe, Iron Bull, vous offre gracieusement ces informations. Si vous voulez voir ce que la Charge peut faire pour l’Inquisition, retrouvez-nous là-bas et observez.
- Qu’est-ce que la Charge du Taureau a à offrir à l’Inquisition ? l’interrogea la jeune femme.
- On est loyaux, on est costauds et on remplit nos contrats, répondit-il fièrement. Demandez à Val Royeaux. On a des références.
- Qu’est-ce qu’il faut savoir sur votre commandant ? demanda Lédara, trouvant son nom bien étrange.
- Iron Bull ? c’est un Qunari. Les gros gaillards avec des cornes, vous voyez ? Il se bat en première ligne, il paie bien et il est bien plus malin que le dernier type pour qui j’ai bossé. Mais surtout, il est professionnel. On ne refuse jamais un contrat qui tient la route. Peu importe qui le propose. C’est la première fois qu’il n’applique pas ce principe et qu’il choisit un camp.
- Pourquoi est-ce que votre commandant nous donne cette information ? continua d’interroger Lédara.
- Iron Bull veut travailler pour l’Inquisition. Il pense que vous faites du bon boulot.
- On va étudier votre proposition, conclut la Messagère, ne s’avançant pas pour prendre des décisions à la place des dirigeants de l’Inquisition.
- Merci, répondit Cremicius, vous ne trouverez pas mieux que nous. Venez sur la Côte orageuse, vous nous verrez à l’œuvre.
Le soldat repartit vers les portes du village, rejoignant un groupe d’hommes qui l’attendait au bord du lac gelé. Lédara reprit son chemin et entra dans la Chantrie pour rejoindre sa nouvelle chambre. Dila y avait installé de nouveaux objets tels qu’une petite bassine, des linges propres et un miroir. Cette petite elfe était une adorable personne. Elle s’assit devant le petit miroir disposé sur le bureau et s’observa un instant. Son regard s’assombrit à nouveau au souvenir de la lettre que l’Ambassadrice lui avait fait lire. Son passé la rattrapait inexorablement à cause de la marque et de la notoriété qu’elle lui conférait… Elle chassa rapidement ces pensées de son esprit et entama sa toilette.
Une fois propre et rafraîchie, elle ressortit et se dirigea vers la taverne, espérant y retrouver Varric pour une partie de Grâce Perfide. Mais c’était sur une toute autre personne qu’elle tomba. Séra lui faisait signe de s’asseoir à ses côtés pour boire un verre. Lédara la rejoignit.
- Donc c’est ça, hein ?
Lédara la regarda d’un air interrogatif.
- Oh, tout va bien ! c’est juste que… je m’attendais à ce qu’elle soit plus grosse.
Séra pouffa de rire en ajoutant :
- Ça aurait été drôle si vous aviez été un homme, non ? dit-elle, riant de plus belle. Enfin… En tout cas, arrêter des guerres devrait rapporter plus que ça. Vivement que les choses retournent à la normale pour que je puisse à nouveau me faire du fric. Une autre raison pour que les templiers et les mages renouent le dialogue.
- Les templiers et les mages ? la plupart des gens choisissent un camp, releva Lédara.
- Les gens sont idiots.
- Mais où vous situez-vous dans cette guerre ?
- Au milieu, haussa des épaules Séra, avec tous les autres qui ne sont pas des Trevelyan ou je ne sais quoi d’autre. J’entends parler des mages seulement quand il y en a un qui vire démon ; et j’entends parler des templiers seulement quand ils arrêtent un « soi-disant mage ». Ils sont trop occupés pour chercher à répondre aux vraies questions.
- Ce n’est pourtant pas compliqué, répondit Lédara, il suffit juste de mettre fin à la guerre et de recoudre le ciel.
Séra la regarda d’un œil suspicieux.
- On commence par le plus simple bien sûr, continua Lédara sur le ton de la plaisanterie.
- Vous vous moquez, rit Séra, mais la plupart des gens qui prennent du galon, ils perdent leur humour. Je crois qu’on va bien s’entendre, dame Messagère. Vous avez peut-être vraiment été touchée par la grâce.
- Je veux bien essayer, c’est tout ce que je peux demander des gens, répondit Lédara en esquissant un sourire.
- Ça me va, c’est un investissement après tout.
Les deux femmes levèrent leur chope et trinquèrent au retour à l’ordre. Cette Séra était une bien étrange personne, mais qui avait les pieds sur terre, et cela ne ferait pas de mal à l’Inquisition de posséder ce genre d’esprit dans son giron.
Le jour prévu pour leur départ, Cassandra reprit la route avec la Messagère en direction des Marches Solitaires, accompagnée par Varric et Solas, toujours contents de se dégourdir les jambes, et cette fois-ci de Séra qui voulait absolument les accompagner sur le terrain. En à peine une journée de cheval, ils atteignirent le campement de l’Inquisition qu’ils connaissaient bien. L’automne était bien avancé, les arbres se dénudaient de plus en plus de leurs feuilles, le paysage se dépouillant de ses couleurs vives. Sur place, les éclaireurs indiquèrent au petit groupe où le Garde des Ombres avait été vu pour la dernière fois : c’était proche d’une ferme au bord du lac Luthias. L’équipe ne perdit pas de temps et se dirigea vers le campement relais, puis vers le lac en question. Au loin, ils aperçurent en effet un homme en armure complète qui se tenait en face d’un groupe de paysans au vu de leur accoutrement. Les cinq compagnons s’approchèrent :
« Ils vont vouloir se battre, pas nous. Pensez à bien porter vos boucliers ! On ne se cache pas, on tient, c’est tout. Sinon, ça ne sert à rien ! » disait le soldat aux paysans.
- Blackwall ? C’est vous, Blackwall ? demanda Lédara.
L’homme se retourna, surpris.
- Vous… mais comment vous connaissez mon nom ? Qui vous env…
A ce moment, le soldat, qui s’était approché de Lédara et se tenait à quelques pas, brandit son bouclier pour la protéger d’une flèche. La Messagère se tourna vivement dans la direction d’où provenait ce trait et vit un groupe d’hommes armés, certainement des bandits.
- C’est parti ! s’écria Blackwall, aidez-nous ou partez. On doit d’abord s’occuper de ces idiots.
Il se tourna vers le groupe de paysans :
- Conscrits ! les voilà !
Cassandra fit signe à son groupe de protéger les paysans et de combattre aux côtés du Garde. Ce dernier se montra un guerrier redoutable, ses coups étaient réfléchis et il économisait judicieusement ses forces dans la bataille. Il était parfaitement concentré sur ses gestes, son visage anguleux assombri par le froncement d’épais sourcils noirs. Il portait une barbe mi-longue tout aussi sombre, et ses cheveux étaient tirés en arrière par une demi-queue, dégageant les mèches folles de son visage. Malgré sa petite taille, sa corpulence impressionnait volontiers tout bon guerrier. Il portait l’armure des Gardes des Ombres, ornée d’un Griffon sur la poitrine.
Les bandits ne s’attendaient manifestement pas à voir de tels renforts et battirent rapidement en retraite. Blackwall, voyant la débandade des voleurs, planta son épée au sol et se tourna vers les paysans auxquels il apprenait à se défendre :
- Bien joué, conscrits. Même si ça n’aurait jamais dû arriver. On ne naît pas voleur, on le devient. Reprenez ce qu’ils ont volé. Retournez au travail. Vous êtes libres.
Les paysans se dépêchèrent de récupérer les biens sur les corps des voleurs morts et s’en allèrent soulagés. Lédara et Cassandra s’approchèrent alors du Garde.
- Vous n’êtes pas du coin, vous… lança Blackwall aux deux femmes. Comment vous connaissez mon nom ? Qui êtes-vous ?
- Je connais votre nom parce que j’appartiens à l’Inquisition, répondit Lédara, je mène une enquête sur la disparition des Gardes des Ombres et sur son rapport éventuel avec le meurtre de la Divine.
- De quoi vous parlez ? s’étonna-t-il, les Gardes et la Divine ? Impossible. Si vous enquêtez, c’est que vous n’avez pas de preuve. Je ne savais même pas qu’ils avaient disparu. Mais c’est comme ça. L’Enclin est fini, mission accomplie, les Gardes se font vite oublier. Mais je peux vous dire une chose : les Gardes n’ont pas tué la Divine. Notre mission n’est pas politique.
- Je n’accuse pas les Gardes, pas encore, répondit calmement Lédara, je me renseigne simplement. L’Inquisition n’a trouvé que vous, où sont les autres ?
- Je n’ai pas vu de Gardes depuis des mois, répondit honnêtement Blackwall, je voyage seul, je fais du recrutement. Mais l’Archidémon est mort et sans Enclin à l’horizon, la mobilisation n’est pas vraiment nécessaire. Des traités donnent aux Gardes le droit de prendre ce qu’on veut, qui on veut.
Blackwall se tourna vers les cadavres des voleurs qu’ils venaient de tuer.
- Ces idiots ont cherché la bagarre, donc j’ai « conscrit » leurs victimes, reprit-il, je leur ai dit de se défendre, ils étaient forcés de m’obéir. Ils n’auront plus besoin de moi. Les Gardes savent inspirer les gens, leur montrer qu’ils sont capables de plus.
- J’ignorais que les Gardes pouvaient prendre ce qu’ils voulaient, remarqua Lédara.
- C’est compliqué, répondit Blackwall, en cas d’Enclin, nous avons besoin de l’effort de chacun pour l’arrêter, et ces traités ne datent pas d’hier. En dehors des Enclins, c’est surtout une affaire de persuasion.
- Vous ne savez pas du tout où les autres Gardes auraient pu aller ? insista la Messagère.
- Ils ont peut-être rejoint notre forteresse de Weisshaupt dans les Anderfels, tout au Nord. A part ça, je ne vois pas vraiment…
- Pourquoi vous n’avez pas disparu comme les autres ? lança Cassandra, suspicieuse.
- Peut-être que je le devais… réfléchit Blackwall, peut-être que je devais recevoir de nouvelles directives et que le messager s’est perdu en chemin. J’étais censé recruter seul, et ce, pendant plusieurs mois… voire plus.
- Bien, merci Garde Blackwall, soupira Lédara, mais qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
Lédara se détourna du Garde et fit signe aux autres qu’ils repartaient, la situation ne menant nulle part.
- Agents… de l’Inquisition, c’est ça ? Attendez ! s’écria Blackwall. La Divine est morte, le ciel est déchiré. Dans ces moments-là, c’est presque pire d’être absent que d’être impliqué.
Lédara le regarda droit dans les yeux et acquiesça d’un signe de tête, l’encourageant à finir de dire ce qu’il avait en tête.
- Puisque vous voulez changer les choses, continua-t-il, vous avez peut-être besoin d’un Garde, comme moi.
- L’Inquisition ne refuse jamais de l’aide, mais, tout seul, que ferez-vous ? lui demanda Lédara.
- Sauver ce putain de monde, tiens. Bon, je n’ai peut-être pas l’habitude d’affronter des démons tous les jours, mais comme tout le monde, après tout, non ? Et encore une fois, il y a les traités. Ce n’est peut-être pas un Enclin, mais nous sommes en situation de crise. Les gens les appliqueront. Les Gardes des Ombres sont respectés par beaucoup.
Lédara lança un regard à Cassandra, qui approuva d’un bref signe de tête.
- Garde Blackwall, l’Inquisition accepte votre requête, dit-elle alors en lui tendant la main.
- J’en suis ravi. On a tous besoin d’en savoir plus, et je crois que j’ai passé assez de temps tout seul. Garde Blackwall au service de l’Inquisition, ajouta-t-il solennellement en saluant les deux femmes.
Le Garde se joignit alors au reste du groupe et les accompagna jusqu’au campement le plus proche. Là, Cassandra écrivit à Léliana pour l’informer de la situation et prendre ses nouvelles directives. En attendant une réponse, Blackwall soumit plusieurs hypothèses sur les déplacements possibles des Gardes, privilégiant une rumeur qui les aurait conduits sur la Côte orageuse. Ce nom rappela soudain à Lédara la visite du soldat de la Charge du Taureau, troupe de mercenaire qui proposait son aide à l’Inquisition. Elle demanda alors à la Chercheuse de pouvoir directement y aller, accompagnée de leur nouvelle recrue afin de savoir ce qu’étaient devenus les Gardes. La proposition de la Messagère ne lui posait pas de problème, mais elle voulait attendre la réponse de la Maître-espionne avant de repartir.
La réponse de Léliana ne se fit pas attendre longtemps, car le lendemain un corbeau arriva. Cassandra devait se rendre le plus vite possible au Refuge de Thérinfal, lieu où le Seigneur Chercheur Lucius avait emmené tous les templiers qui l’avaient rallié, afin de parlementer avec lui. Ainsi, il fut décidé que Lédara mènerait le groupe de l’Inquisition en l’absence de Cassandra en direction de la Côte orageuse. La Chercheuse lui faisait suffisamment confiance pour lui donner les pleins pouvoirs sur place. De son côté, Cassandra partirait avec un contingent de soldats pour le Refuge de Thérinfal où devaient se trouver les templiers.
Lédara prit ses responsabilités avec sérieux et partit le jour même, accompagnée de Varric, Solas, Séra et Blackwall pour la Mer d’écume. Le voyage leur prendrait six jours si les chevaux tenaient bien la route.
Ce fut après dix bonnes journées de voyage que le groupe arriva, le mauvais temps les ayant grandement ralentis. Ils furent alors étonnés de trouver l’Eclaireuse Harding qui avait installé un campement avec trois de ses subalternes.
- Votre Grâce ! s’exclama l’Eclaireuse Harding en voyant arriver la Messagère qui tressaillit quand elle entendit le titre de « Grâce ». Ça vaut ce que ça vaut, mais bienvenue sur la Côte orageuse. Sœur Léliana m’a demandé de vous devancer pour préparer le terrain, dès qu’elle a su pour votre séjour ici. En revanche, je vous en aurais informée plus tôt, mais nos efforts ont été… retardés.
- Comment cela ? l’interrogea la Messagère, déjà plus que contente de la présence de la jeune Harding.
- Un groupe de bandits sévit dans la région, expliqua la jeune femme naine. Ils connaissent bien les lieux et ils donnent du fil à retordre à notre petite équipe. Certains de nos soldats sont allés s’entretenir avec leur chef, on est toujours sans nouvelle.
- Je vais faire mon possible pour retrouver nos camarades, répondit Lédara.
- Merci, Votre Grâce. C’est un soulagement. Les soldats ne connaissaient pas la position exacte des bandits, mais ils ont commencé leur inspection plus loin sur la plage. Avec tout ça, on n’a pas non plus réussi à mener de véritables recherches pour retrouver les Gardes.
- Depuis quand êtes-vous arrivés ? demanda Varric, impressionné par l’efficacité de la jeune naine.
- Deux jours environs, répondit-elle tout naturellement. Eh bien, bonne chance, conclut-elle en saluant la Messagère, et profitez de l’air marin, il paraît que c’est bon pour le moral.
La petite équipe commença par explorer un peu les environs du campement. Il était situé sur une falaise moyennement élevée surplombant la plage, au bord de la Mer d’écume qui séparait le royaume de Férelden des Marches Libres. Celle-ci était particulièrement remontée ce jour-là, les vagues venant se briser sur les récifs et les falaises, ou encore léchant les plages en faisant gronder les galets.
- La Mer d’écume, soupira Varric, quelque part de l’autre côté de cette eau se trouve Kirkwall.
- Je n’ai pas pris la mer depuis longtemps, remarqua Blackwall, la route jusqu’à Darse a dû être un vrai périple.
- Entre la charmante compagnie de Cassandra et les états d’âme de Cullen, c’était un régal, ricana Varric.
- Cullen ? demanda Blackwall, ne connaissant pas encore les membres de l’Inquisition.
- Le Commandant de l’Inquisition, lui expliqua Varric, anciennement Chevalier-sous-capitaine à Kirkwall. Enfin, il faut dire qu’il en a vécu des choses, là-bas. Se soulever contre son supérieur devenu fou… Il a du cran, ce petit.
Lédara ferma les yeux. C’était bien lui.
La pluie ne cessait de tomber ce qui rendait certains sentiers glissants et parfois impraticables. En contrebas, ils aperçurent une troupe qui combattait férocement contre des soldats de l’Empire Tévintide, reconnaissables à leur tenue aux couleurs des sables et leur casque surmonté d’une pointe. Ce devait être la fameuse Charge du Taureau qui était venue signaler leur présence à l’Inquisition. Lédara donna l’ordre de s’approcher du combat sans pour autant y participer, car ils avaient l’air de très bien s’en sortir. Tous observèrent alors la troupe de mercenaire à l’œuvre jusqu’à la fin de l’affrontement.
- Charge ! Repos ! lança le commandant de la troupe de mercenaire une fois le calme revenu sur la plage.
C’était un homme d’une taille surhumaine, bâti comme un taureau, le torse et les épaules larges. C’était bel et bien un Qunari : sa peau était d’un gris légèrement teinté de brun, et sa tête, striée de cicatrices, était surmontée de deux immenses cornes noires aussi larges que celles d’un taureau. L’un de ses yeux était marron avec des reflets métallisés, l’autre étant masqué par un cache-œil ; il avait un petit nez aplati et des oreilles allongées, ressemblant à celles des elfes. Son armure ne consistait qu’en un harnais couvrant son épaule gauche, laissant son poitrail à nu et dévoilant sa puissante musculature, une multitude de cicatrices et un tatouage tribal qui recouvrait toute son épaule gauche jusque dans son dos. Il portait une large ceinture qui protégeait son ventre et retenait un simple pantalon renforcé sur les cuisses, et de grosses bottes de marche montant jusqu’en dessous du genou.
- Crem ! alors ? lança-t-il au soldat que Lédara avait rencontré à Darse.
- Cinq ou six blessés patron, pas de morts ! répondit ce dernier.
- Ça c’est ce que j’aime entendre. Laissez les matadors finir et ouvrez les tonneaux.
Le Qunari s’approcha de la petite troupe qui était restée en retrait pendant leur combat contre les Tévintides.
- Donc vous êtes avec l’Inquisition, hein ? lança le commandant de la troupe. Ravi que vous ayez pu venir. Asseyez-vous, les boissons arrivent.
- Iron Bull, je présume, nota Lédara.
- Mes cornes me trahissent à ce que je vois, dit-il de sa voix rauque et profonde, le sourire aux lèvres.
Le Qunari alla s’asseoir sur un grand rocher, invitant la Messagère à en faire de même. Le dénommé Crem s’approcha d’eux pour faire son rapport à son commandant.
- Vous devez vous souvenir de Cremicius Aclassi, présenta le Qunari, mon lieutenant.
- Ravi de vous revoir, dit-il à Lédara, puis il se tourna vers Iron Bull. Les matadors ont terminé, patron.
- Déjà ? Revérifiez. Je ne veux pas qu’un seul de ces bâtards tévintides ne s’en tire. Je ne parle pas de vous, Crem.
- Il n’y a pas de mal. Au moins un bâtard sait qui est sa mère, contrairement à vous…
Cremicius s’éloigna pour retourner auprès des hommes de la Charge.
- Bon… Vous nous avez vus combattre, reprit le Qunari, on est cher, mais vous en aurez pour votre argent, et je suis sûr que l’Inquisition a les moyens.
- Combien cela coûterait, au juste ? demanda la Marchéenne.
- A vous personnellement, ça ne vous coûterait rien. A moins que vous ne vouliez nous payer un coup après. Votre Ambassadrice, comment c’est déjà… Joséphine, on passerait par elle pour les paiements. Mais ne vous en faites pas pour l’argent. Tout ce qui compte, c’est qu’on le vaut.
- La Charge a l’air de bonne compagnie, remarqua Lédara, se souvenant surtout de son efficacité au combat.
- C’est le cas. Mais il n’y a pas qu’eux, il y a moi aussi, dit-il d’un ton presque enjôleur : il savait qu’il avait du charme. Vous avez besoin d’un garde du corps d’envergure, et je suis votre homme. Démons, dragons… je m’occupe de tout. Et une dernière chose (son ton devint plus sérieux) : je ne sais pas si cela va vous rassurer ou vous énerver. Les Ben-Hassrath, ça vous dit quelque chose ?
- Jamais entendu parler, répondit Lédara, intriguée.
- C’est un ordre qunari en charge des renseignements, de la loyauté, de la sécurité… tout ça. Ce sont des espions, en gros. Ou devrais-je dire… On est des espions. Les Ben-Hassrath se méfient de la Brèche : une magie pareille, non contrôlée, ça pourrait causer de sérieux dégâts. On m’a ordonné de rejoindre l’Inquisition, de me rapprocher de son commandement et de rapporter ce qui se passe. Mais je reçois aussi les rapports des agents Ben-Hassrath dispersés à travers Orlaïs. Engagez-moi et je partagerai tout ça.
- Vous êtes un espion Qunari, et vous me dites cela, comme de rien ? rétorqua Lédara, surprise par cette sincérité presque suspecte.
- Je ne sais pas ce qui s’est passé à ce Conclave, mais ça n’avait rien de bon. Il faut refermer cette Brèche. Donc tout ce qui importe, c’est que je sois de votre côté.
- Mais rien ne vous obligeait à me le dire, continua-t-elle.
- L’Inquisition ne s’appelle pas comme ça pour rien, dit Iron Bull en riant, elle m’aurait démasqué tôt ou tard. Mieux vaut que vous l’appreniez par moi.
- Qu’est-ce que vous raconteriez dans vos rapports ? demanda Lédara, le prenant maintenant tout à fait au sérieux.
- De quoi satisfaire mes supérieurs, rien qui ne compromette vos opérations. Les Qunari veulent savoir s’il faut lancer une invasion au cas où le monde courrait à sa perte. Laissez-moi juste leur donner quelques informations, ça les rassurera. Tout le monde y gagne.
- Qu’est-ce que vous comptez partager de ces rapports des Ben-Hassrath ?
- Les déplacements ennemis, les activités suspectes, les derniers ragots… un peu de tout, résuma Iron Bull. Comme ça, ça ne paraît pas grand-chose, mais si votre Maître-espionne sait faire son boulot, elle saura en tirer parti.
- Elle ? releva la Messagère.
- J’ai fait mes recherches, sourit le Qunari, et j’ai toujours eu un petit faible pour les rouquines.
Lédara le regarda en haussant un sourcil. Elle prit un moment pour réfléchir, pesant le pour et le contre. Enfin, elle lui répondit :
- Vous faites valider vos rapports par Léliana et n’envoyez rien qu’elle n’ait pas approuvé. Si je découvre que ce n’était qu’une entourloupe, si vous compromettez l’Inquisition, nous nous chargerons de vous arracher les tripes.
- Rien de plus normal, répondit Bull qui retrouva son ton enjôleur. Crem ! Dites aux hommes qu’ils pourront finir de boire sur la route, la Charge vient d’être engagée.
- Et les tonneaux, patron ? dit son lieutenant désespéré, on vient juste de les ouvrir, à la hache…
- Démerdez-vous pour les refermer. Vous êtes Tévintide, non ? Essayez la magie du sang, marmonna-t-il enfin.
Lédara partagea alors quelques informations sur sa mission actuelle avec le Qunari, lui exposant la disparition des Gardes des Ombres. L’aide de la Charge du Taureau était la bienvenue au vu de la situation, puisque des bandits rôdaient et entravaient les recherches. Iron Bull se proposa de rejoindre la petite équipe, laissant son lieutenant Crem diriger la troupe des mercenaires. Lédara accepta, sa force et son envergure pouvant s’avérer très utiles.
La Charge reprit alors les recherches sur la plage, l’Inquisition remontant dans les terres. C’est là qu’ils aperçurent de vieilles maisons abandonnées que Lédara décida d’aller explorer. Ils entrèrent dans l’une d’elles, trouvant des corps sans vie, allongés sur le sol.
- Sûrement les soldats disparus, dit Lédara qui avait reconnu l’uniforme de l’Inquisition.
- Assassinés, murmura Varric. Merde…
- Regardez aux alentours, lança la Messagère au reste du groupe, ceux qui ont fait cela auront peut-être laissé quelque chose derrière eux.
La maison tenait à peine debout, mais offrait un abri suffisant pour la pluie. Deux tables en tréteaux subsistaient encore, et Bull s’approcha de l’une d’elles, trouvant un papier froissé :
- Regardez ça, dit-il, ils nous ont laissé un message : « Nous n’avons pas notre mot à dire. Ils essaient de s’installer sur la rive, et nous avons des ordres. Nous sommes l’épée, pas la main qui la brandit. C’est vous qui m’avez appris cela. S’ils sont dignes, alors qu’ils viennent avec le blason de Miséricorde ; les Lames d’Hessarian les écouteront. Vous, vous risquez simplement de vous faire bannir, ou pire encore. »
- Alors nos hommes ont été abattus par un groupe appelé « les Lames d’Hessarian » ? murmura Lédara à elle-même.
- Si cela vous intéresse, continua Bull, on dirait qu’on peut défier leur chef.
- Ils ont des traditions, ajouta Blackwall, ces hommes ne faisaient que suivre un code. Si l’Inquisition peut gagner leur loyauté, on pourrait les ramener dans le droit chemin.
Lédara avait fouillé la deuxième table, trouvant des cartes :
- On dirait qu’ils sont campés un peu plus loin sur la plage, dit-elle en examinant les cartes humides et légèrement effacées.
Elle réfléchit un moment, puis donna ses ordres :
- Séra et Blackwall, retournez au campement de l’Inquisition, il faut que l’on récupère les corps des soldats morts, pour leurs familles.
- Bien ! on part de suite, répondit la petite elfe.
- Ensuite, Iron Bull, en quoi consiste ce blason ? peut-on le fabriquer ?
- C’est un morceau de pierre de serpent attaché à une corde, j’en ai vu en montant sur cette colline.
- Allez en chercher alors, et rejoignez-nous ici.
- Bien, chef.
Le Qunari partit aussitôt en direction du petit gisement de pierre qu’il avait repéré. Très vite, il revint avec de petits éclats sombres aux reflets verts émeraude qu’il avait déjà attachés au bout d’une ficelle et qu’il donna à la Messagère. Elle l’accrocha autour de son cou, le mettant en évidence sur sa poitrine.
- Bien, dit-elle, allons voir ce qu’il en est.
Tous la suivirent, Solas, Varric, et Iron Bull. Ils se repérèrent dans un premier temps sur la carte, observant la plage et les falaises autour d’eux. Puis, leur situation géographique établie, ils suivirent une ancienne route à travers les bois pour rejoindre la côte. La base des « Lames d’Hessarian » était en retrait dans un petit vallon entre deux hautes falaises. Ils s’approchèrent des fortifications et virent deux hommes qui surveillaient une lourde porte de bois. A leur approche, les deux gardes ne bougèrent pas car ils avaient remarqué le blason autour du cou de la jeune femme. Ils ouvrirent même les portes pour laisser entrer le petit groupe.
Le fort semblait être installé là depuis longtemps au vu de l’état des baraquements. Plusieurs hommes et femmes discutaient, assis sur des bancs ou soignant des chiens de garde dans des enclos. Mais tous semblaient tendus, comme s’ils attendaient quelque chose qui n’arrivait pas. Les quatre compagnons s’approchèrent du feu de camp, cherchant des yeux le chef des bandits. Ce dernier se montra enfin alors qu’il sortait d’une petite cabane. C’était un homme d’une quarantaine d’années, grand et qui semblait redoutable. Il avait des cheveux longs et sales retenus en un catogan et il portait une longue barbe drue. Ses yeux étaient froids, ses sourcils froncés. Il n’y avait rien d’engageant en cette personne. L’homme s’approcha du groupe d’intrus, et vit le blason au cou de la jeune femme.
- Vous seriez donc prête à défier les Lames d’Hessarian ? lui dit-il d’un ton menaçant.
Lédara s’avança d’un pas, cachant son appréhension.
- Vous avez tué des soldats de l’Inquisition, répondit-elle, nous ne pouvons pas tolérer cela.
- C’est la justice que vous voulez ? Venez la chercher.
Le chef dégaina son arme, une immense hache qu’il tenait à deux mains ; Varric, Solas et Iron Bull, le voyant faire, se préparèrent également à combattre, mais l’homme les arrêta net :
- C’est un duel ! c’est votre chef qui me défie, elle seule me combattra.
Lédara leur fit signe de ranger leurs armes et leur dit à voix basse :
- Si cela tourne mal, vous interviendrez.
La Messagère confia son arc à Solas et sortit ses deux dagues. Elle allait voir si son entraînement avait payé… ou non. Elle prit une grande inspiration, et rejoignit le chef des Lames d’Hessarian au centre du fort. Tous les autres membres firent cercle autour d’eux pour assister à l’affrontement.
Le chef frappa le premier : il leva sa hache et l’abattit sur Lédara qui l’esquiva sans difficulté. Il réitéra son assaut qu’elle évita à nouveau. La lenteur de son adversaire allait être un atout pour l’archère. Elle fit tourner une fois ses dagues dans ses mains, mesurant sa prise, puis au troisième coup de son ennemi, attaqua son flanc d’un geste vif, se retrouvant derrière lui. Aussitôt, elle se précipita sur son dos, mais celui-ci para le coup juste à temps. Elle recula alors de quelques pas pour tenir ses distances, puis ils se jaugèrent, essayant de deviner la prochaine attaque de l’autre. L’homme se précipita alors sur elle avec sa hache, et la jeune femme prit le parti d’esquiver sans répliquer pour le fatiguer. Il abattit son arme ainsi plusieurs fois, ses mouvements se faisant de plus en plus lents. De là, Lédara le prit par surprise : lors d’une nouvelle esquive, au lieu de s’éloigner, elle vint planter l’une de ses dague dans sa cuisse. Elle avait remarqué qu’il ne portait pas d’armure à cet endroit, seul son torse et ses bras étaient couverts. L’homme poussa un cri de colère et fit virevolter sa hache sur le côté, manquant de peu la jeune femme. Elle revint à la charge et élargit la blessure du chef, qui posa genou à terre. Lédara le désarma et glissa sa dague sous sa gorge :
- Capitulez, dit-elle fermement.
- Le combat ne sera fini que quand l’un de nous deux sera mort, grogna-t-il.
A ce moment, il attrapa la jeune femme par le col et la fit passer par-dessus lui, la plaquant au sol. Elle en eut le souffle coupé, mais le temps qu’il récupère son arme, elle se releva et évita la hache qu’elle entendit siffler au-dessus de sa tête. Le chef s’était lui aussi relevé, son visage rouge de colère. Il s’acharna sur elle avec sa hache, ses mouvements s’accélérant sous l’effet de l’adrénaline. Lédara avait de plus en plus de peine à suivre, et tomba à plusieurs reprises, perdant l’une de ses dagues. Elle ne vit plus qu’une solution : il fallait qu’elle s’approche suffisamment de lui pour atteindre son cou qui n’était pas protégé. Au lieu d’esquiver, elle para le coup, déviant la hache de sa trajectoire mais ne l’empêchant pas de la blesser à la cuisse ; de ce mouvement elle prit son élan et sauta à hauteur de la tête du chef et planta d’un coup assuré sa dague entre le cou et l’épaule. L’homme s’arrêta net, lâcha son arme et s’effondra de tout son poids sur le sol trempé.
Un lourd silence se fit dans l’assemblée, puis les hommes d’Hessarian se mirent à applaudir la jeune femme. La tension qui s’était ressentie en entrant dans le fort s’évapora, laissant place à un sentiment de soulagement. Solas se précipita sur la Messagère qui était à genoux à côté du corps mort pour observer sa blessure.
- Une égratignure, c’est tout, le rassura-t-elle à mi-voix.
- Laissez-moi malgré tout appliquer un peu d’elfidée, répondit Solas, ne lui laissant pas le choix.
Iron Bull était resté bouche-bée devant ce petit bout de femme qui avait vaincu à elle seule ce géant bourru. Il applaudit avec les autres, non mécontent d’avoir proposé ses services à cette Inquisition. Un des hommes d’Hessarian s’approcha de la jeune femme pour l’aider à se relever.
- Votre Grâce, dit-il la mine réjouie, nous avons entendu parler de vous et de votre pouvoir sur les failles. Les Lames d’Hessarian sont à votre service. Si vous voulez des yeux sur la Côte, nous sommes là.
- Je n’ai jamais entendu parler des Lames d’Hessarian, lui répondit Lédara, intriguée et se remettant gentiment de son combat.
- Notre travail est souvent mal compris, mais nous servons Andrasté… ainsi que quiconque se montre digne de nous employer.
- Vous et vos Lames travaillez pour l’Inquisition, maintenant ? lui demanda-t-elle, étonnée.
- Nous travaillons pour vous, mais je suppose que cela revient au même, Votre Grâce.
- Donc vous ne nourrissez aucune rancune après ce qu’il est arrivé à votre ancien chef ? demanda encore Lédara.
- Cet homme était une ordure, répondit-il amèrement, vous n’étiez pas la première à lui tenir tête. Personne n’avait encore gagné, c’est tout. Nous sommes ravis. Et puis, je préfère largement confier ma vie à la Messagère d’Andrasté.
Lédara le remercia d’un signe de la tête. Elle n’était pas encore remise de ce qui venait de se passer, mais était malgré tout contente que cela se soit bien terminé. Les Lames proposèrent à l’ensemble du groupe de se reposer au fort, ils avaient tout ce qu’il fallait et la nuit ne tarderait pas à tomber. La Messagère accepta avec gratitude.
La soirée fut festive à la petite forteresse, les Lames ayant préparé deux beaux béliers pour leurs visiteurs et nouveau chef. Après le repas, Lédara discuta avec les différents membres des Lames et put enfin se souvenir de qui était Hessarian : c’était le soldat qui, par pitié, avait planté son épée dans le cœur d’Andrasté alors qu’elle brûlait vive sur le bûcher. Ce geste avait fait de lui l’instrument du Créateur car on racontait qu’Il lui aurait insufflé ce geste salvateur pour la jeune prophétesse qui aurait alors rejoint le Divin à ses côtés dans la Cité d’Or.
Après une nuit de repos, et surtout de réflexion pour Lédara, les quatre compagnons se préparèrent à repartir aux premières lueurs du jour. La pluie était tombée en continu durant toute la nuit et n’avait toujours pas cessé ; elle était plus fine et se limitait maintenant à quelques averses. Avant de repartir, Lédara demanda aux Lames de les aider dans leurs recherches. Tous se portèrent volontaires et partirent en petits groupes à travers les bois et sur les plages pour retrouver une quelconque trace des Gardes des Ombres, les invitant à rester au fort qui serait le point de rendez-vous de toutes les équipes. Lédara les remercia infiniment de leur aide et de leur gentillesse, qui contrastaient avec les premières relations qu’ils avaient eues en arrivant sur la Côte. Vers la fin de la journée, toutes les équipes revinrent, l’une d’entre elles guidant la Charge du taureau qu’ils avaient croisée.
Les recherches ne furent pas complètement inutiles : quatre campements montés à la hâte avaient été découverts, et les Lames avaient ramené tout élément pouvant être un indice. Ainsi, Lédara avait entre les mains plusieurs notes écrites par des Gardes et un petit journal. Cependant, tous les campements avaient été désertés voici plusieurs jours, voire une bonne semaine. La Messagère prit alors congé des Lames, puis rejoignit le campement de l’Inquisition où Séra et Blackwall attendaient ses ordres. Elle voulait voir avec ce dernier ce qu’il pensait de ces notes éparses : toutes indiquaient que les Gardes cherchaient quelqu’un en particulier, et que cette recherche les avait fait partir de la Côte. Elles mentionnaient également qu’ils entendaient les engeances sous la terre.
- Hum, oui, confirma Blackwall, nous pouvons ressentir les engeances quand elles s’approchent de nous.
- Vous les entendez, ici ? lui demanda Lédara, intriguée.
- Non, pas vraiment, répondit-il simplement.
Lédara soupira. Elle n’avait pas beaucoup d’éléments à rapporter à Léliana, mais le peu qu’elle avait découvert confirmait les doutes de la Maître-espionne. Il devait se passer quelque chose en lien avec les Gardes des Ombres. Leur disparition restait un mystère.