Inquisition

Chapitre 6 : Le capitaine de la Charge

10562 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 01/08/2025 11:12

-    Par le Créateur, regardez, murmura Blackwall, les yeux rivés sur la Brèche. C’est tellement plus facile de l’ignorer quand elle est loin. Et vous qui l’avez traversée, dit-il en se tournant vers la Messagère d’Andrasté, d’en être aussi proche…

Lédara était de retour à Darse avec son équipe, suivie de Blackwall et d’Iron Bull qui menait sa troupe de mercenaires. Ils remontaient le chemin et s’approchaient des écuries, faisant marcher leurs chevaux fatigués.

-    Si les soldats de l’Inquisition ne m’avaient pas sauvée, je ne sais pas ce qui serait arrivé, lui répondit-elle.

-    Les soldats de l’Inquisition ? Ce n’est pas ce qu’on m’a dit, dit-il en référence à Andrasté.

Lédara garda le silence.

-    La Brèche, la mort de la Divine, les Gardes, soupira-t-il enfin, cela n’a pas de sens. On ignore tant de choses.

-    Vous faites déjà partie de la bande à ce que je vois, lança Lédara pour égayer la conversation.

-    C’est trop tôt ? je travaille mon esprit d’équipe, répliqua-t-il en plaisantant. Bon, vous en savez déjà un peu sur moi. Mais vous… Quel est votre rôle dans tout ça ?

-    C’est tellement compliqué, difficile de dire où j’interviens.

-    J’imagine qu’on verra ça sur le tas, conclut Blackwall. Personnellement, je veux juste retrouver les salauds qui ont tué la Divine. Ils nous doivent des réponses.

Arrivés devant les écuries, ils laissèrent les chevaux s’abreuver pendant qu’ils les dessellaient. Dennet prit le relais avec deux de ses anciens palefreniers qu’il avait fait venir à Darse pour l’aider dans sa tâche. Varric, Solas et Séra quittèrent le groupe pour reprendre leurs aises dans leurs quartiers, alors que Lédara conduisit Blackwall et Iron Bull pour un débriefing auprès de Léliana. Ce fut seulement les deux nouveaux venus présentés qu’elle se retira dans sa propre chambre, non contente de pouvoir se débarrasser de ses vêtements encore trempés de la pluie subie pendant de nombreuses journées.

Cassandra était revenue à Darse depuis deux jours, et Lédara se réjouissait de savoir comment son séjour au Refuge de Thérinfal s’était passé. La nuit allait bientôt tomber, elle chercha alors la guerrière près de l’armurerie où cette dernière avait l’habitude de déposer ses armes pour l’affutage. En effet, la Messagère l’y trouva, et toutes deux discutèrent en rentrant dans l’enceinte du village.

-    Alors, ce séjour à Thérinfal, concluant ? demanda Lédara.

-    Pas du tout, répondit la Chercheuse déçue. Le Seigneur Chercheur Lucius n’a même pas daigné me faire entrer dans la forteresse. J’ai campé plusieurs jours devant les portes, pensant l’avoir à l’usure… Mais rien. C’est comme si je n’étais pas assez importante à ses yeux pour susciter son intérêt. Je ne le reconnais plus.

-    Et les autres templiers, ont-ils réagi à votre venue ?

-    Non, ils avaient pour ordre de m’ignorer, on dirait, soupira Cassandra. Cela nous oblige à aller voir les mages de Golefalois en premier. Au moins eux sont ouverts à la discussion… Peut-être que les templiers réagiront à cette visite.

-    En effet, même si j’ai trouvé notre rencontre avec la Grande Enchanteresse Fiona étrange, dit Lédara, ne cachant pas ses impressions.

-    Vous aussi ? sourit la Chercheuse, dans tous les cas, nous verrons bien ce qu’il en est. Léliana, Joséphine et Cullen nous ont donné leur accord pour aller les trouver.

-    Bien, soupira Lédara, nous repartirons donc bientôt ?

-    Pas avant une semaine, ne vous inquiétez pas, lui répondit Cassandra en souriant. Et j’ai entendu dire que vous vous en étiez parfaitement bien sortie à la Côte orageuse.

-    Si perdre trois soldats, c’est bien s’en sortir…

Lédara baissa la tête, repensant aux soldats retrouvés morts à cause du chef des Lames d’Hessarian.

-    Vous avez rallié un Ordre qui nous sera fidèle, et qui sera dorénavant nos yeux sur la Côte. Je vois cela plutôt d’un bon œil. Et pour la mort de ces soldats, vous avez fait ce qu’il fallait. Leurs familles sont très reconnaissantes de pouvoir faire des funérailles décentes pour eux.

Lédara regarda la Chercheuse, la remerciant de sa sollicitude, et l’invita à la taverne pour lui offrir un verre. Une rumeur disait qu’un groupe d’éclaireur avait déniché une bonne cuvée de vin qui méritait qu’on la goûte. Cela ne déplut pas à Cassandra, bien au contraire. En entrant dans la taverne, les deux femmes virent Blackwall, Iron Bull, Séra et Varric installés à une table et jouant allègrement à la Grâce Perfide. Varric les invita à les rejoindre, mais elles refusèrent poliment car elles souhaitaient discuter tranquillement. Toutefois, Lédara en profita pour présenter à la Chercheuse le dernier membre à avoir rejoint l’Inquisition et qui semblait avoir passé les tests de la Maître-espionne. Enfin, elles s’assirent dans un coin de la pièce, à une petite table leur offrant un peu d’intimité. Une fois le vin apporté, elles trinquèrent, heureuses toutes les deux de se retrouver, sans cependant le dire à voix haute.

-    Je ne connais pas très bien l’Ordre des Chercheurs… commença Lédara un peu gênée de déranger la guerrière avec ses questions.

-    Les Chercheurs de la Vérité ont vu le jour lors de la première Inquisition, raconta Cassandra qui était encline à la discussion. Il y a bien longtemps, lorsqu’elle faisait encore partie de la Chantrie. Les Chercheurs étaient au-dessus des templiers. Ils les surveillaient, et s’occupaient des événements magiques que ces derniers ne pouvaient pas gérer. Ils étaient censés être incorruptibles, au-dessus de tout soupçon. Mais la pratique est souvent bien loin de la théorie.

-    Mais que sont les Chercheurs, au juste ?

-    Ceux qui ont déjà entendu parler de nous pensent qu’on est des templiers, continua la Chercheuse, mais nous, on ne se sert pas du lyrium. Nos capacités sont différentes, tout comme l’était notre rôle, à la base. On éduquait les templiers et on n’avait de comptes à rendre qu’à la Divine… Et encore, pas tout le temps.

Cassandra but une gorgée de vin.

-    Donc, personne ne supervisait les Chercheurs ? en déduisit Lédara.

-    C’était la fonction de la Divine, répondit-elle en posant son verre, mais comme on lui cachait la vérité, elle ne pouvait pas faire grand-chose. Les templiers nous ont toujours craints. Quand un Chercheur arrivait dans un Cercle, ils savaient que les ennuis n’étaient pas loin. C’est un pouvoir assez troublant. Vous vous mettez à croire que vous êtes la seule capable de régler les problèmes dans le monde. Si vous ne voyez pas un problème, c’est qu’il n’existe pas. Si votre interlocuteur insiste, c’est lui qui est aveugle.

-    Vous pensez que ce genre de corruption peut être réglé ? demanda Lédara avant de recommander un peu de vin.

-    Probablement, mais il faudrait que les Chercheurs acceptent de changer. Et cela, ils étaient vraiment contre. Paradoxalement, ils ont dû renoncer à toutes leurs convictions pour éviter le changement. Au fond de mon cœur, je sens qu’ils peuvent être sauvés. Mais il leur faudra une aide extérieure.

Une lueur étrange brilla dans les yeux de Cassandra, cette même lueur qui brillait quand elle percevait de l’espoir là où tous les autres s’étaient détournés.

-    Pourquoi votre Ordre s’est-il retourné contre la Chantrie ? demanda Lédara, désireuse d’en savoir plus.

-    A l’origine, les Chercheurs étaient liés à la Chantrie par un traité qui stipulait que cette dernière garderait les mages sous leur contrôle. Mais il semblerait que Sa Sainteté ait tacitement autorisé les Cercles des mages à voter pour leur indépendance, violant ainsi le traité. Les Chercheurs, sûrs de leur droit, menèrent alors les templiers dans une guerre pour restaurer la justice.

-    Vous ne semblez pas approuver, remarqua la Marchéenne.

-    On savait ce qui se passait à Kirkwall, expliqua Cassandra, d’où est partie la rébellion des mages. On connaissait l’existence des rapports sur les exactions du Chevalier-capitaine Mérédith et de ses hommes depuis des années. Mais on a découvert tellement de cas choquants de corruption magique parmi les mages de la tour du Cercle qu’il a été décidé que ses actions étaient justifiées. Si on avait été là quand cela s’est produit, si on s’était plus concentrés sur les causes profondes…

-    C’est une question qui vous tient à cœur.

-    Trop, à en croire le reste de l’Ordre, répliqua Cassandra. Quand un problème se présentait, les Chercheurs resserraient les rangs et ils l’éradiquaient. On trouvait une réponse, dès lors qu’on ne se sentait pas pris à la gorge. Quand les mages ont voté leur indépendance, notre réaction était prévisible. C’était… affreux.

Cassandra semblait se remémorer de sombres souvenirs. Lédara dévia alors légèrement la conversation.

-    Comment devient-on Chercheur ?

-    La plupart des Chercheurs commencent leur formation assez jeune, expliqua Cassandra. Moi, j’étais plus âgée ; une exception due à mes origines nobles. On suit un entraînement rigoureux de plusieurs années. Nos corps et nos esprits doivent être souples pour supporter la veille. La plupart échouent.

-    La veille, c’est une sorte d’initiation ? demanda Lédara.

-    C’est un rite que tous les Chercheurs doivent accomplir pour accéder à leurs dons, expliqua la Chercheuse. Une année entière de jeûne et de prières loin de toute distraction, y compris de nos semblables. On se vide de toute émotion pour se concentrer uniquement sur la pureté de notre dévotion. Et au moment où cela prend fin… c’est extraordinaire. La foi qui s’accomplit. Je ne peux pas l’exprimer par des mots. Si la veille n’était pas si éprouvante, j’encouragerais beaucoup de monde à vivre cette expérience. Et si les mages n’avaient plus jamais à craindre d’être possédés par des démons ? On me dit que c’est impossible, malheureusement. J’imagine que je ne pourrai jamais le vérifier.

-    Vous disiez que les Chercheurs n’avaient pas les mêmes capacités que les templiers, releva la jeune femme, que la remarque avait intriguée.

-    Tout à fait. Les capacités des templiers proviennent du lyrium et elles servent à traquer les mages. Les nôtres proviennent de rituels et de nombreuses années d’entraînement. Les démons ne peuvent pas nous posséder et nous sommes insensibles au contrôle mental. Plutôt pratique, vu notre rôle. Les Chercheurs peuvent bénéficier d’autres dons, mais cela dépend de chaque individu.

-    Et quels genres de « dons » possédez-vous ?


-    Je peux embraser le lyrium qui coule dans le sang d’une victime, répondit Cassandra. Les mages et les templiers se plient à mes volontés. Certains Chercheurs en tirent profit lors des interrogatoires, d’autres s’en servent pour paralyser. On a même connu un Chercheur capable de s’en servir pour tuer. Mais un tel don, c’est rarissime.

-    C’est… incroyable, et un peu terrifiant, dit Lédara, les joues rosies par l’alcool.

-    Je sais, très peu de gens le savent, je ne sais pas pourquoi je vous l’ai dit à vous.

-    Cela restera entre nous, dit doucement la Marchéenne.

Cassandra lui sourit, elle la considérait de plus en plus comme une personne de confiance. Cela faisait longtemps que la guerrière ne s’était pas liée ainsi à une autre personne. Son devoir envers la Divine et son titre de Chercheuse ne lui en avait pas souvent donné l’occasion.

-    Que faisiez-vous au Conclave ? demanda soudainement Cassandra, vous ne me l’avez jamais dit…

-    Eh bien, officiellement, j’étais venue pour participer au Conclave au nom de ma famille, les Trevelyan, étant donné que plusieurs de ses membres font partie de la Chantrie. Mais à la vérité, je n’ai quasiment plus de contact avec ma famille hormis ma mère à qui j’écris de temps en temps… la raison réelle de ma venue au Conclave était pour retrouver mon petit frère qui est templier. Avec tout ce qui s’est passé à Kirkwall et ailleurs, mon frère voulait rejoindre la Divine et tenter de rétablir la paix. Nous devions nous rejoindre au Saint temple cinéraire, mais je ne l’y ai pas vu… Je ne sais pas s’il…

Les yeux de Lédara s’embuèrent ; elle essuya rapidement une larme qui coulait le long de sa joue.

-    Je suis sincèrement navrée, murmura Cassandra, mais si vous ne l’avez pas aperçu avant l’explosion, peut-être qu’il n’était pas encore là.

-    Oui, je garde espoir, dit la jeune femme en respirant profondément, il a peut-être rejoint le Seigneur Chercheur, ou… Je n’ai plus de nouvelles de lui depuis l’explosion.

Cassandra lui saisit la main pour la rassurer :

-    Si je devais apprendre quoi que ce soit, je vous en tiendrai informée. Avez-vous parlé à Cullen ? ajouta-t-elle en réfléchissant, il le connaissait peut-être, étant lui-même un ancien templier haut-gradé.

-    Je lui demanderai, dit lentement Lédara.

La jeune femme se leva soudain et prit congé de Cassandra, elle avait besoin de se retrouver seule un moment, et la Chercheuse le comprit tout à fait. Lédara sortit de la taverne et se dirigea vers l’endroit où elle se sentait bien, sur la muraille du village tout contre la vieille tour abandonnée.

L’obscurité de la nuit était profonde, ni la lune ni les étoiles n’éclairaient Darse de leurs lumières scintillantes. Seule la Brèche jetait une lueur angoissante à travers les nuages. Lédara s’assit sur le petit muret en hauteur et s’appuya contre la tour. Elle avait tout fait pour ne pas penser à son frère, Dénan ; elle s’était convaincue de sa mort sans vraiment l’être. Il était peut-être quelque part, regardant lui aussi le ciel et pensant à sa sœur.

Le froid se faisait plus mordant, l’automne touchait bientôt à sa fin, et l’hiver avait déjà pris une longueur d’avance à Darse. La jeune femme grelota, regrettant de ne pas avoir pris une fourrure, mais ne repartit pas pour autant. Elle resta assise là, se vidant l’esprit, et se laissa emporter par l’air glacé.

Parler à Cullen n’était pas une mauvaise idée. Mais elle hésitait à l’aborder : d’un côté, il l’intimidait, il avait une prestance et une autorité naturelles si fortes que cela l’impressionnait. D’un autre côté, elle se souvenait de lui comme le templier malade qu’elle avait veillé, il y avait huit ans de cela, à Kirkwall. C’était en hiver, le chœur chantriste pour lequel elle travaillait avait été engagé par la cité et, lors de leur séjour, une épidémie s’était déclarée, les forçant à rester en quarantaine. La jeune Marchéenne, alors âgée de seize ans, avait été volontaire pour aider les guérisseurs. C’est là qu’elle l’avait vu pour la première fois. Toutefois, elle savait qu’il était impossible qu’il se souvienne d’elle car la fièvre et la maladie l’avaient fait délirer tout le long de son alitement, et elle était partie avant qu’il ne soit complètement rétabli. Ce fut d’ailleurs à ce moment-là qu’elle avait quitté discrètement le chœur chantriste ; elle avait volé les économies du Chevalier-sous-capitaine qu’elle avait veillé puis avait pris un bateau pour Férelden : elle avait quitté son ancienne vie pour en commencer une nouvelle. A présent, son passé la rattrapait. La lettre de son père le lui avait confirmé…

Ses souvenirs s’entremêlèrent à ses pensées et ses inquiétudes, des larmes coulant sur ses joues, puis la jeune femme finit par somnoler, adossée contre l’ancienne tour de guet. Ce fut lorsqu’elle perçut une voix lointaine, puis la chaleur d’une main se posant sur son épaule qu’elle se réveilla enfin.

-    Tout va bien ? demandait le Commandant qui s’était agenouillé auprès d’elle.

-    Qu’est-ce que… oui, ça va, balbutia-t-elle l’esprit encore embrumé.

Elle s’essuya distraitement les joues où ses larmes avaient laissé des gouttelettes glacées.

-    En êtes-vous sûre ? insista l’ancien templier, l’air inquiet.

Elle hocha la tête tout en grelotant.

-    Venez, dit Cullen en lui tendant sa main pour redescendre du muret.

 Lédara la saisit et fut fermement empoignée par l’ancien templier qui l’aida à se relever. Il sauta ensuite le premier en bas des hautes marches que formaient le mur en ruines puis, sans rien dire, saisit la jeune femme par la taille et la souleva pour la reposer à ses côtés afin qu’elle ne glisse pas par mégarde en descendant. Lédara fut surprise par cette initiative, néanmoins elle en fut reconnaissante car son état de fatigue et le froid qui l’avait gagnée l’avaient paralysée.

-    Merci, grelota-t-elle.

A nouveau, Cullen, sans un mot, détacha sa fourrure de son cou et en enveloppa la jeune femme avant de la guider jusqu’aux portes de la Chantrie. Lédara serra contre elle la large fourrure marron. Celle-ci ornait le col d’une large cape pourpre au liseré d’or et pouvait se nouer grâce à de fins cordons dorés. Ils firent le chemin ensemble en silence, aucun d’eux n’osant prendre la parole. Une fois arrivés devant la petite porte qui donnait accès au sous-sol, ils s’arrêtèrent et Lédara lui rendit l’épaisse fourrure qu’elle avait serrée contre son visage tout le long du chemin.

-      Merci, dit-elle à nouveau, ne trouvant rien d’autre à dire.

-      Faites attention la prochaine fois, dit-il d’un ton soudain abrupt et le regard fuyant.

Cullen commença à monter les marches pour accéder aux combles lorsque Lédara l’arrêta soudain :

-    Attendez…

-    Oui ? dit-il en se tournant vers elle.

-    Je… non, rien, se ravisa la jeune femme.

Elle n’osa pas lui demander pour son frère, elle ne savait d’ailleurs pas vraiment pourquoi. Tous deux rejoignirent leur chambre respective avec une sensation d’hébétement suite à cette étrange situation.

Le lendemain, Lédara prit son courage à deux mains et se décida à aller parler au Commandant sur le conseil de Cassandra malgré leur drôle de rencontre de la veille. De bon matin, après avoir vérifié que Cullen ne se trouvait pas dans la salle du conseil, elle sortit en direction des terrains d’entraînement, deuxième endroit où elle était sûre de le trouver. En effet, l’ancien templier inspectait les recrues et l’avancée de leur formation. Lédara hésita un instant, puis s’approcha lentement de lui.

-    Vous, là ! lança le Commandant de son ton autoritaire à un soldat, vous tenez un bouclier, alors parez les coups. Si cet homme était votre ennemi, vous seriez déjà mort. Lieutenant, dit-il en s’adressant au formateur, ne soyez pas timide. Les recrues doivent se préparer au véritable combat, pas à des simulations.

-    Oui, Commandant.

Lédara s’approcha encore tout en observant l’entraînement.

-    Un grand nombre de recrues nous ont ralliés, lui dit alors l’ancien templier qui avait remarqué sa présence depuis le début. Des habitants de Darse et quelques pèlerins. Aucun d’entre eux n’a fait une entrée comparable à la vôtre.

-    J’espère juste pouvoir me rendre utile, lui répondit-elle simplement.

-    Comme nous tous, dit-il en se tournant vers elle, son ton s’était étrangement adouci. C’est déjà bien de vouloir essayer.

Un nouveau silence s’installa entre eux. Lédara évitait son regard, ne sachant pas comment aborder le sujet qui l’intéressait. Cullen rompit le silence et décida de parler de lui, espérant peut-être que la jeune femme se souvienne :

-    En ce qui me concerne, l’Inquisition m’a recruté à Kirkwall. Je me trouvais là-bas lors du soulèvement des mages… et j’ai été témoin du désastre que cela a provoqué.

-    Commandant ! l’interpela un éclaireur qui lui apportait un rapport.

Lédara s’écarta d’un pas, laissant l’éclaireur passer et donner la fine tablette de cire sur laquelle étaient notifiés quelques mots.

-    Cassandra cherchait une solution, continua Cullen imperturbable en prenant le rapport, quand elle m’a proposé le poste, j’ai quitté les templiers pour me rallier à sa cause. A présent, nous avons affaire à quelque chose de bien plus redoutable.

Il lut rapidement ce qu’il avait entre les mains, ratifia d’une plume qu’il avait sortie de son manteau et qu’il rangea tout de suite après.

-    Vous avez quitté les templiers pour tout cela, remarqua Lédara en balayant du regard les recrues, vous pensez que l’Inquisition peut réussir ?

-    Oui. La Chantrie a perdu ses templiers et ses mages. Aujourd’hui les prêtresses se disputent pour la nouvelle Divine alors que la Brèche nous menace tous.

Le Commandant rendit le rapport à l’éclaireur qui repartit aussitôt. Une étrange lueur commençait à briller dans ses yeux mordorés alors qu’il parlait de l’Inquisition.

-    L’Inquisition peut agir là où la Chantrie est impuissante, continua-t-il oubliant ce qui l’entourait, nos partisans ont un rôle à jouer. Il y a tellement de choses que nous…

Quand il croisa le regard de la jeune femme, il se ravisa, étouffant l’enthousiasme qui l’avait animé plus tôt.

-    Pardon, dit-il de son ton posé, vous n’êtes pas là pour que je vous fasse un cours magistral.

-    Peut-être, dit-elle en adoptant un ton enjoué, mais cela ne me dérange en aucune façon de vous écouter…

Lédara s’étonna de sa propre réponse.

-    Je…

Cullen se racla la gorge, ne s’attendant pas à entendre cela de la part de la jeune femme.

-    Un travail colossal nous attend, ajouta-t-il de son sérieux habituel, cachant parfaitement sa nervosité.

-    Commandant, intervint un nouvel éclaireur, un rapport de ser Rylen sur nos lignes de ravitaillement.

-    Qu’est-ce que je vous disais, dit-il, presque content de cette intervention.

Le Commandant s’empara du rapport et prit rapidement congé de la jeune femme. Lédara en était convaincue, il ne devait pas se souvenir d’elle. Elle sourit tristement, se rendant compte qu’à nouveau elle n’avait pas osé lui demander pour son frère, puis repartit en direction de la Chantrie.


La jeune Marchéenne décida d’organiser une expédition de chasse afin de toucher le moins possibles aux réserves faites pour l’hiver. Blackwall fut le premier volontaire à l’accompagner, suivi de près par Iron Bull. Séra, sentant que cela pouvait être drôle, se joignit à la partie. Varric se dégota un prétexte pour rester au chaud à la taverne, et Solas avait des potions en préparation. Ce fut alors une expédition de quatre personnes qui partit en début d’après-midi pour la vallée où s’étaient réfugiés la plupart des béliers et autres animaux. La chasse y fut bonne, et ils ramenèrent six gros gibiers et quelques petites bêtes. Mais la Messagère semblait presque soulagée de rentrer au village, alors que Séra était hilare.

Tous les compagnons se réunirent le soir même à la taverne pour une partie de Grâce Perfide : Solas, Varric, Iron Bull, Blackwall, Cassandra, Séra et Lédara étaient tous réunis pour la première fois autour d’une même table, leur permettant de mieux faire connaissance. Après quelques manches et une ou deux chopes de bière de trop, Séra ne tint plus :

-    Oh ! Il faut que je vous raconte : cette après-midi pendant la chasse, c’était hilarant…

Séra éclata toute seule de rire, ne pouvant se retenir.

-    Non, Séra, intervint Lédara légèrement gênée, je ne pense pas que cela soit utile de le leur raconter.

Blackwall et Iron Bull se lancèrent un regard en coin, arrêtant soudainement de rire.

-    Ah ah ! lança Varric enjoué, si la Messagère ne veut pas que cela se sache, c’est que ce doit être croustillant… dites-nous tout, Séra.

-    C’était les deux bourrus, là (Séra désigna le Garde des Ombres et le Qunari de la tête), qui nous accompagnaient, je me suis dit que ça serait drôle de venir avec eux, et dans le mile !

-    Non, Séra… insista Lédara en passant sa main sur son visage pour abriter ses joues en feu.

-    Eh ben ces deux-là, on aurait dit deux paons en pleine parade nuptiale ! ils n’ont pas arrêté de faire tout et n’importe quoi pour attirer l’attention de la Messagère !

Lédara soupira profondément, s’enfonçant dans son siège pour se faire la plus petite possible, alors que les deux hommes concernés rougirent jusqu’aux oreilles pendant que Séra s’effondrait littéralement de rire.

-    Ouais, mais le petit n’a pas très bien réussi faut dire, lança alors Bull qui fit comme si de rien était, bombant même le torse.

-    Comment ça ? s’exclama Blackwall, vous ne faisiez pas le fier quand vous vous êtes pris cet arbre.

-    C’est pas faux, répliqua le Qunari, mais vous, à quatre pattes sous la souche…

-    Passons, dit rapidement le Garde.

Iron Bull rit aux éclats, suivi par toute l’assemblée. La soirée se termina dans la joie et la bonne humeur, soudant un début de profonde amitié entre les différents membres de l’Inquisition.

Plusieurs jours passèrent ainsi, dans le calme et le partage de moments de gaieté, mais aussi dans la réalisation de tâches quotidiennes au profit de l’Inquisition, des villageois et des réfugiés, ces derniers continuant à affluer à Darse. Le village était devenu une véritable petite place forte, mais les effectifs restaient toutefois modestes et ne constituaient pas une armée digne de ce nom. La venue de la Première Enchanteresse Vivienne fut un réel événement pour les habitants : elle avait amené plusieurs laquais et des effets personnels en surnombre, digne d’une noble orlésienne. Elle fut logée dans le quartier des invités de la Chantrie, mais elle dut congédier plusieurs de ses gens sur ordre du Commandant qui ne voyait pas la nécessité de tant de serviteurs, si ce n’est le manque de place que cela engendrait.

Chaque fois que Lédara le pouvait, elle allait s’entraîner, soit au tir à l’arc, soit au maniement des dagues. C’était le plus souvent à ce dernier, qu’elle commençait à maîtriser de mieux en mieux. Les terrains avaient été agrandis par les membres de la Charge du Taureau qui n’hésitaient pas à mettre à disposition leurs forces pour aménager les lieux selon les besoins grandissants. Tous logeaient à l’extérieur de l’enceinte, et Cremicius dirigeait les travaux d’une main de fer, selon les demandes de Cullen. Bull avait une confiance aveugle en son lieutenant et lui déléguait beaucoup de tâches pour s’adonner à d’autres activités. Il donnait notamment son concours à la formation des recrues, ce que le Commandant appréciait au vu du professionnalisme du Qunari au combat.

Un matin, alors que Lédara se dirigeait vers les terrains d’entraînement, elle aperçut Cullen qui exemplifiait un mouvement devant les recrues. Elle s’arrêta et regarda le Commandant combattre, chose qu’elle avait rarement pu observer, mais qui l’impressionnait de par la maîtrise, l’efficacité et l’élégance dont il faisait preuve. Iron Bull observait lui aussi de loin, debout devant son petit pavillon. Lédara s’approcha de lui, regardant toujours le Commandant.

-    Les recrues sont en forme, constata Iron Bull en voyant la Messagère, Cullen met son entraînement de templier à profit.

-    Cullen vous a dit qu’il était templier ? s’étonna Lédara, il ne porte pas l’armure…

-    Ce n’est peut-être pas un bouclier de templier, mais il le tient comme un templier. Il l’oriente légèrement vers le bas. Cela permet de dévier le feu ou l’acide sans en prendre en pleine face. Les Qunari apprennent la même chose à l’entraînement de combat contre les mages tévintides. Votre templier fait du bon boulot.

-    Je suis impressionnée par ce que Cullen a accompli avec les troupes, admit Lédara, observant toujours l’ancien templier.

-    Je ne vous le fais pas dire. Cela prend du temps de faire d’un groupe une vraie équipe. Et ils lui sont loyaux. Maintenant, il a plus qu’à former un rempart de boucliers digne de ce nom. Pour l’instant, le plus gros problème pour l’Inquisition n’est pas au front, mais au sommet. Vous n’avez pas de chef. Pas d’Inquisiteur.

-    Cassandra est la force motrice de l’Inquisition, dit la Messagère en se tournant vers Bull, elle a tout d’un chef, sauf le nom.

-    Cassandra est une Chercheuse, réfléchit le Qunari. Si je comprends bien, c’est un peu comme un Ben-Hassrath. Elle sait chasser et se battre, mais elle ne voit pas tous les enjeux. Elle veut juste des réponses. Mon peuple ne choisit pas ses chefs parmi les plus forts, les plus intelligents ou les plus talentueux. On choisit ceux qui sont prêts à prendre les décisions difficiles… et à en assumer les conséquences. Arf, et puis si ça se trouve, vous allez refermer la Brèche, la Chantrie va se sortir les doigts du cul et ces soldats vont pouvoir rentrer chez eux.

-    Vous croyez ?

-    Ça se pourrait. Il y a peu de chances, mais on ne sait jamais.

Le Commandant avait fini sa démonstration et avait donné le relais à un de ses lieutenants. Il surveilla quelques minutes le début du nouvel enchaînement, puis partit en direction de la Chantrie. Lédara prit congé du Qunari pour commencer son entraînement.

A la fin de la journée, Lédara croisa à nouveau Cullen qui ne la salua point, perdu dans ses réflexions. Il fronçait les sourcils, l’air inquiet. Elle l’observa un moment, il venait de la tente de la Maître-espionne et se dirigeait vers les écuries. La jeune Marchéenne décida d’aller voir Léliana pour en apprendre plus sur ce qu’il se passait. Sœur Léliana s’entretenait avec un éclaireur et semblait à la fois en colère et extrêmement déçue.

-    C’est donc vrai, s’écria cette dernière, Butler est un traître. J’espérais contredire mon intuition.

-    Vous le connaissiez bien ? demanda l’éclaireur.

-    Pas aussi bien que je le pensais, soupira-t-elle, montrez-moi les rapports. Tellement de questions entouraient la mort de Farrier. Il pensait vraiment qu’on ne se douterait de rien ?

Léliana poussa un soupir d’exaspération en se passant la mais sur son front avec nervosité.

-    Il a tué Farrier, un de mes meilleurs agents, et sait où se trouvent les autres, dit-elle d’une voix meurtrie. Vous savez quoi faire. Proprement et sans douleur, si possible. Nous étions amis dans le temps.

Lédara s’était approchée sans dire un mot, mais quand elle entendit la Maître-espionne parler ainsi, elle ne put se retenir.

-    Une seconde, que faites-vous ? s’exclama Lédara.

-    Il nous a trahis, il a tué mon agent, répondit Léliana.

-    Donc vous allez le tuer ? Juste comme cela ?

-    Vous désapprouvez ma décision ? lança la Maître-espionne, stupéfaite.

-    Je suis convaincue que vous prenez toujours d’excellentes décisions, mais celle-ci me paraît un peu extrême.

-    Extrême ? s’emporta Léliana, Butler a mis nos agents en danger. Je condamne un homme pour en sauver une dizaine. Je ne dis pas que j’aime faire cela, mais je n’ai pas le choix. Les idéaux sont un luxe que je ne peux me permettre en ce moment.

-    Au contraire, c’est maintenant qu’il faut avoir des idéaux, dit fermement Lédara, soutenant le regard de la Maître-espionne.

-    Je vois que cela vous tient à cœur, soit, répondit la Maître-espionne d’un ton froid. Je trouverai un autre sort à ce pauvre homme. Appréhendez Butler, mais épargnez-le, ordonna-t-elle à l’éclaireur.

Léliana s’appuya contre la table jonchée de rapports, se calmant peu à peu. Elle ferma les yeux et respira un grand coup avant de reprendre :

-    Blackwall ne semble rien savoir de la disparition des Gardes des Ombres. C’est décevant. Cela dit, je me réjouis qu’il nous accompagne, même s’il n’est pas vraiment… ce que j’attendais. Il a l’air honnête, et son expérience sera un atout pour l’Inquisition. Quant aux autres Gardes, je crois qu’on va devoir poursuivre nos recherches.

-    Désolée de n’avoir pu vous amener plus d’éléments, dit Lédara.

-    Vous avez fait déjà beaucoup, ne vous excusez pas. Bien, du travail m’attend.

Lédara laissa la Maître-espionne reprendre ses affaires. En sortant, elle aperçut cependant un rapport qui l’interpela. Le bout de papier était griffonné d’une phrase : « Groupe de soldats disparus dans les terres sauvages de Korcari, possible prise en otage par les Alvars. » La Marchéenne repartit rapidement en direction de la taverne. Là, elle réunit Blackwall, Iron Bull, Séra et Varric et leur transmit le message qu’elle avait lu à la sauvette auprès de Léliana. Elle s’était fixé comme objectif d’aller chercher ce groupe de soldats, toute vie étant précieuse à ses yeux. Les trois hommes et l’elfe lui prêtèrent immédiatement leur concours. Solas fut averti par Varric et accompagnerait également la Messagère, tandis que Lédara en informait Cassandra, certaine que celle-ci validerait son projet. Cette dernière se chargea d’annoncer aux trois dirigeants le départ de la Messagère dans les terres de Korcari. Joséphine, Léliana et Cullen n’eurent pas leur mot à dire, tout avait été décidé, mais donnèrent malgré tout leur aval.

Lédara et ses compagnons partirent le lendemain aux aurores. Le Commandant était présent pour finaliser leur départ, et quand tout fut prêt et que la Messagère monta à cheval, il lui fit un signe muet de remerciement pour son initiative. Elle lui sourit en retour, comprenant que c’était cela qui le tracassait la veille.

Les soldats portés disparus furent retrouvés dans une tourbière appelée le Bourbier délaissé. Ils étaient retenus en otage par des Alvars qui exigeaient de rencontrer la Messagère d’Andrasté si l’Inquisition tenait à revoir ses hommes en vie. Arrivés à l’orée de la tourbière, les compagnons établirent un campement et discutèrent d’un plan de sauvetage rapide et le plus efficace possible. D’après les informations qu’ils avaient pu récolter, le chef de la tribu Alvar de la région retenait prisonniers les soldats de l’Inquisition pour pouvoir affronter la Messagère qui avait gagné en renommée. La discussion serait difficile au vu de la réputation des Alvars à combattre plutôt que parler, mais c’était tout de même une solution à ne pas écarter de prime abord. Le chef en question s’était établi dans les ruines d’un ancien fort et semblait attendre là la venue de la Messagère d’Andrasté.

Lédara mena ses compagnons jusqu’aux ruines, non sans difficultés : la région méritait bien son nom de Bourbier, et toute l’équipe devait regarder à deux fois où ils mettaient leurs pieds. Les rayons du soleil n’arrivaient pas à percer les sombres nuages, oppressant l’atmosphère déjà lourde, et ce qui empêchait de distinguer le jour de la nuit. Quand ils aperçurent l’ancienne forteresse, l’on ressentit le soulagement d’arriver à destination ; ce fut à ce moment qu’une pluie drue commença à tomber. Lédara était trempée jusqu’aux os et avait de la boue jusqu’aux cuisses, mais ne perdait pas sa motivation pour autant. Au contraire, apercevoir au loin les ruines regonfla sa volonté et elle reprit la route avec plus de force et de vivacité qu’auparavant.

Le pont-levis de la forteresse était levé, obligeant l’Inquisition à s’arrêter devant le peu de remparts encore debout. Les pierres étaient envahies par la végétation, mais avaient résisté jusque-là aux éléments ; on pouvait distinguer l’ancienne tour d’un seigneur quelconque, dont le sommet était détruit, entourée d’autres tours plus petites. Lédara repéra trois ou quatre archers dans les hauteurs de la tour centrale, et deux soldats sur les remparts devant eux. Elle s’avança de quelques pas et interpela les deux Alvars :

-    Votre chef attend la Messagère d’Andrasté, annoncez-lui qu’elle est arrivée.

Les deux Alvars la regardèrent, puis disparurent du champ de vision de l’Inquisition. Quelques minutes suffirent pour voir le pont s’abaisser, laissant la voie libre à l’équipe. Ils entrèrent tout en restant sur le qui-vive, ne sachant trop à quoi s’attendre. Les deux soldats alvars qui étaient auparavant sur les remparts se présentèrent à eux, gardant le silence et leur faisant comprendre de les suivre. Cassandra rejoignit Lédara à l’avant du groupe, se gardant de toute attaque surprise sur la Messagère, tandis que les autres avançaient prudemment, surveillant tout mouvement suspect du coin de l’œil.

Les deux Alvars les conduisirent dans la tour centrale, dans une large salle à ciel ouvert : le plafond effondré laissait la pluie inonder le sol, l’eau s’écoulant lentement entre les pierres et les fissures causées par le temps et l’érosion. A l’autre bout de la salle, un homme plus grand que les autres, vêtu de peaux de béliers teintées en bleu et blanc, attendait, appuyé sur une immense masse à picots. Lédara s’approcha lentement, suivi de très près par Cassandra.

-    Vous êtes donc la Messagère… lança le chef Alvar d’un ton méprisant, vous n’êtes qu’une femme, une rouquine qui plus est ! Votre place ne devrait pas être sur un champ de bataille.

L’Alvar se redressa, dévoilant ainsi toute son envergure.

-    Votre dieu vous a choisie, à travers moi nos dieux vous défient !

Il empoigna fermement sa masse et se mit à courir droit sur la Messagère en poussant un cri tonitruant. Les autres soldats alvars dégainèrent également leurs armes, se précipitant sur le groupe de l’Inquisition.

Tout le groupe réagit aussitôt, se mettant en garde et brandissant leurs armes ; Lédara décocha immédiatement ses flèches et fit tomber les archers repérés plus tôt. Varric suivit le mouvement et visa les soldats qui les encerclaient. Solas privilégia les sorts de protection, les guerriers de l’équipe étant suffisamment nombreux pour riposter. Les soldats alvars submergèrent les positions de Blackwall, Iron Bull et Cassandra, frayant un chemin jusqu’à la Messagère pour leur chef. Lédara, acculée contre un mur, rangea son arc et dégaina ses deux lames, prête à combattre le géant qui se tenait face à elle. Tous les autres compagnons étaient occupés par leurs propres adversaires. Elle savait qu’elle ne pourrait sortir vainqueur seule de ce combat contre le chef Alvar, elle devait gagner du temps. Elle esquiva alors les coups et se déplaçait le plus possible, se dégageant des murs et se rapprochant du centre de la salle ; toutefois, l’Alvar arrivait parfaitement à suivre ses mouvements et anticipait même certains d’entre eux.

Lédara avait de plus en plus de mal à esquiver, l’Alvar étant adroit et rompu au combat, et l’eau qui recouvrait le sol dallé rendait ses mouvements plus difficiles : elle glissait de plus en plus, jusqu’à en perdre l’équilibre. La Messagère s’effondra au sol et prit plus de temps pour se relever. L’Alvar saisit cette occasion et éleva sa masse au-dessus d’elle. Lédara vit la masse s’abattre et glissa encore en tentant de fuir. Elle ferma machinalement les yeux, s’attendant à recevoir de plein fouet la lourde arme de son adversaire : elle entendit un bruit sourd, mais ne ressentit rien. Elle regarda au-dessus d’elle, le Qunari s’était interposé entre elle et la masse, recevant ainsi le coup à sa place. Iron Bull avait saisi l’arme de ses mains et l’avait arrêtée contre lui, des filets de sang coulant le long de ses bras. Il poussa un grognement rauque et repoussa l’arme contre le chef Alvar qui la reçut dans le ventre. On aurait dit un combat entre deux géants : les coups qu’ils se donnaient faisaient trembler le sol. Le Qunari prit rapidement le dessus sur son adversaire qui s’effondra lourdement au sol, mort. Lédara était restée stupéfaite devant ce combat, allongée sur le sol inondé. Bull se tourna vers elle et lui tendit sa main ensanglantée :

-    Vous allez bien ? demanda-t-il de sa voix gutturale, l’aidant à se relever.

-    Ça va, murmura Lédara, encore ébranlée par ce qu’il venait de se passer. Mais… vous êtes blessé, dit-elle en observant ses mains et son torse.

-    Des égratignures, ne vous en faites pas.

Bull lui sourit et allait reprendre le combat contre le reste des soldats alvars quand soudain la jeune femme poussa un cri de douleur. Il la saisit dans ses bras pour l’empêcher de tomber à nouveau, ne comprenant pas ce qu’il se passait. Elle retira rapidement son gant de sa main gauche, dévoilant sa marque qui vibrait de magie, comme si une faille se trouvait à proximité. A ce moment-là, l’air au centre de la pièce se fendit littéralement. Une faille apparut sous le regard effaré d’Iron Bull.

-    Des démons ! hurla le Qunari dans un éclair de lucidité.

Tous s’étaient arrêtés de combattre, observant, horrifiés, l’apparition de la faille. Lédara se ressaisit, maîtrisa la douleur qui lui déchirait l’avant-bras, puis récupéra ses dagues qu’elle glissa à sa ceinture ; elle prépara son arc, prête à décocher une flèche. Une dizaine de démons sortit de la déchirure, hurlant, sifflant, et se ruant sur tous les guerriers d’un camp comme de l’autre. A ce moment, les soldats alvars, voyant leur chef mort et le danger imminent, se rallièrent à l’Inquisition. Avec leur aide, les démons furent rapidement anéantis. Lédara dirigea la paume de sa main vers la faille et le lien magique se créa, puisant dans sa force vitale. Elle se concentra sur la déchirure, puis d’un geste vif, la referma.

Les soldats alvars restèrent hébétés devant le phénomène. Quand ils reprirent peu à peu leurs esprits, ils prirent conscience que leur chef n’était plus et que les rumeurs sur la Messagère d’Andrasté étaient vraies. Les membres de l’Inquisition rengainèrent leurs armes, se regroupant autour de Lédara, puis les Alvars s’approchèrent d’eux. Ils déposèrent leurs armes devant la Messagère et s’agenouillèrent en signe de soumission. Lédara les regarda un instant, puis s’avança vers eux, posant une main sur l’épaule du plus proche : elle les acceptait dans l’Inquisition. L’un d’eux se releva et récupéra une clef sur le corps du chef Alvar et courut vers une petite porte au fond de la salle. Il l’ouvrit et en sortit les soldats portés disparus de l’Inquisition. Cassandra les rejoignit : deux d’entre eux étaient blessés, mais rien de grave. Tous pouvaient se déplacer.

La Messagère revint à Darse avec tous ses compagnons, les soldats retrouvés et quelques alvars représentant la tribu qui les avait rejoints. Les jeunes soldats retrouvèrent leurs proches et leurs amis avec grande émotion, ce qui réchauffa pleinement le cœur de Lédara, prenant ces retrouvailles comme la meilleure des récompenses.

Comme à son habitude quand elle revenait de mission, elle alla rejoindre sa petite chambre où elle savait qu’une bassine d’eau tiède l’attendait. Dila avait continué à aménager la petite pièce en y installant bougies, fourrures, et autres menus objets. Elle avait même classé les livres par thème dans les étagères, et Lédara aimait à en prendre un pour lire quand elle n’arrivait pas à dormir. Mais ce jour-là, après s’être débarrassée de ses habits trempés et de la boue des tourbières, elle voulut retrouver Iron Bull. Elle ne lui avait pas encore fait part de sa reconnaissance pour lui avoir sauvé la vie. Le geste qu’il avait eu envers elle, si spontané, l’avait beaucoup remuée.

Lédara ne trouva pas le capitaine de la Charge près des tentes, mais se retrouva nez-à-nez avec son lieutenant, Cremicius Aclassi. Curieuse d’en savoir plus sur le Qunari, elle le prit à part pour discuter. Ils allèrent s’asseoir un peu à l’écart du camp de la Charge sur un arbre mort qui servait de banc, regardant le soleil se coucher sur le lac gelé.

-    Alors, Iron Bull... commença Lédara avec hésitation.

-    C’est le patron, répondit-il d’un ton faussement bourru, la première fois qu’on s’est vus, il m’a sauvé la vie. Je ne pensais pas que je travaillerais un jour pour un Qunari, mais on finit par s’y faire. Il est très différent de tous les commandants que j’ai connus, et j’en ai vu.

-    Qu’est-ce qu’il donne, comme commandant ?

-    Si on sait se débrouiller et qu’on fait bien son boulot, expliqua le lieutenant, il est plutôt facile à vivre. Sinon… attention. Il nous maintient en vie, il ne se cache pas derrière ses hommes et il sait écouter les bonnes idées. Des tas de capitaines veulent absolument prouver qu’ils sont supérieurs à tout le monde. Bull n’est pas comme ça. La Charge a peut-être l’air insubordonné comme ça, mais on serait tous prêts à donner notre vie pour ce gros imbécile.

-    Comment est-ce qu’un soldat tévintide a atterri parmi les mercenaires d’un espion qunari ? lui demanda Lédara, intriguée.

-    Je n’étais pas encore soldat. Je traversais une mauvaise passe et j’essayais de fuir Tévinter. Un tribun et ses hommes me sont tombés dessus dans une taverne miteuse. Ils voulaient que je serve d’exemple. Bull les a tués. Il y a laissé son œil. Il m’a remis sur pied et il m’a demandé si je cherchais du travail. Et voilà pourquoi je supporte son humour vaseux depuis tout ce temps.

-    Alors c’est comme cela qu’il a perdu son œil ? s’exclama Lédara.

-    Oui, répondit le lieutenant, les gardes me maintenaient au sol quand Bull est entré en leur hurlant d’arrêter. Voyant les ennuis arriver, l’un d’eux a décidé de m’achever immédiatement. Le type avait un fléau d’armes. Bull a fait rempart de son corps. Cette espèce d’idiot. Il ne me connaissait même pas.

Lédara se souvint de la bataille menée contre les Alvars, le Qunari avait agi exactement comme cela pour elle, et le ferait pour tous les hommes sous son commandement. Lédara en fut d’autant plus impressionnée.

-    Ce n’est pas un peu étrange de travailler pour un Qunari ? demanda-t-elle.

-    Il n’a jamais essayé de nous convertir au Qun, si c’est ce que vous voulez savoir. Dans la Charge du Taureau, vous pouvez prier qui vous voulez tant que vous tenez fermement votre bouclier. S’il ne m’avait pas dit qu’il était un Ben-Hassrath, j’aurais pensé qu’il avait tiré un trait sur cette vie.

-    Je ne pensais pas qu’il vous avouerait à tous qu’il était un espion, lança Lédara, surprise.

-    Il ne l’a pas dit à tout le monde, précisa Cremicius, seulement à ceux qui le suivent depuis assez longtemps pour mériter sa confiance. Comme il sait qu’on aurait fini par le découvrir, il préfère l’annoncer en personne. « Les yeux dans l’œil », comme il dit. Cela n’a jamais eu d’incidence sur nos missions. Il envoie une lettre au pays de temps en temps, rien de plus. La plupart des gars en font autant.


-    Hé ! ça fait des messes basses maintenant ? lança une voix rauque derrière eux.

-    Capitaine ! s’exclama Cremicius en se relevant, nous parlions juste de vous.

-    Justement, grogna le Qunari, vous n’avez pas du boulot, Crem ?

Le lieutenant regarda Iron Bull dans l’œil, puis se rappela un peu trop soudainement :

-    Oui ! j’y vais tout de suite !

Cremicius retourna au camp. Le soleil s’était couché, et un léger vent se leva, faisant frissonner la Messagère.

-    Tenez, dit Iron Bull en déposant une fourrure sur ses épaules, j’ai pensé que cela pourrait être utile.

-    Cela fait longtemps que vous nous observez ? demanda Lédara le sourire aux lèvres.

-    Non, répondit-il en insistant un peu trop sur la syllabe pour que cela soit vrai.

Le Qunari s’assit à la place de son lieutenant, regardant le lac qui était si calme, et écouta le vent dans les arbres.

-    J’aimerais en savoir plus sur les Qunari, dit tout d’un coup Lédara.

-    Vous écrivez un livre ? lui répondit nonchalamment Bull.

-    C’est votre culture et j’aimerais mieux vous connaître, se justifia-t-elle.

-    Il suffisait de demander, dit-il d’un grognement rauque, un sourire en coin.

-    C’est ce que je fais ! lança Lédara, à la fois exaspérée et amusée.

-    Bon, qu’est-ce que vous voulez savoir ?

-    Le mot « Qunari » : cela désigne le peuple ou la religion ?

-    Les deux, plus ou moins. Les humains et les elfes qui suivent le Qun sont des Viddathari. Les Qunari qui abandonnent le Qun sont des Tal-Vashoff. Des déserteurs.

-    Et les Qunari qui existaient avant le Qun ? demanda Lédara.

-    Nos ancêtres s’appellent les Kossith. Mais on n’utilise pas ce mot pour désigner la race. Nous nous sommes dirigés vers le sud, vers Thédas, parce que les Kossith étaient… je ne sais pas. On a dû partir. Les raisons ne sont pas très claires. Quoi qu’il en soit, je ne pense pas qu’ils nous ressemblent beaucoup.

Lédara réfléchit un instant, laissant le silence les bercer lentement. Le Qun était très mal vu et souvent incompris par les autres royaumes de Thédas, notamment parce que leur fonctionnement différait beaucoup de celui de la majorité des pays. Toutefois, Lédara n’en connaissait pas beaucoup plus mais souhaitait justement comprendre :

-    Comment les Qunari sont-ils gouvernés ?

-    C’est assez simple, fit Iron Bull, on a la matriarchie, le clergé et l’armée. Le clergé décide comment les Qunari doivent vivre, en théorie. La matriarchie met cela en pratique. Et l’armée protège les Qunari des menaces extérieures.

-    Est-ce que ce système fonctionne ? demanda Lédara, il y a beaucoup de conflits internes ?

-    Ce n’est pas ce que vous imaginez, répliqua le Qunari, il y a des conflits, cela peut arriver, mais les prêtres sont là pour les résoudre. Ici, à Orlaïs, il y a des manœuvres politiciennes parce que chacun place son profit personnel avant le bien de tous. Si vous faites cela chez les Qunari, les Ben-Hassrath vous remettent dans le droit chemin. Ou vous tuent.

-    En quoi consiste votre travail, au juste ? l’interrogea-t-elle, intriguée.

-    Ben-Hassrath, précisa Bull, c’est un terme générique. Il y a la police secrète, qui enquête sur les problèmes dans notre territoire. Il y a les rééducateurs qui prennent les gens qui ont des problèmes pour retaper leur esprit… ou les faire disparaître. Et il y a les espions.

-    Comment les rééducateurs travaillent-ils ?

-    Je ne connais que les bases : ce n’était pas mon domaine, expliqua Bull. Cela dit… empêchez quelqu’un de dormir assez longtemps, posez les bonnes questions, donnez les bonnes potions, et il vous dira ce que vous voulez. Pas besoin de magie du sang ni de démons pour altérer l’esprit de quelqu’un. On est bien plus fragiles qu’on voudrait le faire croire.

-    Rien de tout cela ne vous ressemble, murmura Lédara en fixant le lac du regard.

-    Ouais, j’étais un cas à part. On m’a envoyé à Séhéron parce qu’il leur fallait quelqu’un pour se battre et résoudre les problèmes. Cette île était un panier de crabes. Les incursions des Tévintards, des Tal-Vashoff et les rebelles autochtones qui combattaient les deux autres… Et au milieu, il y avait moi, en train d’essayer de botter le cul des rebelles et de restaurer l’ordre.

-    Comment vous en êtes-vous sorti ? demanda Lédara.

La jeune femme se tourna cette fois-ci vers le Qunari, se rapprochant de lui.

-    A peu près aussi bien que ce que vous pouvez imaginer. J’ai traqué un paquet de rebelles. J’ai perdu beaucoup d’amis aux mains des Tévintards, des guerriers de la brume ou des Tal-Vashoff. Je me suis réveillé un beau matin et je n’ai trouvé aucune raison de continuer à faire mon boulot. Alors je suis allé voir les rééducateurs.

-    Vous saviez ce que les rééducateurs faisaient aux prisonniers… murmura-t-elle stupéfaite.

Iron Bull avait ramassé une poignée de petits cailloux et les lançait les uns après les autres sur le lac, les regardant rouler et glisser sur la glace.

-    Ouais, je savais. Je voulais qu’ils me retapent comme ils les retapaient. Les Ben-Hassrath m’ont ordonné d’aller travailler à Orlaïs en tant qu’agent secret, en me faisant passer pour un Tal-Vashoff. C’est comme ça que j’ai atterri ici.

Il se tourna vers Lédara et lui sourit. Le Qunari était resté évasif sur cette partie de sa vie et la jeune femme n’insista pas plus.

-    Je suis heureuse que vous soyez ici, Bull, dit-elle enfin en lui rendant son sourire.

-    Moi aussi, lui répondit le Qunari.

Ce fut sa manière de le remercier, et le Qunari le comprit parfaitement. Il allait partir quand Lédara le retint avec une dernière question :

-    Comment avez-vous pris le nom d’ « Iron Bull » ?

-    Je l’ai choisi. Avec le Qun, on n’a pas de nom. Simplement des… désignations pour ce qu’on accomplit. En arrivant à Orlaïs, j’ai choisi de me faire appeler « Iron Bull ».

-    Mais pourquoi « Iron Bull » ? insista la jeune femme.

-    Cela va peut-être vous étonner, mais j’adore taper sur des trucs. En fait, c’est « Bull, Iron Bull ». J’aime bien répéter Bull, avant. C’est comme si je n’étais pas quelqu’un. Juste une arme sans volonté, un outil de destruction… Je trouve que cela me va plutôt bien.

Il se leva, fit un clin d’œil à Lédara et repartit en direction de sa tente. Lédara sourit, amusée par cette explication. Il n’était pas qu’une arme. Ou bien il était effectivement une arme, mais avec une âme sous la lame.

Laisser un commentaire ?