Inquisition

Chapitre 8 : Au-delà du temps

13040 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 15/08/2025 11:10

Lédara reprit brusquement connaissance, une eau glacée pénétrait ses poumons et l’empêchait de respirer. La panique la saisit instantanément. Au même moment, elle fut tirée à la surface par une poigne ferme ce qui lui permit d’aspirer une grande bouffée d’air. Elle toussa, dégageant ainsi ses voies respiratoires. Sa main gauche la tiraillait plus que d’habitude, lui causant des douleurs vives. Elle regarda autour d’elle, puis vit que celui qui l’avait sortie de l’eau n’était autre que le jeune mage tévintide Dorian. Il l’aida à se relever. Lui-même était trempé jusqu’aux cuisses, mais ne semblait pas avoir perdu connaissance. Il avait l’air inquiet et déboussolé tout autant qu’elle-même, mais il se reprit vite et se plongea dans une profonde réflexion, observant les alentours. La jeune Marchéenne en fit autant en reprenant peu à peu ses esprits : ils n’étaient plus dans le hall du château de Golefalois, mais dans ce qui semblait être un donjon ou les sous-sols d’une forteresse. Ils étaient dans une pièce à moitié effondrée et inondée, en face se trouvait un escalier qui montait vers une porte close. Ni Cassandra, ni Blackwall, ni même Solas n’étaient à leurs côtés. Où étaient-ils ? Que s’était-il passé ?

-    Un déplacement ? murmura Dorian, intéressant…

-    Que voulez-vous dire ? haleta Lédara, encore sous le choc.

-    Ce n’était probablement pas ce qu’Alexius avait prévu, continua à marmonner le mage. La faille nous a déplacés… vers quoi ? La confluence d’énergie mystique la plus proche ?

-    La dernière chose dont je me souviens, intervint la Marchéenne en tentant de se calmer, c’est d’avoir été dans le hall du château.

-    Attendez, fit le jeune homme en s’immobilisant dans les eaux, si nous sommes toujours dans le château, ce n’est pas…

Dorian se tourna vivement vers la Messagère, le visage illuminé :

-    Oh ! Je sais ! La question n’est pas seulement , mais quand ! Alexius s’est servi de l’amulette comme prisme. Elle nous a déplacés dans le temps !

Lédara n’était pas sûre de tout comprendre, et ce qu’elle comprenait, elle n’était pas sûre que cela puisse seulement exister, mais au vu de la situation, elle décida de faire comme si cela se pouvait.

-    Est-ce que nous sommes allés dans le passé ou dans le futur, et jusqu’où ? lui demanda-t-elle alors.

-    Excellentes questions, répondit Dorian qui retrouvait de sa gaieté naturelle, nous allons devoir le découvrir, n’est-ce pas ? Regardons autour de nous pour comprendre où la faille nous a emmenés. Ensuite, nous trouverons comment rentrer… Si nous le pouvons.

-    Qu’est-ce qu’Alexius cherchait à faire ? demanda Lédara, désemparée.

-    Je pense qu’au départ, réfléchit plus sérieusement le mage, son idée était de vous rayer complètement du temps. S’il avait réussi, vous ne seriez jamais allée au Saint temple cinéraire et vous n’auriez jamais fait échouer le plan de son Ancien. Je crois que votre surprise dans le hall du château l’a rendu imprudent : il nous a jetés dans la faille avant d’être prêt. J’ai contré son sort, il a perdu le contrôle de la magie et nous avons atterri ici. Cela se tient ?

-    Cela paraît complètement fou, lui répondit franchement Lédara.

-    Je n’ose même pas imaginer les conséquences que cela va avoir sur la trame du monde, murmura Dorian. On n’a pas vraiment « voyagé » dans le temps, on y a fait un gros trou et on l’a jeté aux latrines. Mais ne vous en faites pas, je suis là et je vais vous protéger.

Dorian passa sa main dans ses cheveux pour leur redonner un semblant de forme, reboucla sa moustache et lui fit un petit sourire charmeur.

-    Nous n’étions pas seuls dans le hall, lui rappela Lédara, est-ce que les autres ont été aspirés par la faille, eux aussi ?

-    Je ne pense pas qu’elle était assez grande pour aspirer tout le hall, remarqua le mage, Alexius n’aurait pas pris le risque que lui-même ou Félix n’y passe. Ils sont probablement à l’endroit et au moment où nous les avons laissés, d’une manière ou d’une autre.

-    Dans la salle, Alexius a parlé d’un « Ancien », se souvint Lédara, savez-vous de qui il s’agit ?

-    Je suppose que c’est le chef des Venatori, un quelconque Magister qui aspire à devenir un dieu. C’est toujours la même rengaine : « Jouons avec de la magie que nous ne comprenons pas, cela nous rendra incroyablement puissants ! » fit Dorian d’une voix railleuse, oh et bien sûr, peu importe si vous déchirez le fil du temps au passage.

-    J’espère que vous avez un plan pour nous ramener d’où l’on vient, finit par dire la Marchéenne qui prenait lentement conscience de la gravité de la situation.

-    J’ai quelques idées là-dessus, lui répondit-il pour la rassurer, ce sont de jolies idées, brillantes comme des petits bijoux.

Lédara le regarda, perplexe, puis soupira. Ce n’était pas gagné. Dorian prit les devants et se dirigea vers les escaliers. Elle le suivit prudemment, observant le moindre détail pouvant leur apporter un indice sur leur environnement. Hormis l’état délabré de l’endroit, elle remarqua des lueurs rougeâtres aux travers de certaines fissures entre les pierres. Ils passèrent la porte qui était non verrouillée et se retrouvèrent devant deux volées d’escaliers : l’une à droite et l’autre à gauche. Les deux compagnons prirent à gauche et arrivèrent dans un nouveau couloir qui débouchait sur une pièce longée par des cellules. Ce qui retint leur attention fut les immenses blocs de cristaux rouges au centre de la salle, semblables à ceux vus au Saint temple cinéraire après son explosion.

-    Alexius a complètement saccagé cet endroit, dites donc, lança Dorian.

-    Si c’est le château de Golefalois, dit Lédara, je ne connaissais pas cette partie-là. Par contre, là, c’est du lyrium rouge. Ne vous en approchez pas.

-    Nous sommes bien dans le même château, confirma le mage, cette partie était remplie des plus affreuses sculptures de loups et de chiens que je n’aie jamais vues. Mais cela, c’est encore pire.

L’eau filtrait à travers les interstices et tombait goutte à goutte au sol en résonnant. Ils firent prudemment le tour des cristaux, puis rebroussèrent chemin quand ils virent que l’issue de la pièce avait été bloquée par le lyrium rouge. Ils redescendirent les escaliers et prirent l’autre volée en espérant avoir plus de chance de ce côté-là. Ils parcoururent un nouveau couloir parsemé de ces cristaux, mais dont l’accès était libre, puis tombèrent dans un nouveau cachot où un jeune elfe était emprisonné. Lédara accourut vers celui-ci ; l’elfe murmurait des prières du Cantique en mélangeant les paroles, et ne reprenant que quelques bribes qu’il répétait inlassablement : « Andrasté me protège, Andrasté me protège… Mes larmes sont mes péchés, mes péchés, mes péchés… Andrasté me guide, Andrasté me guide… ». Il chantait ces paroles comme une litanie. Lédara reconnut le jeune mage elfe qu’elle avait rencontré à Golefalois lors de sa première visite :

-    Lysas ? Vous vous souvenez de moi ? lui dit-elle, la voix un peu tremblante.

L’elfe avait le regard perdu dans le vide et ne cessait de chanter sa litanie. Il avait le teint pâle et sa peau était livide, parcourue de veines rougeâtres. Ses yeux étaient injectés de sang et le fond de la pupille semblait briller d’une lueur rouge semblable au lyrium qui l’entourait. Dorian prit Lédara par le bras et la fit reculer ; le jeune elfe avait été infecté par les cristaux.

-    On ne peut rien pour lui, continuons, dit-il d’une voix grave que Lédara ne lui connaissait pas encore.

Les deux compagnons reprirent leur route, laissant Lysas à ses prières. Ils traversèrent rapidement la pièce et se retrouvèrent à nouveau face à des escaliers et une nouvelle porte, verrouillée cette fois-ci. Lédara s’agenouilla devant la serrure et sortit de sa ceinture deux petits crochets. Délicatement, elle les inséra dans la fente et écouta les cliquetis du mécanisme jusqu’à ce que la porte se débloque. Elle se releva puis Dorian allait l’ouvrir quand la Messagère l’arrêta net, lui faisant signe d’écouter de l’autre côté. On distinguait des voix d’homme discutant en une langue que la jeune femme ne connaissait pas.

-    Des Tévintides, murmura Dorian.

-    Ils s’éloignent, entendit Lédara qui avait l’oreille très fine, laissons-les partir, il ne faudrait pas éveiller les soupçons maintenant.

Dorian hocha de la tête, approuvant totalement la remarque de la Messagère. Quand ils n’entendirent plus aucun bruit, ils ouvrirent silencieusement la porte et se faufilèrent à travers la pièce. Elle était plus grande que les autres déjà visitées, et en face d’eux se trouvait un escalier montant. Les soldats Tévintides s’étant éloignés vers la droite, ils prirent donc la direction opposée et s’engouffrèrent dans le couloir de gauche, l’escalier étant trop exposé aux regards. Ils descendirent une nouvelle volée de marches suintantes et arrivèrent à nouveau dans les cachots ; ils avaient l’impression de tourner en rond. Ils allaient faire demi-tour quand ils entendirent un léger murmure au fond de la salle où ils se trouvaient. Lédara s’approcha de la cellule d’où provenait le faible bruit, et vit la Grande Enchanteresse Fiona, emprisonnée dans un cristal de lyrium rouge. Elle avait le même regard que le jeune elfe, vide et rougeâtre, et ses veines semblaient emplies de lyrium corrompu.

-    Vous êtes… en vie ? murmura Fiona, comment… Je vous ai vu… disparaître… dans la faille.

-    Qu’est-ce qui vous est arrivé ? murmura Lédara, effrayée par ce qu’elle voyait.

-    Le lyrium rouge… c’est une maladie, dit péniblement l’enchanteresse, à force d’y être exposée… voilà… ce qui arrive. Bientôt, ils viendront… l’extraire de mon cadavre.

-    Vous connaissez la date d’aujourd’hui ? l’interrogea Dorian, c’est très important.

-    Démétra… 9:42 du Dragon.

-    Neuf quarante-deux ! s’exclama le mage, alors, on a sauté une année entière.

-    Nous devons repartir, s’écria Lédara, revenir en arrière !

-    Pitié… empêchez cela, supplia Fiona la voix éteinte, Alexius… obéit à l’Ancien. Plus puissant… que le Créateur… aucun de ceux… qui le défient n’a survécu.

-    Ce Magister va regretter de ne pas m’avoir tuée, grogna Lédara en frémissant de colère.

-    Notre seul espoir est de retrouver l’amulette qu’Alexius a utilisée pour nous envoyer ici, réfléchit Dorian. Si elle existe toujours, je pourrai m’en servir pour rouvrir la faille à l’endroit d’où on est partis. Peut-être.

-    Bien, s’exclama Fiona à l’agonie.

-    J’ai dit « peut-être », rectifia Dorian, on pourrait aussi finir en purée.

-    Il faut essayer, dit l’enchanteresse, votre Maître-espionne, Léliana… elle est là. Trouvez-la. Vite, avant que l’Ancien… ne sache que vous êtes là.

Les deux camarades s’éloignèrent de la cellule, ne pouvant rien faire pour la Grande Enchanteresse. Ils sortirent de la pièce et reprirent leur fouille des lieux. Ce qu’avait dit Fiona sur le lyrium travaillait beaucoup Dorian. Quand ils passèrent à nouveau devant l’un des cristaux géants, il s’interrogea tout haut :

-    Si le lyrium rouge est une infection… nom du Créateur, pourquoi en sort-il des murs ?

-    Vous êtes sûr de vouloir le savoir ? lui répondit amèrement Lédara.

Dorian se tut, la Messagère ayant visé juste. Ils continuèrent à parcourir les couloirs humides, de l’eau ruisselait le long des murs et s’écoulait des fissures du plafond, inondant le sol jusqu’aux chevilles. A chaque recoin, ils découvraient des cellules vides ou contenant un cadavre éventré. On aurait dit que les Tévintides cultivaient le lyrium dans le corps de leurs prisonniers. Ils retombèrent dans une petite salle sans issues avec quatre geôles.

-  Vous êtes vivante ! s’écria Solas qui se trouvait dans l’une d’entre elles, mais je vous ai vue mourir !

Lédara accourut auprès de lui et força la serrure de la cage.

-  Le sort qu’Alexius a lancé nous a déplacés dans le temps, expliqua Dorian à l’elfe qui les regardait ébahi, on vient d’arriver, pour ainsi dire.

Solas sortit de sa cellule, dévisageant les deux visiteurs. Il prit soudainement la main de Lédara où se trouvait la marque, vérifiant qu’elle se trouvait toujours là. La Messagère retira son gant pour le rassurer, mais sa marque vibrait de magie plus que de coutume, sa douleur n’avait cessé de croître depuis son réveil dans les cachots. Solas se tourna vers Dorian :

-  Pouvez-vous inverser le processus ? dit-il vivement, vous rentrez et empêchez les événements de l’année dernière de se produire. Il n’est peut-être pas trop tard…

-  Solas, vous avez mauvaise mine, murmura Lédara, est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ?

Il avait les mêmes yeux que Lysas et Fiona, et ses veines rougeoyaient elles aussi. Mais il semblait encore en état de marcher et paraissait d’une lucidité à toute épreuve.

-  Je suis en train de mourir, répondit-il d’une voix lasse, mais ce n’est pas grave. Si vous pouvez annuler cela, ils seront tous sauvés ! Ce monde est une abomination, il ne doit jamais exister.

Lédara fut quelque peu rassurée d’avoir Solas à ses côtés, malgré son état. Elle lui faisait confiance et il pourrait les guider dans ce monde que ni elle ni Dorian ne connaissaient. Ils sortirent rapidement de la petite pièce et parcoururent à nouveau les longs couloirs. Solas leur indiqua une porte où devait se trouver d’autres membres de l’Inquisition qui étaient présents un an plus tôt. En entrant, ils entendirent la voix d’Iron Bull : « Trois cents bouteilles de bière sur le mur, trois cents bouteilles de bière… Rince-toi le gosier, fais tourner… ». Lédara s’approcha de sa cellule : le Qunari était à genoux, solidement attaché au fond de sa cage, il lui était impossible de faire le moindre mouvement. La Messagère cassa la serrure et s’agenouilla à ses côtés, s’attaquant aux chaînes qui le retenaient.

-    Vous n’êtes pas morte ? murmura Bull en levant les yeux vers elle, vous êtes censée être morte. Il y avait des traces de brûlé partout et…

Quand il put enfin bouger, le Qunari effleura du bout de ses doigts la joue de Lédara, voulant s’assurer qu’elle n’était pas une illusion. Lorsqu’il comprit qu’elle était réelle, il se releva de toute sa hauteur tout en se débarrassant de ses chaînes.

-    Alexius ne nous a pas tués, lança Dorian, son sort nous a projetés dans le temps. Ici, c’est notre avenir.

-    Eh bien, moi, c’est mon présent, grogna Bull, un excès de colère faisant trembler sa voix. Et dans mon passé, je suis sûr de vous avoir vu mourir tous les deux. Mais vous êtes là… ajouta-t-il en se tournant vers la jeune femme, comme apaisé.

-    On va combattre Alexius et remettre les choses dans l’ordre, dit Lédara, vous venez ?

-    Pourquoi ? grogna le Qunari, comme las de son existence. Vous voulez voir quels nouveaux tours il a appris ?

-    Si on le trouve, lança Dorian d’un ton acerbe, on pourra peut-être retourner dans notre propre temps et arrêter tout cela avant que cela n’arrive. Ça fait rêver, hein ?

-    Le problème, lança Bull, ce n’est pas tant Alexius que son « Ancien ». Il a tué l’Impératrice d’Orlaïs et a profité du désordre pour lancer une invasion dans le Sud. L’armée est entièrement composée de démons. Vous avez déjà combattu une armée de démons ? Je ne vous le recommande pas.

-     Je suis désolée de ne pas avoir été là pour aider, murmura Lédara, désemparée.

-    Une armée de démons, grogna Bull, eh merde, vous avez eu de la chance de mourir tôt. Allons-y, je me réjouis de lui botter le cul à ce foutu magister.

Iron Bull ramassa une arme qu’il avait l’air d’avoir repéré depuis longtemps dans la pièce, puis suivit le petit groupe de survivants. Ils passèrent devant les autres geôles, et quand Lédara allait regarder au travers des barreaux, le Qunari la prit par l’épaule et lui détourna la tête, la faisant avancer.

-    Pourquoi ? s’exclama-t-elle.

-    Inutile que vous voyez cela, dit-il seulement.

Ils continuèrent donc à marcher, traversèrent le couloir et entrèrent dans une autre salle où Cassandra priait à voix haute : « La lumière Lui fera traverser dans la paix les voies de ce monde et de l’au-delà. Pour celle qui s’en remet au Créateur, le feu est son eau. » A ce moment, Lédara comprit que Blackwall était mort, c’est ce que Bull lui avait évité de voir. Quand la Chercheuse vit la Messagère, elle se leva d’un coup et s’accrocha à ses barreaux :

-    Vous êtes revenue parmi nous, s’écria Cassandra, est-ce possible ? Andrasté nous offre une deuxième chance ? Que le Créateur me pardonne, j’ai échoué. J’ai déçu tout le monde. La fin doit vraiment être proche si les morts reviennent à la vie.

-    Je ne suis pas revenue à la vie, Cassandra, répondit la Messagère en ouvrant la porte de sa cellule, j’ai juste… C’est dur à expliquer.

-    J’étais là, geignit la Chercheuse, le magister vous a anéantis d’un seul geste.

-    Alexius nous a envoyé dans le futur, expliqua encore Dorian, son petit discours maintenant rôdé. Si on le trouve, on trouvera peut-être un moyen de retourner dans le présent.

-    Vous voulez remonter le temps ? s’exclama encore Cassandra. Alors… Vous pourrez vous arranger pour que rien de tout cela n’arrive ?

-    C’est ce que nous comptons faire, oui, lui confirma la Messagère.

-    Alors, murmura la Chercheuse, rien de tout cela n’arrivera… Andrasté, je vous en prie, faites que ce soit vrai. Alexius s’est enfermé dans la salle du trône, c’est là qu’on le trouvera.

-    Trouvons Léliana d’abord, intervint Lédara, la Grande Enchanteresse nous a dit qu’elle était encore en vie, quelque part.

Ils rejoignirent tous ensemble la salle où Lédara et Dorian avaient croisé un peu plus tôt les soldats tévintides, seul endroit où d’autres escaliers montaient à l’extérieur des sous-sols du château. Malheureusement, leurs manigances avaient été repérées et une troupe les attendait. Iron Bull prit les devants et fonça dans le tas avec son arme de fortune, Solas et Dorian usèrent de leur magie alors que Lédara restait en arrière avec son arc. Cassandra ramassa l’arme d’un soldat tombé à terre et se mêla à la bataille. Tous étaient encore robustes malgré leur piteux état. Bull semblait même revigoré par ce combat, attendant sa vengeance depuis une année entière.

Ils commencèrent enfin à remonter dans les étages et quittèrent les cachots. Ils traversèrent le quartier des gardes qui était vide, puis accédèrent à un nouveau couloir avec une série de portes. L’une d’entre elles était ouverte, et Lédara aperçut une pléthore d’engins de torture. Plus loin dans le couloir ils entendirent un homme hargneux derrière une porte entrouverte :

-    Comment Trevelyan a-t-elle su qu’il y avait un sacrifice au temple ? Réponds !

-    Jamais ! répondit une voix éraillée de femme.

Un claquement de fouet se fit entendre, suivi d’un cri de douleur.

-    Inutile de prendre cette attitude de défi, mon petit moineau, susurra le hargneux, tu n’as plus personne à protéger.

-    Vous gaspillez votre salive, lança la femme.

Un nouveau claquement se fit entendre, la femme retenait ses cris.

-    Parle ! L’Ancien exige une réponse !

La femme ricana.

-    Il s’habituera à ne pas avoir tout ce qu’il veut, dit-elle, presque hilare.

L’homme la frappa encore, en vain. Lédara accourut devant la porte d’où provenait la conversation et l’ouvrit délicatement pour ne pas se faire repérer, et ordonna d’un signe de la tête aux autres d’être discrets. Elle entra dans la pièce et vit Léliana, les mains attachées à deux crochets au plafond. Un homme se tenait dos à la Messagère et ne s’était pas aperçu de sa présence. Il brandit un couteau sous la gorge de la Maître-espionne en l’incitant à parler.

-    Je préfère mourir, murmura Léliana, ou vous voir mourir !

Elle regarda Lédara dans les yeux, et l’homme se retourna ; la prisonnière balança ses jambes et agrippa son geôlier au cou, forçant de toutes ses forces pour lui briser la nuque. Un craquement sourd se fit entendre, et l’homme tomba raide sur le sol. La Messagère se précipita vers Léliana et la détacha. Elle avait le visage ravagé par l’acide et était maigre comme un clou, résultat d’un an de torture.

-    Vous êtes vivante ! s’écria la Maître-espionne qui retrouva espoir.

-    Personne n’est mort, répondit Lédara, Alexius a fait une erreur.

-    Et ce sera la dernière, répondit Léliana en reprenant ses esprits, vous avez des armes ?

Lédara hocha la tête.

-    Bien, reprit-elle, le magister est sûrement dans ses appartements.

Léliana se dirigea vers un coffre qui contenait des armes de torture. Elle emporta deux dagues et quelques poisons pour en imbiber les lames.

-    Vous… commença Dorian, ne voulez pas savoir comment on est arrivés là ?

-    Non, répondit abruptement la Maître-espionne.

-    Alexius nous a envoyé dans le futur, dit tout de même le jeune mage, tout cela, sa victoire, son « Ancien »… ce n’était pas écrit. Si on arrive à revenir dans le présent, on pourra empêcher ce futur de se réaliser.

-    Et les mages se demandent encore pourquoi les gens ont peur d’eux… grogna Léliana, ne jetant pas un seul regard sur Dorian. Personne ne devrait avoir ce pouvoir.

-    C’est dangereux et imprévisible, confirma Dorian, avant la Brèche, on ne faisait rien qui…

-    Ça suffit ! cria Léliana en colère, tout ça, c’est irréel pour vous. Ce futur que vous espérez ne jamais vivre, moi, je l’ai vécu. Le monde entier l’a vécu. C’était bien réel !

Léliana passa devant les autres et prit la tête du groupe. Tous la suivirent sans discuter. Plus aucun d’eux n’osait parler, leur attention fixée sur l’objectif à atteindre. Cependant, Dorian rattrapa la Maître-espionne et ne put s’empêcher de la questionner :

-    Qu’est-ce qu’il s’est passé pendant qu’on était partis ?

-    Taisez-vous, le rabroua-t-elle sévèrement.

-    J’essaie juste de me renseigner, lança Dorian pour se défendre.

-    Non, objecta sombrement Léliana, vous parlez pour meubler le silence. Vous ne voulez pas savoir ce qu’il s’est passé, croyez-moi.

Léliana les conduisit dans le hall d’entrée du donjon, mais leur répit fut de courte durée, car une faille s’était ouverte dans la salle. A nouveau, Lédara ressentit des effets d’accélération et de ralentissement auprès de la déchirure, ne facilitant pas leur combat contre les démons qui affluaient. Elle retira son gant et perturba la faille, mettant fin au flot de démon et permettant à ses autres compagnons d’anéantir ceux qui restaient. Léliana se défendait admirablement bien malgré son état de fatigue et de faiblesse physique. La Messagère referma rapidement la faille dès que tous les démons furent tués. Ce geste augmenta cependant la douleur qu’elle ressentait, mais elle n’en fit part à personne, cela étant le cadet de ses soucis à ce moment-là. Sans perdre de temps, la Maître-espionne ouvrit les grilles du donjon et tous sortirent des cachots et se retrouvèrent sur les docks personnels du château à l’intérieur d’une grotte sombre. Sur le quai se trouvait le corps inerte d’une mage : Lédara reconnut la jeune Linnéa qui défendait la venue des Tévintides à Golefalois. Elle semblait avoir réalisé un rituel de magie du sang pour invoquer des démons, et en était morte.

-    Non, s’écria Dorian, Alexius n’aurait jamais permis cela. Il est devenu fou !

-    Ne nous arrêtons pas, lança Léliana.

Ils poursuivirent leur route, sortant des docks et atteignant enfin la surface par la cour du château. Quand Lédara et Dorian levèrent la tête, ils s’arrêtèrent net, n’en croyant pas leurs yeux.

-    La Brèche, elle est… s’écria Lédara.

-    Partout… murmura Dorian.

-    Merde alors, on peut en caser des démons, là-dedans, lança Iron Bull dégoûté.

La Brèche s’était élargie, transformant le ciel en une immense déchirure béante. Plus de soleil, plus d’étoiles, seule la Brèche existait. Tout autour d’eux, c’était le chaos. Le château était à moitié en ruine, et des morceaux de tours et de montagnes flottaient dans le ciel, comme aspirés lentement par la Brèche. Des cristaux géants de lyrium rouge avaient poussé çà et là, réduisant la nature à l’état de poussière. Les arbres qui étaient jadis verdoyants étaient tous morts et desséchés. Pas un oiseau ne volait dans le ciel, pas un petit animal ne se laissait voir, toute forme de vie avait quasiment disparu on ne savait où. Et au loin, des failles se faisaient voir, grandissantes, tout comme la Brèche.

Léliana sortit les deux compagnons de leur contemplation muette, les exhortant à avancer. Lédara comprit alors pourquoi sa marque la faisait tant souffrir : étant liée à la Brèche, elle réagissait à cette dernière qui était devenue incontrôlable. Ils poursuivirent leur course effrénée pour rejoindre le hall principal du château, mais le Voile se déchira devant eux. Lédara, qui n’avait pas remis son gant, tendit immédiatement sa main pour la refermer, puisant dans sa force vitale. Les failles de ce futur l’épuisaient bien plus que celle de son présent. Malgré cela, elle continua à cacher sa douleur et sa fatigue. Il fallait qu’elle résiste jusqu’à ce qu’ils trouvent Alexius. Tous coururent de l’autre côté de la cour en direction des appartements du Iarl. Une autre faille apparut juste devant celle-ci et Lédara réitéra son geste. Non seulement elle s’épuisait mais la douleur s’intensifiait à chaque fois qu’elle sollicitait la marque. Elle tomba à genoux, et Solas se précipita vers elle. Il saisit ses mains dans les siennes, demandant au reste du groupe de s’écarter légèrement, puis il marmonna une incantation elfique. Lédara sentit sa force se régénérer, sa fatigue s’estomper, mais c’était au détriment de l’elfe qui puisait dans ses propres réserves. Quand elle s’en rendit compte, elle arrêta le processus en lâchant ses mains.

-    Non ! s’écria-t-il, laissez-moi finir.

-    Vous allez mourir si je vous laisse faire ! répondit-elle désespérée.

-    De toute façon je vais mourir dans ce futur, insista Solas, et rien de tout cela ne sera arrivé quand vous retournerez dans votre présent.

-    Nous n’avons pas encore réussi, nous avons encore besoin de vous, le supplia-t-elle.

Solas poussa un soupir et se releva lentement, aidant Lédara à en faire de même. Elle n’était pas complètement rétablie mais cela lui suffisait pour continuer à avancer. Elle le remercia, plongeant son regard clair dans celui de l’elfe. Léliana les pressa pour reprendre la route.

Ils entrèrent dans le quartier des invités ; ils s’approchaient de leur but. Les murs étaient dans le même état que les cachots, délabrés et des cristaux de lyrium rouge poussaient un peu partout. Cette aile du château ne semblait pas habitée, les compagnons trouvaient les pièces vides, les visitant les unes après les autres.

-    Savez-vous où est Félix ? se risqua à demander Dorian à la Maître-espionne.

-    Oui, répondit-elle, je le sais.

Le silence s’installa à nouveau, les cinq survivants continuant à explorer les couloirs et les chambres vides.

-    Et vous ne comptez pas me le dire ? reprit Dorian.

-    Vous le saurez bien assez tôt, répondit-elle simplement.

Les couloirs et les salles se suivaient et se ressemblaient, sans trouver la moindre trace d’Alexius et de ses gardes. Le groupe devait absolument rejoindre la salle du trône où le magister devait passer le plus clair de son temps selon Cassandra et Léliana. Ils descendirent d’un étage et la marque de Lédara vibra fortement, crépitant douloureusement au creux de sa main.

-    Nous sommes proches d’une faille, dit la Messagère, contenant la magie de la marque.

Ils avancèrent plus prudemment, jusqu’à arriver devant une porte. Lédara fit signe aux autres que la faille se trouvait de l’autre côté, tous se préparèrent alors au combat. Iron Bull prit les devants et passa la porte qui débouchait sur le grand hall. Le plafond était en partie effondré, les gravats bloquant plusieurs accès mais offrant une bonne protection contre les attaques à distance. Le groupe avança discrètement, car des soldats tévintides étaient déjà aux prises avec les démons incontrôlés. Léliana fut la première à se lancer dans la bataille, attaquant démons et Tévintides à la fois : pris par surprise, les soldats baissèrent leur garde et certains périrent sous les coups d’Ombres ou d’Esprits qu’ils combattaient. Le reste du groupe suivit la Maître-espionne et attaqua tout ce qui bougeait, semant la pagaille parmi les ennemis. Lédara profita de la confusion pour perturber la faille et arrêter le flux de démons, tout en surveillant ses arrières et décochant une flèche au bon moment et au bon endroit. Les soldats tévintides étaient redoutables, mais le plus à craindre était qu’il y avait un mage parmi eux. Celui-ci lança un sort de tempête en plein centre du hall, déclenchant la foudre sur le petit groupe. Bull fut sérieusement touché, et Dorian créa un champ d’énergie autour du Qunari pour le protéger d’un coup fatal. Solas, épuisé par la maladie et son sort de transfert, économisait ses forces en ne déployant que des barrières de protection autour de Cassandra et Léliana, Lédara étant à l’abri auprès de la faille. Cette dernière profita de son accalmie pour préparer un tir de précision sur le mage tévintide : elle posa un genou à terre et cala la pointe inférieure de son arc entre deux pierres, puis elle visa, bandant la corde de son arc au maximum. Sur son expiration, elle lâcha la corde, sa flèche fendit les airs et alla se planter exactement entre les deux yeux du mage. La tempête disparut, laissant le champ libre aux survivants pour achever leurs derniers adversaires.

Lédara se tourna vers la faille, plus grande que les précédentes, et dirigea sa marque sur elle. Le lien magique se matérialisa, lui extirpant toute la force que lui avait donnée Solas ; elle dut s’agenouiller, le lien toujours actif, elle se concentra de toutes ses forces, gémit de douleur et retira péniblement sa main pour refermer la faille. Elle s’effondra, épuisée. Iron Bull accourut à ses côtés et la prit contre lui. La Messagère n’avait pas perdu connaissance, mais elle avait de la peine à bouger, ses forces l’ayant définitivement quittée. Solas s’approcha et s’assit en face d’elle. Il prit ses mains et la regarda dans les yeux :

-    Vous réussirez, murmura-t-il de sa voix grave, et quand nous nous reverrons, je n’aurai aucun souvenir de ce moment puisqu’il ne se sera jamais passé.

Lédara hocha la tête, comme si elle acceptait de faire une promesse. Solas ferma les yeux et commença son incantation en langue elfique. Une brume bleutée apparut en volutes et entoura les deux protagonistes, et Lédara aspira malgré elle les derniers souffles de l’elfe qui sacrifiait sa vie pour leur cause. Des larmes coulèrent le long de ses joues, triste de son impuissance et de perdre un homme si noble de cœur. Solas prononça les derniers mots de son incantation, puis s’effondra, mort. La jeune femme tenait toujours ses mains. Bull, voyant qu’elle avait repris de la vigueur, la lâcha ; elle se pencha sur le corps de l’elfe et lui ferma délicatement les yeux.

Léliana rompit le silence, Alexius s’était enfermé derrière la lourde porte de la salle du trône, il fallait mettre un terme à cette situation au plus vite. La Messagère se leva, plus déterminée que jamais, et se dirigea de pied ferme sur la porte. Elle ordonna à Iron Bull de l’ouvrir par tous les moyens, celle-ci étant certainement bloquée de l’intérieur. Le Qunari chargea les battants de tout son poids, une fois, deux fois ; à la troisième tentative, les gonds explosèrent sous la puissance du coup. Cassandra l’aida à débarrasser les deux battants de la porte, laissant le champ libre jusqu’au trône où siégeait le magister. A ses côtés, une silhouette était accroupie près de l’âtre derrière le trône. Lédara avança droit sur Alexius, suivie de près par ses compagnons.

-    Alexius ! cria-t-elle, la colère prenant le dessus, l’heure est venue de répondre de vos crimes !

-    Ah, vous voilà enfin, répondit Alexius avec lassitude, je m’attendais à vous revoir. J’ignorais que ce serait maintenant, mais je savais que je ne vous avais pas vaincue. Mon ultime échec.

-    Cela en valait-il vraiment la peine ? lui lança Dorian, tout ce que vous avez infligé au monde ? A vous-même ?

-    Cela n’a plus d’importance, répondit le magister fatigué, il ne nous reste plus qu’à attendre la fin.

-    Je ne suis pas de cet avis, répondit Lédara qui essayait de contenir sa colère, je vais arranger les choses.

-    J’ai essayé tellement de fois, répliqua Alexius, le passé ne peut pas être changé. Tous ces combats, toutes ces trahisons, et qu’est-ce que j’ai provoqué ? Mort et ruine, voilà le résultat. L’Ancien va venir ! Pour moi, pour vous, pour nous tous.

Léliana s’était faufilée discrètement derrière le magister pendant qu’il parlait, et attrapa la silhouette informe qui se trouvait près de lui : c’était son fils, Félix, qui semblait être un corps vide de tout esprit, de toute pensée. La Maître-espionne dégaina l’une de ses lames et la glissa sous le menton du jeune homme qui ne réagit pas.

-    Félix ! s’écria Alexius, la peur l’envahissant soudainement.

-    C’est Félix ? s’exclama Dorian atterré, nom du Créateur, Alexius, qu’est-ce que vous avez fait ?

-    Il allait mourir, Dorian ! gémit le magister désemparé, je l’ai sauvé ! Ne faites pas de mal à mon fils, supplia-t-il à l’adresse de Léliana, je ferai tout ce que vous voudrez.

Lédara ne s’attendait pas à ce que la Maître-espionne agisse ainsi, mais elle tenta de tirer parti de la situation :

-    On le relâchera si vous nous donnez l’amulette.

-    Libérez-le et je jure de vous la donner, gémit Alexius.

-    Rendez-nous le monde, dit Léliana que la colère avait envahi avant de trancher la gorge du jeune garçon.

Alexius tomba à genoux devant le corps de son fils qui se vidait de son sang.

-    Léliana, non ! cria la Messagère.

Il était trop tard, le Magister se leva d’un coup, la fureur et les larmes déformant son visage. Il saisit son bâton magique et propulsa Léliana loin de lui. Puis il marmonna une incantation ; Dorian cria à tout le groupe de se mettre à l’abri, car il connaissait parfaitement les sorts qu’utilisait son ancien mentor. De sombres nuages se formèrent au plafond de la salle, et Lédara ne se fit pas prier pour se cacher derrière un pilier quand elle vit des éclairs de feu jaillir de l’épaisse fumée. Bientôt, la salle toute entière fut submergée de flammes et Dorian fit son possible pour contrer le sortilège. Il appliqua d’abord des barrières protectrices à tous les compagnons présents, puis il se mit également à marmonner des paroles incompréhensibles, scandant au même rythme que le magister. La Messagère comprit qu’il tentait d’inverser le sort et fit signe aux autres de tout faire pour protéger Dorian le temps de son incantation. Elle prit son arc et tira plusieurs flèches dans la direction d’Alexius, espérant le déconcentrer suffisamment pour faire cesser la tempête de feu, en vain. Iron Bull lança un regard à Lédara, lui sourit, puis se dirigea alors vers Alexius, tenant fermement son arme dans ses mains et traversa les flammes. Son adversaire ne s’attendit pas à être attaqué de front et ne put éviter la lourde masse du Qunari. Il tomba raide mort, le crâne fendu en deux.

 Iron Bull s’effondra sur le corps de son ennemi abattu, mort immolé. La tempête cessa, le calme retomba dans la salle du trône. Lédara resta pétrifiée derrière le pilier qui l’avait protégée. Un autre de ses compagnons était mort pour elle. Son corps gisait sur le sol de pierre, calciné, et une odeur de chairs brûlées envahit la salle, ce qui donna la nausée à la jeune Marchéenne. Cassandra, Dorian et Léliana se précipitèrent vers elle, ne sachant pas si elle avait été touchée ou non. Elle les rassura d’un hochement de tête ; elle n’arrivait plus à prononcer un mot.

Dorian courut vers le cadavre d’Alexius et récupéra la petite amulette. Pendant qu’il l’examinait, Lédara s’approcha de lui et réussit à articuler quelques mots :

-    Faites-nous rentrer…

Ses yeux brillaient, mais aucune larme ne coula. Elle reprenait peu à peu ses esprits.

-    C’est l’amulette que nous avions faite ensemble à Minrathie, indiqua Dorian, donnez-moi une heure pour travailler sur le sort dont il s’est servi, et je devrais pouvoir rouvrir la faille.

-    Une heure ! s’exclama Léliana qui avait repris ses esprits, c’est impossible ! vous devez y aller maintenant ! l’Ancien…

La terre se mit à trembler sous le coup d’une puissance monstrueuse. Au loin, l’on entendit le cri d’une créature gigantesque et certainement hostile.

-    Il arrive ! hurla-t-elle de plus belle, vous ne pouvez pas rester là !

-    Je vais tenir la porte, cria Cassandra à la Maître-espionne, dès qu’ils seront passés, ce sera votre tour !

-    Vous ne pouvez pas vous sacrifier vous aussi ! s’exclama Lédara en jetant un regard suppliant à la Chercheuse.

-    Regardez-nous, lança Léliana, on est déjà mortes. Notre seule chance de survivre, c’est d’empêcher ce jour d’arriver. Votre sort, dit-elle à Dorian, vous avez autant de temps que j’ai de flèches.

Léliana prit l’arc de la Messagère, qui lui donna alors son carquois. Les deux femmes partirent en direction du hall vers une mort certaine. Léliana s’arrêta au niveau de l’entrée, et Cassandra continua sa route, épée et bouclier brandis. Les combats commencèrent, l’on entendit la Chercheuse se battre avec fureur, et, pour se donner du courage, Léliana reprit le Cantique de la Lumière :

« Les ténèbres se rapprochent, mais je suis protégée par la lumière. »

Dorian avait déjà commencé son incantation, modulant de ses doigts l’amulette. Les bruits sourds d’armes et des cris de démons retentirent dans tout le hall ; puis les premiers soldats passèrent les portes. Léliana décocha ses premières flèches.

« Andrasté me guide, Créateur, je suis à Toi. »

A chaque tir un ennemi tombait, mais pour chaque tir deux autres arrivaient. A court de flèches, elle transperça une Terreur avec la pointe de son arc, puis dégaina ses lames. Elle combattit avec férocité le plus longtemps qu’elle put, jusqu’à tomber sous le nombre grandissant des démons. A ce moment, Dorian attrapa le bras de Lédara, le sort était prêt. Il murmura les dernières paroles et l’air se mit à tourbillonner devant eux, les aspirant violemment. A nouveau, Lédara ressentit une oppression insoutenable, mêlée de sons aigus, puis la sensation de flottement.

Dorian et Lédara se retrouvèrent dans la salle du trône à l’endroit où ils se tenaient il y avait quelques instants dans le futur. Alexius se tenait devant le trône, Félix était derrière lui, l’air ahuri. La Messagère balaya la pièce du regard : Solas était là, ainsi qu’Iron Bull dans l’ombre, Blackwall et Cassandra se tenaient aux côtés de l’elfe. Un immense sentiment de soulagement l’envahit, mais elle se reprit aussitôt et se tourna vers Alexius.

-    Il va falloir faire mieux que cela ! lui lança Dorian.

Alexius tomba à genoux, vaincu.

-    Abandonnez Golefalois, et on vous laissera la vie sauve, dit posément Lédara, mesurant sa colère et son ressentiment.

-    Vous avez gagné, souffla le magister, inutile de faire durer cette mascarade. Félix… gémit-il en levant la tête vers son fils.

-    Tout finira par s’arranger, père, le rassura-t-il.

-    Tu vas mourir, dit son père, la voix tremblante d’émotion.

-    Il faut bien mourir un jour.

Félix l’aida à se relever, et deux soldats de l’Inquisition s’approchèrent de lui pour le neutraliser. Ils prirent son bâton de mage et lui lièrent les mains, le magister n’opposant aucune résistance.

-    Eh bien, content que ce soit terminé, dit Dorian soulagé.

A ce moment, les portes de la salle du trône s’ouvrirent en grand, laissant entrer des soldats à l’armure féreldienne. Ils marchaient au pas et se rangèrent en ligne le long des piliers jusque vers le groupe de l’Inquisition et le magister, puis se mirent au garde-à-vous. Un homme d’une trentaine d’année, les traits féreldiens, les cheveux blonds comme les blés et des yeux intensément bleus, entra en grande pompe dans la salle, au pas sûr et à l’allure déterminée.

-    Ou pas, conclut Dorian qui avait observé le manège des soldats.

-    Grande Enchanteresse, dit l’homme d’une voix solennelle, nous aimerions discuter de la façon dont vous avez abusé de notre hospitalité.

Fiona, qui se tenait toujours un peu à l’écart, s’approcha humblement du jeune homme :

-    Votre Majesté Alistair.

-    En offrant l’asile aux mages, reprit le roi Alistair de Férelden, nous ne leur avons en aucun cas donné le droit de chasser notre peuple de chez lui.

Le Roi faisait allusion aux habitants non-mages de Golefalois, ainsi qu’à son oncle Tiegan qui était le Iarl et le détenteur du château.

-    Roi Alistair, répondit Fiona d’une voix tremblante, je vous promets que cela n’a jamais été notre intention…

-    Suite à de tels agissements, continua le roi, vos bonnes intentions ne suffisent plus. Vos disciples et vous n’êtes plus les bienvenus ici. Quittez Férelden, ou nous vous y forcerons.

-    Mais… balbutia Fiona, des centaines d’entre nous ont besoin de protection ! Où irons-nous ?

Lédara s’avança alors vers le Roi et l’enchanteresse Fiona, saisissant cette occasion :

-    Vous allez venir avec l’Inquisition.

-    Et quelles sont les conditions de cet arrangement ? demanda l’enchanteresse.

-    Je suggère de les conscrire, intervint Cassandra, on a vu de quoi ils sont capables quand on leur laisse le champ libre.

-    Ce sera toujours mieux que ce que vous avait proposé le Magister Alexius, ajouta Lédara.

-    Je crois qu’on n’a pas vraiment d’autre choix que d’accepter votre offre, répondit Fiona, nerveuse.

-    Bien, vous serez conscrits sous le commandement de l’Inquisition, conclut la Messagère.

-    Nous n’aurions pas dû accepter « l’aide » du magister, je sais, commença à se défendre Fiona, mais…

-    Le ciel est déchiré, nous courons tous un danger imminent, répliqua Lédara à bout de nerf, nous n’avons pas le droit à l’erreur. Nous ne pouvons pas refermer la Brèche sans vous, mais ce serait de la folie de vous faire confiance.

Cassandra fut étonnée par le ton catégorique et les propos lucides de la jeune femme. De son côté, Lédara avait de quoi être aussi revendicatrice suite aux événements qu’elle venait de vivre. De plus, la marque dans sa main la faisait cruellement souffrir et elle ne désirait qu’une chose : pouvoir s’isoler un instant afin d’apaiser son esprit et son corps.

-    Si l’Inquisition veut les mages, dit le Roi Alistair, qu’elle se fasse plaisir. Je veux qu’ils soient partis demain au coucher du soleil.

Le roi repartit aussitôt, tournant les talons à l’Inquisition et à l’enchanteresse. Les soldats le suivirent, leur pas cadencés faisant trembler les torches du hall.

-    Alors on n’a pas d’autre choix que de se rendre à l’Inquisition, dit Fiona résignée, je vais préparer notre départ pour Darse. On refermera la Brèche. Il faut qu’on fasse ce que l’on peut pour rétablir la paix dans ce monde qui en a désespérément besoin.

Tous les mages se regroupèrent à la sortie du village de Golefalois dans un campement que l’Inquisition avait rapidement monté pour superviser les opérations dans le château. L’éclaireuse Harding était venue spécialement pour diriger le camp, et elle fit un accueil chaleureux à la Messagère qui revenait avec ses compagnons. La petite naine avait préparé une tente pour chacun d’entre eux afin qu’ils puissent se reposer décemment après leur visite au château. Lédara n’avait pas dit un mot depuis qu’ils étaient sortis de Golefalois ; elle marchait d’un pas rapide, l’air songeur, et avait rejoint sa tente pour s’isoler enfin.

Solas vint la voir sous sa tente afin de s’assurer de sa bonne santé. Lédara le laissa faire, cachant l’émotion qui montait en elle. Il vérifia dans un premier temps son état général, son cœur, sa respiration. Il fronça légèrement les sourcils, mais ne s’attarda pas et s’occupa des petites plaies et éraflures qu’elle avait au visage et aux bras. Enfin, il demanda à regarder sa marque. La Messagère hésita un court instant, puis lui tendit sa main gauche. Les cicatrices étaient légèrement rosées, comme si l’on avait approché un fer rouge de celles-ci. En les touchant, Lédara ressentit une douleur plus vive que d’habitude, mais cela restait bien plus supportable que dans le futur qu’elle avait visité. Comme il examinait la marque de manière méticuleuse, elle se sentit obligée de lui donner quelques explications :

-    Les failles étaient plus puissantes, dit-elle sa voix tremblant légèrement, j’ai eu plus de difficulté à les refermer.

-    En effet, et cela a dû vous coûter plus d’énergie que d’habitude, dit l’elfe calmement, appliquant un peu d’elfidée sur les cicatrices de sa main.

-    Oui… murmura Lédara, vous…

-    Pas besoin d’en dire plus, la rassura-t-il, je connais parfaitement le sort que j’ai dû vous jeter. Je reconnais une part de ma force vitale en vous.

Lédara hocha de la tête, confirmant les dires du mage elfe. Elle baissa la tête, ne pouvant plus retenir son émotion. Solas resta silencieux, respectant ce moment de faiblesse de la Messagère. Quand il se leva pour partir, il lui fit comprendre d’un seul regard que cela resterait entre eux, et qu’elle pouvait à tout moment venir le voir. Elle lui sourit, une dernière larme coulant le long de sa joue.

A la tombée de la nuit, Léliana avait exigé que la Messagère et le jeune mage tévintide viennent faire leur rapport auprès d’elle, leur disparition et réapparition soudaine devant lui être expliquée. Lorsque Lédara entra dans le pavillon de commandement, Cassandra était également présente aux côtés de la Maître-espionne, voulant elle aussi entendre ce qui s’était passé. Dorian avait déjà commencé à expliquer le phénomène magique qu’ils avaient subi.

-    Un déplacement dans le temps ? interrogea Léliana perplexe, pouvez-vous le confirmer ? lança-t-elle à la Messagère.

-    Oui, dit Lédara en hochant la tête d’un mouvement bref.

-    Et que s’est-il passé dans ce futur ? demanda Léliana en s’adressant à la jeune femme.

La Messagère resta silencieuse, comme perdue dans ses pensées. Dorian la regarda, comprenant son mutisme : il était trop tôt pour elle pour dévoiler tout ce qu’il s’était passé, encore blessée par ce qu’elle avait vu.

-    Laissez-moi raconter cela à votre Maître-espionne et allez vous reposer, dit-il d’une voix grave et sérieuse à Lédara.

-    Non, je veux qu’elle puisse confirmer vos dires, objecta Léliana.

-    La journée a été particulièrement épuisante pour nous, contrairement aux autres, insista Dorian, soyez un peu compréhensive.

-    Je ne vous cacherai pas que je ne vous fais aucunement confiance, lança Léliana au mage, vous avez désobéi à mes ordres en vous montrant à Alexius dans le château !

-    Et heureusement que je l’ai fait car les choses auraient tourné tout autrement si je n’avais pas désobéi ! s’écria Dorian.

Lédara poussa un soupir, interrompant la dispute.

-    Si je vous donne un rapport écrit, cela vous suffit ? dit-elle à Léliana d’un ton neutre.

-    Bien, réfléchit la Maître-espionne, je vous laisse retourner dans votre tente pour rédiger votre rapport pendant que j’entendrai le mage ici.

-    Merci, Léliana.

Lédara se leva et sortit du pavillon. Elle regarda machinalement le ciel : la Brèche se voyait, lointaine, mais elle était là. Elle repensa à la vision de la Brèche dans le futur qu’elle avait aperçu… un futur sans elle. C’est ce qui lui faisait le plus peur, son rôle était plus important qu’elle ne l’aurait souhaité ; pire, elle était indispensable pour mettre fin à ce chaos. Si elle n’était pas à la hauteur ? Et si elle échouait ? Cette pensée la fit frissonner, elle avait véritablement peur. Elle rentra rapidement sous sa tente, où elle trouva une liasse de parchemins, une plume et un encrier sur une petite table en tréteau. On lui avait également apporté un petit tabouret sur lequel elle s’assit. Elle prit une première feuille, saisit la plume. Elle trempa le bec dans le petit encrier et s’arrêta au-dessus de la page. Par où commencer ? Le début, mais à partir d’où ? Son entrée dans le château peut-être. Oui. Elle allait écrire la première phrase lorsqu’elle s’arrêta encore. Allait-elle tout écrire ? Etait-ce nécessaire de mentionner le sacrifice de ses compagnons ? Les failles temporelles, le lyrium rouge, Alexius, l’Ancien, oui… mais la mort de Solas, d’Iron Bull, puis de Cassandra et Léliana ? Elle n’était pas obligée de tout décrire dans le moindre détail. Cela lui semblait être quelque chose de personnel. Mais pouvait-elle seulement posséder ? Elle avait une mission qui avait pris tout son sens quand elle avait vu la Brèche dans le futur, une mission pour autrui, pour le monde, qui la dépassait largement.

Lédara prit une grande inspiration, fermant les yeux pour cesser de penser ne serait-ce que quelques secondes, puis elle trempa à nouveau le bec de sa plume dans l’encrier et commença à écrire. Elle écrivit tout d’une traite, sans s’arrêter, comme pour exorciser des démons intérieurs. Quand elle eut finit, elle appela un éclaireur et lui transmit son rapport, les feuilles repliées pour ne pas être lues par d’autres que son destinataire, et lui demanda expressément de ne le remettre qu’à la Maître-espionne, puis que personne ne la dérange jusqu’au matin. Il hocha de la tête et partit sans un mot. Le sommeil de la Messagère d’Andrasté fut agité de sombres rêves.

L’accueil de Joséphine et Cullen à Darse fut mouvementé, Léliana leur avait transmis son propre rapport pour leur exposer la situation et annoncer l’arrivée d’une cinquantaine de mages. Quand la Maître-espionne entra dans la Chantrie avec Cassandra et Lédara, les deux autres conseillers déboulèrent sur eux à la recherche de réponses et de détails. Cependant, Léliana elle-même ne semblait pas apprécier la décision qu’avait prise la Messagère à propos des mages :

-    Ils ont assez souffert comme cela ! dit-elle énervée, pourquoi continuer à les maltraiter ?

-    Il ne s’agit pas de les maltraiter, objecta Cullen qui approuvait par contre totalement la décision de Lédara, mais de prendre les précautions nécessaires !

-    En les restreignant à nouveau, comme dans les Cercles ? lança Léliana.

-    Peu imporrrte comment vous appelez cela, dit Joséphine, la situation des mages est instable et rrrisque de se détérrriorer, comme cela s’est passé avec les Cerrrcles.

-    Nous pouvons justement faire différemment des Cercles, intervint la Marchéenne, voulant calmer le jeu. Mais pour l’instant, notre priorité est la Brèche, et il faut que cela file droit !

-    Quel était votre but en emprisonnant les mages ? s’exclama Léliana.

-    Alexius est au service de la personne qui a ouvert la Brèche et les rebelles ont rejoint son armée, justifia Lédara.

-    Ils n’avaient pas le choix, s’écria Léliana, c’était Alexius ou la mort ! Comment avez-vous pu soutenir cela, Cassandra ?

-    Je n’avais pas de meilleure solution à ce moment-là, répliqua la Chercheuse, j’imagine que vous n’en avez pas plus maintenant ? lui retourna-t-elle. Le seul but de la mission de la Messagère était d’obtenir l’aide des mages, et elle y est parvenue.

-    La voix du pragmatisme a parlé ! s’exclama joyeusement Dorian qui avait suivi le petit groupe jusque dans la Chantrie. Juste au moment où je commençais à apprécier cette dispute qui tournait en rond.

Le jeune mage tévintide avait été lavé de tout soupçon après l’interrogatoire de Léliana à Golefalois confronté au rapport qu’avait écrit la Messagère. Il restait cependant suspect aux yeux de plusieurs membres de l’Inquisition.

-    Tout ce qui compte, reprit Cassandra, c’est de fermer la Brèche.

-    Et le plus tôt sera le mieux, renchérit Lédara, j’ai vu ce que nous réservait l’avenir si on ne s’en occupait pas…

-    Nous devrions également examiner ce que vous avez vu dans ce « sombre futur », ajouta Léliana, l’assassinat de l’Impératrice Célène, une armée de démons… cela soulève beaucoup de questions.

-    Cela pourrait être l’œuvre d’une secte tévintide, lança Dorian tout sourire, Orlaïs s’effondre, l’Empire s’élève, le chaos pour tous !

-    Une bataille à la fois, intervint Cullen, cela va prendre du temps d’organiser nos troupes et de recruter des mages. Allons au centre de commandement.

Il se tourna soudain vers Lédara :

-    Venez avec nous, lui proposa-t-il. Après tout, c’est votre marque qui donne un sens à tout cela.

-    J’espérais me dérober à l’attaque de la Brèche, plaisanta Lédara, faire une petite sieste et peut-être une promenade…

-    Que dit le proverbe ? répondit le Commandant presque enjoué, « Pas de repos pour les braves » ?

Lédara ne put retenir un petit rire. Le premier depuis qu’elle était revenue du château de Golefalois.

-    Le conseil n’aurrra pas lieu tout de suite, intervint Joséphine, ne comprenant pas la plaisanterie du Commandant. Il nous faudrrra plusieurs jours pour orrrganiser l’installation des mages entrrre autrrre.

-    Je vais passer le conseil de guerre, intervint Dorian, mais j’aimerais voir la Brèche de près, si cela ne vous dérange pas.

-    Cela veut dire que vous restez ? lui demanda la Messagère.

-    Oh, je ne vous l’ai pas dit ? s’étonna Dorian, le Sud est tellement charmant et pittoresque. Je l’aime jusque dans ses moindres recoins.

Dorian lui fit son plus beau sourire charmeur.

-    Restez si vous voulez, lui répondit Léliana, mais on vous aura à l’œil.

-    Faites-vous plaisir. Je n’ai rien à cacher, et, de toute évidence, tout à prouver.

-    Je vais lancer les préparatifs pour envoyer les troupes vers le sommet, dit le Commandant, si le Créateur le veut, les mages suffiront à nous garantir la victoire.

Lédara ne se montra pas beaucoup dans les jours qui suivirent son retour au village de Darse. Ce qu’elle avait vécu à Golefalois l’avait passablement remuée, et elle refusait d’en discuter avec qui que ce soit. Pour éviter toute discussion gênante ou apitoiement de la part de ses compagnons, elle se comportait comme à son habitude, souriant et plaisantant volontiers, mais elle restait superficielle et n’abordait jamais le sujet si sensible pour elle. La Messagère jouait si bien la comédie, que peu de ses compagnons remarquèrent réellement que quelque chose n’allait pas. Parmi les seuls qui n’étaient pas dupes se trouvaient Cassandra et Iron Bull : la première respectait tout à fait l’intimité de la jeune Marchéenne, Léliana l’ayant mise dans la confidence. En effet, son statut lui avait permis de lire le rapport qu’avait rédigé la Messagère, et son professionnalisme l’empêchait de l’exhorter à parler de ce qui s’était passé dans le futur. Pour ce qui était du second, le Qunari ne se gêna pas pour bousculer la jeune femme.

Un matin, Iron Bull aperçut la Messagère qui s’entraînait comme à son habitude contre un mannequin. Ses heures passées à pratiquer le maniement des dagues lui avaient été bénéfiques car elle déployait une attaque et une défense de plus en plus affinée et efficace. Le Qunari décida de profiter de ce moment d’effort physique pour libérer la Marchéenne de la tension qu’il ressentait fortement en elle. Il s’avança vers Lédara et lui proposa un entraînement avec lui. Un peu essoufflée, elle commença par refuser, prétextant que la fatigue l’emportait. Mais Bull ne lâcha pas l’affaire : il insista jusqu’à ce qu’elle cède. Ils prirent alors place l’un en face de l’autre, et Bull l’attaqua gentiment pour commencer. Les défenses de Lédara étaient bonnes, mais le Qunari avait une autre idée en tête :

-    Je vois que vous n’avez pas besoin de travailler votre défense, fit-il en la flattant, et si vous m’attaquiez, plutôt ?

-    Si vous voulez, répondit Lédara d’un ton neutre.

La jeune femme prit alors le rôle de l’attaquant, mais économisait ses forces, se concentrant à contrôler sa marque qui la faisait souffrir depuis son retour de Golefalois.

-    Vous me prenez pour qui ? lança Bull pour la provoquer, allez-y, je ne suis pas en verre.

Lédara frappa un peu plus fort, mais sa concentration était ailleurs. Bull l’avait parfaitement perçu et la défia encore :

-    Allez, plus fort !

-    Je ne peux pas, grogna Lédara un peu énervée.

Bull insista encore et encore, cherchant à attiser la colère de la Messagère.

-    Lâchez-vous, vous vous retenez ! lui lança-t-il en l’attaquant à l’improviste.

Lédara se défendit puis contre-attaqua, de plus en plus irritée contre le Qunari. Elle ne comprenait pas pourquoi il la cherchait ainsi et cela l’exaspérait. Plus loin, le Commandant Cullen qui était venu jeter un coup d’œil aux entraînements des troupes, s’était approché des deux combattants autour desquels un attroupement s’était formé, observant le manège du Qunari.

-    Pourquoi ? demanda Lédara, son exaspération transparaissant dans sa voix.

-    Faites ce que je vous dis, cela vous fera du bien, continua Bull.

-    Vous voulez que je me lâche ? Très bien, dit-elle fermement.

La jeune femme se jeta alors à corps perdu contre le Qunari, l’assaillant de ses lames. Celui-ci sourit en parant les coups, l’exhortant à frapper plus fort. Lédara se défoula sur Iron Bull, elle ne ressentait plus aucune fatigue, elle ne pensait plus, jusqu’au point où elle relâcha complètement sa concentration et cessa de maîtriser la magie de la marque.

A ce moment, elle hurla de douleur, sa marque s’emballant et crachant des étincelles de magie tout autour d’elle. Tous ceux qui s’étaient approchés des combattants reculèrent, effrayés. Bull ne comprit pas ce qu’il se passait et resta bouche bée devant la jeune femme. Cullen, qui avait pressenti l’incident, s’était précipité sur la Marchéenne, avait saisi sa main dans la sienne et, par reflexe, avait annihilé toute magie. Lédara, que le phénomène avait désorientée, perdit pied et s’effondra contre le Commandant qui la retint tout contre lui, posant genou à terre. Lédara ne ressentait plus rien provenant de la marque, comme si celle-ci n’existait plus.

-    Qu’est-ce que… murmura-t-elle abasourdie.

-    Respirez lentement, lui ordonna doucement Cullen, reconcentrez-vous sur la marque.

En effet, la sensation de tiraillement revint de manière diffuse, puis elle retrouva la douleur habituelle qu’elle contrôlait parfaitement en temps normal. Elle se maîtrisait à nouveau, et à ce moment, elle tourna la tête vers les gens qui l’entouraient et vit la peur et l’incompréhension dans leurs yeux. Elle se releva brusquement et s’écarta de Cullen avant de jeter un regard noir à Iron Bull, puis partit précipitamment en direction de la Chantrie. Elle entendit en s’éloignant le Commandant hurler contre le Qunari.

Plusieurs sentiments se bousculaient en elle : de la colère contre Bull, de la peur qu’elle avait ressentie quand elle n’avait plus maîtrisé la marque, mais aussi du désarroi face à ce que Cullen avait fait et un sentiment d’apaisement étrange que cela lui avait procuré. Comment avait-il fait ? Etait-ce cela le pouvoir des templiers ? Mais comment avait-il su pour la concentration qu’elle devait déployer afin de maîtriser sa marque ? Quoi qu’il en soit, sans son intervention, elle aurait pu blesser quelqu’un, voire pire.

Lédara était arrivée dans sa petite chambre où elle s’enferma ; elle s’assit sur sa paillasse et respira lentement pour apaiser son esprit. Une fois les idées un peu plus claires, elle réfléchit sur l’action d’Iron Bull à son encontre : tout ce qu’il voulait au final, c’était qu’elle se défoule, qu’elle relâche une tension qu’il avait ressentie. C’est vrai qu’elle s’était refermée suite à Golefalois ; à chaque fois qu’elle croisait l’un de ses compagnons, elle ne pouvait s’empêcher de les voir dans ce sombre futur, donner leur vie pour une entreprise folle. Elle ferma les yeux en s’appuyant contre le mur froid : il fallait qu’elle leur en parle.

Le soir même, elle réunit tous ses compagnons à la taverne. Elle invita également ceux qui n’étaient pas présent à Golefalois. Elle demanda une grande table à l’écart de la foule pour avoir la paix. Tout le monde était venu : Varric et Séra se trouvaient déjà à la taverne qui était leur lieu de vie, Iron Bull était entré, embarrassé, Blackwall restait le même, calme et posé et le visage sombre dans sa barbe noire, Cassandra et Solas étaient également venus, pressentant ce qui allait se passer et prêts à soutenir la Marchéenne, même Vivienne entra dans la taverne où elle n’avait jamais mis les pieds, et pour finir, Dorian les rejoignit, seule personne à avoir partagé les visions de Lédara. La Messagère commanda à boire pour tout le monde, puis elle demanda leur attention :

-    Je vous remercie de répondre présent à cette invitation, commença-t-elle, vous avez certainement entendu parler de l’incident de ce matin au terrain d’entraînement. Iron Bull, dit-elle en se tournant vers le Qunari, sachez que je ne vous en veux pas, et que je comprends votre démarche. Vous vouliez apaiser mes tensions en me défoulant physiquement et mentalement.

-    Effectivement, dit le Qunari, c’est pour moi le meilleur moyen de se sentir mieux, mais…

-    Ce qui est vrai pour la plupart d’entre nous, vous en conviendrez, sourit Lédara en regardant les autres, qui lui rendirent son sourire. Malheureusement, la marque que je porte me demande un effort de concentration constant pour la maîtriser. Je ne peux donc pas me défouler comme vous avez voulu que je le fasse. Par contre, parler est un autre moyen qui peut être tout aussi efficace, et que j’ai évité depuis les événements de Golefalois. Je vais donc tout vous dire sur ce qui me hante…

Le silence se fit autour de la table, elle prit une grande inspiration :

-    Blackwall, vous êtes mort dans une cellule des cachots du château, rongé par le lyrium rouge.

Celui-ci la regarda avec de grands yeux, ne s’attendant pas à ce que la Messagère soit aussi directe.

-    Iron Bull, reprit Lédara, après vous avoir libéré, vous avez voulu m’éviter cette vision en détournant mon regard. Les seuls d’entre vous qu’on a pu libérer étaient Solas, Bull, Cassandra et sœur Léliana. Vous étiez tous infectés par cette substance rouge, mal en point…

Tous la regardèrent, leurs yeux s’agrandissant à mesure qu’elle avançait dans son récit. La voix de la jeune femme était calme et posée, aucun tremblement ne venait la troubler.

-    Solas est mort en me donnant son dernier souffle pour que je puisse revenir dans notre présent, grâce à un sort dont il a la connaissance…

Les regards se tournèrent vers l’elfe resté impassible, mais qui était admiratif devant le courage dont faisait preuve la Marchéenne à cet instant. Lédara continua :

-    Iron Bull, vous vous êtes sacrifié pour tuer le Magister Alexius qui avait perdu la tête, les flammes vous ont dévorées, mais vous avez réussi…

Le Qunari baissa la tête, comprenant soudain le regard vide qu’avait la Messagère quand elle posait les yeux sur lui, cette vision devant la hanter à chaque fois qu’elle le voyait.

-    Léliana et vous, Cassandra, vous êtes également sacrifiées pour nous laisser suffisamment de temps avec Dorian pour retourner dans le présent. Vous avez combattu jusqu’au bout…

Cassandra la regarda, fière de cette jeune femme qui affrontait ses angoisses devant eux. Lorsque Lédara eut fini son récit, n’épargnant aucuns détails, un lourd silence se fit dans la petite assemblée. Varric se leva alors de son siège, prit sa chope de bière et dit haut et fort :

-    A Lédara Trevelyan !

Tous les compagnons firent de même, et Varric lança une nouvelle tournée. Lédara sourit à ce geste, et leva son verre, elle aussi. La soirée finit dans les rires et la joie, le futur ayant été définitivement enterré.

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