Inquisition

Chapitre 10 : En ton coeur brûlera...

12647 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 29/08/2025 18:44

La Messagère sortit de la Chantrie accompagnée de quatre de ses compagnons, Cassandra, Séra, Dorian et Iron Bull, qui avaient décidé de rester à ses côtés pour l’aider dans sa mission suicidaire. Darse avait été investie par les templiers rouges et finissaient le travail du dragon qui s’était temporairement éloigné dans les montagnes enneigées.

-    Alors, chef, quel est l’objectif ? grogna Bull en tournant sa hache dans ses mains.

-    Faire le plus de bruit possible, lui répondit Lédara.

-    C’est dans mes cordes, lança-t-il ravi.

Le Qunari s’élança en avant en poussant un cri de défi aux templiers rouges qui s’approchaient d’eux. Il abattit sa lourde hache sur un adversaire, tranchant son armure et son épaule, puis asséna un deuxième coup tout aussi violent dans le crâne d’un autre ennemi. Séra et Lédara décochaient leurs flèches, abattant leurs cibles les unes après les autres. Dorian utilisait les flammes des habitations pour les projeter de son bâton de magie contre ses adversaires et Cassandra, plus prudente, repoussaient les assaillants de son bouclier pour protéger la Messagère.

Il fallait que le groupe se fraye un chemin jusqu’au trébuchet sud, situé à l’intérieur de l’enceinte. Lédara ne savait pas s’il était encore intact, se rappelant du trébuchet ouest qui avait explosé sous les assauts du dragon. Il fallait l’espérer. Le groupe de combattant avançait lentement mais ne se laissait pas submerger par le nombre des templiers : la topographie du village et sa mise à sac empêchaient le surnombre d’ennemis et le feu avait gagné toutes les habitations et les tentes. Plus grand-chose ne subsistait que le peu que les habitants avaient pu emporter avec eux. Enfin arrivés au trébuchet, Lédara fut soulagée de le voir intact. Elle ordonna au Qunari de le charger pendant que les autres sécuriseraient la position ; les templiers arrivaient en plusieurs endroits, rendant la tâche complexe.

Darse n’avait plus aucune défense et le groupe de compagnons devait se battre sur tous les fronts à la fois. Une fois l’engin chargé, Lédara échangea sa place avec Bull pour qu’il reprenne le combat pendant qu’elle réglerait la visée du trébuchet. Il lui fallait le tourner complètement sur la montagne qui se dressait derrière le village. La jeune Marchéenne commença alors sa manipulation qui s’avéra plus difficile que prévu, le mécanisme étant rouillé. Il se bloqua soudainement, la force de Lédara n’étant pas suffisante pour continuer. Elle ne pouvait pas rappeler le Qunari qui était assailli par trois templiers. Elle fit signe à Cassandra de l’aider : la Chercheuse accourut et les deux femmes se mirent à tourner ensemble la manivelle, la débloquant enfin.

A ce moment, un monstre innommable sortit du bois, abattant les arbres devant lui avec une sorte de massue faite de lyrium rouge. La créature avait dû être humaine autrefois, son corps ressemblait vaguement à celui d’un homme ; mais son torse et ses bras avaient démesurément grandi, sa peau avait tout simplement disparu et ses muscles semblaient être constitués de lyrium rouge pur. Son visage n’avait plus rien d’humain, écorché à vif, lui manquant un œil, l’autre étant injecté de sang ou de la substance corruptrice, l’on ne pouvait le dire. Son arme s’avéra être une extension de son bras et le monstre frappait si fort que la terre en tremblait sous ses pieds.

Cassandra reprit son bouclier et alla au-devant de la Messagère, la protégeant à tout prix, alors que celle-ci bandait la corde de son arc et décochait une première flèche dans la tête du monstre. Le trait ne lui fit rien, il ne le sentit même pas pénétrer dans sa chaire corrompue. Iron Bull s’élança tout contre la créature, frappant de sa force colossale avec sa hache dans la protubérance qui lui servait de massue. Le monstre poussa un hurlement étrange, sa voix semblant provenir des Tréfonds de la terre et non de lui-même. Dorian enchaîna en l’encerclant de feu, voulant ralentir sa course. Le monstre s’arrêta un instant : il paraissait craindre les flammes. Le mage redoubla alors d’efforts et l’assaillit de flammes et d’explosions magiques. Mais c’était sans compter sur les templiers ennemis qui continuaient d’affluer sur leur position et Dorian fut interrompu dans ses incantations. Lédara, Cassandra et Séra se rallièrent aux côtés du mage afin de le protéger pendant qu’Iron Bull distrayait l’attention du monstre de lyrium. Dorian profita ainsi de l’accalmie que lui offraient ses compagnons pour lancer son sort de feu le plus puissant. Il murmura des paroles inaudibles et un nuage de fumée se forma au-dessus de la tête de la créature qui grandissait si vite qu’il recouvrit toute la zone autour du monstre en quelques secondes. Lédara reconnut le sort qu’Alexius avait utilisé dans le futur et cria à Iron Bull de s’éloigner au plus vite. Soudain, les flammes commencèrent à déferler sur la créature, l’immolant en quelques instants. Quand Dorian eut fini son incantation, le nuage disparut et tout ce qui avait été dans la zone avait été carbonisé.

Lédara courut alors vers le trébuchet pour finir ce qu’elle avait commencé, ses autres compagnons surveillant les environs. Quand elle eut terminé, elle enleva la barre de sécurité et allait actionner le mécanisme lorsque le hurlement du dragon se fit à nouveau entendre. Celui-ci descendait en flèche sur la Messagère :

-    Allez-y ! Partez ! cria-t-elle à ses compagnons.

Ceux-ci s’enfuirent, persuadés que Lédara allait actionner l’engin et les suivre. Mais la jeune femme n’eut pas le temps de déclencher le tir. Pendant qu’elle courait se mettre à l’abri non loin de là, un jet de flammes l’arrêta brusquement et une explosion de feu la projeta de plusieurs mètres. Le dragon se posa derrière elle, lui barrant la route et la séparant définitivement de ses compagnons.

Lédara se releva avec peine, sonnée par sa chute, et vit s’avancer devant elle l’Ancien. C’était un homme bien plus grand que la moyenne, mais qui n’avait plus rien d’humain : son corps était décharné et ses maigres muscles saillaient sur ses os. A plusieurs endroits, sa peau semblait avoir été décollée puis retendue, maintenue par des agrafes de fer et des lanières de cuir, et son visage avait été reconstitué ainsi. Il arborait des vêtements de cuir et de lyrium rouge, soudés à même ses lambeaux de peau et portait un semblant d’armure en plate sur son torse et des spallières protégeant ses larges épaules. Il avait le regard sombre et le visage balafré. Il semblait être un croisement entre un homme et une engeance que l’on trouve au plus profond des Tréfonds.

Lédara était encerclée par l’Ancien et son dragon, elle n’avait aucune échappatoire ; le trébuchet était encore intact, malgré les flammes qui entouraient la zone. Le dragon s’approcha encore d’elle, puis poussa un cri assourdissant.

-    Assez, dit l’Ancien d’une voix grave qui résonna jusque dans les os de Lédara.

La jeune femme se tourna alors vers la créature mi- homme mi- engeance.

-    Vous jouez avec des forces qui dépassent votre entendement, dit-il à la Marchéenne, cela a assez duré.

-    Qu’est-ce que vous êtes ? s’écria Lédara en étouffant sa peur, pourquoi vous faites ça ?

-    Les mortels aspirent à une vérité qui les dépasse, rétorqua l’Ancien, elle va bien au-delà de ce que vous êtes, de ce que j’étais. Apprenez à me connaître, à connaître ce que vous faites semblant d’être. Louez l’Ancien ! Corypheus, l’incarnation même de la volonté ! Et vous vous agenouillerez.

-    Je ne céderai pas ! lança Lédara sur un ton de défi.

-    Vous résisterez toujours, gronda l’Ancien, cela n’a pas d’importance. Je suis là pour l’Ancre. Que le processus d’extraction commence.

L’Ancien sortit de son armure une orbe striée d’entrelacs ressemblant étrangement aux cicatrices qu’arborait la marque de la jeune femme. Il l’activa dans sa paume décharnée aux longs doigts squelettiques, puis de l’autre il dirigea le flux de magie contre la Messagère. La marque se mit alors à vibrer de magie et les cicatrices rougirent comme si on y apposait un fer chauffé à blanc. La douleur était insoutenable : Lédara tomba à genoux, les larmes lui montèrent aux yeux tellement sa souffrance était grande. C’était comme si la marque cherchait à s’extirper de la paume de sa main : les cicatrices se mirent alors à s’ouvrir et saignèrent abondamment. 

-    C’est de votre faute, « Messagère », dit-il tout en maintenant la magie de l’orbe, vous avez interrompu un rituel prévu depuis des lustres, et au lieu de mourir, vous l’avez détourné de son but. J’ignore comment vous avez survécu, mais cette marque que vous portez, que vous utilisez contre les failles, je l’ai créée pour attaquer les cieux.

Lédara perdait beaucoup de sang et s’affaiblissait. L’Ancien augmenta la puissance de son sort, arrachant un cri de douleur à la jeune femme, mais la marque persistait dans sa paume.

-    Et vous avez utilisé l’Ancre pour saboter mon travail, continua l’Ancien, petite effrontée !

-    A quoi sert cette chose ! hurla Lédara dans son supplice.

-    Elle a pour but d’apporter des certitudes là où règne l’incertitude, répliqua-t-il, quant à vous, soyez certaine que je viendrai la récupérer, tôt ou tard.

L’engeance arrêta alors le processus d’extraction, voyant qu’il n’aboutissait pas. Lédara put enfin reprendre son souffle, la douleur ayant diminué d’un seul coup. L’Ancien s’approcha d’elle et l’attrapa par le bras et la souleva dans les airs pour avoir son visage à sa hauteur.

-    J’ai déjà percé l’Immatériel au nom de quelqu’un d’autre, reprit-il, pour servir les anciens dieux de l’Empire en personne. Je n’ai trouvé que le chaos et la corruption. J’ai passé un millier d’années dans la confusion la plus totale, c’est terminé. J’ai trouvé la volonté d’y retourner en mon propre nom, de défendre un empire tévintide affaibli et de redresser ce monde vicié. Priez pour ma réussite, car j’ai vu le trône des dieux, et il est vide !

L’Ancien jeta Lédara contre le trébuchet. Elle atterrit avec un craquement sourd dans son corps : son épaule gauche avait été déboîtée dans la violence de la chute.

-      L’Ancre est inaltérable, permanente, fit l’Ancien avec colère, vous l’avez ruinée !

Pendant qu’il parlait, la Marchéenne regarda autour d’elle et trouva une épée dans la main d’un soldat mort ; elle la saisit et se releva le plus vite possible pour faire à nouveau face au monstre.

-      Ainsi soit-il, continuait l’Ancien, je recommencerai à zéro, je trouverai un autre moyen de donner à ce monde la nation et le dieu qu’il demande.

Au loin, Lédara aperçut le signal du Commandant : ils avaient atteint l’orée du bois comme convenu. Elle jeta un œil sur le trébuchet et vit que le mécanisme était lui aussi intact, prêt à lancer le projectile.

-    Quant à vous, continuait toujours l’Ancien, je ne saurai tolérer une quelconque rivale, aussi ignorante soit-elle. Vous devez mourir.

-    Votre orgueil vous aveugle, je retiens, lui lança alors Lédara sur un ton de défi. Je vais mourir, mais pas tout seule !

A ce moment, elle déclencha d’un coup de pied le mécanisme. Le coup partit, faisant trembler la montagne qui commença à s’écrouler. Une immense avalanche se dirigea alors sur eux, et l’Ancien regardait la montagne s’effondrer, effaré. Lédara en profita pour fuir le plus loin possible, mais la vague meurtrière de neige et de rochers était déjà sur eux ; elle sauta en direction d’une cavité qu’elle voyait devant elle et s’y engouffra toute entière, tombant dans un lieu sombre où tout s’effondra sous elle en même temps que Darse était ensevelie.

 

******

 

Tous ceux qui avaient survécu à l’attaque de Darse suivirent le Chancelier Roderick au travers d’un chemin escarpé, puis dans des galeries souterraines qui traversaient la montagne. Très vite, ils se retrouvèrent à l’abri de l’autre côté et le Commandant Cullen ordonna que l’on fasse une halte pour se reposer quelques instants et donner les premiers soins aux blessés. Ceux qui avaient réussi à fuir étaient nombreux, mais beaucoup manquaient tout de même à l’appel. Il était pour l’instant impossible d’établir un rapport des pertes, mais celles-ci étaient lourdes. Ils avaient quand même réussi à sauver quelques bêtes de somme et deux douzaines de chevaux que le maître Dennet tentait de calmer. Cullen réquisitionna un arc et une flèche qu’il enflamma, puis la décocha le plus haut possible dans le ciel : il avait promis à la Messagère d’envoyer un signal dès qu’ils seraient en sécurité. Quelques minutes plus tard, un grondement sourd se fit entendre, puis la terre trembla sous leurs pieds. Elle avait réussi. Cullen entreprit alors de s’occuper des soldats et des blessés, mais il ne pouvait s’empêcher de penser à elle et se rappela alors la toute première fois qu’il l’avait vue.

En ce temps-là, Cullen avait été promu au grade de Chevalier-sous-capitaine des templiers au Cercle de Kirkwall, qui avait été surnommé « La Potence ». Cela faisait deux ans qu’il était arrivé dans la ville et, à vingt-cinq ans à peine, il dirigeait les templiers sous les ordres du Chevalier-capitaine Mérédith. C’était le début de l’hiver et, pour la messe des douze jours, le Vicomte de Kirkwall avait invité le chœur chantriste de la Grande Cathédrale d’Orlaïs qui était renommé dans tout Thédas et avait demandé aux templiers de loger les vingt choristes à la Potence ainsi que de les escorter dans la ville. Cullen s’était donc chargé de l’organisation de leur séjour et de réserver pour eux une aile de la tour du Cercle, séparée des mages. Il avait détaché une dizaine de templiers, dont des recrues, à leur escorte, pensant ainsi montrer d’autres possibilités de mission aux jeunes templiers que la garde des mages que Mérédith avait rendue très stricte.

Tout se passa bien pour les choristes jusqu’à la fin de leur séjour ; le lendemain du douzième jour de messe, ils devaient repartir pour Orlaïs. Malheureusement, une épidémie se déclara, touchant une partie d’entre eux et qui se répandit parmi les mages et les templiers. Une quarantaine fut alors mise en place et personne ne pouvait quitter la Potence et tous les quartiers de la ville s’étaient fermés sur eux-mêmes. Tous étaient assignés à leurs quartiers, mais certains choristes sains demandèrent à aider les sœurs et guérisseurs, ce qui avait été autorisé. Cullen avait réchappé jusque-là à la maladie, mais quand l’épidémie fut presque résorbée, il tomba à son tour malade, la fièvre l’immobilisant dans ses appartements.

La plus jeune des choristes faisait partie des volontaires pour aider les malades et une sœur de la Chantrie de Kirkwall l’assigna au chevet du Chevalier-sous-capitaine. Elle prit alors sa petite bassine et ses chiffons, ainsi que les fioles d’elfidée qu’on lui avait confiée, et se dirigea vers les quartiers du templier. Elle monta les escaliers d’une tour et ouvrit la porte, trouvant une petite chambre simple éclairée par une meurtrière et une torche se situant à côté de la porte. Elle entra rapidement, posa son fardeau sur un bureau couvert de rouleaux de parchemins, puis débarrassa la petite table de chevet et installa une chaise à côté du lit. Elle disposa la bassine et les fioles sur la table puis s’assit sur la chaise, se penchant sur le malade. Il était à moitié conscient : il avait entendu l’entrée de la jeune fille et commençait à balbutier des paroles incompréhensibles, semblant vouloir la congédier.

-    Cessez de parler, gardez vos forces pour guérir, murmura gentiment la jeune fille, posant sa main sur la sienne.

Cullen entrouvrit les yeux, apercevant la silhouette de la jeune fille qu’un rai de lumière empêchait de distinguer ses traits ; seuls ses cheveux marquèrent son souvenir, ils semblaient avoir la couleur de l’aube.

La jeune Lédara, qui entrait alors dans sa dix-septième année, prit un petit chiffon qu’elle trempa dans la bassine d’eau fraîche, l’essora de l’excédent d’eau, et l’appliqua sur le front brûlant du jeune homme. Il lui rappelait son jeune frère qu’elle dorlotait jadis avant qu’il ne parte rejoindre les templiers et elle s’occupa alors du jeune homme comme de son petit frère, alors qu’il devait avoir presque dix ans de plus qu’elle. Elle nettoya son visage, écartant ses cheveux blonds trempés de son front et de ses yeux, et rafraîchit son cou. Puis elle prit l’une des fioles, en versa une partie du contenu dans un verre ; elle y ajouta quelques petites herbes qu’elle avait tirées d’une poche de sa jupe et mélangea le breuvage. Elle voulait profiter qu’il était encore un peu conscient pour lui donner à boire le remède ; elle s’assit sur le lit pour se rapprocher, souleva légèrement sa tête en lui murmurant de bien vouloir boire. Il se laissa faire, s’abandonnant aux soins de cette étrange et belle jeune femme à la voix si pure. Il but à peine quelques gorgées et s’endormit tout à fait.

Lédara resta à son chevet trois jours entiers, le jeune homme délirant tout du long, perdu dans des cauchemars plus terribles les uns que les autres. Elle s’occupa de lui exclusivement, voulant apaiser d’une quelconque manière les souffrances de cet homme. Dans ses cauchemars les plus sombres, elle lui prenait la main, la serrait contre elle et murmurait des paroles apaisantes : le templier se calmait alors, sortant de son sommeil et écoutant cette voix qui le rattachait à la réalité. Une à deux fois il reprenait conscience : il ouvrait alors les yeux et voyait la jeune femme tantôt s’affairant à quelques tâches ménagères, tantôt près de lui préparant des onguents et breuvages ; parfois, elle s’adossait au mur près de la meurtrière et observait l’horizon, semblant perdue dans ses pensées. Mais très vite il replongeait dans l’inconscience, la fatigue l’emportant.

Une seule fois il se réveilla en pleine nuit à peu près lucide ; sa chambre n’était éclairée que par une bougie sur sa table de chevet et il la vit adossée contre son lit, endormie. Il observa son visage, ses traits étaient harmonieux : ses yeux clos étaient bordés de longs cils sombres, son front était régulier et elle possédait un petit nez à l’arête droite. Ses lèvres étaient tendres et pulpeuses lui donnant un petit air boudeur et sa peau semblait douce comme la voix qu’il avait entendue ; seule une cicatrice sur son front et sa joue gauche venait briser la symétrie de ce doux visage. Elle avait détaché ses cheveux qui étaient alors sombres, la lueur de la bougie leur donnant des reflets rouge orangé. Il aperçut un frisson la parcourir, il attrapa alors un pan de couverture et le déposa sur ses épaules, la couvrant au mieux de ses faibles forces. Puis il sombra à nouveau dans le sommeil, ancrant son visage dans sa mémoire.

Deux jours plus tard, Cullen avait repris des couleurs et sa fièvre était tombée. Il se réveilla avec l’impression de sortir d’un long sommeil parcouru de rêves et d’images enchevêtrées dans son esprit. Il était seul dans sa chambre ; il s’assit au bord de son lit, se réveillant tout à fait. Il faisait jour, il devait être plus de midi ; il se lava et s’habilla rapidement, voulant se rendre auprès du Chevalier-capitaine au plus vite pour savoir ce qu’il s’était passé et combien de temps il était resté sans activité. Mais il voulait surtout savoir qui était la jeune femme qui s’était occupée de lui, son souvenir ne quittant plus son esprit. Il descendit dans le vestibule et se dirigea vers le bureau de Mérédith ; sur son passage, les templiers le saluèrent comme de coutume, mais il remarqua une certaine agitation parmi ses camarades.

Une fois son entrevue avec son supérieur hiérarchique terminée, Cullen se renseigna sur les personnes qui avaient aidé lors de l’épidémie. On lui apprit que certains des choristes, qui avaient dû rester lors de la quarantaine, avaient donné bénévolement leur aide. Mais personne ne put lui donner le nom de la jeune femme qui avait été à son chevet et plusieurs chevaliers lui confièrent qu’elle n’avait pas beaucoup discuté mais qu’elle avait passé tout le reste de la quarantaine à son chevet. Il demanda à la voir :

-    C’est-à-dire que… ils sont tous repartis ce matin, Ser Cullen.

-    Où ?

-    A Orlaïs, Ser, avec le premier bateau. Et ce n’est pas tout, ajouta le chevalier templier.

-    Quoi d’autre ? l’interrogea Cullen.

-    La jeune femme dont vous parlez, continua le templier, il semblerait qu’elle se soit enfuie cette nuit.

Cullen avait aussitôt envoyé une troupe de templiers se renseigner dans la Basseville et les docks de Kirkwall au sujet de cette disparition. Au retour de la troupe, à la nuit tombée, il apprit que la jeune femme avait embarqué sur un bateau pour le royaume de Férelden sous une fausse identité, se faisant surnommer « la Souris ». Il n’avait alors aucun moyen de la retrouver, ne serait-ce que pour la remercier.

De retour dans sa petite chambre, il s’assit à son bureau et observa l’horizon à travers la meurtrière. Il apercevait les docks, les bateaux se balançant lentement sur les eaux calmes de la Mer d’écume. La fatigue ne le gagnant pas, il décida de se mettre à jour dans les différentes affaires de la Potence, et se plongea dans les parchemins qui jonchaient son bureau. Soudain, un petit morceau de parchemin replié glissa au sol. Il le ramassa et l’ouvrit, intrigué, et y lut ces quelques lignes :

 

Avec mes sincères excuses pour vos économies, mais elles me seront très précieuses… Si nos chemins se croisent à nouveau un jour, je vous les rembourserai.

L. T.

 

L. T…. Il ferma les yeux, se remémorant le peu qu’il pouvait de cette femme, son souvenir le plus net étant cette nuit où elle était endormie contre son lit avec ses cheveux couleur de l’aube. Il se remémora ce moment comme s’il voulait le graver dans sa mémoire, ne jamais l’oublier. Il rangea la lettre dans son coffre personnel où il manquait effectivement plusieurs souverains d’or, avec la pièce d’argent de son frère qui ne le quittait jamais. Un jour, peut-être, leur route se croiserait à nouveau.

Et ce jour était venu. Juste avant l’explosion du Conclave, il l’avait croisée dans le Saint temple cinéraire ; puis sa route avait rejoint la sienne quand elle intégra l’Inquisition. Mais il n’avait jamais cherché à se rapprocher d’elle, quelque chose l’en avait empêché. Il ne savait même pas si elle-même se souvenait de lui, cela faisait si longtemps… Toutes les fois où elle avait essayé de lui parler, il l’avait éloignée ou s’était dérobé. Il ne voulait s’attacher à rien ni personne et se dévouait entièrement à la nouvelle cause qu’il servait, comme il avait servi l’Ordre des templiers autrefois. Il n’avait pourtant cessé de l’observer, veillant sur elle de loin ; il ne s’était jamais avoué qu’il souhaitait au fond de lui-même se rapprocher d’elle, la connaître, l’écouter, rire avec elle.

Maintenant, c’était trop tard, elle s’était sacrifiée pour leur sauver la vie, à lui et à tous les habitants de Darse, à tous ceux qui avaient rejoint leur cause. Et lui, qu’avait-il fait ? Il avait fui. Il aurait dû rester à sa place, en tant que Commandant, c’était ce qu’on aurait attendu de lui. Soudain, il s’en voulut de n’avoir pas plus discuté avec elle, de n’avoir pas appris à la connaître comme la connaissaient ses compagnons de voyage, Varric, Blackwall, Cassandra ou Iron Bull. Il se remémora cette matinée où il avait saisi sa main dans la sienne pour l’aider à reprendre le contrôle de sa marque. Grâce à son expérience de templier, il avait ressenti toute la concentration qu’elle devait déployer pour maîtriser la magie de la marque. Elle lui avait semblé à la fois si forte et si fragile à cet instant-là, entre ses mains. Maintenant, elle était peut-être morte, où allait mourir, que ce soit de froid, de ses blessures, ou pire encore. Et il ne pouvait rien faire.

Léliana le sortit de ses sombres pensées et lui dit qu’il fallait repartir rapidement, mener les survivants à l’abri, car une tempête se levait.

-    Ne peut-on pas rester encore un peu ? dit-il, espérant la voir sortir des grottes avec ses compagnons à tout moment.

-    Nous ne pouvons pas, il faut partir, répondit la Maître-espionne d’un ton catégorique.

Cullen lança un dernier regard du côté des grottes ; il savait que Léliana avait raison. Il décida tout de même de laisser les feux de camp allumés, au cas où. La Maître-espionne approuva d’un signe de tête, puis partit devant, sommant à tous de plier bagage.

Ils avancèrent autant qu’ils purent, les habitants de Darse s’épuisant de plus en plus, et la fatigue des événements survenus retombant soudain sur eux. Ils établirent à nouveau le camp afin de se reposer quelques heures, mais la tempête qui s’était levée était de plus en plus violente et les forcerait à repartir très vite. Cullen ne cessait de regarder en arrière, malgré lui, guettant le moindre signe de vie. Ils se reposèrent une heure tout au plus, puis ils levaient à nouveau le camp lorsque des silhouettes apparurent à l’orée du bois : les compagnons qui étaient restés avec la Messagère arrivèrent en courant, bravant les éléments. Le Commandant vint à leur rencontre, mais elle n’était pas avec eux.

-    Où est-elle ? lança-t-il.

-    Elle… elle nous a dit de partir, répondit Cassandra, à bout de souffle. Le dragon… il nous a séparés, elle…

Les quatre compagnons évitèrent de se regarder. Iron Bull s’appuya contre un arbre, puis le frappa de toute sa force, le déviant de son axe.

-    On l’a abandonnée, les gars, grogna-t-il de dégoût, qu’est-ce qui nous a pris !

Il frappa à nouveau l’arbre qui tomba tout à fait.

-    On aurait rien pu faire, dit Cassandra, le regard vide. Elle a pu s’en sortir, elle a de la ressource, on devrait attendre un peu.

-    On ne peut pas, lança Léliana en s’approchant du groupe. La tempête est de plus en plus violente, et les gens ont froid, les blessés ne survivront pas si on reste ici. Mes éclaireurs ont repéré un endroit où on sera tous à l’abri.

Elle désigna du doigt un passage entre deux versants des montagnes, promettant un lieu à l’abri du vent. Le Commandant acquiesça d’un signe de tête ; il fallait amener tout le monde sain et sauf puisqu’elle s’était sacrifiée dans ce but. Il donna ses ordres, mettant le cap sur ce passage :

-    On ne peut pas partir comme ça ! s’écria Séra, alors on l’abandonne ? c’est ça le plan ?

-    Nous laissons les feux de camp comme nous l’avons fait pour vous, dit Léliana sobrement.

Séra poussa un grognement de dégoût et suivit le mouvement. Tous les autres membres du groupe la suivirent, anéantis.

Ils arrivèrent non sans peine à l’abri trouvé par la Maître-espionne ; le passage débouchait effectivement dans une petite cuvette à l’abri de la tempête et qui permettrait aux survivants de monter un campement pour le reste de la nuit et de soigner les blessés. Cette fois-ci, ils purent monter les tentes, établir un centre de soin provisoire et distribuer le peu de vivres qu’ils avaient pu emmener avec eux.

 

******

 

Lédara reprit connaissance au beau milieu de décombres, dans une grotte. Son épaule déboîtée la faisait atrocement souffrir, ainsi que sa main gauche en sang ; elle tenta de se relever, mais une autre douleur tout aussi vive traversa ses flancs : elle avait dû se briser plusieurs côtes dans sa chute. Elle réprima un cri de douleur et retomba lourdement sur le sol. Le froid l’avait déjà engourdie depuis longtemps, ses vêtements ne suffisant pas à la réchauffer. Sa ceinture avait été réduite en pièce, ne maintenant plus son manteau ; sa chemise était déchirée, ainsi que son pantalon de cuir. Elle n’avait plus son arc, ni ses dagues. Elle resta allongée un instant, se remémorant péniblement les derniers événements. Elle s’étonna d’être toujours en vie après ce qui venait de se produire.

Elle dut mobiliser toutes ses forces et sa volonté pour bouger, luttant contre le froid glacial qui l’envahissait et la douleur persistante de ses membres : si elle s’endormait, c’était la mort assurée. Elle réussit à se lever, fit quelques pas et observa autour d’elle, ne sachant pas où elle avait atterri. Des galeries souterraines qui faisaient certainement partie du temple. Elle avait entendu dire qu’un vaste réseau de couloirs parcourait la montagne où se trouvait le temple, mais qu’une grande partie s’était effondrée, d’où leur abandon. Deux voies s’ouvraient devant elle : elle s’approcha de l’une, puis de l’autre et prit celle où elle sentait un léger courant d’air. Elle avançait péniblement, s’obligeant à bouger pour se réchauffer, mais ses blessures la ralentissaient beaucoup, chacune de ses respirations lui infligeant une douleur aigüe dans les côtes. Après un temps qui lui sembla infiniment long, elle aperçut au fond du couloir une lumière blanche : la sortie ! Cette simple vision lui redonna espoir et elle accéléra le pas.

Soudain, elle sentit sa marque vibrer, des démons étaient proches… quatre Ombres et deux Terreurs surgirent entre elle et la sortie, se précipitant sur la jeune femme. Lédara, sans arme ni bouclier, tomba à genoux et se protégea instinctivement de ses mains. Sentant venir sa fin, la jeune femme tenta le tout pour le tout et libéra totalement l’énergie de la marque, créant une déflagration qui réduisit à néant tous les démons. Ce jet de puissance la fit hurler de douleur et s’effondrer inerte au sol. Des larmes de douleur et de désespoir coulèrent le long de ses joues et l’aveuglèrent. Elle resta ainsi un instant, puis recouvrit peu à peu ses esprits. Sa respiration se fit plus calme et les spasmes de ses sanglots s’arrêtèrent, à son plus grand soulagement à cause de ses côtes cassées. La jeune femme s’assit, s’obligeant à nouveau à bouger pour lutter contre le froid glacial. Pour la première fois, et confirmant ainsi sa plus grande crainte, elle avait assisté à toute l’étendue de la puissance meurtrière de la marque. Cependant, cela lui avait sauvé la vie.

Elle reprit son souffle et se releva péniblement pour se diriger vers la sortie. Une fois dehors, une violente bourrasque lui gifla le visage : une tempête faisait rage, anéantissant le peu d’espoir qu’elle avait eu en apercevant la sortie un peu plus tôt. Elle scruta malgré tout l’horizon à la recherche de quoi que ce soit pour se repérer dans ce chaos neigeux et aperçut des petits points lumineux au Sud. Elle se mit alors en route en direction de ces points, ne sachant pas si c’était une vue de son imagination ou non tandis qu’elle tremblait de froid avec le vent glacial qui la transperçait.

Lédara arriva à l’orée d’un bois ; des loups hurlèrent au loin. Elle se rassura en se disant qu’avec cette tempête, ils ne sortiraient pas chasser, en temps normal en tout cas. Elle aperçut un peu plus loin des traces d’un campement rapide avec des foyers où des feux avaient brûlé, mais ils étaient éteints depuis longtemps car les cendres étaient froides lorsqu’elle s’en approcha. Cependant, cela voulait dire qu’elle était sur le bon chemin, elle suivait les traces des survivants ! Malgré ce regain d’espoir, il lui devenait de plus en plus difficile de marcher à travers la tempête, la neige s’accumulant de plus en plus sur le sol. Elle quitta les traces du campement, ne sachant pas si la direction qu’elle avait prise était la bonne, sans savoir si elle allait survivre au froid où à ses blessures. Elle se raccrochait à la pensée que le plus grand nombre avait réussi à s’en sortir.

Lédara sortit du bois et commença à grimper une légère pente qui devint de plus en plus escarpée et difficile. Elle respirait avec peine, ses côtes la faisaient souffrir à chaque bouffée d’air qu’elle inspirait. La tempête était moins vive à cette altitude, mais la jeune femme avait épuisé toutes ses forces depuis longtemps ; elle ne savait pas ce qui la maintenait encore debout et la faisait avancer, mais ce quelque chose l’abandonna également. Elle tomba à genoux, s’enfonçant dans la neige jusqu’aux cuisses, ne pouvant plus bouger. Elle ne voyait pas de fin à cette marche acharnée, elle ferma les yeux d’épuisement quand elle entendit un murmure au loin, porté par le vent :

« Là-bas ! C’est elle ! »

« Loué soit le Créateur… »

Elle entendit des bruits de pas s’approcher d’elle dans la neige, des voix qu’elle connaissait. Au moment où elle défaillait, on la retint fermement, sa tête s’enfouissant dans une épaisse fourrure à la chaleur inespérée.

-    Cullen… c’est vous… réussit-elle à articuler.

-    Oui, tout va bien, Cassandra est là aussi, lui répondit-il alors qu’il s’était agenouillé à ses côtés et la tenait tout contre lui.

Sa douleur à l’épaule était trop intense, il fallait qu’ils fassent quelque chose au plus vite.

-    Cassandra… mon épaule… je vous en prie…

La Chercheuse l’examina rapidement et comprit que son épaule gauche était déboîtée. Elle fit signe au Commandant de la maintenir de sorte qu’elle puisse la remettre rapidement en place. Il cala la jeune femme contre lui, l’enveloppant de ses bras pour qu’elle ne puisse plus bouger, alors que Cassandra saisissait son bras pour le mettre en position. Lédara gémit de douleur, mais se laissa faire, plongeant son visage dans la fourrure que portait Cullen.

-    A trois, dit Cassandra, un… deux…

Au troisième elle tira d’un coup sec pour déboîter complètement l’épaule, arrachant un cri de douleur à la jeune femme qui l’étouffa tant bien que mal. Tout de suite après, elle remit l’épaule dans le bon angle et plaqua le bras replié contre la poitrine de Lédara. Elle prit un morceau de son écharpe afin de maintenir son bras dans cette nouvelle position.

-    Cassandra, allez chercher les autres soldats et dites-leur qu’on l’a retrouvée, dit Cullen, on se retrouve au campement.

La Chercheuse acquiesça et partit aussitôt, laissant à Cullen le soin de s’occuper de la Marchéenne. Il ôta sa fourrure pour en vêtir Lédara dont les mains étaient devenues presque bleues. Son visage avait perdu toutes ses couleurs et ses lèvres tremblaient de froid. Il voyait bien qu’elle n’avait plus aucune force, mais si elle s’endormait maintenant, elle ne se réveillerait peut-être plus jamais.

-    Tenez bon, le campement n’est pas loin, je vais vous porter, lui disait-il, répétant inlassablement que tout irait bien. Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas vous endormir maintenant.

Le plus délicatement possible, il la prit dans ses bras et la souleva ; elle gémit encore de douleur à cause de ses côtes cassées, mais se blottit contre lui, cherchant la chaleur de son corps contre le sien. Elle sentit alors le cœur du templier qui battait vite et fort. Ces palpitations ainsi que le rythme de ses pas la bercèrent, ce qui ne l’aida pas à lutter contre le sommeil. Cullen s’en rendit compte, et fit son possible pour l’aider.

-    Restez avec moi, nous ne sommes plus très loin, dit-il.

-    J’essaie… murmura-t-elle.

-    Avez-vous des frères et sœurs ? demanda-t-il soudain.

-    … Oui… un frère et une sœur… je suis l’aînée, répondit-elle d’une voix faible.

Elle avait compris qu’il essayait de la maintenir éveillée en la faisant parler.

-    Parlez-moi d’eux, vous êtes plutôt proches ? continua de la questionner Cullen.

-    De ma sœur… pas vraiment… répondit Lédara avec difficulté. Mon petit frère par contre… nous sommes très proches…

-    Et… avez-vous laissé quelqu’un qui vous est proche dans les Marches Libres ? s’aventura Cullen sans s’en rendre compte tout de suite.

-    En quelque sorte… répondit-elle.

Elle entendit enfin des éclats de voix et des hennissements. Ils étaient arrivés.

-    Préparez un lit et un feu, vite ! ordonna le Commandant.

Il traversa le camp et déposa la Messagère sur le lit confectionné avec des couvertures et des fourrures sous la tente des soins. Cassandra était arrivée avant lui et avait déjà prévenu Vivienne, Solas et Mère Giselle qui accoururent auprès d’eux. Alors que Cullen allait partir, Lédara saisit brièvement sa main, mais n’eut pas la force de la serrer dans la sienne. Il se retira, la laissant aux mains des guérisseurs, et du Créateur.

Ce fut après plusieurs heures que Vivienne et Solas sortirent de la tente de soin, le visage blême et fatigué. Tous les compagnons de Lédara, et surtout ceux qui étaient resté jusqu’à l’arrivée du dragon et de l’Ancien, vinrent aux nouvelles. La Messagère était mal en point, mais vivante. Elle dormait enfin, après absorption d’une dose élevée d’elfidée qui atténuait quelque peu ses souffrances. Les deux mages interdirent les visites trop nombreuses, mais ceux qui le souhaitaient pouvaient venir prier à son chevet avec Mère Giselle.

Cassandra fut la première à aller la voir : elle se sentait si coupable d’être partie sans vérifier que Lédara les suivait. Elle s’assit au bord de son lit et saisit la main valide de la blessée, priant intérieurement pour son rétablissement. Son épaule avait été bandée correctement, ainsi que tout son torse et sa main gauche ; elle était emmitouflée dans plusieurs couches de couvertures et de fourrures et on lui avait laissé la fourrure du Commandant autour du cou. Elle observa le visage de la Messagère, quelques coupures striaient ses joues et une ecchymose apparaissait au-dessus de son œil droit. Son repos ne semblait en aucun cas paisible, ses sourcils étaient légèrement froncés et elle semblait hantée par de sombres rêves. Soudain, la marque de Lédara se mit à vibrer de magie comme si la jeune femme ne la contrôlait que partiellement. La Chercheuse se tourna vers Mère Giselle pour l’interroger :

-    Cela arrive-t-il souvent ?

-    Oui, soupira la Révérende Mère, au vu de son état de faiblesse, elle ne peut pas déployer de concentration pour maîtriser la marque, c’est ce qu’ont dit dame Vivienne et Solas.

-    Ont-ils demandé l’aide d’un templier ?

-    En effet, mais cela n’a pas été aussi concluant qu’ils l’espéraient. D’ailleurs, le Chevalier Lysette ne devrait plus tarder pour reprendre sa place auprès de la Messagère.

Cassandra se leva, quittant à contrecœur le chevet de son amie, puis rejoignit les trois dirigeants qui s’étaient réunis près d’un feu de camp, à l’écart du reste des survivants.

-    Le moral est au plus bas, disait Léliana, si la Messagère meurt…

-    Elle est en vie, et rrrien que son arrrivée dans le camp a donné un souffle d’espoir à tous les surrrvivants ! lança Joséphine.

-    Encore faut-il qu’elle ne succombe pas à ses blessures ! insista la Maître-espionne.

-    Il nous faut penser à ce que l’on fera maintenant, intervint la Chercheuse.

-    Nous n’avons plus d’endrrroit où aller, plus d’Inquisition, plus rrrien ! Que voulez-vous qu’on fasse ? s’écria Joséphine, hystérique.

-    Nous avons la Messagère, dit soudain Cullen.

Les trois autres se tournèrent vers le Commandant, interrogatifs.

-    Nous resterons ici le temps qu’elle se rétablisse un peu, continua-t-il, le lieu est calme et à l’abri du vent. Et il faut accorder du repos à tous les blessés.

-    Cullen a raison, dit alors Léliana, nous devons attendre le réveil de la Messagère pour savoir ce qui s’est passé dans un premier temps, puis nous déciderons de ce que nous ferons.

Le Commandant se leva et s’éloigna du camp, les yeux rivés sur le chemin qui les avaient amenés là. Cassandra le suivit, silencieuse. Puis quand ils furent suffisamment à l’écart des autres, la Chercheuse prit la parole :

-    Et vous ? Comment allez-vous ?

-    Comme un Commandant qui a perdu une bataille, soupira Cullen tout en continuant à observer les montagnes enneigées.

-    Je comprends, mais je pensais à autre chose…

-    A quoi pensiez-vous ? soupira le Commandant avec lassitude.

-    La Messagère ne peut maîtriser la marque dans son état, et le pouvoir d’un templier n’est pas suffisant selon Mère Giselle, Vivienne et Solas. J’aimerais tenter l’expérience avec vous. Grâce au don que vous développez, vous pourriez grandement la soulager. Lédara a besoin de vous.

Cullen regarda la Chercheuse un instant ; pouvait-il réellement l’aider ? Il se sentait pourtant si impuissant depuis leur fuite de Darse. Il suivit alors Cassandra jusqu’à la tente des soins où il trouva la jeune Marchéenne allongée et endormie. Le Chevalier Lysette se concentrait intensément sur la marque de la jeune femme, mais elle n’arrivait pas à dissiper les sursauts de magie. En voyant approcher le Commandant, Lysette se leva et lui fit un salut militaire, ainsi qu’à la Chercheuse.

-    Lysette, dit Cassandra, allez aider nos camarades au dehors, nous prenons le relais.

-    Bien, Chercheuse Pentaghast.

La templière sortit alors de la tente et se dirigea vers les blessés moins graves. Cullen prit sa place et observa la jeune femme : ses cheveux étaient éparpillés sur ses épaules, encadrant son visage clair et elle avait les mêmes lèvres boudeuses que quand elle s’était endormie en le veillant, il y avait huit ans. Il apposa sa main sur la sienne. Les vibrations magiques cessèrent immédiatement et Lédara s’apaisa peu à peu dans son sommeil. Cassandra observa le phénomène en tentant de le comprendre, mais ne put trouver l’origine de ce pouvoir. Au moins, cela marchait.

La Messagère resta inconsciente durant trois jours, mais ses blessures étaient en bonne voie de guérison. Cullen resta la plupart du temps à son chevet afin de l’aider à contrôler la marque quand il n’était pas appelé pour d’autres tâches dans le campement. Il n’avait que peu dormi, mais cela ne l’empêchait pas d’assumer ses fonctions. A l’aube du quatrième jour, il vit la jeune femme ouvrir enfin les yeux.

-    Hé, comment vous sentez-vous ? lui demanda-t-il doucement.

Lédara jeta un coup d’œil autour d’elle, puis tenta de se lever, mais de suite ses blessures lui rappelèrent tous les événements passés.

-    Je crois que pour l’instant, vivre m’est plus pénible que pourrait être la mort elle-même, répondit-elle, la voix enrouée.

-    Ne dites pas une chose pareille, dit-il en esquissant un sourire.

Même au plus mal, elle trouvait la force de rire. Il demanda alors à Mère Giselle qui était à côté à s’occuper d’autres blessés d’aller chercher Solas pendant qu’il irait lui-même avertir Cassandra, Léliana et Joséphine du réveil de la jeune femme. Lédara avait retrouvé suffisamment d’énergie pour maîtriser la marque comme elle en avait l’habitude, mais l’état de sa main la faisait souffrir. L’hémorragie ne s’était arrêtée qu’avec peine lorsqu’elle fut prise en charge par Vivienne et Solas et les vibrations de magie n’aidaient pas à la cicatrisation. Son épaule s’était par contre bien remise et il faudrait peu de temps pour qu’elle puisse à nouveau se servir de son bras gauche. Ses côtes prendraient en revanche plus de temps pour guérir et de larges ecchymoses ceignaient ses flancs.

Après l’examen des deux mages, les quatre dirigeants de ce qui restait de l’Inquisition purent venir la voir. Ils avaient hâte de savoir ce qui s’était passé quand ils avaient quitté le village, et ce que la Marchéenne pouvait leur apprendre sur cet Ancien. Lédara leur raconta alors dans les moindres détails sa confrontation contre l’engeance, ses paroles, ses prétentions, l’orbe qu’il détenait et comment elle-même s’en était sortie de justesse. L’Ancien avait dû réchapper à l’avalanche grâce à son dragon, mais l’armée qu’il avait emmenée avait péri. Ce récit soulevait beaucoup d’interrogations, mais confirmait une chose : une menace bien plus grave que la Brèche existait. Léliana, Joséphine et Cullen sortirent de la tente pour discuter de ces nouveaux éléments ; Cassandra allait les accompagner quand Lédara lui demanda de rester :

-    Cassandra, dit-elle encore faible, comment vont les autres ?

La Chercheuse s’assit auprès de la Messagère.

-    Ils vont bien, tous, répondit-elle en souriant. Vous nous avez tous sauvés.

Lédara détourna le regard, ne semblant pas partager cet avis, mais n’en dit rien à son amie. Cassandra se leva et laissa la Marchéenne se reposer ; au dehors, tous ses compagnons l’attendaient après avoir entendu la nouvelle de son réveil. La Chercheuse les rassura, mais leur barra l’entrée de la tente : la Messagère devait se reposer.

Lédara dormit encore pendant la journée, mais elle ressentait de plus en plus le besoin de se lever. Quand la nuit tomba, des éclats de voix la sortirent de son demi-sommeil : c’était Léliana, Joséphine, Cullen et Cassandra qui se disputaient et cela semblait durer depuis plusieurs heures :

-    Que voudriez-vous que je leur dise ? dit Cullen, ce n’est pas ce que nous leur avons demandé de faire !

-    On ne peut pas faire comme si de rien n’était ! rétorqua Cassandra, il faut trouver une solution !

-    Et depuis quand est-ce vous qui décidez ? lança le Commandant, avant toute chose, c’est d’un consensus que nous avons besoin !

-    Je vous en prrrie, soyons rrraisonnables ! intervint Joséphine, sans l’infrrrastructure de l’Inquisition, nous n’arrriverons à rrrien !

-    Cela ne tombera pas du ciel ! s’exclama Cullen.

-    Ce n’est pas ce qu’elle a dit ! s’écria Léliana.

-    Arrêtez ! cria Cassandra, cela ne mène à rien !

-    Nous sommes au moins d’accord sur une chose ! rétorqua Cullen.

Lédara se releva sur sa couche, observant les quatre personnes qui se disputaient si violemment au travers du tissu de la tente. Mère Giselle s’approcha alors de la blessée :

-    Chut, vous avez besoin de repos.

-    Cela fait des heures que cela dure, répondit Lédara.

-    Ils ont ce luxe grâce à vous, dit doucement la Révérende Mère, l’ennemi n’a pas réussi à suivre, et dans le doute, on a tendance à vouloir chercher des responsables. Les luttes intestines sont peut-être aussi dangereuses que ce Corypheus dont vous avez parlé.

-    Savons-nous où sont Corypheus et ses troupes ? demanda la jeune femme.

-    Nous ne savons même pas où nous sommes. Ce qui explique peut-être pourquoi il n’y a aucune trace de lui, malgré l’armée qu’il commande. Ou bien, il vous croit morte… ou sans défense, maintenant que Darse est tombée. Ou alors, il prépare sa prochaine attaque. Je ne peux pas prétendre connaître les pensées de cette créature, seulement ses effets sur nous.

-    Si cette créature court toujours, dit la Messagère en s’asseyant sur sa couche, il faut que nous partions.

Lédara fit une grimace de douleur, mais cela restait supportable. Elle prit sa chemise qui gisait non loin de là, et commença à s’habiller avec peine à cause de son épaule et de ses côtes. Mère Giselle l’aida, voyant qu’elle ne pourrait pas la dissuader de se lever.

-    Certes, dit-elle en l’aidant de son mieux, mais ils ne savent pas où. Et d’autres questions subsistent… vous concernant. Nos dirigeants sont perturbés par ce que les survivants ont vu : notre protectrice s’est interposée… et est tombée. Et maintenant, elle est de retour. Plus l’ennemi sera loin de nous, plus vos actions paraîtront miraculeuses, et nos difficultés, divines. C’est dur à accepter, n’est-ce pas ? Ce que « nous » avons été appelés à endurer, ce que « nous » allons certainement devoir accepter…

-    J’ai échappé à l’avalanche, l’interrompit Lédara en comprenant où voulait en venir la Révérende Mère. De justesse, certes, mais je ne suis pas morte.

-    Bien sûr, répondit Mère Giselle, et les morts ne peuvent pas traverser le Voile dans l’autre sens. Mais les gens savent ce qu’ils ont vu. Ou disons, ce qu’ils ont voulu voir. Le Créateur œuvre à la fois dans le présent et dans le souvenir qu’il laisse. Pouvons-nous vraiment être sûrs que les cieux ne sont pas avec nous ?

-    Vous avez vu Corypheus. Il dit vouloir attaquer les cieux : que pensez-vous de cela ?

-    Selon les textes, des magisters, raconta alors la Révérende Mère, les disciples tévintides des soi-disant anciens dieux pénétrèrent dans l’Immatériel en vue de gagner la Cité d’Or. Pour leur crime, ils furent bannis et devinrent des engeances. Leur orgueil démesuré causa l’Enclin. Et pour cela, le Créateur nous a abandonnés. Si telles sont les aspirations de ce Corypheus, alors son infamie est sans limites. L’humanité tout entière souffre encore de ce péché. S’il n’y a ne serait-ce qu’un fond de vérité à tout cela, cela expliquerait qu’Andrasté envoie quelqu’un pour l’arrêter.

-    Corypheus dit n’avoir rien trouvé que le néant et la corruption, pas d’or, objecta la Marchéenne.

-    S’il est vraiment entré, répondit Mère Giselle, alors il a été changé de l’extérieur comme de l’intérieur. Les vivants ne sont pas faits pour un tel voyage. Ce sont peut-être des mensonges qu’il préfère se raconter pour ne pas admettre qu’il s’est attiré le mépris du Créateur. Moi-même, je ne pourrais supporter une telle idée.

Lédara avait terminé de s’habiller, et avait revêtu la cape de fourrure que Cullen lui avait mise quand il l’avait retrouvée, couvrant sa nuque et ses épaules de cette large fourrure marron aux reflets mordorés.

-    Mère Giselle, dit la jeune femme en se levant tout à fait, je ne vois pas en quoi ma foi a une quelconque importance. Que ce soit vrai ou non, Corypheus est une menace bien réelle. Nos prières ne nous sauverons pas.

La Messagère sortit enfin de la tente et vit enfin tous les survivants de Darse ; les femmes et les enfants se réchauffaient autour de feux de camp pendant que les hommes organisaient les rations pour chacun. Le Commandant avait mis en place des équipes de chasse car le peu de nourriture qu’ils avaient pu emporter ne suffirait pas. Tous avaient le regard triste et vide, mais quand ils virent la jeune femme, un silence se fit dans le campement. Ils se dirigèrent vers elle, puis s’inclinèrent devant la Messagère, d’autres se mirent à prier et louer le Créateur, en silence, mais toujours en observant ce miracle qui se tenait devant leurs yeux. Lédara se sentit mal à l’aise, et Mère Giselle vint à ses côtés, lui murmurant :

-    Une armée a besoin de plus qu’un ennemi. Elle a besoin d’une cause.

La jeune femme regarda Mère Giselle passer à côté d’elle et s’éloigner vers d’autres blessés plus légers auprès d’un feu de camp. Elle avait peut-être raison. Lédara se mit à marcher en direction des quatre dirigeants qui avaient arrêtés de se disputer et l’observaient également. Quand elle fut à leur hauteur, Cassandra prit la parole :

-    Vous ne devriez pas…

-    Je me sens bien, la coupa Lédara, en tout cas, suffisamment pour que nous reprenions la route. Qui peut me dire où nous sommes ?

Lédara lança un regard calme et impassible aux quatre dirigeants qui lui faisaient face, voulant ainsi mettre un terme à leurs disputes. Cullen fut captivé par ses grands yeux clairs et cette détermination silencieuse, il l’invita alors à s’approcher d’une table en tréteau où étaient disposées plusieurs cartes et ce qu’ils avaient pu sauver des rapports.

-    Ici, plus au sud, dit-il en pointant du doigt un point de la carte des Dorsales de Givre, je ne peux pas être plus précis malheureusement.

Ils étaient donc en plein dans le massif rocheux.

-    Les plaines sont donc inaccessibles, remarqua Lédara en observant la carte, que disent les éclaireurs sur les alentours ?

-    Notre seule possibilité pour l’instant et de continuer de se diriger vers le Sud, répondit Léliana, selon Solas, il y aurait une forteresse elfique abandonnée, mais je ne sais pas combien de temps il nous faudrait pour la rallier, et si nous pourrions survivre jusque-là.

-    Faites-le venir, ordonna Lédara.

Cassandra partit chercher l’elfe et revint quelques instants après. La Messagère le questionna alors sur cette forteresse.

-    Il y a un endroit qui attend la force qui le dirigera, dit alors Solas, un endroit où l’Inquisition pourra se construire, grandir… Il y a plusieurs années, je l’ai visité, Fort Céleste. On la nommait ainsi car elle était la plus proche des cieux, nichée au sommet d’un pic. Elle ne devrait pas être très loin d’ici, et elle était en relativement bon état quand je l’ai visitée.

-    Selon vous, à combien de jours de marche est-elle ? demanda Lédara.

-    Tout dépendra de notre avancée : entre les blessés et la nourriture qui viendra à manquer… Je dirais que nous pourrions l’atteindre en moins de deux semaines.

-    Qu’en pensez-vous ? dit la Messagère en se tournant vers les quatre autres.

-    Si nous arrivons à tenir un rythme raisonnable, nous devrions arriver sans trop de pertes, dit Léliana.

-    Vous pourriez envoyer un groupe d’éclaireur en amont ? demanda Cassandra.

-    En effet, je sais qui je peux envoyer.

-    Peut-on lever le camp dès demain ? demanda Lédara.

-    C’est possible, dit Cassandra, vous faisiez partie des blessés les plus graves, alors si vous vous en sentez capable…

-    Il nous faut avancer, déclara Lédara avec détermination.

-    Bien, je vais prévenir l’ensemble du camp que nous repartirons demain à l’aube, dit Cullen, qui partit aussitôt.

Léliana rejoignit quelques éclaireurs afin de leur donner leur ordre de mission. Joséphine n’avait pas dit un mot, grelotant dans sa fourrure d’ours brun. Mais elle avait observé l’attitude de la Marchéenne qui s’était comportée en véritable chef : elle avait regardé, écouté et tranché pour une solution temporaire.

Frissonnant encore, L’Ambassadrice se dirigea rapidement vers un feu de camp, n’étant vraiment pas habituée à une telle vie, puis redouta les semaines de marche qui les attendait.

Solas demanda à parler encore avec la Messagère, notamment de ce qui s’était passé avec l’Ancien :

-    Le pouvoir de l’orbe utilisé par Corypheus contre vous est d’origine elfique, avoua-t-il quand ils se retrouvèrent à peu près seuls. L’Ancien s’est servi de l’orbe pour ouvrir la Brèche. C’est ce qui a dû causer l’explosion qui a détruit le Conclave. J’ignore encore comment il a survécu… et comment les gens réagiront lorsqu’ils apprendront l’origine de cet artefact.

-    Comment cela ? demanda Lédara intriguée, qu’est-ce que c’est, et comment en avez-vous entendu parler ?

-    On disait ces objets capables de transmettre une magie ancienne. J’en ai vu dans l’Immatériel, souvenirs anciens d’une magie séculaire… Corypheus croit peut-être que c’est tévintide, mais la magie de son Empire a été érigée sur les ossements de mon peuple. Qu’il le sache ou non, il met en péril l’alliance entre les hommes et les elfes. Je ne peux pas le laisser faire.

-    C’est difficile à comprendre, dit Lédara, mais je vois pourquoi c’est facile de s’en prendre aux elfes…

-    Nous pouvons apprendre du passé et ne pas réitérer les mêmes erreurs. Allez explorer le Sud, vous pourrez y développer l’Inquisition.

Solas se tourna vers le Sud, regardant les montagnes qui se dressaient tout autour d’eux.

-    En attaquant l’Inquisition, dit-il lentement, Corypheus l’a changée, et vous avec. Ouvrez la voie, soyez leur guide.

-    Je ne crois pas que ce soit à moi de les mener, objecta Lédara, mais à Cassandra et Cullen.

-    Vous les inspirez, malgré ce que vous pouvez en penser. Vous devez vous trouver aux côtés de la Chercheuse, du Commandant, de la Maître-espionne et de l’Ambassadrice. Croyez-moi.

Solas s’était retourné et s’était approché de la Messagère, murmurant ces dernières paroles avant de s’éloigner vers le centre du campement.

A l’aube, tous le campement se mit en branle, les habitants et les soldats plièrent bagages et chargèrent ce qu’ils purent sur les quelques bêtes qu’ils avaient pu emmener. Lédara se sentit désœuvrée, ne pouvant pas faire grand-chose avec son bras en écharpe et ses côtes qui la faisaient tant souffrir. Quand tout fut prêt, ils prirent la direction du Sud comme convenu, le Commandant, la Chercheuse et la Messagère en tête. Ils n’avançaient pas très vite, la tempête ayant déposé une couche de neige importante partout dans les montagnes ; les bêtes avaient peine à se frayer un chemin et il fallut qu’on trace leur route dans l’épaisse couche de poudreuse.

Lédara avançait au-devant avec courage et sans se plaindre, même si ses côtes la faisaient atrocement souffrir à chacune de ses respirations. A la mi-journée, quand le soleil était au plus haut dans le ciel, la troupe fit une courte pause afin d’abreuver les chevaux. En regardant le ciel l’on n’aurait jamais dit qu’une tempête si violente avait eue lieu les jours précédents : le ciel n’était entaché d’aucun nuage et l’astre diurne brillait de sa pâleur hivernale. Lédara s’assit quelques instants sur des rochers, apaisant son souffle douloureux. Puis elle se releva et alla aider Dennet à s’occuper des chevaux malgré son bras invalide. Elle désangla les paquetages pour soulager le dos des bêtes et remplit les petites auges construites à la va-vite. La Messagère se sentit enfin utile depuis qu’elle avait repris connaissance.

Cullen observa la jeune femme de loin ; elle ne semblait pas tenir en place malgré ses blessures. Il admirait la détermination et la générosité dont elle faisait preuve : jamais il n’avait vu une noble donner autant de sa personne. D’habitude, il exécrait la noblesse pour leur inactivité et la futilité de leur quotidien ; mais elle était différente de tous ceux qu’il avait pu côtoyer jusqu’à présent. Quand il lui avait demandé si elle avait des frères et sœurs, elle avait répondu qu’elle était l’aînée… Or, il savait que les nobles marchéens étaient très stricts dans le règlement d’aînesse : le premier enfant n’avait absolument aucun droit de revendication, il devait obéir à toutes les décisions que prenait le père de famille, et, pour une femme, une fois mariée, devait se soumettre à son époux. Aucune liberté ne lui était accordée afin de préserver une fortune, des terres, un titre. Mais alors, comment s’était-elle retrouvée là ? Et qui était cette personne qu’elle avait laissée dans les Marches Libres ?

Le groupe reprit la route rapidement, voulant profiter de la lumière du jour pour avancer le plus loin possible. Les éclaireurs envoyés par Léliana n’étaient pas encore revenus, et devaient donner des nouvelles seulement s’ils trouvaient un obstacle ou leur destination. Le soir venu, les gens dorénavant sans foyer montèrent le camp pour la nuit. Des rondes furent mises en place par la Maître-espionne et le Commandant afin de surveiller les alentours et de donner un sentiment de sécurité à l’ensemble des survivants. Puis, à l’aube, on remballait, éteignait les feux et partait, toujours en direction du Sud.

Quatre jours passèrent ainsi, jusqu’à l’arrivée d’un corbeau : les éclaireurs étaient arrivés devant la forteresse qui n’était plus très loin, mais la route qu’ils empruntaient devenaient de plus en plus dangereuse tant au niveau de la topographie que de la faune qui y était agressive. A partir de là, Cullen et Léliana renforcèrent les patrouilles autour du camp. Au crépuscule du cinquième jour, Lédara demanda un moment d’attention à la Maître-espionne :

-    Je veux faire partie des rondes de nuit, dit-elle de but en blanc.

-    Pour quoi faire ? répliqua Léliana, vous ne pouvez pas vous battre.

Léliana appuya son regard sur l’épaule de la jeune femme.

-    J’ai appris à maîtriser les armes de mes deux mains ! Laissez-moi faire partie d’une équipe.

-    Les équipes sont complètes, dit Léliana pour clore la discussion.

-    Foutaises, on a toujours besoin de bras, répondit Lédara, laconique.

Léliana lui tint tête et Lédara repartit, exaspérée. Elle s’éloigna quelque peu du camp en prétextant aller chercher des herbes repérées plus tôt, s’assit sur les racines d’un arbre et se mit alors à détacher l’écharpe qui lui retenait son bras. Elle se débattit plusieurs minutes avec son bandage, faisant tomber la cape de fourrure de Cullen à terre, puis souffla d’énervement en voyant qu’elle ne réussissait pas à se libérer. Elle saisit une lame qu’elle avait glissée dans sa ceinture et commença à trancher les bandes de tissu avec maladresse lorsqu’une main se posa sur son épaule ce qui la fit sursauter.

-    Cullen ! C’est vous, dit-elle soulagée.

-    Que faites-vous ? lui demanda-t-il en ramassant sa fourrure et la déposant sur les épaules de la jeune femme.

-    Je libère mon bras, répondit-elle en reprenant sa besogne.

Cullen saisit sa main qui tenait le couteau et l’arrêta.

-    Laissez-moi faire ! lança-t-elle en lui jetant un regard de reproche, les sourcils froncés.

-    Non, pas si vous pourriez vous blesser, dit-il calmement en lui retirant la lame de sa main.

Il s’agenouilla en face d’elle et entreprit de défaire les bandages de son bras. Elle le regarda d’un air surpris et se laissa faire. Quand il eut fini, elle put enfin bouger son bras : elle fit quelques petits mouvements pour se dégourdir et ressentit des tiraillements douloureux qu’elle dissimula au Commandant.

-    Alors, reprit-il, c’est pour quoi faire ?

-    Je veux participer aux rondes de nuit, dit-elle, déterminée.

Il la regarda dans les yeux, ces grands yeux vert bleuté dans lesquels il se laissait se perdre de plus en plus facilement, admirant sa volonté de fer, mais ne comprenant pas pourquoi elle insistait autant pour aider.

-    Que cherchez-vous à prouver ? lui demanda-t-il enfin.

-    Rien, répondit-elle en soupirant, je ne veux rien prouver, je ne supporte simplement pas de ne rien faire.

-    Vous avez sauvé de nombreuses vies, vous avez accepté de vous sacrifier, vous ne faites de loin pas rien.

Lédara poussa un petit ricanement, dénigrant ce que le Commandant venait de dire.

-    Qu’y a-t-il ? demanda Cullen, déboussolé.

-    Tous ceux qui sont morts à Darse ne penseraient pas la même chose, dit-elle en fuyant son regard, c’est moi que voulait l’Ancien, si je n’avais pas été là… Darse serait encore debout, et les morts encore en vie.

Lédara posa un regard vide sur les montagnes, repensant à la destruction du village, à tous les gens morts lors d’une défense qui avait échoué. Elle se releva alors, et repartit en direction du campement, sans plus un mot.

Cullen resta un moment parmi les arbres, frappé par ce que la Marchéenne venait de lui dire. Elle se sentait coupable de ce qui était arrivé, alors qu’elle avait donné de sa personne pour tous les survivants qui étaient maintenant là, avec eux, au milieu des Dorsales de Givre. Il s’appuya contre l’arbre où s’était trouvée la jeune femme, s’asseyant tout à fait. Elle se sentait coupable alors que c’était à lui de s’en vouloir de ce désastre ; c’était lui le commandant de l’Inquisition, et il n’avait pas réussi à faire face à la situation comme il aurait fallu. Il cachait d’ailleurs à tous ses sombres pensées qui le hantaient depuis la fuite de Darse et qui le rongeaient de l’intérieur. Il eut soudainement envie de reprendre du lyrium. Juste un flacon, quelques gouttes mêmes suffiraient à étancher sa soif. Une soif qui le tiraillait depuis qu’il avait cessé d’en prendre et qui grandissait chaque jour. Puis, tout se mit à s’embrouiller dans son esprit ; depuis quand n’avait-il pas vraiment dormi ? La fatigue le gagna d’un seul coup, mais cette soif le tenaillait, l’obnubilait. Pourquoi maintenant ? Il posa son visage entre ses mains et ferma les yeux. Il revit alors le regard que la jeune femme lui avait lancé quelques instants plus tôt, plein de reproches et pourtant si doux, hypnotique ; ses yeux si clairs miroitaient comme le lyrium bleuté dans un flacon de cristal. Sa peau nacrée, encore stigmatisée de son sacrifice, mettait en valeur le rose carmin de ses lèvres. Il eut alors envie de boire le lyrium à même ses lèvres légèrement boudeuses…

Il se réveilla d’un coup, en sueur. Qu’est-ce qui lui avait pris ? Combien de temps avait-il dormi ? Il se releva d’un bond et retourna au campement, chassant de son esprit les rêves qu’il s’interdisait.

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