Inquisition
Au crépuscule, après deux semaines de marche dans les montagnes, au passage d’un col, Léliana, Cullen, Cassandra et Lédara aperçurent enfin la forteresse tant espérée. Elle siégeait au sommet d’une montagne, ses tours se dressaient dans les airs et ses remparts presque intacts ceignaient le pic. L’entrée principale, une tour majestueuse malgré les dégâts du temps, se situait en haut d’une longue ascension et un pont de plus d’une centaine de mètres traversait les airs depuis cette tour de garde jusqu’à la forteresse à proprement dite.
- Fort Céleste, annonça fièrement Solas en s’approchant du petit groupe.
- Elle porte bien son nom, remarqua Léliana.
Tous observaient la forteresse, un sentiment de joie et de soulagement brûlant dans leur cœur. Lorsque les survivants arrivèrent et découvrirent cette vision inespérée, un murmure grandissant se fit dans la montagne : ils étaient enfin arrivés, l’Inquisition avait tenu sa promesse. Tout le monde reprit la route avec un regain d’énergie, malgré la fatigue et les meurtrissures de Darse. Ils atteignirent la forteresse pendant la nuit, épuisés et affamés. Une fois le pont levis passé, une immense cour s’offrit à eux et les soldats commencèrent à monter les tentes et allumer les feux de camp. Le groupe d’éclaireurs de la Maître-espionne avait installé un petit campement dans une bâtisse, à l’abri, et accueillit les nouveaux venus. Le Commandant organisa alors des équipes de chasse et des patrouilles pour sécuriser les environs, alors que Léliana avait formé des groupes d’exploration de la forteresse. Lédara et Cassandra s’occupèrent des survivants et de leur première installation.
Tous les compagnons de la Messagère aidèrent selon leurs compétences. Ils avaient été si heureux de voir Lédara s’en sortir et faire de son mieux pour les survivants que cela les inspiraient d’autant plus ; ils donnaient leur maximum dans les tâches qu’ils entreprenaient. Jusqu’au petit matin, un bal de corbeaux allant et venant se laissa voir dans le ciel, la Maître-espionne informant les campements avancés de l’Inquisition de toute la région qu’ils avaient survécus à Darse et trouvé un refuge. Les jours qui suivirent furent consacrés au rétablissement des blessés et à l’installation de tous les habitants de Darse dans la forteresse. La plupart des bâtisses qui donnaient sur la cour étaient en bon état et pouvaient accueillir du monde, mais les tours principales n’avaient pas encore été visitées. Lédara avait entrepris de déblayer une large salle avec l’aide de la Charge du Taureau afin d’y installer les blessés, mais ses propres blessures la rattrapèrent plus vite qu’elle ne l’aurait voulu. Quand Iron Bull la vit s’effondrer au sol, il se précipita vers elle et aboya à l’un de ses gars d’aller chercher un guérisseur. La jeune femme n’avait pas perdu connaissance, mais la douleur et la fatigue avaient eu raison d’elle. Vivienne déboula dans la grande salle encombrée de débris et se dirigea vers le Qunari qui tenait contre lui la Marchéenne. Lorsque celle-ci aperçut l’enchanteresse, elle se débattit faiblement, voulant reprendre sa tâche.
- C’est simplement un peu de fatigue, dit-elle agacée, je vais bien !
- Laissez-moi en juger, Trésor, répondit Vivienne en l’examinant rapidement.
Lédara avait un peu de fièvre et son ventre grondait de faim.
- Avez-vous mangé ce matin ?
La jeune femme souffla d’agacement, puis répondit :
- Non, j’ai donné ma ration aux enfants.
- Depuis quand n’avez-vous pas mangé, au juste ? lança le Qunari.
- Hier, ou avant-hier, je ne sais plus… mentit Lédara.
- Amenez-la dans la tour à l’entrée, dit alors Vivienne à Bull, elle a été préparée avec un feu et des paillasses.
Iron Bull voulut la prendre dans ses bras, mais la jeune femme se leva seule et le suivit en s’appuyant sur son bras. Elle ne voulait pas paraître faible devant les autres. Le Qunari la conduisit alors dans une petite chambre qui servait autrefois aux gardiens à l’entrée de la forteresse. Un feu y avait été allumé dans la petite cheminée, et plusieurs paillasses avaient été fabriquées. Après un bol de soupe, Lédara s’endormit sans s’en rendre compte tellement elle était épuisée.
La Marchéenne, après plus d’une semaine d’un repos forcé, put enfin sortir de la chambre où on l’avait installée. Elle avait revêtu le manteau brodé qu’elle avait porté lors de la fête de Darse et que Dila, la jeune elfe domestique, avait emporté avant de quitter le village ; elle y avait d’ailleurs ajouté de la fourrure au col et aux emmanchures car la forteresse était bien plus haute en altitude que Darse. Lédara avait également pu se coiffer décemment, chose qui avait été impossible durant toute la route jusqu’à Fort Céleste à cause de son épaule déboîtée. Ce n’était également pas une priorité à ce moment-là, mais cela lui avait donné un air de lionne avec ses cheveux ébouriffés et rougeoyants. Elle portait encore la fourrure de Cullen autour de ses épaules, le long tissu rouge resserré autour de sa taille grâce au fin cordon doré.
Lorsque la Messagère sortit dans la cour, elle vit des gens qui avaient rallié Fort Céleste pour rejoindre l’Inquisition et contribuer comme ils le pouvaient à la restauration de la forteresse. La nouvelle de la chute de Darse et de l’avènement de l’Ancien s’était répandue à une vitesse vertigineuse, inquiétant toutes les villes et villages des environs et les royaumes au-delà. Ces nouvelles recrues volontaires venaient gonfler la main d’œuvre au fort, et de grands travaux d’aménagement purent ainsi être entrepris. Lédara aperçut parmi la foule Cassandra qui discutait avec les trois autres dirigeants de l’Inquisition. Joséphine, qui s’était drapée d’une large cape doublée, ainsi que Cullen se retournèrent de son côté et l’observèrent. Les autres firent de même, jusqu’à ce que la Chercheuse quitte le groupe et s’approche de la Messagère.
- Ils arrivent chaque jour de tous les campements de la région, dit alors la guerrière qui devina l’interrogation de la jeune femme à voir tant de monde s’agiter dans la cour. Fort Céleste est devenu un lieu de pèlerinage.
Cassandra lui fit signe de la suivre et continua :
- Si ces gens-là ont eu vent de la nouvelle, alors l’Ancien aussi doit être au courant. Nous avons assez de fortifications et d’effectifs pour riposter, mais la menace est mille fois plus importante que ce que nous avions prévu.
La Chercheuse désigna d’un geste de la main les remparts aux côtés desquels elles passèrent, puis elle emmena la Marchéenne au centre de la cour, devant un large escalier.
- Au moins, reprit-elle, on sait ce qui vous a permis de tenir tête à Corypheus, ce qui l’a attiré jusqu’à vous.
- C’est cela qu’il voulait, dit abruptement Lédara en dévoilant la marque au creux de sa main.
Les cicatrices dans sa paume s’étaient bien refermées, mais restaient sensibles et rosées. La jeune femme avait pu retirer les bandages, et n’avait laissé que deux bandes de tissus fins afin de protéger les plaies de la poussière.
- Mais cela ne lui sert plus à rien, continua-t-elle en fermant le poing, alors il veut que je meure. C’est tout.
- L’Ancre, comme l’Ancien l’appelle, a un pouvoir certain, répondit sagement Cassandra, mais ce n’est pas pour cela que vous êtes toujours là.
La Chercheuse commença à monter les marches devant elle, faisant signe à la Messagère de la suivre.
- Vos décisions nous ont aidés à réparer le ciel, reprit-elle, votre détermination nous a sortis de Darse. Vous êtes l’ennemi de cette créature de par vos actes, et on le sait. Tout le monde le sait.
Les deux femmes arrivèrent sur un palier en angle, et Lédara vit que l’escalier menait au bâtiment principal de la forteresse. De ce palier, elle dominait toute la cour qui était scindée en deux niveaux. Elle vit alors que tout le monde se rassemblait au pied de l’escalier dans la vaste cour supérieure, comme pour mieux voir la Messagère.
- L’Inquisition a besoin de quelqu’un à sa tête, dit solennellement Cassandra, quelqu’un qui la dirige depuis quelque temps déjà.
La guerrière s’arrêta et se tourna vers Lédara :
- Vous.
La jeune femme lança un regard d’incompréhension à la Chercheuse. Elle balaya à nouveau des yeux la foule qui s’amassait, et vit au pied de l’escalier le Commandant et l’Ambassadrice. Elle se retourna encore vers Cassandra et vit derrière elle Léliana qui descendait les marches : elle tenait dans ses mains une épée récemment forgée dont la garde était décorée d’un dragon enlacé. Elle scintillait sous les rayons pâles du soleil d’hiver, faite d’un métal rougeoyant. Cela signifiait-il que tout le monde souhaitait la voir… Chef ? Commandant ? En tout cas, on voulait la mettre à la tête de l’Inquisition.
- C’est unanime ? demanda soudainement Lédara, vous avez tous autant confiance en moi ?
- Tous ces gens-là sont en vie grâce à vous, répondit Cassandra en désignant la foule. Ils vous suivront.
- Ce n’est pas ma question, insista Lédara.
- J’avoue que c’est troublant de confier ce pouvoir à quelqu’un, répondit lentement la Chercheuse, mais c’est le destin, je dois le croire. Il n’y aurait pas d’Inquisition sans vous. Le rôle qu’elle jouera, la direction qu’elle prendra : tout cela dépendra de vous.
Lédara observa l’épée que lui présentait la Maître-espionne. Pouvait-elle accepter cet honneur ? Etait-ce seulement un honneur ? Elle voyait cela plutôt comme un fardeau de plus. Qui d’autre pourrait l’assumer ? Elle avait été catapultée malgré elle au cœur de la situation ; la marque faisait d’elle la seule à pouvoir refermer les failles qui avaient continué à s’ouvrir à travers le pays. Et l’attaque de Darse lui avait prouvé qu’elle avait un ennemi extrêmement dangereux et qui ne la laisserait tranquille qu’une fois morte. La Messagère saisit l’épée de sa main gauche ; le manche était parfaitement à sa taille, facilitant son maniement.
- Corypheus se prend pour un dieu, dit-elle alors en regardant l’épée qu’elle tenait dans la main, et il n’aura de cesse de me poursuivre tant que je serai en vie. C’est une menace bien trop grande pour l’ignorer, et je la combattrai jusqu’au bout.
- On est prêt à vous suivre, dit Cassandra en souriant.
La Chercheuse se tourna alors vers la foule, le Commandant et l’Ambassadrice :
- Est-ce que nos hommes sont au courant ? dit-elle d’une voix forte.
- Oui, lança fièrement Joséphine, et bientôt, le monde entier.
- Commandant, reprit Cassandra, vous croyez qu’ils vont nous suivre ?
Cullen se retourna et fit face aux soldats, réfugiés et pèlerins.
- Inquisition, harangua-t-il, allez-vous nous suivre ?
La foule approuva par des cris de joie et des applaudissements.
- Allez-vous vous battre ?
Les gens crièrent plus fort, leurs yeux brillant d’espoir.
- Allons-nous triompher ?
Tous, soldats, hommes et femmes crièrent leur consentement.
- Votre chef ! Votre Messagère ! Votre Inquisitrice !
En prononçant ces derniers mots, Cullen dégaina son épée et la brandit en direction de Lédara ; celle-ci, en réponse, brandit elle aussi l’épée de l’Inquisition et une ovation vint emplir les murs, rebondissant en échos. On aurait dit que les montagnes elles-mêmes exprimaient leur joie. Tous applaudirent, heureux que la Messagère accepte le pouvoir qui lui était confié. Cullen et Joséphine rejoignirent la nouvelle Inquisitrice qui rangea l’épée symbolique à sa ceinture, et Léliana conduisit le petit groupe devant les portes du bâtiment central de la forteresse.
Le Commandant poussa les battants et les laissa entrer. Lédara découvrit alors une immense salle au plafond haut et qui ressemblait à une ancienne salle du trône. Des vitraux en demi-cercle au fond du hall faisaient entrer la lumière du jour et des lustres élimés pendaient au-dessus du sol encombré de débris de bois et de pierres. Cette pièce n’avait pas encore été déblayée, mais les explorations des éclaireurs avaient signalé de nombreuses pièces annexes qui pourraient être agencées. Un soldat déboula dans la salle, demandant le concours de la Chercheuse ; celle-ci prit alors congé et suivit le soldat à l’extérieur.
La jeune Marchéenne avança de quelques pas, observant le hall ; c’était fait, on l’avait nommée à la tête de l’Inquisition. D’un côté, elle n’était pas si surprise que cela, et avait même redouté qu’on le lui demande. Mais la situation avait fait qu’elle pouvait difficilement refuser. Et si c’était là son rôle, son destin… Elle regarda la marque nichée au creux de sa main, retirant les fins bandages. Elle brillait de sa lueur habituelle, douce en apparence, mais tiraillant les muscles de sa main et de son bras.
- C’est donc là que tout commence, murmura Cullen.
- Cela a déjà commencé dans la cour, rectifia Léliana, mais c’est maintenant que nous transformons cette promesse en actions.
- Mais que fairrre ? intervint Joséphine en s’adressant à la Messagère, nous ne savons rrrien de Corypheus, horrrmis qu’il voulait votrrre marque.
Ils s’arrêtèrent au milieu de la salle, attendant une réponse de la jeune Marchéenne. Après un moment de silence, Lédara se retourna et fit face aux trois dirigeants devenus ses conseillers.
- Corypheus veut restaurer Tévinter, dit-elle en réfléchissant, est-ce que cela laisse présager une guerre contre l’Empire ?
- J’ai le sentiment que nous avons affaire à des extrémistes, répondit Cullen, pas à l’avant-garde d’une réelle invasion.
- Tévinter n’est plus l’Empirrre que c’était il y a mille ans, ajouta l’Ambassadrice, ce que Corypheus veut « restaurer » n’existe plus. Quoiqu’ils ne s’attrrristeraient pas de voir le Sud sombrrrer dans le chaos, j’en suis cerrrtaine.
- Corypheus a dit qu’il voulait entrer dans la Cité Noire, continua Lédara, se souvenant de sa sinistre rencontre avec lui, que cela ferait de lui un dieu.
- Il veut déchirer ce monde pour atteindre le suivant, rectifia Léliana, qu’il se trompe ou non, cela ne changera rien.
- Et s’il avait raison ? objecta le Commandant, s’il réussissait à pénétrer dans l’Immatériel…
- Alors il obtiendrait le pouvoir qu’il convoite, dit sombrement la Maître-espionne, ou il condamnerait le monde à l’apocalypse.
- Son dragon pourrait vraiment être un archidémon ? demanda la Messagère pour explorer toutes les pistes, qu’est-ce que cela voudrait dire ?
- Cela annoncerait le début d’un nouvel Enclin, répondit Léliana.
- Nous n’avons pas vu d’autrrre engeance que Corypheus, intervint Joséphine, ce n’est peut-êtrrre pas un archidémon, c’est peut-êtrrre autrrre chose encore…
- Quoi que ce soit, dit Cullen, c’est dangereux. Une telle créature donne à Corypheus un avantage non négligeable.
Lédara soupira, fronçant les sourcils. La situation était bloquée, ils manquaient d’informations et l’Inquisition commençait à peine à se reconstruire.
- Il pourrait nous attaquer ici ? demanda-t-elle alors, ce qu’il s’est passé à Darse ne doit pas se reproduire.
- Fort Céleste pourra résister à Corypheus, répondit Cullen confiant, après ce que vous avez fait avec un seul trébuchet, je ne m’attends pas à une attaque frontale.
- Notre avantage, dit mystérieusement Léliana, c’est que nous savons ce que Corypheus compte faire ensuite. Dans cet avenir étrange que vous avez vu, l’Impératrice Célène avait été assassinée.
- Imaginez le chaos que causerrrait sa mort, ajouta l’Ambassadrice, Corypheus et son arrrmée…
- Une armée dont il gonflera les rangs de démons, renchérit le Commandant, c’est en tout cas ce que nous dit l’avenir.
- Dieu ou pas, conclut Joséphine, Corypheus pourrrait conquérrrir tout le Sud de Thédas.
- Je serais plus rassurée si on savait exactement à qui on avait affaire, soupira la Maître-espionne.
- Je connais quelqu’un qui devrait pouvoir vous aider, dit une voix familière à Lédara.
C’était Varric qui était entré discrètement dans le hall. Les trois conseillers se retournèrent vivement, étonnés de le voir là.
- Tous ces gens qui se donnent corps et âme, justifia le nain, cela m’a rafraîchi la mémoire. Alors j’ai envoyé un message à une vieille connaissance. Il a déjà croisé la route de Corypheus et en sait peut-être plus sur ce qu’il mijote. Il peut nous aider.
- Je suis toujours à la recherche de nouveaux alliés, dit Lédara, présentez-nous.
Varric regarda par-dessus son épaule, vérifiant que personne d’autre ne les écoutait.
- Si on vous voit ensemble, dit-il plus bas, cela risque de causer des problèmes. Je préfère que vous vous voyiez en privé, sur les fortifications par exemple. Dès qu’il sera arrivé, je vous ferai signe. Faites-moi confiance, c’est compliqué.
Varric repartit en direction de la cour extérieure, sans donner plus de détails.
- Trrrès bien, dit Joséphine un peu perplexe, nous sommes donc prrrêts à avancer sur ces différrrents sujets.
- Une chose est sûre, remarqua Léliana, si Varric a invité qui je pense, Cassandra va le trucider.
Sur ce, la Maître-espionne quitta le groupe sans plus d’explications et emprunta une des portes du grand hall. Joséphine s’éloigna en notant les différents éléments débattus sur son support de cire et prit une porte qui se trouvait sur le côté du hall, à l’opposé de celle empruntée par Léliana. Cullen, lui, ressortit de la salle en direction de la cour. Lédara se retrouva seule dans le grand hall ; elle était intriguée par cette fameuse connaissance de Varric, mais elle ne pourrait avoir le fin mot de l’histoire qu’à l’arrivée de cet ami à la forteresse. La Messagère posa la main sur la garde de son épée, comme pour vérifier la réalité de la situation qui lui faisait peur. Ne pas être à la hauteur, faire les mauvais choix, toutes ces pensées commencèrent à tourner dans sa tête. Le poids qu’elle sentait sur ses épaules depuis la rumeur qu’elle avait été sauvée par Andrasté s’était soudainement alourdi quand elle avait reçu le titre d’Inquisitrice.
Elle décida alors de se changer les idées d’une manière ou d’une autre et entreprit de visiter la forteresse qui avait commencé à évoluer et s’agencer pendant son repos forcé. Elle déambula dans le hall : il y avait cinq portes sur les côtés, et elle commença par celles du fond de la salle. La première à gauche était bloquée, celle d’en face avait été réparée et donnait sur un escalier descendant dans les soubassements du fort. Lédara arriva alors dans une grande crypte dont le fond donnait à voir un gouffre de glace. Elle entendit des bruits de forge. Là, elle reconnut le forgeron Harritt qui travaillait sur une série d’épées au blason de l’Inquisition. Quand il entendit la Messagère entrer, il s’arrêta et la salua.
- J’ai échappé à trop de bâtiments en flammes pour une seule vie, dit Harritt, mais cet endroit, ce sera très bien.
Le forgeron regarda autour de lui, content du lieu qu’on lui avait donné pour installer sa forge.
- C’est « Inquisitrice » maintenant, c’est ça ? reprit-il soudain de son ton bourru, il va falloir que je m’y fasse.
- Si vous trouvez cela étrange à dire, imaginez comment c’est à entendre.
- Tant que ça ne vous monte pas à la tête, répondit-il simplement, il nous faut quelqu’un qui a les pieds sur terre. Tout le monde vient de trouver une très bonne raison de détester Corypheus, ajouta Harritt. En fait, c’était déjà le cas, mais on n’avait pas de nom à viser.
Lédara observa les machines vétustes qui avaient été installées pour remettre en route la forge.
- Nous sommes partis vite de Darse, dit-elle en réfléchissant, mais avez-vous pu passer chez vous ? Avez-vous récupéré quelque chose ?
- Un marteau de famille, répondit-il, oui, je sais, c’est complètement con. Cela fait du bien de se remettre au boulot.
- Votre nouvelle forge se présente bien, ici ?
- Ce sera largement mieux qu’à Darse, dit Harritt satisfait.
- Vous avez pu tout mettre en état de marche ? se renseigna Lédara, bienveillante.
- L’essentiel, comme toujours. Il y a de la place ici pour… je sais pas quoi. Cet endroit a été bâti pour quelque chose de gros. Je vais m’attacher à le remplir.
- Je repasserai plus tard, dit Lédara en souriant.
- Vous savez où me trouver, et il vous faudra un nouvel arc.
Tout en acquiesçant, Lédara repartit par le chemin qu’elle avait emprunté, remontant dans le grand hall. Elle souhaitait continuer à explorer les pièces ; c’était une manière de se distraire, même si l’épée à son côté lui martelait la réalité contre la cuisse à chacun de ses pas. Arrivée dans la grande salle, elle se dirigea vers une nouvelle porte, se rapprochant de la sortie côté cour. C’était la dernière porte du côté droit, et elle donnait sur un petit couloir avec une bifurcation sur la gauche en escaliers montants, et qui débouchait sur une grande rotonde. La pièce avait été déblayée et une table en tréteaux servait de bureau à Solas. L’elfe était en pleine réflexion, sa plume grattant un parchemin. Le léger bruit résonnait dans l’espace vide de la rotonde, créant une atmosphère presque religieuse que l’on pourrait trouver dans les bibliothèques.
Les bruits de pas de Lédara, aussi légers étaient-ils, sortirent Solas de sa tâche.
- Inquisitrice, dit-il de sa voix grave, que puis-je pour vous ?
- Vous avez trouvé où vous installer ? demanda-t-elle en regardant autour d’elle.
- Oui. Ce lieu me plaît bien, et la bibliothèque sera juste au-dessus de moi.
Solas nota encore une chose sur le rouleau de parchemin.
- Je vais faire des recherches sur l’Ancien et l’Immatériel, avec ce que vous avez dit, cela me semble nécessaire d’apporter le plus d’informations possible sur Corypheus.
- En effet, approuva Lédara, mieux nous connaîtrons l’ennemi, mieux nous pourrons le battre.
Lédara prit congé de l’elfe, le laissant reprendre la tâche qu’elle avait interrompue. Elle retourna dans le petit couloir en direction du grand hall, puis monta les escaliers qui suivaient la courbe de la rotonde. Elle arriva au premier étage d’une tour dont le centre était ouvert sur tous les autres niveaux, et des bibliothèques tapissaient tous les murs. Là, plusieurs mages, sous la direction de l’ancienne Grande Enchanteresse Fiona, déblayaient le grand couloir ouvert et dépoussiéraient les livres présents pour les organiser ensuite par thématique. Elle aperçut Dorian, accoudé à la balustrade et observant le bureau de Solas que l’on pouvait voir par le grand puits de lumière. Lédara s’approcha du mage tévintide.
- N’est-ce pas fantastique ? lança Dorian avec son ironie habituelle, vous vous battez pour restaurer l’ordre dans un monde envahi par le chaos. On est d’accord, c’est déjà une tâche assez conséquente ? Et tout à coup, un archidémon débarque d’on ne sait où et vous flanque une rouste. « Quoi ? Tu croyais que ce serait si facile ? » « Non, mais, si vous pouviez éviter d’écraser mon village comme une vulgaire fourmilière, cela m’arrangerait. » « Oh, je te demande pardon ! les archidémons écrasent tout et n’importe quoi, tu sais. On n’y peut rien. » Je parle peut-être un peu trop vite ?
- Inutile de vous inquiéter pour moi, badina Lédara, je me débrouille.
- Oui, j’ai remarqué, fit Dorian avec un clin d’œil.
- Vraiment ? dit la jeune femme en réprimant un rire.
- Tout à fait. Si vous étiez une bonne à rien mal dégrossie, vous seriez déjà morte. J’ai toujours pensé que « l’Ancien » à la tête des Venatori était un magister, mais cela… Je ne m’y attendais pas du tout. A Tévinter, on ne croit pas aux légendes de la Chantrie qui prétendent que les magisters sont à l’origine de l’Enclin. Et voilà le résultat. L’un de ces fameux magisters est effectivement une engeance.
- Et, d’après l’Empire, qui serait à l’origine de l’Enclin ? demanda la Messagère.
- Vous vous en doutez : « pas nous ». D’après eux, les engeances ont toujours été là ; les magisters et l’Enclin n’ont aucun rapport entre eux. Est-ce que c’est vraiment une surprise ? Admettre qu’on a souillé ses draps, ce n’est pas évident. Mais si Corypheus est l’un des magisters qui ont pénétré dans la Cité Noire, et qu’il est une engeance… il n’y a pas vraiment d’autre explication.
- Pourquoi cela vous met en colère ?
- Parce que l’Empire, c’est chez moi, soupira Dorian. Je savais que tout ce qu’on m’enseignait n’était pas forcément la vérité, mais j’imaginais qu’il y avait au moins un fond de véracité. Alors que non. C’était nous depuis le début. Nous avons détruit le monde.
- Vous n’avez rien fait, mais ces hommes, oui. C’était il y a un millier d’années, tenta-t-elle de le rassurer.
- C’est vrai, reconnut le mage tévintide, sauf que l’un d’entre eux est toujours là, et en pleine forme. Sans compter que mes imbéciles de compatriotes seraient prêts à reproduire les mêmes erreurs à ses côtés.
Dorian se redressa et poussa un profond soupir.
- On ne me remercie jamais de toute façon, lança-t-il en passant sa main dans ses cheveux. Vous non plus, personne ne vous remerciera. Mais cela, vous le savez ?
- Ce n’est pas pour cela que je me bats, rétorqua Lédara.
- Je savais que vous étiez une personne pleine de bon sens, fit Dorian qui retrouva son ton enjoué. Tout ce que je sais, c’est qu’il faut arrêter Corypheus. Ce sont des hommes comme lui qui ont dévasté ma région. Je ne le laisserai pas détruire le monde sans rien faire.
Dorian fit mine de reprendre le travail avec les autres mages, puis se retourna :
- Oh, et au fait, tous mes compliments pour votre place à la tête de l’Inquisition.
Lédara le remercia d’un signe de tête et resta un moment accoudée à la balustrade ; il lui fallait se tenir au courant de tout ce qui se passait à la forteresse et à l’extérieur, et pour cela, elle voulait visiter Joséphine, Léliana et Cullen personnellement. Elle avait vu la Maître-espionne passer par la porte qu’elle avait empruntée pour arriver là, elle ne devait donc pas être très loin. La jeune femme regarda au-dessus d’elle et vit le deuxième étage de la tour qui était les anciennes volières du fort. Certainement que Léliana s’était installée là pour ses corbeaux. Elle se dirigea alors vers les escaliers circulaires et monta dans les combles de la tour. Là, Sœur Léliana dirigeait ses éclaireurs qui réhabilitaient les volières, des croassements sortaient des cages entreposées contre les murs. Une table moyenne avait pu être installée près d’une ouverture de lumière, recouverte de parchemins et de rouleaux ficelés. L’Inquisitrice s’approcha de la table où la Maître-espionne lisait un rapport tout en donnant ses ordres aux éclaireurs.
- Les noms des disparus, dit la Maître-espionne mélancolique en désignant la tablette de cire qu’elle tenait entre ses mains. Vous devez m’en vouloir.
- Nous savons tous qui nous a attaqués, lança vivement Lédara, nous savons à qui revient la faute.
- Je me demande sans arrêt si j’aurais pu agir différemment. Lorsque mes premiers agents ont disparu, j’ai rappelé les autres. S’ils étaient restés sur le terrain, nous aurions pu gagner du temps. J’avais peur de perdre mes hommes. Du coup, nous avons perdu Darse.
- Ou plus probable, la contredit Lédara, vos hommes seraient morts à leur poste et nous aurions perdu Darse ensuite.
- Vous n’en savez rien ! leur sacrifice aurait pu donner une petite chance à Darse. Mes hommes connaissent leur mission et les risques qu’ils courent. Ils savent que l’Inquisition peut leur demander de faire le sacrifice de leur vie.
- Nos hommes ne sont pas des marionnettes que l’on jette quand on en a plus besoin, rétorqua la Messagère en haussant le ton. Votre décision était juste. Leur vie est importante.
- Peut-on se permettre une telle sensiblerie ? la dénigra Léliana, et si Corypheus…
- Nous valons mieux que Corypheus, trancha Lédara.
La Maître-espionne regarda la nouvelle Inquisitrice dans les yeux et hocha lentement la tête, comme pour la remercier. Lédara lui rendit son geste, puis quitta la tour pour revenir dans le grand hall, son point de repère le plus stable. Elle ne s’attendait pas à devoir remettre à l’ordre Léliana, un de ses conseillers dorénavant, alors qu’elle-même se sentait coupable. En quelque sorte, elle devait cacher ses sentiments aux yeux de tous pour que l’Inquisition avance. Soit, si elle devait le faire, elle le ferait.
L’Inquisitrice continua son tour de la forteresse ; elle souhaitait voir le Commandant, non seulement pour prendre connaissance des dernières nouvelles de la forteresse, mais aussi pour le remercier de tout ce qu’il avait fait pour les survivants de Darse, et pour elle-même, car elle n’en avait pas encore eu l’occasion. Elle se dirigea alors vers la cour extérieure et descendit les escaliers où son accession au titre d’Inquisitrice avait eu lieu. En descendant, elle balaya du regard la cour supérieure : tout le monde apportait son aide, créant une agitation positive qui parcourait tout Fort Céleste. Arrivée au palier, elle observa rapidement la cour inférieure, et aperçut le Commandant qui avait installé une petite table en tréteaux tout en bas des escaliers d’où il dirigeait les travaux d’aménagement et de rénovation. La Marchéenne finit de dévaler les escaliers et s’approcha timidement de lui, ralentissant le pas. Il étudiait des plans effectués par les groupes d’exploration et plusieurs soldats et éclaireurs l’entouraient. Lédara garda un peu ses distances, ne voulant pas interrompre abruptement le Commandant ; un nouvel éclaireur accourut :
- L’ordre a été envoyé ? demanda Cullen au nouveau venu.
- Oui, Commandant.
- Envoyez des éclaireurs dans la zone, nous devons savoir ce qui se trame là-bas.
- A vos ordres !
Les deux soldats qui étaient là partirent, et un nouvel éclaireur arriva encore auprès de lui.
- Commandant, dit ce dernier, des quartiers temporaires ont été assignés à nos hommes.
- Parfait. Je voudrais aussi un état des lieux de l’armurerie.
L’éclaireur regarda le Commandant et fit un petit geste de sa main, frottant l’insigne qu’il portait à la poitrine. Cullen l’observa et fronça les sourcils :
- Maintenant ! ordonna-t-il, comprenant que l’éclaireur demandait une pause.
Le jeune homme salua rapidement le Commandant et partit immédiatement. Cullen reprit son examen des cartes, secouant la tête d’exaspération. Lédara se décida enfin à l’aborder : elle s’approcha de la table et le Commandant se retourna vers elle comme s’il s’attendait à voir encore un éclaireur :
- Je vous ai dit… oh, pardonnez-moi.
Lédara sourit de cette confusion. Cullen se ressaisit et fit son rapport :
- Nos forces étaient bien déployées à Darse, mais pas pour combattre un archidémon… ou je ne sais quoi. Si nous avions pu prévoir cela, peut-être que…
Cullen avait l’air exténué.
- Vous ne vous arrêtez jamais ? demanda Lédara, bienveillante.
- Si Corypheus frappe à nouveau, reprit-il avec assurance, nous ne pourrons pas battre en retraite… et de toute façon, c’est hors de question. Nous devons nous tenir prêts.
La jeune femme ne sut pas s’il parlait de la retraite ou du repos qu’elle lui avait suggéré indirectement juste avant.
- Je… je viens vous rendre votre fourrure, dit-elle en détachant le cordon qui ceignait sa taille et tendant la large cape au Commandant.
- Vous pouvez la garder encore un peu si vous le souhaitez, bégaya-t-il.
- Reprenez-la, insista Lédara. Elle vous sied mieux qu’à moi…
Cullen prit la fourrure et la mit autour de son cou, arrangeant à son habitude les pans de tissus pourpre. Sans le vouloir, un léger parfum l’embauma, le perturbant un peu plus.
- Les travaux à Fort Céleste se poursuivent, continua-t-il en regardant à nouveaux les cartes et rapports sur la petite table afin de retrouver sa concentration. Des rondes ont été mises en place. Tout devrait être opérationnel dans le courant de la semaine. Nous ne prendrons pas la fuite, Inquisitrice.
Le titre sonna étrangement aux oreilles de la jeune Marchéenne.
- Nous avons perdu combien d’hommes ? demanda-t-elle.
- La plupart de nos forces se sont retranchées à Fort Céleste, répondit-il, cela aurait pu être pire. Le moral des troupes était au plus bas, mais cela va beaucoup mieux depuis que vous avez été nommée à la tête de l’Inquisition.
- Inquisitrice Trevelyan… cela sonne bizarre, vous ne trouvez pas ?
- Pas du tout, répondit-il rapidement.
- Il s’agit de la réponse officielle ? demanda-t-elle en haussant un sourcil.
- Oui, dit Cullen en souriant enfin, sans doute. Il n’empêche que c’est vrai. Nous avions besoin de quelqu’un pour nous diriger et vous avez fait vos preuves.
- Merci, Cullen, dit-elle, ne réussissant pas à formuler autre chose.
Le Commandant s’arrêta dans ses tâches, se perdant à nouveau dans la beauté de son regard. Lédara sentit sa nervosité grandir en elle ; elle voulait lui parler de tant de choses, mais ne savait par où commencer.
- Notre évasion de Darse, dit-elle alors, on a failli y rester. Je suis soulagée que vous… qu’on soit aussi nombreux à s’en être sortis.
- Moi aussi, répondit-il de sa voix rauque et profonde.
En un instant, Cullen se remémora la fuite de Darse : quand Lédara passa la porte de la Chantrie pour faire diversion afin qu’ils puissent fuir, quand il la retrouva dans la tempête, si faible entre ses bras. Il détourna son regard, et Lédara, se sentant soudainement gênée par ce silence, allait repartir lorsqu’il la rattrapa par le bras :
- Vous êtes restée en arrière, dit-il douloureusement, vous auriez pu… Je ne laisserai pas les événements de Darse se reproduire, vous avez ma parole.
Lédara fut surprise de ce geste ; elle ne sut quoi répondre et hocha faiblement de la tête, ses yeux croisant le regard du Commandant. Il la relâcha rapidement et retourna à ses rapports sur sa petite table. La jeune femme s’éloigna de lui et se dirigea presque machinalement vers la cour supérieure, remontant les escaliers. Quand elle était en présence de Cullen, elle éprouvait des sentiments contradictoires, elle était à la fois nerveuse et apaisée. Elle continua à marcher, perdue dans ses pensées, quand Séra l’en sortit brutalement en l’interpelant :
- Donc, Inquisitrice, c’est Inquisitrice, maintenant, c’est ça ? Vous savez, cette guerre, là, qu’on veut arrêter ? Avec mes petites flèches qui transperceraient les vilains méchants ? Ce serait pas un foutu archidémon, par hasard ? s’emporta l’elfe. Andrasté, dans quoi je me suis fourrée ?
- Si vous pouviez me dire ce qu’elle a répondu, je ne cracherais pas sur des explications, plaisanta Lédara pour détendre l’atmosphère.
- Elle va pas répondre, c’était un juron, pas une prière, soupira l’elfe. C’est pas comme si elle était censée répondre. Je sais ce qui vous est arrivé… Enfin, ce que tout le monde croit qu’il s’est passé. On dirait… je sais pas.
Séra avait l’air très décontenancée par ce qui s’était passé à Darse, et c’était la première fois que Lédara la voyait ainsi perdue.
- L’antiquité qui a essayé de nous tuer m’a semblé bien réelle, dit la Messagère, toujours sur un ton de plaisanterie.
- M’en parlez pas ! s’esclaffa l’elfe. Oh, merde, trop tard. Un magister est entré dans la Cité Noire. C’est pas clair, tout ça, mais si c’est vraiment vrai, ça veut dire que le siège du Créateur existe. Pas de siège sans fesses dessus, donc le Créateur ? Il existe. Les légendes sur le début et la fin du monde ? C’est réel. Ça va loin, non ? Je voulais juste reboucher le trou dans le ciel et retourner jouer.
- Vous dites vouloir aider les « petites gens », dit Lédara plus sérieusement et en cherchant à comprendre les pensées de Séra, mais vous avez la foi, vous, oui ou non ?
- En Andrasté ? Bien sûr, répondit l’elfe du tac au tac.
- Mais vous doutez de ce que vous voyez et entendez ?
- Ça peut pas être vraiment vrai, expliqua Séra. Ça dépasse les croyances des pires fanatiques. Ecoutez, je peux faire en sorte que Coryphélus croie en mes flèches. Ça vous va ? J’espère que oui.
- Continuez à ne pas y croire, finit par dire Lédara en souriant doucement, cela aidera l’Inquisition à garder les pieds sur terre.
- Ça me va, conclut l’elfe. Quelques personnes qui vous contredisent, ça vous fera pas de mal. On se bat, les monstres disparaissent, tout s’apaise et on revient à la vie normale. Normale, et bien payée.
- Vous avez presque l’air moins folle…
- Je sais, c’est effrayant ! rigola Séra. Bon, ou est-ce qu’on mange ? j’ai une faim de loup, moi…
Séra repartit à la recherche du coin cuisine. Lédara la regarda s’éloigner ; le manque de tact de cette elfe avait beau être déboussolant, cela rassurait l’Inquisitrice. Elle ne voulait pas se retrouver dépassée par le pouvoir qui lui avait été confié, et elle sentait que la présence de ses compagnons l’aiderait à garder les pieds sur terre.
Le jour commençait à décliner rapidement et Lédara voulait encore aller voir l’Ambassadrice pour connaître l’état des relations de l’Inquisition avec le reste de Thédas. Elle se dirigea alors à nouveau dans le grand hall de la forteresse où elle avait vu Joséphine disparaître derrière l’une des portes. Elle passa ladite porte et se retrouva dans un long couloir qui débouchait sur une vaste pièce aménagée en bureau. Là, l’Ambassadrice, assise dans un vieux fauteuil, écrivait une lettre. L’Antivane leva la tête et accueillit Lédara.
- Inquisitrrrice, j’étais en trrrain d’inspecter notrrre nouveau quartier générrral : les fondations sont en mauvais état, des bêtes infestent l’endrrroit, et il est loin de tout lieu civilisé. Les serviteurs doivent rendrrre l’endrrroit prrrésentable si nous voulons accueillir des visiteurs de haut rrrang.
- Nos futurs invités savent que nous avons survécu à Corypheus et un dragon, fit remarquer la Messagère.
- Et il faut leur assurrrer que nous sommes capables de réitérrrer l’exploit, renchérit l’Ambassadrice. Nous venons juste de convaincrrre tout le monde que nous étions exactement ce dont Thédas avait besoin. Les mages évaluerrront la rrrésistance de l’Inquisition, il va falloir qu’ils soient rrrassurés.
- Je m’inquiète davantage de la remise en état de Fort Céleste, répondit Lédara, au cas où Corypheus attaquerait à nouveau.
- J’ai… du mal à oublier son attaque sur Darse, murmura Joséphine. Vous savez qui sont les prrremiers à avoir prrris les armes ? Nos ouvrrriers. Ils étaient tellement fiers de notrrre cause. Corypheus les a éliminés sans sourciller. J’entends encorrre les crrris qui ont suivi la déflagrrration. Tous ces gens rrréduits en cendrrres…
- On a perdu bien trop de gens de valeur contre ce monstre, murmura douloureusement Lédara.
- J’espère qu’ils ont trrrouvé le repos auprrrès du Créateur. Avant que je ne me rrremette au travail, permettez-moi de vous féliciter pour votrrre nomination au poste d’Inquisitrice, ma dame. Je vous prrrésenterai dorénavant mes prrroblèmes diplomatiques, et serrrai très heureuse de vous aider si besoin est.
Joséphine se leva de son bureau et fit une petite révérence formelle.
- Inutile d’être aussi formelle parce que j’ai été nommée Inquisitrice, Joséphine.
- Nos alliés et invités doivent voir que l’on vous trrraite avec le respect dû à votrrre rrrang, Inquisitrice. D’autant que vous venez d’accéder au poste. Heureusement, aprrrès votrrre acte de brrravoure à Darse, ce n’est pas difficile. Suivez-moi, je vais vous montrrrer quelque chose.
L’Ambassadrice ouvrit alors une porte qui était en continuité avec le couloir emprunté afin d’accéder à son bureau, et qui débouchait sur un plus large couloir dont le mur droit était à demi écroulé, mais sans incidence sur la solidité du reste des murs et du sol. Au fond de ce couloir se trouvait une grande porte de bois renforcée de fer à deux battants que Joséphine ouvrit pour laisser passer l’Inquisitrice. Lédara découvrit une vaste pièce aux larges vitraux. Au centre, une immense table sculptée dans la souche d’un chêne avait été récemment installée, et sur cette table avaient été disposées les cartes de Férelden et Orlaïs. Sur les côtés, des parchemins et tablettes de cire constituant les rapports destinés à l’Inquisitrice, et de petits pions de fer sculptés. Certains d’entre eux étaient disposés à différents endroits des cartes, désignant des points stratégiques. La Messagère s’approcha lentement de la table, observant chacun des éléments qui la recouvrait.
- Voici la Salle de Commandement, dit Joséphine, c’est ici que nous pourrrons discuter de nos plans d’attaque et décisions pour l’Inquisition. Vous pouvez y venir quand vous le souhaitez, et nous y convoquer, Léliana, Cullen et moi-même si besoin. Rrrégulièrement, nous viendrrrons ici pour déposer nos rapports à votrrre intention.
Lédara resta un moment silencieuse ; elle avait pris le premier parchemin d’une petite pile et le parcourait des yeux.
- Je vous laisse, Inquisitrice, reprit l’Ambassadrice en prenant la porte.
- Merci Joséphine, dit Lédara avant qu’elle ne sorte.
La Messagère se retrouva seule dans l’immense salle au plafond haut. Les vitraux n’avaient pas encore été tous réparés, laissant entrer quelques petits courants d’air. Lédara fit le tour de la table et s’assit sur un rebord libre, à côté d’une pile de rapports, puis commença à lire attentivement les parchemins et tablettes. Il y avait de tout : des requêtes pour refermer des failles, des invitations de nobles, des doléances, des rapports de Ben-Hassrath provenant d’Iron Bull sur des problèmes de successions en Orlaïs, des rumeurs sur des groupes de mercenaires, etc. mais aussi des propositions d’aide de la part d’Orzammar, la cité naine de Férelden. Pour chaque rapport, il y avait des propositions de la part des trois conseillers, selon leur point de vue propre. Le rôle de l’Inquisitrice, c’était de trancher. Elle l’avait effectivement déjà fait auparavant, voyant qu’ils pouvaient facilement se disputer sur des sujets épineux ou non.
L’Inquisitrice passa la nuit à lire les différents rapports, à observer les répercussions des diverses réponses qu’elle pouvait donner, et à situer les lieux et noms sur les cartes étalées au centre de la table. Au petit matin, ce fut l’arrivée de Cullen et Joséphine qui sortit Lédara de son travail de lecture et d’appropriation dans lequel elle s’était plongée la veille. Elle les entendit approcher, les deux conseillers débattant plus ou moins fortement sur la venue imminente de nobles dans la forteresse. L’Ambassadrice revendiquait que l’on prépare tout un quartier pour les accueillir au plus vite, alors que le Commandant refusait catégoriquement de mettre la priorité sur ces travaux plutôt que sur d’autres, plus urgents. Les deux conseillers entrèrent dans la salle, ne s’attendant pas à y trouver de si bonne heure la jeune Marchéenne.
- Inquisitrice, dit Cullen surpris.
Lédara se leva et jeta un regard sur les grandes fenêtres, le jour venait de se lever, elle avait perdu la notion du temps.
- Je ne vous ai pas vue passer dans mon burrreau, lança Joséphine tout aussi étonnée que son collègue.
- Je… balbutia la jeune femme, je crois bien avoir passé la nuit à lire vos rapports.
Lédara distingua un air inquiet se dessiner sur leurs visages.
- Et je crois que de toute façon, je n’aurai pas réussi à dormir, dit-elle d’un ton badin. Que m’apportez-vous ?
Joséphine lui transmit deux nouveaux parchemins :
- J’ai fait des rrrecherches sur la cour impérrriale. Nous devons nous occuper au plus vite de la menace qui plane sur l’Impératrrrice. La situation politique d’Orlaïs est au bord de l’implosion. Cela rrrisque de tout compliquer.
- Au sein de l’Empire orlésien, tout est sujet à des complications, intervint Cullen, c’est la grande spécialité des Orlésiens.
- Vous pouvez faire mine d’ignorer le Noble Jeu, Commandant, lança Léliana qui venait de rejoindre l’Inquisitrice et les deux autres conseillers dans la salle, mais les enjeux sont plus importants que jamais. C’est une question de vie ou de mort.
- La désapprrobation de la cour reprrésente une aussi grrrande menace que les Venatori, ajouta Joséphine, il faut rrrester vigilant pour éviter le désastrrre.
- Qu’entendez-vous par là ? les interrompit Lédara, la situation est encore plus critique que d’habitude ?
- L’Impératrrrice doit faire face à une guerrre civile, expliqua Joséphine. Son cousin, le Grand Duc Gaspard, cherche à s’emparrrer du trrrône. Selon Léliana, un groupe d’elfes sabote rrrégulièrement l’équipement des deux armées, ce qui ne fait qu’ajouter de l’huile sur le feu. Orlaïs tient Tévinter à distance. Si Corypheus trrriomphe de l’empire orlésien, c’est tout Thédas qu’il entrrraîne dans sa chute. Célène organise les négociations de paix à l’occasion d’un bal masqué. Tous les grrrands noms d’Orlaïs serrront là. Pour un assassin, c’est la couverrrture idéale.
- Célène est au courant du danger qu’elle court ? demanda l’Inquisitrice, pouvons-nous l’alerter ?
- J’ai envoyé plusieurs messages à l’Impératrrrice, soupira l’Ambassadrice, mais impossible de savoir si elle les a rrreçus.
- Un bal masqué ? reprit Lédara dubitative, je dois refaire ma garde-robe alors…
- Nous n’avons pas assez d’influence sur la cour pour décrrrocher une invitation, reprit l’Ambassadrice, si nous avions plus d’alliances, peut-êtrrre…
- Ou plus de soldats, intervint le Commandant.
- Nous devons renforcer notrrre prrrésence à Orlaïs, conclut Joséphine, le plus vite possible.
Les jours qui suivirent, Lédara se consacra à la prise en main de ses nouvelles fonctions ; elle se rendit compte que Léliana, Joséphine et Cullen faisaient tout pour qu’elle se sente le mieux possible et l’accompagnaient dans la découverte des différentes affaires de l’Inquisition dont elle n’avait jusque-là pas connaissance. Toutefois, ce n’était pas sans difficultés.
Un matin, alors que le soleil se levait à peine, l’Inquisitrice se tenait déjà face aux larges cartes géographiques dans la salle de commandement et les observait d’un œil scrutateur, les bras croisés et en pleine réflexion. Elle n’avait pas pris la peine d’enfiler son manteau fourré que Dila devait recoudre pour ce matin même, ni attaché ses cheveux en un chignon tressé comme elle en avait l’habitude. Son regard fixait désespérément une région d’Orlaïs qui jouxtait le royaume de Férelden, la jeune femme se remémorant une longue explication digressive de Joséphine au sujet d’une lutte de territoire entre nobles. Lédara n’y avait rien compris, perdue dans le flot des détails du Noble Jeu orlésien et la généalogie des tiernirs féreldiens.
La Marchéenne poussa un profond soupir lorsque les grandes portes s’ouvrir derrière elle. Elle se retourna avec étonnement qu’on puisse travailler de si bonne heure. Cullen entra de son pas assuré, refermant la porte, des feuillets à la main. Quand il leva les yeux, il fut tout aussi étonné de voir la jeune femme face à lui dans la salle de commandement.
- Inquisitrice, la salua-t-il rapidement. Je ne m’attendais pas… je peux vous laisser si vous le souhaitez.
Cullen fit mine de repartir lorsqu’elle l’arrêta :
- Non, restez ! Ne vous dérangez pas pour moi.
Il relâcha la poignée de la porte avec hésitation, puis marcha d’un pas assuré jusque la large table de chêne pour y déposer ses feuillets. Lédara retourna à son intense réflexion car elle voulait comprendre à tout prix avant que les nobles en question n’arrivent à Fort Céleste comme le lui avait annoncé Joséphine.
Cullen, alors qu’il triait les parchemins entre ses mains, observa du coin de l’œil la Marchéenne. Elle était si fraîche en chemise et corset, le haut de ses épaules à peine cachés par sa longue chevelure ondulant jusqu’au creux de ses reins. Il l’avait rarement vue les cheveux détachés, et cela lui allait à ravir. Toutefois, il remarqua sa frustration sur son visage, ses sourcils froncés et son air sérieux alors qu’elle caressait de ses doigts la naissance de sa lèvre inférieure.
- Un souci ? demanda-t-il à tout hasard.
- Joséphine m’a expliqué le conflit concernant le territoire de Jader, mais je n’y ai rien compris…
Cullen observa à son tour les deux grandes cartes étalées l’une à côté de l’autre, puis il s’assit à moitié du côté de celle de Férelden, une main posée sur sa cuisse et l’autre effleurant le parchemin coloré.
- Là se trouve Jader, dit-il alors de sa voix posée. En 8:24 des Bontés, Férelden fut envahi par Orlaïs alors sous le règne de l’Empereur Réville le Fou. En 8:44, il mit à sac Dénérim.
Il balaya de la main l’ensemble de la carte de Férelden pour s’arrêter sur la capitale, Dénérim.
- A partir de là, Orlaïs s’est déclarée victorieuse, continua-t-il. Ce n’est qu’à la fin de l’ère des Bontés que Maric Thierin réussit à reprendre lentement les territoires féreldiens, en commençant par Gwaren.
Il désigna alors une ville portuaire qui bordait la mer d’Ecume. Lédara le regarda faire, écoutant avec plaisir le récit du Commandant dont la voix posée et profonde la charmait un peu plus.
- Les combats contre les forces orlésiennes durèrent jusqu’en 9:02 du Dragon, l’année suivante Maric fut couronné roi de Férelden. Du côté d’Orlaïs, suite à la mort de l’Empereur Réville, le royaume perdit en puissance car il avait fait assassiner toute la famille de son rival Gratien. Ce n’est qu’en 9:20 du Dragon que Célène, l’actuelle impératrice, reprit les rênes du royaume.
Cullen pointa du doigt Val Royeaux, se rapprochant de la jeune femme.
- Dans la même année, les deux royaumes firent officiellement la paix, reprit-il avec douceur. Toutefois, les frontières restent floues. Certes les Dorsales de Givre constituent une barrière naturelle entre Orlaïs et Férelden, mais les nobles des deux partis se disputent la propriété de certaines terres, comme celles de Jader.
Le Commandant désigna à nouveau la ville de Jader qui se situait au pied du massif montagneux qui plongeait dans la mer d’Ecume.
- De notre côté, conclut-il, nous la considérons plus comme une propriété d’Orlaïs que de Férelden. Mais aucun traité entre les deux royaumes n’a été officiellement établi.
- Nous, cela veut dire l’Inquisition ? demanda Lédara qui le fixait des yeux depuis tout ce temps.
- Oui, sourit-il, l’Inquisition.
Lédara profita de se plonger dans son regard mordoré avant que l’ancien templier ne se détourne afin d’observer à nouveau les cartes.
- C’est donc la même situation que Darse qui était revendiquée par le marquis Durellion d’Orlaïs, se souvint-elle.
- Exactement.
La Marchéenne sourit à son tour.
- Je suis navré si mon explication était un peu longue, ajouta-t-il soudain en se relevant.
- Pas du tout ! s’exclama Lédara. Grâce à vous, j’ai tout compris. Et vous écouter fut très agréable…
A cet instant, Dila entra dans la grande salle, un manteau de fourrure sur le bras.
- Dame Inquisitrice, je vous trouve enfin ! s’écria-t-elle avec soulagement.
- Bien, je vais vous laisser, marmonna Cullen en prenant la porte d’un pas rapide.
L’Inquisitrice passa une semaine comme celle-ci à s’approprier sa fonction, prenant ses charges à cœur et écoutant ses conseillers l’informer de l’ensemble de la situation de Thédas. Pendant ce temps, les travaux de Fort Céleste avançaient bien : un groupe de constructeurs nains d’Orzammar vinrent les aider à remettre la forteresse d’aplomb ; leur expérience de la pierre fut d’une très grande utilité.
Lédara n’oublia pas d’aller voir ses compagnons : ces escapades lui permettaient d’ailleurs de sortir un peu de toutes ses nouvelles responsabilités, et l’aventure lui manquait de plus en plus. Après avoir salué Solas qui, à sa grande surprise, décorait avec beaucoup de goût la Rotonde, elle monta dans la bibliothèque où elle trouva Dorian une lettre à la main.
- Des nouvelles intéressantes ? lui demanda-t-elle alors.
- Une lettre à propos de Félix, le fils d’Alexius, répondit-il la mine sombre. Il s’est rendu au Magisterium et il a parlé de vous devant tout le sénat. Un témoignage vibrant, si j’en crois ces lignes. Aucun commentaire sur les réactions, mais les gens parlent, au pays. Félix était quelqu’un de sérieux.
- Etait ? releva Lédara, inquiète.
- Il est mort. L’Enclin a fini par l’emporter.
- Toutes mes condoléances, Dorian.
- Il était malade, reprit le mage le regard brillant, ses jours étaient comptés de toute manière.
- Vous pouvez déplorer sa perte, ce n’est pas incompatible, murmura Lédara avec compassion.
- Je sais. Félix me faisait passer en douce des gourmandises depuis les cuisines, quand je travaillais à l’étude de son père, se souvint-il alors. Je lui disais : « Ne t’attire pas trop d’ennuis pour moi ». Et lui, il répondait : « j’aime bien les ennuis ». Tévinter aurait bien besoin de mages comme lui, qui font passer les intérêts des autres avant les leurs.
Un court silence passa.
- Même malade, Félix était le meilleur d’entre nous, reprit Dorian. Quand il était là, on pouvait être sûr que tout se passerait bien.
- Alors il faut que les autres suivent son exemple, ou tout disparaîtra avec sa mort.
- Vous voulez que je répande la bonne parole ? lança-t-il, ironique. Quelques jours suffiraient pour lancer la secte de Félix !
- Il y a pire sort, répondit simplement la Marchéenne.
- Sans doute… et vous avez raison. Ses actions resteront dans les mémoires. Heureusement, Félix n’était pas le seul type bien de Thédas.
Lédara lui sourit gentiment et Dorian repartit à ses occupations. Elle redescendit dans la Rotonde et se dirigea vers la cour intérieure, se remémorant l’incroyable aventure qu’ils avaient vécu à Golefalois et l’aide que leur avait apporté Félix. Elle supposa que Dorian voudrait se charger d’annoncer la nouvelle à Alexius que l’Inquisition avait emmené avec elle lors de la fuite de Darse, et qui serait anéanti par la nouvelle.
Une après-midi, alors qu’elle avait passé plusieurs heures avec Joséphine à discuter de la visite de nobles de haut rang à la forteresse, elle décida d’aller voir Cassandra. La Chercheuse s’était retirée du commandement de l’Inquisition, et supervisait d’autres affaires pour Cullen, poste qui lui convenait parfaitement. Ce jour-là, elle s’entraînait à l’épée, habitude qu’elle avait vite reprise pour ne pas perdre la main.
- Inquisitrice, dit Cassandra en voyant arriver Lédara, avez-vous rencontré cet « ami » de Varric ?
- Pas encore, non, répondit la jeune femme en soupirant.
- J’espère que ce n’est pas la personne à qui je pense, ou je lui tordrai le cou, maugréa la guerrière en frappant les mannequins de paille.
- Pourquoi ? vous pensez à qui ?
- A quelqu’un que Varric prétendait ne pas pouvoir contacter, grogna la Chercheuse. Quelqu’un dont l’Inquisition, voire tout Thédas, a désespérément besoin. Mais je ne dis rien tant que je ne sais pas qui c’est. Je n’ai pas envie d’entendre cette canaille crier encore une fois à la persécution.
Lédara soupira. Décidément, personne n’allait lui dire qui était cette personne avant qu’elle ne la rencontre, et même Varric avait refusé de lui en parler. La Marchéenne allait entamer une discussion distrayante avec son amie quand un soldat s’approcha des deux femmes :
- Chercheuse Pentaghast, nous avons besoin de vous en bas.
- J’arrive tout de suite, répondit Cassandra en rengainant son épée.
- Bien, dit Lédara déçue, puis-je vous accompagner ?
- Bien sûr, Inquisitrice. Venez.
Cassandra et Lédara suivirent le soldat qui les conduisit dans la cour inférieure. Là, elles aperçurent Solas et Vivienne qui se disputaient. Elle se dirigea alors vers les deux mages.
- Cette créature n’est pas un chiot errant qu’on peut domestiquer, dit vivement Vivienne en désignant Cole, le jeune garçon qui était venu les prévenir de l’arrivée de l’Ancien à Darse qui était assis un peu plus loin. Il n’a rien à faire ici.
- Ne diriez-vous pas la même chose d’un apostat ? rétorqua Solas acerbe.
- Inquisitrice, dit l’enchanteresse en voyant arriver les deux femmes, nous parlions de Cole, c’est peut-être un mage au vu de ses étranges talents.
- Il peut faire en sorte que les gens l’oublient, ou ne le voient même pas, expliqua Solas, ce ne sont pas les talents d’un mage. Cole m’a tout l’air d’un esprit.
- C’est un démon, dit Vivienne d’un ton catégorique.
- Si vous préférez, répliqua Solas, quoique la vérité soit plus compliquée que cela.
- Je crois que j’ai eu mon lot de complications, Solas, dit Lédara pour obliger les deux parties à aller à l’essentiel.
- En effet, Trésor, dit l’enchanteresse, prenant à parti l’Inquisitrice. Il peut appeler cela comme il veut, mais la menace est bien réelle.
- A vrai dire, répliqua calmement Solas, on ne peut pas vraiment dire qu’il s’agit d’un démon.
- Soyez clair, Solas, intervint Cassandra, on a affaire à quoi ?
- Les démons pénètrent généralement dans ce monde en prenant possession d’un corps. Leur forme réelle est étrange, monstrueuse.
- Mais vous dites que Cole ressemble à un jeune homme, dit la Chercheuse de manière professionnelle, c’est de la possession ?
- Non, répondit Solas. Il n’a pris possession de rien ni de personne, et il a pourtant l’air tout à fait humain. Cole est unique, Inquisitrice, ajouta-t-il à l’adresse de Lédara, et il ne demande qu’à nous aider. Je suis d’avis que vous l’y autorisiez.
- Qu’est-ce que vous entendez par « possession » ? lui demanda Lédara.
- Les esprits et les démons sortent de l’Immatériel en se liant à quelque chose de ce monde. Mais Cole a pris une apparence humaine sans avoir besoin de posséder quelqu’un.
- Les démons qui sont passé par la Brèche, ou par les autres failles, ne se sont emparés de personne non plus, remarqua l’Inquisitrice.
- Ces démons ont été attirés dans ce monde contre leur volonté, expliqua Solas, ils en sont devenus fous. Mais Cole est arrivé avant la Brèche. D’après mes informations, il vit ici depuis des mois, peut-être même des années. Il ressemble à un jeune garçon, et à tous égards, il en est un. C’est remarquable.
- Je devrais écouter ce que Cole a à dire de tout cela, conclut Lédara. Il est où, maintenant ?
- Si aucun de nous ne se souvient de lui, fit remarquer Cassandra, il pourrait être n’importe où…
Le jeune garçon avait disparu de leur champ de vision sans que personne ne s’en aperçoive. La jeune Marchéenne regarda autour d’elle, et le vit déambulant près des tentes de soin. Elle l’y rejoignit.
- Darse, murmurait le jeune homme, tant de soldats se sont battus pour protéger les pèlerins et leur permettre de s’échapper. Une peur étouffante, le médicament m’empêche de réfléchir, mais mes plaies m’assaillent à chaque battement de mon cœur.
Cole observait un blessé allongé sur sa couche.
- Tout fait mal, tout brûle, continua-t-il, je ne peux pas, je ne peux pas, haletait Cole, je vais… Je meurs, je suis… mort.
Lédara regarda le soldat que Cole n’avait pas lâché des yeux ; celui-ci venait d’expirer son dernier souffle. Les guérisseurs qui étaient à son chevet lui fermèrent ses paupières et ramenèrent le drap sur sa tête, couvrant tout son corps en signe de deuil.
- Vous ressentez leur douleur ? murmura la Messagère, abasourdie.
- Plus on est proches, lui répondit Cole, plus c’est fort. Ils sont tellement nombreux.
- Vous voulez qu’on aille dans un endroit plus calme ? lui demanda gentiment Lédara.
- Oui, dit-il hésitant, mais c’est ici que je peux être utile.
Cole s’approcha d’un autre blessé.
- Chaque souffle est plus lent, dit-il à nouveau, comme dans un bain chaud. Je glisse, je sens les cheveux de ma fille quand je l’embrasse pour lui dire « bonne nuit ». Parti.
Le jeune homme se détourna encore, se dirigeant vers un autre malade.
- Souffre, sèche, cassée… soif.
Il alla chercher un verre d’eau fraîche et le tendit au blessé.
- Tenez.
- Merci, le remercia difficilement le soldat.
- Tout va bien, dit Cole à Lédara, il ne se souviendra pas de moi.
- Vous utilisez vos pouvoirs d’esprit pour aider les gens ? demanda Lédara, impressionnée par ce qu’elle voyait.
- Oui. Avant, je pensais que j’étais un fantôme. Je ne savais pas. J’ai fait des erreurs… mais je me suis fait des amis, aussi. Et puis, un templier a prouvé que je n’étais pas réel. J’ai perdu mes amis. J’ai tout perdu. J’ai appris comment être plus comme je suis. Ça m’a rendu différent, mais plus fort. Je peux ressentir davantage. Je peux aider.
- Si cela vous dit, l’Inquisition aurait bien besoin de votre aide, proposa Lédara.
- Oui, aider. Je soigne les blessés, les nécessiteux, il y a quelqu’un…
Cole se détourna de l’Inquisitrice et balaya du regard les blessés.
- Mal, j’ai mal, j’ai mal. Que quelqu’un m’aide, Créateur, pitié…
Le jeune garçon dégaina un petit couteau qu’il possédait à sa ceinture.
- Les guérisseurs ont fait tout ce qu’ils ont pu, justifia-t-il à l’Inquisitrice, il va mettre des heures à mourir. Chaque instant n’est qu’agonie. Il demande de l’aide. De la clémence.
Lédara s’approcha encore de Cole et posa sa main qui détenait le petit poignard, l’obligeant à abaisser son arme.
- Vous dites qu’il ne mourra pas avant des heures, dit-elle en devinant son intention, mais vous ne pouvez pas en être sûr.
- Son corps faiblit, murmura Cole.
- Il pourrait s’en remettre, ou bien les guérisseurs pourraient trouver une autre solution.
- Comment le savez-vous ? l’interrogea le jeune homme surpris.
- Je n’en sais rien, et vous non plus. C’est la vie.
Cole resta un instant à réfléchir, puis il rangea son couteau.
- Je veux rester, dit-il enfin.
Lédara lui sourit, bienveillante, puis s’en retourna vers Vivienne, Solas et Cassandra.
- Problème résolu, dit-elle en devançant les remontrances de l’enchanteresse.
L’Inquisitrice repartit aussitôt en direction du grand hall, se rendant compte qu’elle ne pourrait avoir un moment de répit ce jour-là. Elle allait retourner dans le bureau de Joséphine quand Varric l’interpela :
- Trevelyan ! Je veux dire, Inquisitrice !
Lédara se retourna vivement, ravie de ce lapsus.
- Enfin quelqu’un qui m’appelle par mon nom, j’ai bien cru que j’allais l’oublier !
Les deux rirent aux éclats, ce qui détendit le nain.
- Rejoignez-moi sur les remparts ouest dans une heure.
Varric repartit aussitôt. Son ami était enfin arrivé.
A l’heure dite, Lédara était sur les remparts et attendait avec impatience Varric et son fameux « ami » dont personne ne voulait lui parler. Quand ils arrivèrent enfin, la jeune femme découvrit un homme d’une trentaine d’année, les cheveux courts noirs un peu ébouriffés, vêtu d’une armure de style marchéenne. Il était grand, plutôt bien bâti et possédait un bâton de magie : ce devait être un apostat comme Solas. Celui-ci descendit les quelques marches qui le séparait de la jeune femme et s’approcha lentement, suivi de Varric.
- Inquisitrice, dit le nain, je vous présente Garrett Hawke, Héraut de Kirkwall.
C’était l’homme qui avait rétabli, à ses risques et périls, la situation à Kirkwall ! Lédara n’aurait jamais cru le rencontrer un jour.
- Je n’ai plus trop l’occasion d’utiliser ce titre, dit Garrett d’une voix suave.
- Hawke, continua Varric, voici l’Inquisitrice. Tu as sûrement de bons conseils à lui donner sur Corypheus. Après tout, on l’a combattu, toi et moi.
Hawke s’accouda aux remparts, du côté intérieur de la forteresse, et observa Fort Céleste.
- Cette vue me rappelle ma maison à Kirkwall, dit-il comme s’il racontait une histoire. J’avais un balcon qui surplombait la ville toute entière. J’adorais ça, au début. Mais au bout d’un moment, je ne voyais plus que le peuple qui dépendait de moi.
- Vous avez entendu parler de Darse ? lui demanda Lédara.
- Oui.
- C’est pour cela qu’on est là aujourd’hui, dit-elle alors, et que j’ai des remparts à la place d’un balcon.
- Pourvu qu’ils remplissent leur rôle, répondit simplement Hawke.
- Varric a dit que vous aviez déjà combattu Corypheus, fit Lédara, entrant dans le vif du sujet.
- Combattu et tué, confirma Hawke, les Gardes des Ombres l’ont enfermé, mais il a réussi à les influencer ; sans doute en exploitant ses liens avec les engeances.
- Corypheus s’est immiscé dans leurs têtes, ajouta Varric, il leur a fourvoyé l’esprit. Il les a montés les uns contre les autres.
- Si les Gardes ont disparus, reprit Garrett, comme me l’a fait comprendre Varric, il se peut qu’ils soient encore tombés sous son emprise.
- Vous me donnez que des hypothèses, soupira Lédara, j’ai besoin de preuves.
- Alors on va vous en dénicher, dit Hawke en se relevant et en regardant l’Inquisitrice droit dans les yeux. J’avais un ami dans la Garde. Il y menait pour moi une enquête, sans lien direct avec notre affaire. Il s’appelle Stroud. La dernière fois qu’on a discuté, il s’inquiétait de la corruption qui rongeait les Gardes. Depuis, plus rien.
- Une corruption qui est sûrement due à Corypheus, intervint Varric, et ton ami, est-ce qu’il s’est volatilisé avec eux ?
- Non, il m’a dit qu’il irait se cacher dans une vieille grotte de contrebandiers, près de Boscret.
- Si vous n’étiez pas au courant pour Corypheus, dit Lédara curieuse, qu’est-ce que vous fabriquiez avec les Gardes ?
- Les templiers de Kirkwall exploitent une curieuse forme de lyrium que je n’avais jamais vue avant, répondit-il, de couleur rouge et très dangereuse. J’espérais que les Gardes m’en apprendraient plus à ce sujet.
- Corypheus avait des templiers avec lui à Darse, réfléchit Lédara, apparemment, ils ont été exposés à cette forme de lyrium que vous décrivez.
- Pourvu que mon ami chez les Gardes nous en apprenne plus, grommela Hawke mécontent de la tournure que prenaient toutes ces histoires.
- Pour l’instant, je n’écarte aucune piste, dit l’Inquisitrice.
- Bien, je ferai mon possible pour vous aider. Corypheus, j’en prends la responsabilité. Je croyais l’avoir déjà tué. Cette fois-ci, je ne le raterai pas.
Varric leur proposa de discuter tranquillement sur les remparts, et les laissa tous les deux ; il avait des affaires urgentes à régler pour ses différents commerces, et cela ne pouvait plus attendre.
- Si j’ai bien compris, vous pensiez avoir tué Corypheus ? demanda Lédara pour récolter le plus d’informations possible.
- Les Gardes des Ombres l’avaient incarcéré, raconta Garrett, ils s’étaient servis du sang de mon père pour emprisonner Corypheus. Mais ça ne l’avait pas empêché d’exercer son influence sur la pensée des Gardes. Il les avait envoyés à mes trousses. Et ce n’est pas que je pensais l’avoir tué : à la fin du combat, j’avais son cadavre sous les yeux. Peut-être que ses liens avec l’Enclin l’ont aidé, ou peut-être que c’est une magie ancienne de Tévinter… Mais il était mort. Ça, je peux le jurer.
Lédara s’appuya contre les remparts à côté de Hawke. Elle l’avait sous la main, autant lui poser toutes les questions qui lui passaient par la tête.
- Où êtes-vous allé après la révolte des mages ?
- J’ai entendu dire que la Chantrie songeait lancer une Marche exaltée sur Kirkwall pour endiguer la rébellion, répondit-il, j’espérais que mon départ sauverait des vies et forcerait la Divine à diviser ses forces pour me traquer. Au final, j’aurais mieux fait de ne pas m’inquiéter. Les Cercles se sont soulevés les uns après les autres et la Marche exaltée n’est jamais arrivée.
- Je suppose que Varric vous a parlé de l’Inquisition ? continua Lédara, intriguée par ce que les autres pouvaient dire d’elle. Qu’est-ce qu’il vous a raconté sur moi ?
- Que du bien, je vous le jure, répondit Hawke en esquissant un sourire. Honnêtement, je ne m’attendais pas à ça. Varric n’est pas un fervent défenseur de la religion, mais il pense beaucoup de bien de l’Inquisition. Je crois que sa formule exacte, c’était : « Il se pourrait bien qu’elle arrive à régler le foutoir de Blondie ».
- « Blondie » ?
- Anders, expliqua Hawke, le mage à l’origine de l’explosion de la Chantrie de Kirkwall et de la rébellion.
- Je vois, répondit Lédara, pouvez-vous me parlez de cet « Anders » ?
- Je ne sais même pas s’il existait vraiment un « Anders ». Il était fou. A la fin, il ne restait plus rien d’autre en lui que cette obsession de déclencher une guerre que personne ne pourrait gagner.
Ils restèrent tous deux silencieux un moment, observant la vie s’activer au bas des remparts.
- Je vous remercie pour ces informations, dit enfin l’Inquisitrice en se relevant. Je vais demander à envoyer un groupe d’éclaireurs à Boscret. Voulez-vous les accompagner ?
- Je pense plutôt partir de mon côté, ce sera le mieux, répondit Hawke.
- Bien, à votre convenance. Nous nous reverrons à Boscret alors.
- Au revoir, Inquisitrice, la salua-t-il avant de quitter les remparts pour repartir aussitôt.
De son côté, Lédara retourna auprès de Joséphine et fit chercher Cullen et Léliana pour une réunion en salle de Commandement.
Une fois réunis dans la vaste salle, Lédara fit face à ses trois conseillers :
- Notre première réunion officielle, dit-elle en esquissant un sourire.
Les trois conseillers lui rendirent son sourire, appréciant son humour et sa modestie.
- Bien, commença l’Inquisitrice, l’ami de Varric, c’était Hawke. Il a révélé que Corypheus pouvait influencer l’esprit des Gardes des Ombres. Si les engeances les attirent à lui, il se retrouvera à la tête d’une légion de combattants dangereusement aguerris. Nous devons retrouver l’allié de Hawke, un dénommé Stroud, à Boscret afin d’en apprendre plus sur les plans et mouvements de l’Ordre des Gardes des Ombres.
- Entendu, dit Léliana, je dépêcherai mes agents les plus rapides pour établir un campement discret et fouiller la région. Cependant, des rumeurs sont remontées comme quoi nul n’a rallié ni quitté Boscret depuis la Brèche, on ne sait pourquoi. Je dirai à mes agents de découvrir ce qui a bien pu arriver dans la région pour qu’elle reste aussi silencieuse et cloîtrée.
- Très bien, approuva Lédara. Dès que vous aurez établi le campement, je partirai moi-même pour Boscret.
- Etes-vous sûre ? intervint Cullen, vous êtes à peine remise de vos blessures…
- Tout va bien, rassurez-vous, Commandant, dit Lédara, et je suppose qu’il y aura des failles à refermer par-ci par-là, comme je suis la seule à pouvoir le faire… Je ne peux pas rester à Fort Céleste indéfiniment. Je veux que Varric, Iron Bull, Blackwall, Dorian et Solas m’accompagnent, qu’ils se tiennent prêts.
- C’est noté, dit Joséphine qui grattait un parchemin depuis le début de la séance.
- Au fait, se rappela l’Inquisitrice, j’ai lu la plupart de vos rapports sur différents sujets, et je sais que vous attendez une réponse pour la plupart d’entre eux. Je les ai mises par écrit sur chaque rapport, et fait trois piles.
Lédara désigna sur la grande table trois piles de parchemins et tablettes de cire.
- Une pour chacun d’entre vous, vous les reconnaîtrez facilement. Bien, finit-elle, je crois que tout est dit. Léliana, je compte sur vous. J’aimerais partir au plus vite.
Le conseil se clôtura avec le départ des trois conseillers, et Lédara fut la dernière à sortir de la grande salle. Elle allait enfin pouvoir se dégourdir un peu !