Inquisition
Tous les spectateurs avaient retenu leur souffle en voyant les deux femmes inertes l’une sur l’autre dans les jardins, une mare de sang se dessinant sous leurs corps. Visiblement, la Duchesse avait triomphé en plantant sa dague dans les flancs de l’Inquisitrice. Tous y croyaient et désespéraient à cette seule idée, jusqu’à ce qu’ils virent le corps de Florianne bouger étrangement : c’était la jeune Marchéenne qui essayait de repousser péniblement le cadavre inerte de la Duchesse. L’Inquisitrice avait réussi à détourner la lame de son adversaire en la saisissant à pleine main et avait tranché sa gorge de l’autre avec sa petite lame courbe qu’elle avait gardée serrée dans son poing. Ce ne fut qu’à la mort de la traitresse que la barrière disparut, et tous se précipitèrent dans les jardins, Cullen le premier. Il renversa tout à fait le corps de Florianne sur le côté et se pencha sur Lédara. Elle était couverte de sang sur tout son côté gauche, mais aucune blessure n’y était visible mis à part l’entaille empoisonnée. Les effets du poison commençaient à se dissiper et elle lui demanda de l’aider à se relever. Cullen l’assit sur le rebord de la fontaine, la sentant très faible. Léliana et Joséphine avaient accouru à leurs côtés.
- Léliana, dit Lédara le souffle court, gardez les nobles calmes dans la salle de bal. Cullen, envoyez vos troupes fouiller le palais, il reste peut-être des Venatori.
- C’est déjà fait, la rassura-t-il.
- Fouillez de fond en comble, insista l’Inquisitrice, Joséphine, puis-je vous laisser vous occuper de Gaspard et Briala ? Nous devrons… calmer la situation, et… trouver une solution pour stabiliser l’Empire.
- Comptez sur moi, lui dit Joséphine, soulagée de la voir en vie.
- Ou plutôt, réunissez-les, je dois leur parler, changea soudain d’avis l’Inquisitrice.
- Vous êtes trop faible, dit Cullen à la fois inquiet et impressionné.
- Non, ça va, objecta Lédara, je me sens déjà mieux, aidez-moi à me relever.
L’Inquisitrice se dressa sur ses jambes qui tremblèrent sous son poids. Cullen la soutint contre lui, mais elle tint bon et fit quelques pas pour réactiver sa circulation sanguine. Lédara était dans un piteux état : elle tenait sa main droite ensanglantée fermement serrée pour arrêter les saignements, sa blessure à l’épaule était superficielle mais avait suffi malgré tout à lui insuffler le poison, et elle tenait encore de sa main gauche son poignard. Le sang qui couvrait tout le côté gauche de sa robe, ainsi que son épaule et sa gorge était celui de la Duchesse dont l’Inquisitrice avait tranché la gorge. Des éclaboussures montaient jusque sur son visage pâle et ses cheveux, dont le chignon s’était complètement défait, tombaient le long de son dos, éparses. Elle demanda à Joséphine de réunir Gaspard et Briala sur le large balcon de la salle de bal et d’y amener une bassine d’eau et des serviettes qu’elle puisse se laver de tout ce sang. Joséphine acquiesça d’un signe de tête avant de partir aussitôt dans le palais. Léliana et Cullen restèrent auprès d’elle le temps que les effets du poison s’estompent complètement et que l’Inquisitrice puisse se déplacer normalement. Tous les nobles avaient obéi aux consignes et étaient restés dans le palais, seuls quelques curieux courageux s’étaient aventurés jusqu’au portail et avaient assisté au déroulement du combat. Ces derniers furent ramenés dans la salle de bal par les soldats de l’Inquisition et commencèrent à raconter le nouvel exploit de la Messagère d’Andrasté, véhiculant la rumeur qu’elle était protégée par le Créateur lui-même.
Après une petite demi-heure, Lédara avait repris des couleurs et se sentait prête à en finir avec toute cette histoire. Elle se dirigea alors vers le large balcon où Gaspard et Briala devaient l’attendre avec Joséphine, suivie par ses deux conseillers.
- Vous perdez votre temps à essayer de monter les nobles contre moi, fulminait Gaspard quand Lédara arriva auprès d’eux. Nous sommes en guerre !
- Cela ne devrait pas être difficile, rétorqua Briala, votre sœur a assassiné Célène ! Tout le monde l’a vue ! Vous êtes un traître par association.
Les deux survivants se disputaient violemment alors qu’un assassinat venait d’avoir lieu sous leurs yeux. Lédara ne fit pas attention à eux et se dirigea vers la bassine d’eau qu’on lui avait préparée ; elle y trempa une serviette et commença à s’essuyer le cou et l’épaule, épongeant le sang de Florianne.
- Que cherchez-vous, l’oreillarde ? répliqua Gaspard avec véhémence, vous ne pouvez pas revendiquer le trône de l’Impératrice.
- Peut-être, mais je peux vous empêcher d’y accéder, siffla Briala.
Lédara s’arrêta soudain et jeta la serviette dans la bassine pour se retourner vers les deux rivaux, exaspérée.
- Taisez-vous, leur lança sombrement l’Inquisitrice. Fini de jouer, Gaspard va monter sur le trône.
- Et vous croyez pouvoir l’y maintenir ? Vraiment ? dit Briala excédée. Vous comptez lui tenir la main pendant qu’il essuie toutes les accusations de la cour ?
- Cela suffit, Briala, s’emporta Lédara, j’ai suffisamment pour vous faire chanter jusqu’à la fin de votre vie, alors mettez-la en veilleuse.
- Ah oui ? Comme quoi ? s’emporta Briala, vous n’avez aucune preuve.
- Détrompez-vous, rétorqua l’Inquisitrice hors d’elle, j’ai trouvé une domestique qui peut confirmer que l’Impératrice et vous étiez amantes quand elle a fait purger le bas-cloître d’Halamshiral.
- Si cela s’ébruite, fit Gaspard impressionné, je doute que vos alliés ne vous soutiennent très longtemps.
- Je vois, maugréa Briala.
- Est-ce que je continue ? demanda Lédara afin de clore ce chapitre.
- C’est terminé, l’oreillarde, jubila le Grand Duc, vous avez joué et vous avez perdu.
- Grand Duc Gaspard, l’arrêta l’Inquisitrice, je ne suis pas en reste non plus sur vous.
Le Duc se tut, ne voulant pas être l’objet du ridicule, et sa mine se renfrogna sombrement sous son masque d’apparat.
- Vous nous avez tous sauvé, Inquisitrice, dit-il enfin, je ne l’oublierai pas. Vous m’avez soutenu, je ne suis pas homme à oublier ses amis. Venez, nous devons parler à la cour.
L’Inquisitrice et ses trois conseillers suivirent le Grand Duc jusqu’à l’endroit même où Célène avait été assassinée ; son corps avait été transporté dans ses quartiers et serait préparé pour les funérailles et le sang avait été précautionneusement essuyé sur le sol de marbre. Quand Gaspard se présenta devant la foule des nobles, ceux-ci se turent, attendant l’annonce inévitable. Lédara se tint légèrement à l’écart, ses trois conseillers à ses côtés, laissant le nouvel empereur s’adresser à la cour.
- Ainsi, la couronne m’incombe, dit solennellement le Grand Duc, ce n’est pas la victoire que j’espérais. Je la voulais emplie de joie, non de tristesse. Mais j’ai toujours été un soldat. Et comme tout soldat, je sais que seul leur nom sépare la défaite de la victoire. L’ennemi nous a frappés en plein cœur. En tant qu’Empereur, je vous promets de rendre justice. Orlaïs ne montrera aucune tolérance envers la corruption, la tromperie et le meurtre. Nous affronterons Corypheus, nous lui montrerons la rage du lion. Nous nous battrons aux côtés de l’Inquisition. Ensemble, nous enverrons notre ennemi face au jugement du Créateur.
A ce moment, Gaspard se tourna vers l’Inquisitrice, lui demandant muettement son approbation. Lédara s’avança aux côtés du Grand Duc Gaspard, la mine sombre et impassible, puis cita ces quelques vers du Cantique :
- Elle doit voir le feu et s'approcher de la Lumière, Le Voile ne lui réservera nulle incertitude, Pas plus qu'elle ne redoutera la mort, Car le Créateur sera son flambeau et son bouclier, ses fondations et son épée, récita-t-elle avant d’ajouter :
- Leurs victimes seront vengées.
Les nobles applaudirent au discours du nouvel Empereur et de l’Inquisitrice, certains plus que d’autres, mais l’unité se créait enfin parmi la noblesse orlésienne face à un ennemi commun.
- Nous avons beaucoup à faire, mais nous commencerons plus tard, reprit Gaspard, ce soir, honorons la mémoire de Célène et terminons les festivités, en son honneur.
Tous les nobles applaudirent et les murmures et discussions reprirent de plus belle, les récents événements venant alimenter les potins et les ragots pour de nombreuses années. Lédara ne put se retirer de la fête, les nobles de haut rang venant lui présenter, à elle et à Gaspard, leurs hommages et leur allégeance. Lédara fit un signe à Joséphine qui s’approcha et écouta la requête que lui glissa l’Inquisitrice à l’oreille : elle souhaitait avoir la paix et lui demandait de trouver un endroit à l’écart où on ne viendrait pas la déranger. L’Ambassadrice de l’Inquisition hocha de la tête et disparut aussitôt. Lédara sentait tous les regards posés sur elle et sur Gaspard, les murmures et les conversations tournaient autour d’eux, de ce qu’elle avait fait et du triste sort de l’Impératrice. La jeune femme ne le supportait plus et quand elle aperçut Joséphine qui lui faisait signe de venir, elle s’éclipsa. L’Ambassadrice l’emmena au travers de l’aile des invités qui avait été sécurisée par les soldats de Cullen et la conduisit jusqu’à un petit balcon à l’abri des regards.
- Nos soldats ont pour ordrrre de ne laisser passer perrrsonne, l’informa-t-elle, j’ai également fait prrréparer une nouvelle bassine d’eau chaude et des serviettes, vous devez êtrrre…
Lédara comprit qu’il lui restait encore du sang sur sa peau.
- Comment va votre sœur, Yvette ? demanda Lédara, concernée.
- Bien, elle est sous le choc, mais elle va bien, répondit Joséphine, touchée par l’attention de l’Inquisitrice.
Lédara la remercia pour sa prévenance. L’Ambassadrice partit en direction de la salle de bal afin de camoufler l’absence de l’Inquisitrice et de lui donner son instant de paix.
La jeune Marchéenne put enfin relâcher toute la tension qui s’était accumulée lors de la soirée. Elle était épuisée et se sentait coupable car elle n’avait pas réussi à empêcher l’assassinat de l’Impératrice. Mais le pire avait quand même été évité, Gaspard reprenait le flambeau et servirait aux côtés de l’Inquisition. La jeune femme retira sa semi-armure et commença à se laver des traces restantes du sang de la Duchesse. Sa robe était fichue, le sang ne partirait jamais. Elle s’accouda à la balustrade de marbre et observa l’horizon, les rayons de la lune ne filtraient que très peu au travers des nuages sombres de l’orage qui avançait. Le jour n’était plus très loin. Elle ferma un instant les yeux, écoutant le bruit du vent dans les arbres et le tonnerre gronder dans les montagnes. Elle poussa un profond soupir.
- Vous nous avez fait peur tout à l’heure, dit Cullen qui l’avait discrètement rejointe.
- J’en suis navrée, répondit Lédara en soupirant, admirant toujours l’horizon.
- Mais vous vous en êtes sortie, c’est l’essentiel, continua-t-il, même si… le poison aurait dû vous tuer.
Cullen s’était avancé jusqu’à la balustrade et observa l’horizon aux côtés de Lédara.
L’Inquisitrice sortit alors de son corset une petite fiole vide qu’elle posa sur le rebord de la balustrade de marbre, à côté du Commandant. Celui-ci la prit dans sa main pour l’examiner :
- Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il intrigué.
- Un antidote universel que m’avait concocté Iron Bull, lui répondit-elle, une recette Ben-Hassrath de ce qu’il m’a dit. C’est ce qui m’a sauvée, finalement.
- Quand l’avez-vous pris ?
- Quand Florianne a décoché sa première flèche, répondit Lédara en se redressant et fixant le flacon des yeux. J’ai compris qu’elle voulait me piéger, et Léliana m’avait parlé des bardes orlésiens et de leurs méthodes.
- Il me faudra penser à le remercier alors, dit Cullen pour détendre un peu l’atmosphère.
- Oui, il faudra trouver plus qu’une corbeille de fruits, sourit Lédara.
Le silence s’installa entre les deux dirigeants de l’Inquisition. L’Inquisitrice avait souhaité se retrouver seule, mais la présence du Commandant l’apaisait et elle ne souhaitait pas le congédier. Elle repensa alors à la soirée et à tout ce qui s’était passé en l’espace de quelques heures.
- Vous savez, dit-elle soudainement, j’avais pris une décision, au sujet de la couronne.
Cullen reposa la petite fiole et s’appuya contre la balustrade, l’écoutant attentivement.
- Dans l’Aile royale, continua-t-elle, j’avais réuni assez de preuves pour obliger Célène, Gaspard et Briala à travailler ensemble, main dans la main. S’ils avaient pu conjuguer leurs compétences, ils auraient formé une régence unie et forte. Entre la diplomatie de Célène, les aptitudes militaires de Gaspard et le réseau d’espions de Briala, ils formaient un peu la même équipe que vous formez avec Joséphine et Léliana.
- Il leur aurait manqué un chef, déclara-t-il. Ce qui fait que l’Inquisition fonctionne, c’est l’unité que vous représentez. Sans vous, nous nous chamaillerions encore sur la rébellion des mages, ou sur comment s’échapper de Darse. Ou encore, peut-être serions-nous tombés dans les mêmes travers que la cour impériale.
Lédara poussa un léger soupir.
- Mais cela aurait effectivement fonctionné, la rassura-t-il, tant que vous auriez été à la tête de l’Inquisition pour leur rappeler leurs devoirs.
Un nouveau silence s’installa entre eux.
- J’ai l’impression d’avoir échoué la mission de ce soir, murmura enfin la Marchéenne, nous étions venus empêcher un assassinat qui a quand même eu lieu.
- Vous avez évité que l’Empire ne sombre dans le chaos et n’emporte tout Thédas avec lui. Florianne allait faire accuser Gaspard de sa conspiration, éliminant la seule personne qui aurait pu reprendre le pouvoir derrière Célène. C’était la confusion assurée. Vous avez évité cela en soutenant l’accession de Gaspard, même si ce n’est pas le candidat idéal, je vous l’accorde.
- Nous n’avions pas beaucoup d’autres choix, à vrai dire, lança Lédara en esquissant un sourire.
- Non, pas vraiment, confirma Cullen en souriant à son tour.
Lédara saisit à nouveau une serviette et la trempa dans l’eau chaude. Elle s’observa dans le reflet ridé de l’eau claire pour enlever plus efficacement les taches de sang séché. Cullen l’arrêta et lui prit la serviette humide des mains. Il la fit se tourner délicatement face à lui et entreprit de la débarrasser du sang, commençant par son bras gauche. Lédara se laissa faire, mais évita son regard en baissant légèrement la tête. Ses gestes étaient doux et méthodiques, épongeant les traces rouges et rinçant la serviette dans la petite bassine. Après le bras, il s’occupa de son épaule, puis de son cou. De sa main libre, il écarta ses cheveux sur son autre épaule, geste que Lédara effectua simultanément, leurs mains s’effleurant. Elle continua à éviter de regarder son visage, de peur de croiser ses yeux mordorés. Du bout des doigts, Cullen souleva le menton de la jeune femme et s’attarda sur sa joue gauche. Elle ferma les yeux, frissonnant à ce contact aussi délicat.
- Etiez-vous sincère ? demanda-t-elle soudain, je veux dire, quand vous disiez regretter…
- Oui, répondit-il tout en continuant ses ablutions.
Cullen reposa la serviette dans la bassine et en prit une sèche afin d’éponger la peau nacrée de la jeune femme. Lédara regarda à nouveau l’horizon. L’orage approchait, on entendait le grondement du tonnerre se rapprocher de plus en plus et de sombres nuages se déplaçaient lentement dans le ciel nocturne. Une légère odeur de pluie se laissait sentir dans la brise. La jeune femme prit une grande inspiration avant de reprendre la parole :
- Qu’est-ce qui vous freine ?
Cullen posa la serviette à côté de la bassine et caressa délicatement la joue fraîche de la jeune femme ; il lui devait la vérité sur ce qu’il ressentait.
- Je pense à vous, avoua-t-il, et à ce que je devrais répondre dans ce genre de situation. Vous êtes l’Inquisitrice, nous sommes en guerre, et vous… Je ne pensais pas cela possible.
- Et pourtant je suis encore là, dit doucement Lédara.
- Effectivement, je n’arrive pas à y croire. Mais j’ai envie…
Le visage de Cullen n’était plus qu’à quelques centimètres de celui de l’Inquisitrice, il admira sa peau nue et ses cheveux en bataille retombant en cascade sur son épaule et dans son dos. Le cœur de Lédara s’était mis à battre rapidement, ses yeux cherchant les siens. Cullen approcha ses lèvres des siennes, sa main sur sa joue, ses doigts posés à la naissance de ses cheveux. Il eut une légère hésitation : rien ne viendrait les interrompre, il en était certain. Il déposa alors délicatement un baiser sur les lèvres légèrement boudeuses de l’Inquisitrice qui ferma les yeux, s’abandonnant entièrement à lui. Puis il devint plus entreprenant, passant le bout de sa langue sur la lèvre supérieure de la jeune femme, goûtant la saveur sucrée de sa bouche. Il glissa son autre main dans le creux de ses reins, l’attirant tout contre lui et l’embrassa plus ardemment, leurs langues s’entrelaçant dans leur bouche. Lédara déposa sa main droite sur l’épaule musclée du templier, son autre main se glissant dans ses cheveux châtains, et pressa son corps tout contre le sien. Elle sentit la force de ses bras qui l’enlaçaient dans une étreinte ferme et sensuelle.
L’orage gronda au-dessus d’eux. Plus jamais il ne la laisserait seule. Il savait que sa place était auprès d’elle, malgré leur situation, malgré tout ce qui pouvait se passer, il voulait être à ses côtés pour la soutenir, cette femme à la fois si forte, et pourtant si fragile.
Le lendemain, les traités pacifiant l’Empire d’Orlaïs furent ratifiés par le nouvel Empereur et les nobles qui soutenaient le camp de l’Impératrice et un traité de soutien à l’Inquisition fut établi par Joséphine, Léliana et Cullen, que l’Inquisitrice et le Grand Duc signèrent d’un commun consentement. L’Inquisition allait enfin pouvoir repartir d’Halamshiral ; le Commandant rassembla ses troupes, la Maître-espionne ses agents et tous étaient prêts à lever le camp lorsque l’Inquisitrice, sur le départ, reçut une visite inopinée :
- Dame Morrigan, que nous vaut votre visite ? demanda Lédara, intriguée.
- Inquisitrice, la salua la mage, par décret impérial, j’ai été nommée agent de liaison auprès de l’Inquisition. Gaspard souhaite offrir son soutien le plus entier à celle qui a permis son accession au trône. Me voilà donc.
Ceci n’avait pas été abordé lors des discussions avec le Grand Duc.
- Je ne savais pas que vous étiez intéressée par l’Inquisition, répondit Lédara un peu surprise.
- Cette mission m’a été confiée indépendamment de tout intérêt personnel, précisa Morrigan, Gaspard n’a jamais apprécié ma présence à la cour. Il me veut aussi loin d’ici que possible. Peut-être pense-t-il que l’Inquisition est un refuge opportun pour les apostats gênants ? Comment le savoir ? Quoi qu’il en soit, Corypheus est une menace pour Orlaïs, et moi-même. Je n’ai donc rien contre cette mission.
Lédara réfléchit quelques instants ; en effet, le Grand Duc avait tout intérêt à se débarrasser des anciens alliés de Célène de sa cour. Mais ce n’était pas une raison pour accepter n’importe qui dans les rangs de l’Inquisition, agent de liaison ou pas.
- En quoi pourriez-vous être un atout pour l’Inquisition ? demanda-t-elle alors à l’apostate.
- Mes connaissances vont bien au-delà de celles des autres mages, répondit Morrigan mystérieuse. Je présume qu’il en va de même pour Corypheus. Il vous serait donc judicieux de fourbir votre arsenal mystique… Ce n’est pas le savoir populaire qui risque de refermer la faille céleste, après tout.
- Quand vous dites « au-delà des connaissances des autres mages », l’interrogea Lédara, sous-entenderiez-vous de la magie du sang, par hasard ?
- Je connais nombre d’arts obscures et interdits, répondit-elle le sourire aux lèvres, dont certains sont considérés comme de la magie du sang, oui. Si cette idée vous effraie, permettez-moi de vous rassurer : le savoir en tant que tel est inoffensif. Je mets le mien à votre disposition et vous laisse libre d’en faire usage ou non.
Lédara l’observa quelques instants, puis salua brièvement la mage :
- Bienvenue dans l’Inquisition, alors.
- Ça c’est un accueil digne de l’Inquisition, répondit Morrigan avec ironie. Je dois réunir mes effets personnels et régler encore quelques petites choses ici. Nous nous retrouverons à Fort Céleste, Inquisitrice.
Sur ce, Morrigan s’en retourna dans les méandres du palais d’Halamshiral. Lédara put enfin quitter les lieux, ravie de pouvoir enfin retrouver son bastion des Dorsales de Givre.
Le retour de l’Inquisitrice à Fort Céleste fut rude malgré tout : des dizaines d’affaires s’étaient accumulées en seulement quelques jours et des nouvelles préoccupantes arrivèrent à la fois des Portes du Ponant et de la Grande Cathédrale. A peine Lédara avait-elle eu le temps d’entrer dans la forteresse, de retrouver ses quartiers, puis de se diriger vers la salle de Commandement qu’une prêtresse de la Chantrie avait déjà assailli dame Montilyet dans son bureau :
- L’affaire est urgente, dame Joséphine, dit-elle catastrophée, coincée dans sa longue robe chantriste.
- J’en suis tout à fait consciente, Révérrrende Mère, répondit l’Ambassadrice en essayant de la calmer.
- Il faudra les faire revenir de Val Royeaux au plus vite, continua la prêtresse, il y a des cérémonies, des ordinations ! Par le Créateur tout-puissant !
- Cela me semble difficilement rrréalisable pour le moment, répliqua fermement Joséphine, quoi qu’il en soit, je veillerrrai à m’en occuper au plus tôt.
Lédara était entrée dans le bureau de l’Ambassadrice et souhaitait laisser dame Montilyet régler cette affaire pendant qu’elle s’occuperait d’autres dans la salle de Commandement, quand la prêtresse, à la vue de celle-ci, se précipita vers elle :
- Dame Inquisitrice ! Puis-je vous toucher un mot ?
Lédara poussa un petit soupir, sentant qu’elle ne pourrait refuser sans être impolie, mais tenta tout de même de repousser cette affaire :
- Je rentre à l’instant du Palais d’hiver, est-ce que cela peut attendre ?
- Je comprends que vous soyez harassée, répondit la Révérende Mère, mettre fin à une guerre civile, ce n’est pas rien. Mais vous êtes la seule personne à pouvoir m’aider.
Lédara hocha légèrement la tête et s’approcha du bureau de Joséphine, faisant signe à la prêtresse qu’elle l’écoutait.
- Maintenant que l’agitation politique est retombée, reprit la Révérende Mère, il reste une question primordiale en suspens ; celle de la prochaine Divine. Nous ne pouvons pas y répondre sans la Main Gauche et la Main Droite de la Divine Justinia V.
- Je vous le rrrépète, Révérende Mère, dit Joséphine, nous ne pouvons pas interrrompre dame Léliana et la Chercheuse Cassandrrra dans leur mission.
- Mais avec le soutien de l’Empire, répliqua la prêtresse désespérée, la perte de deux âmes ne devrait pas causer de tort à l’Inquisition ?
- Pourquoi avez-vous besoin de Léliana et de Cassandra ? demanda l’Inquisitrice.
- Elles étaient les plus solides conseillères de Sa Sainteté, lui répondit-elle, elles incarnent son héritage et ses espoirs de paix à Thédas. Elles pourraient se rallier aux Grandes prêtresses, vu qu’aucune candidate du clergé ne s’est montrée convaincante.
- Léliana et Cassandra sont candidates pour devenir Divine ? lança Lédara stupéfaite, comment est-ce possible ?
- Pas encore, mais c’est une éventualité, répondit la Révérende Mère, nous avons besoin d’elles. Il y a un antécédent. Les prêtresses se sont déjà trouvées à court d’options autrefois, et elles ont élu une candidate extérieure au clergé. Dame Léliana et la Chercheuse Cassandra étaient les amies et les conseillères les plus proches de Justinia. Feu notre Divine est encore tenue en très haute estime. Pour lui faire honneur, les prêtresses accepteront sans doute leur candidature.
- Est-ce que la Chantrie aurait besoin d’elles longtemps ? demanda Lédara, ne souhaitant pas vraiment se séparer de ces deux femmes.
- Quelques mois, au bas mot, répondit la Révérende Mère, si l’une d’elle accède au rang de Divine, elle ne reviendra pas dans l’Inquisition.
Lédara fit quelques pas dans le bureau de l’Ambassadrice et se retrouva devant l’âtre où un doux feu crépitait. Elle observa un moment les flammes vacillantes, puis se retourna vers son interlocutrice :
- Joséphine a dû vous le dire, Léliana et Cassandra sont des figures centrales et indispensables de l’Inquisition. Et même si j’accédais à votre requête, je ne les obligerais jamais à quitter l’Inquisition contre leur volonté. C’est à elles de décider, conclut Lédara.
Joséphine décida d’intervenir pour clore la discussion et laisser du temps à l’Inquisitrice pour réfléchir à tête reposée :
- L’Inquisitrrrice vient à peine de rentrrrer et elle a d’autrrres affaires à rrrégler. Si vous voulez bien nous excuser, Révérrrende Mère…
La prêtresse regarda les deux femmes tour à tour, puis les salua d’un signe de tête avant de quitter le bureau de l’Ambassadrice. Joséphine se tourna alors vers Lédara :
- Que tout cela ne vous fasse pas oublier votrrre victoire à Halamshiral. Nous avons mis un terrrme à son complot, Corypheus n’aurrra bientôt plus nulle part où se cacher.
- Il lui reste cette armée de démon, lança Lédara, il faut que nous nous penchions sérieusement sur cette question.
- Bien sûr, Inquisitrrrice. Malheurrreusement, nous n’avons que trrrès peu de nouvelles des Portes du Ponant.
Lédara fit signe à Joséphine de la suivre jusqu’à la salle de Commandement pour continuer leur conversation tout en examinant les dernières nouvelles.
- Où en est Ser Stroud ? demanda l’Inquisitrice.
- Il n’a pas encore pu atteindrrre la région qu’il vous avait indiquée, trrrop de mouvements de Gardes des Ombrrres qui le rrrecherchent. Il a dû se cacher et attend le moment opportun pour reprrrendre la rrroute.
- Et nos agents envoyés sur place ?
- Ils sont en position et obserrrvent de loin la Garde, résuma Joséphine, Léliana sera plus à même de vous en dirrre davantage.
- Je vous remercie Joséphine, dit Lédara en hochant la tête et en ramassant les divers parchemins sur la grande table en chêne.
- Encore une chose, dit l’Ambassadrice, il vous faudrrra rapidement rrrégler cette histoirrre aux Plaines exaltées : le Grand Duc Gaspard nous a dit ne plus avoir de contact avec ses lieutenants dans cette rrrégion. Il doit s’y passer quelque chose.
- Je sais, je lui ai promis d’aller en personne voir ce qui s’y passe, soupira Lédara.
- Si vous voulez avoir les arrrmées orlésiennes prrrêtes à combattrrre à vos côtés, il faut que vous vous occupiez de ceci en prrriorité.
- Je le sais.
Lédara jeta un œil sur les deux immenses cartes d’Orlaïs et de Férelden, puis repéra la région des Plaines Exaltées. Ce n’était pas très loin des Dorsales de Givre, à l’intérieur des terres orlésiennes. C’était en partie là que les armées de l’Impératrice et du Grand Duc s’affrontaient, et si Gaspard avait perdu le contact avec ses lieutenants, peut-être qu’ils continuaient à s’entretuer, ne sachant pas pour la mort de Célène.
- Je partirai dans deux jours, conclut l’Inquisitrice, faites envoyer Harding sur place.
Joséphine opina de la tête et retourna à son bureau, laissant Lédara seule dans la grande salle du Conseil. Pas de repos pour l’Inquisition, se dit-elle en levant les yeux sur les hauts vitraux où les rayons du soleil filtraient en une multitude de coloris. Elle resta dans la grande salle plus d’une heure, savourant le silence que lui offrait ce lieu fréquenté uniquement par elle et ses trois conseillers. Quand elle entendit la porte derrière elle s’ouvrir après ce long moment de solitude, elle espérait voir Cullen, ce qui aurait parfait cet instant de quiétude, mais ce fut la Chercheuse qui arriva près de la table d’Etat-major.
- Cassandra ! s’écria joyeusement Lédara à la vue de son amie.
Sa visite lui faisait tout autant plaisir, surtout qu’elles n’avaient pas eu beaucoup de temps pour se retrouver toutes les deux. La Chercheuse tenait dans ses mains plusieurs parchemins et avait la mine plutôt sombre, ce qui inquiéta la jeune femme. Cassandra s’approcha de la table et examina les cartes tout en saluant son amie d’un léger sourire.
- Qu’est-ce que vous complotez ? lui demanda Lédara en la taquinant.
- J’ai beau étudier et réétudier ces cartes, soupira Cassandra fatiguée, je ne trouve rien.
- Continuez d’étudier le problème, vous finirez par le résoudre, continua de plaisanter l’Inquisitrice.
- Je sais, finit par rire Cassandra, je suis tellement prévisible.
La Chercheuse se pencha à nouveau sur les cartes.
- Je crois que je ne les trouverai jamais toute seule, dit Cassandra plus à elle-même qu’à l’Inquisitrice. Lors de l’attaque contre Darse, il y avait tellement de templiers rouges. C’était peut-être tout ce qu’il restait de l’Ordre.
Lédara perdit son sourire à la mention des templiers rouges.
- Mais nous n’avons pas vu le Seigneur Chercheur Lucius, continua Cassandra, d’ailleurs, je n’ai vu aucune trace d’aucun Chercheur parmi les templiers. Ni nulle part ailleurs. Je crois que Corypheus les a emprisonnés.
- Pourquoi les emprisonner ? demanda Lédara, il aurait pu tout aussi bien les tuer ?
- Pas si facilement, dit lentement Cassandra, mais oui, il est possible qu’ils soient morts. Les Chercheurs ont déclenché la guerre contre les mages. Ils n’ont pas pu disparaître comme cela. Il y a forcément une piste à suivre. Mais pour l’instant, je n’ai découvert que de simples indices.
- Mais il a pu leur arriver la même chose qu’aux templiers, murmura Lédara.
- Les Chercheurs n’utilisent pas de lyrium, lui rappela Cassandra, j’imagine que Corypheus a pris le contrôle des templiers en corrompant le lyrium qu’ils prenaient.
- Nous sommes en train d’étudier cela avec Cullen, confirma Lédara.
- Pour faire la même chose à un Chercheur, continua Cassandra, il faudrait l’obliger à prendre du lyrium. C’est peut-être arrivé, mais cela n’a pas pu commencer de cette façon. Il nous manque une pièce du puzzle, Inquisitrice, et je dois la retrouver. J’ai peut-être quitté l’Ordre, mais je ne peux pas les abandonner.
- Bon, première chose, Cassandra : entre nous, ne m’appelez pas Inquisitrice. Deuxième chose : pourquoi n’êtes-vous pas venue m’en parler plus tôt ?
- Je, balbutia la guerrière, je voulais enquêter par moi-même, vous avez assez de choses comme cela à régler.
La jeune Marchéenne s’approcha de la Chercheuse et lui saisit les mains dans les siennes.
- C’est quelque chose qui vous tient à cœur et vous savez très bien à quel point je peux le comprendre, lui dit-elle doucement.
- Votre frère, murmura Cassandra.
Lédara hocha la tête.
- On les retrouvera ensemble, Cassandra.
- Merci, Lédara.
Les deux femmes se sourirent, puis la Chercheuse lui montra alors tous les indices qu’elle avait récoltés jusque-là. Plusieurs pistes devaient être explorées, l’Inquisitrice sortit alors un parchemin vierge sur lequel elle nota ses ordres : un détachement d’un agent et de quelques soldats serait assigné à chacune des pistes trouvées par la Chercheuse. Lédara confia la missive à Cassandra pour qu’elle puisse mettre à exécution les ordres de l’Inquisitrice.
- Dès qu’une piste sera fructueuse, lui promit Lédara, je vous y accompagnerai.
Cassandra la remercia d’un signe de tête et sortit de la salle de Commandement avec un nouvel espoir. Lédara la regarda partir ; elle ne pouvait pas se séparer de la Chercheuse, pas maintenant en tout cas. Mais il lui faudrait bien lui parler de la Grande Cathédrale et de l’élection de la prochaine Divine, quand le moment serait venu.
A la fin de la journée, l’Inquisitrice avait l’impression qu’elle était restée éveillée plusieurs jours d’affilée tellement elle ressentait les effets de la fatigue et un mal de tête vint l’achever, tel un marteau frappant ses tempes déjà douloureuses. Elle n’avait pas croisé Cullen depuis leur retour et elle ne pouvait pas aller le voir comme bon lui semblait car ils avaient décidé ensemble de garder leur relation secrète. Lédara remonta finalement dans ses quartiers, espérant pouvoir trouver le sommeil facilement.
La jeune femme s’endormit effectivement très vite, mais son repos fut entrecoupé de sombres cauchemars qui la réveillaient brutalement ; jamais elle n’arrivait à se souvenir de ces rêves, mais ils étaient de plus en plus intenses et l’empêchaient de se reposer comme elle le devrait. Vers deux heures du matin, alors que la lune entamait sa descente dans le ciel calme et scintillant, Lédara se leva, ne supportant plus de dormir aussi mal. Elle fit quelques pas dans sa chambre, alluma une chandelle à son bureau, espérant que lire l’aiderai à s’assoupir. Mais dès qu’elle fermait les yeux, elle avait peur de se réveiller à nouveau tremblante et en sueur. La jeune femme récupéra un long manteau bordé de fourrure dans sa grande armoire, prit la chandelle avec elle et descendit de sa tour. Elle se dirigea discrètement vers la Rotonde où elle trouva Solas qui ne dormait pas non plus, pour son plus grand soulagement. Elle frappa doucement à sa porte, signifiant sa présence.
- Inquisitrice ? dit-il surpris en levant la tête de l’ouvrage qu’il lisait.
- Puis-je vous déranger un moment ? demanda Lédara.
- Bien sûr, entrez, fit l’elfe en se levant et l’accueillant dans la vaste pièce à vivre.
Solas ferma la porte derrière elle et l’invita à s’asseoir sur le large divan qui reposait dans un coin de la pièce. Lédara s’y assit et posa sa chandelle sur une petite table de chevet qui se trouvait juste à côté.
- Dites-moi, qu’est-ce qui vous amène à une heure si tardive ? demanda Solas de sa voix grave.
- Je ne sais pas si c’est vous que je dois voir pour cela, dit Lédara un peu hésitante, ou quelqu’un d’autre, mais je ne dors quasiment plus depuis… depuis bien trop longtemps.
- Votre marque ? suspecta Solas.
- Je ne sais pas, répondit-elle sincèrement, elle ne me gêne pas outre mesure. Je la maintiens comme d’habitude.
Elle regarda le creux de sa main gauche où ses cicatrices brillaient d’une faible lueur blanche. Solas lui demanda du regard s’il pouvait observer sa marque, elle lui tendit alors sa main ; en effet, la marque ne présentait pas de signes inhabituels et semblait plutôt calme.
- Décrivez-moi vos périodes de sommeil, dit-il concentré.
- Quand je m’endors, je fais des rêves violents, décrivit Lédara, mais dont je ne me souviens jamais ; cela me réveille brutalement, je suis tremblante et en sueur.
- Vous ne vous en rappelez jamais ? demanda-t-il perplexe.
Lédara hocha négativement la tête.
- Si j’essaie de me rappeler, précisa-t-elle, tout se perd dans une sorte de brouillard.
Solas se leva du divan et fit quelques pas dans la pièce, réfléchissant à ce que l’Inquisitrice venait de lui dire. C’était étrange qu’elle ne se souvienne jamais, quelque chose devait l’en empêcher.
- Est-ce depuis que vous portez la marque ? l’interrogea-t-il.
Lédara prit un instant pour réfléchir avant d’acquiescer.
- Seriez-vous d’accord que je visite vos rêves ? demanda-t-il soudain en se tournant vers elle.
Lédara le regarda sans vraiment comprendre.
- En tant que somniari, marcheur de l’Immatériel, expliqua-t-il, j’ai la possibilité de m’introduire dans les rêves de la personne de mon choix. Comme vous le savez, l’Immatériel est souvent considéré comme le monde des rêves, et la vérité n’est pas si loin que cela. Quand vous rêvez, votre esprit est dans l’Immatériel et les esprits façonnent le lieu selon vos souvenirs et ce à quoi vous pensez.
- Vous pourriez alors voir ce dont je rêve…
Solas acquiesça d’un signe de tête.
- Seriez-vous donc d’accord pour que je vienne voir vos rêves ? demanda-t-il à nouveau.
Lédara hocha lentement la tête. Elle voulait pouvoir enfin dormir d’un sommeil paisible, et si cela pouvait l’aider, elle ferait ce que Solas lui dirait. Cependant, les rêves avaient un caractère très intime, et cela la gênait qu’il puisse y voir ses pensées les plus secrètes. Malgré tout, elle confirma sa première réponse. Solas sortit alors d’un sac plusieurs petites fioles qu’il emporta, et fit signe à l’Inquisitrice de retourner dans ses quartiers et de l’y attendre.
L’Inquisitrice remonta en toute discrétion et attendit Solas assise à son bureau. Quand celui-ci arriva, il avait emporté une petite coupe, ses fioles et une couverture qu’il installa au pied du grand lit marchéen. Il posa la coupe au sol, puis la remplit d’un mélange de deux liquides que contenaient les petites fioles scintillantes. Une légère vapeur se dégagea de la mixture, dans les tons bleutés et s’éleva dans les airs.
- Allongez-vous dans votre lit, dit calmement Solas.
Lédara s’approcha de sa couche, puis hésita un instant.
- Retournez-vous, dit-elle rapidement.
Solas, qui l’observait innocemment, se détourna vivement, comprenant l’embarras que pouvait causer la situation, même s’il l’avait vue d’un plus simple appareil quand elle fut revenue de Darse. Lédara profita que l’elfe ait le dos tourné pour retirer son manteau qui couvrait sa légère robe de nuit et se faufila sous les draps. L’elfe s’assit en tailleur au pied du lit sur la couverture qu’il avait apportée.
- Dès que vous serez endormie, expliqua sereinement Solas à l’Inquisitrice, je m’endormirai à mon tour et visiterai vos rêves.
- Je ne suis pas sûre de pouvoir trouver facilement le sommeil, lui dit-elle anxieuse.
- Détendez-vous et fermez les yeux, dit-il de sa voix calme.
Lédara lui obéit, mais trop de choses avaient déjà commencé à tourner dans sa tête. Elle entendit un bruissement autour d’elle, puis sombra dans un sommeil profond.
Solas reboucha le petit flacon qu’il venait de faire respirer à la jeune femme, l’aidant à se plonger dans son sommeil. Il vérifia sa respiration, celle-ci était paisible et régulière. Puis très vite, Lédara se mit à haleter légèrement, fronçant les sourcils. Les cauchemars avaient déjà pris place dans son esprit. Il effleura de ses doigts son front afin de pénétrer dans le lieu où son esprit rêvait, fermant lui aussi les yeux.
Solas se retrouva alors dans la chambre de l’Inquisitrice, dont les murs avaient disparu et l’on voyait l’horizon à perte de vue, un horizon vide et froid. Il faisait ni jour, ni nuit, des bruissements et des murmures parvenaient des meubles qui entouraient l’Inquisitrice. La jeune femme était allongée dans son lit comme il l’avait laissée dans le monde réel. Il ressentit la présence d’un esprit : il regarda autour de lui, appelant sans bruit l’intrus. Une légère brume s’échappa du bureau et s’approcha de lui. La brume se modela, prenant la forme d’une jeune femme.
- Dis-moi qui tu es, esprit, dit sereinement Solas, sans même prononcer un mot.
L’esprit l’observa un instant, puis son regard se posa sur l’Inquisitrice inerte dans son lit.
- Espoir, souffla l’esprit.
- Pourquoi erres-tu près d’elle, Espoir ? lui demanda Solas.
- J’aime à venir la voir, répondit le spectre, elle a besoin de moi. Mais il m’en empêche.
- Qui ?
L’esprit secoua la tête et s’évapora soudainement.
Un épais brouillard les enveloppa, mais quelque chose paraissait vouloir l’extirper de l’esprit de la jeune femme. Les brumes se firent de plus en plus denses, jusqu’à ce qu’il ne distingue plus ses propres mains. Il retira ses doigts de son front et le brouillard disparut alors que Solas sortait de son sommeil. L’elfe n’avait aucun moyen de passer les barrières qui se dressaient à chaque fois qu’il tentait d’aller plus avant. Il décida alors de faire l’inverse : il saisit une des mains de la jeune femme dans la sienne et l’invita dans ses propres rêves.
Quand Lédara ouvrit les yeux, elle se trouvait au milieu du village de Darse. C’était une matinée ensoleillée, la neige brillait sous les rayons du soleil, l’éblouissant. Elle tourna la tête et aperçut Solas à ses côtés. Ils se tenaient tous les deux devant la Chantrie, seuls sur la petite place de terre battue au sommet du village.
- C’est… balbutia Lédara en regardant tout autour d’elle.
- Darse, oui, confirma Solas.
La jeune Marchéenne se sentait soudainement complètement sereine et son esprit était alerte et vif.
- Sommes-nous… dans mes rêves ? demanda-t-elle intriguée.
- Non, lui répondit Solas, un phénomène étrange s’est produit : je ne peux pas accéder à vos rêves. Je vous ai donc fait venir dans le mien, afin que votre esprit se repose.
- Qu’est-ce qui vous empêche d’y accéder ? l’interrogea Lédara.
- Cela peut être plusieurs choses, expliqua Solas, un esprit possessif qui se nourrirait de vos songes ou des émotions qu’ils provoquent. Ou tout simplement vous-même qui bloquez de manière inconsciente l’accès.
- Que dois-je faire alors ? dit-elle un peu déçue.
- Pour l’instant, rien. Il me faut… étudier la question.
Lédara observa à nouveau autour d’elle. Si elle ne savait pas qu’elle rêvait, elle se serait vraiment crue dans le village de Darse ; tout y était intact, les murs, les bâtiments, les arbres. Elle arrivait à sentir l’air sur son visage, elle sentait les odeurs de sapin.
- Alors tout cela… n’est pas réel, dit la jeune femme, stupéfaite.
- C’est une vue de l’Immatériel, rectifia Solas, j’ai choisi ce lieu car il nous est commun et familier.
Soudain, tout se mit à onduler autour d’eux, le décor changea, et ils se retrouvèrent dans la petite chambre que la Messagère s’était aménagée pour y dormir, dans les sous-sols de la Chantrie. Il y avait sa paillasse et la petite bassine pour sa toilette, exactement comme elle l’avait laissé pour la dernière fois. Lédara s’avança dans la petite pièce, impressionnée.
- Vous avez un aperçu de ce que je fais quand je parcours l’Immatériel, lui dit alors Solas.
- C’est impressionnant…
- Et je me réjouis de rêver des événements d’Halamshiral, ajouta-t-il le sourire aux lèvres. Il y a des esprits qui flottent autour du Voile et qui observent les trônes des nations les plus puissantes : les machinations, les trahisons… Après notre séjour à Halamshiral, je comprends pourquoi. J’avais oublié à quel point les intrigues de la cour me manquaient.
- Je suis contente que vous ayez passé du bon temps, lui lança Lédara, moins excitée par l’idée de revivre le bal.
- Les manœuvres politiques, les promesses non tenues, les demi-vérités ? Le palais est plein de motivations. Et c’est grâce à la motivation que les grandes choses se produisent. Quoi qu’il arrive, Gaspard devrait se montrer un allié stable, surtout maintenant qu’on lui a livré Célène et Briala.
- Vous savez bien que je n’ai pas livré Briala à la légère, soupira Lédara, Si j’avais eu un autre choix…
- Quoi ? Pourquoi est-ce que je désapprouverais, commença Solas, oh ! c’est parce que nous sommes tous les deux des elfes ? Pardon, j’ai mal compris. Je considère que je n’ai pas grand-chose en commun avec les elfes.
- Avec qui avez-vous des choses en commun ? lui demanda Lédara en souriant, qui sont les vôtres ?
- Bonne question, répondit-il en lui rendant son sourire. J’ai intégré l’Inquisition pour sauver le monde, sans me préoccuper de qui sont « les miens ». C’est la meilleure façon de l’aider. Quant aux elfes d’Orlaïs, Briala a fait ce qu’elle pouvait. Même si sa manœuvre a échoué, elle reste une femme admirable.
- Le plan de Briala était parfait, si un bain de sang peut être considéré comme tel, remarqua la jeune femme, j’essaie d’éviter cela. Elle aurait pu se concentrer sur des menaces réelles.
- Facile à dire, répliqua Solas, mais difficile de s’en souvenir quand peu de gens peuvent vous voir pour ce que vous êtes… au lieu de ne voir qu’une paire d’oreilles pointues.
Le décor autour d’eux avait à nouveau changé, ils se trouvaient à nouveau devant la Chantrie, et ils se mirent à marcher dans la neige qui s’était mise à tomber en petits flocons.
- Vous étiez un véritable mystère, dit-il soudain, et c’est toujours le cas.
Il lança un regard sur la main de Lédara, elle comprit qu’il parlait de la marque.
- J’ai mené tous les tests possibles et j’ai fouillé l’Immatériel, raconta l’elfe en marchant lentement dans la neige, en vain. Cassandra suspectait une supercherie à l’époque. Elle avait menacé de me faire exécuter comme apostat si je n’obtenais pas de résultats.
- Cassandra est comme cela avec tout le monde, plaisanta Lédara.
- Oui ! rigola Solas. Vous n’alliez jamais vous réveiller, reprit-il plus sérieusement, comment aurait-ce été possible, une créature mortelle envoyée physiquement dans l’Immatériel ? J’étais frustré, effrayé. Les esprits que j’aurais pu consulter avaient été chassés par la Brèche. Même si je voulais aider, je n’avais aucune foi en Cassandra… ni elle en moi. j’étais prêt à fuir.
- La Brèche menaçait le monde entier, ou pensiez-vous fuir ? lui lança Lédara.
- Je n’ai jamais dit que c’était une bonne idée, ricana-t-il, je me suis dit : une dernière tentative pour refermer les failles. J’ai essayé et j’ai échoué. La magie ordinaire est inefficace sur elles. J’ai observé les failles s’étendre et s’élargir, je me suis résigné à fuir et puis…
Le décor ondula autour d’eux, s’assombrissant. Lédara aperçut devant eux la première faille qu’elle avait refermée : Solas avait saisi sa main et l’avait brandie devant la déchirure, créant ce lien magique qui permit sa fermeture. Puis Darse reprit forme autour d’eux.
- Je pensais que vous déteniez la clef de notre salut à tous, reprit-il exalté, vous l’avez scellée d’un geste de la main… Et là, j’ai senti le monde changer.
- Heureusement que vous êtes resté, Solas.
- J’en suis heureux aussi, et je ferai tout pour vous aider dans votre mission. Je me pencherai sur vos rêves dès que nous serons réveillés. Je vous promets de trouver ce qui vous arrive.
- Merci, Solas, dit doucement Lédara.
- Il est l’heure, dit l’elfe.
Lédara ouvrit alors subitement les yeux et se retrouva dans sa chambre, allongée sur son lit. Solas se leva et remballa ses affaires ; il lui sourit et disparut discrètement de ses appartements avant que Dila n’arrive.
L’Inquisitrice devait partir le lendemain pour les Plaines Exaltées ; l’Eclaireuse Harding était déjà partie en reconnaissance avec plusieurs contingents de soldats et l’expédition était quasiment prête. Iron Bull et Cassandra accompagneraient Lédara, ainsi que Varric et Solas. Blackwall s’était engagé à former les nouvelles recrues pour le Commandant et se devait donc de rester. Lédara fit un dernier tour dans la forteresse avant son départ au petit jour, et se dirigea dans les quartiers de la Maître-espionne.
- Quelles sont les nouvelles ? lança l’Inquisitrice.
- Les loyalistes de Célène sèment la zizanie à Orlaïs, rapporta Léliana, l’Empereur Gaspard a fait le choix de la force. Je ne m’attendais pas à autre chose de sa part. Nous avons gagné un allié sans pitié.
- Et à la Porte du Ponant ?
- Mes agents restent à distance du lieu indiqué par Ser Stroud, expliqua Léliana, pour l’instant, très peu de mouvements de la part des Gardes. Ils semblent se réunirent en petits groupes dans les environs, mais à part cela, rien.
- Bien, soupira Lédara.
- Je vous tiens informée dès que j’ai du nouveau, lui dit sœur Léliana.
L’Inquisitrice la remercia et elle repartit en direction de la salle de Commandement voir si les cartes qu’elle avait demandées de la région des Plaines étaient prêtes. Quand elle arriva dans la grande salle du Conseil, elle fut ravie d’y trouver Cullen. Quand il entendit la porte derrière lui, il se retourna pour jeter un œil sur la personne qui entrait dans la pièce. Quand les deux amants virent qu’ils étaient seuls, ils s’approchèrent l’un de l’autre, le Commandant embrassant doucement les lèvres de la jeune femme.
- Vous êtes à peine revenue que vous repartez déjà, dit Cullen, une pointe de déception dans la voix.
- Je sais, murmura Lédara, vous aviez raison sur une chose. Ou plutôt sur deux : je suis l’Inquisitrice et nous sommes en guerre…
Cullen caressa sa joue de ses doigts avant de se tourner vers la table d’Etat-major.
- J’ai les cartes que vous avez demandées, dit-il en cachant son inquiétude.
Il les déroula sur la table, dévoilant la région des Plaines dans leur ensemble.
- J’ai marqué les différentes positions des armées de Gaspard et Célène, celles qui ne donnent plus de nouvelles depuis plusieurs semaines. L’impératif et de rétablir les communications, sans quoi les armées orlésiennes ne nous seront d’aucune utilité.
- On ne sait toujours pas ce qui a causé ces ruptures ? demanda l’Inquisitrice.
- Non, donc soyez prudente, dit le Commandant.
- Comme toujours, répondit-elle gaiement.
- Rappelez-vous que je lis vos rapports, lança-t-il, et vous n’êtes de loin pas toujours prudente.
- Bull et Cassandra m’accompagnent, ainsi que Varric et Solas, le rassura-t-elle.
- Je fais envoyer d’autres troupes avec vous afin de maintenir les communications, ajouta-t-il.
- Donc, résuma Lédara, j’arriverai par le Sud, je rejoins progressivement les remparts est, ouest et nord, règle l’éventuel problème qui maintient les armées muettes, puis rallie les armées. Ensuite, au vu de ma position, j’irai directement rejoindre Sahrnia.
- Ce n’était pas prévu, cela, maugréa Cullen.
- Je profite d’avoir les armées orlésiennes à mes côtés pour faire une descente dans les mines de Sahrnia, il n’y a pas meilleur moment pour y aller, non ? Je récupère le Fort de Suledin qui est aux mains des templiers rouges et je récolte toutes les informations possibles sur le lyrium rouge.
- Et si vous croisez Samson ?
- Je ne serai pas seule, précisa Lédara.
Cullen poussa un profond soupir.
- Je ne pourrai pas vous en dissuader, n’est-ce pas ?
- Désolée, dit doucement la jeune femme.
Elle se tourna vers lui et ressentit toute l’anxiété qu’il éprouvait à l’idée de son départ et de sa longue expédition. Ils ne se reverraient pas pendant plus d’un mois, ce serait certain. Elle tenta de le rassurer au mieux :
- Je suis obligée de m’y rendre, des failles ont été signalées, et…
- Je le sais, la coupa-t-il, c’est que… j’aurais préféré pouvoir vous accompagner.
- J’aurais les armées orlésiennes avec moi, murmura-t-elle encore.
- Votre plan est efficace, n’en doutez pas, lui dit-il sincèrement.
Un silence s’installa entre eux.
- Je vous écrirai régulièrement, dit soudainement Lédara, c’est comme si vous étiez à mes côtés ?
Cullen la regarda du coin de l’œil ; elle avait une petite moue involontaire qui la rendait adorable. Il se tourna alors vers elle et saisit son visage dans ses mains :
- Si je n’ai plus de nouvelles de vous, la prévint-il doucement, vous me verrez débarquer avec toutes les forces de l’Inquisition.
- Marché conclu, sourit Lédara avant de l’embrasser à nouveau.
L’Inquisitrice récupéra ensuite les cartes étalées sur la table et allait ressortir de la salle du Conseil quand elle s’arrêta soudain :
- A mon retour, je veux ma revanche aux échecs, dit-elle en lui lançant un dernier regard malicieux.
Cullen sourit. Tout ce qu’elle voudra.