L'épée et le lys
Chapitre 2 : Théa - Au cœur du conflit
2902 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 14/10/2025 19:54
D’un mouvement sec, elle arracha le pan de sa jupe accroché dans le buisson épineux. Le son d’un déchirement retentit aussitôt. Dépitée, elle souleva le bord et constata les dégâts : une belle déchirure fendait le tissu en deux sur plus de dix centimètres. Un râle de désespoir s’échappa de ses lèvres. Combien de tenues devrait-elle raccommoder en un mois de temps ? Chaque fois qu’elle récoltait des feuilles d’aubépine, elle abimait sa garde de robe autant que ses mains. Elle jeta un regard à ces dernières, elles étaient toutes égratignées. Ensuite ses yeux descendirent sur le panier en osier qui reposait à ses pieds. Il était rempli de feuilles vertes. Elle haussa les épaules. Après tout, une telle récolte était rare et elle méritait bien quelques inconvénients surtout que ses tisanes à base d’aubépine, d’elfidés et de lotus sanguin se vendaient comme des petits pains sur le marché à Golefalois.
Satisfaite de sa récolte, elle attrapa la hanse du panier, rejeta une mèche de cheveux dans son dos puis souleva le bas de sa jupe pour sortir du talus et gagna le sentier forestier. Celui-ci longeait les ruines du bastion de Calenhad. Elle avait plus d’une heure de route pour rentrer chez elle. Elle hésita un moment à faire un détour et se rendre aux fermes de Golefalois afin de s’enquérir des nouvelles de maitre Dennet auprès de son épouse. Il était le seul homme qu’elle estimait comme un père. Il n’était pas de son sang, mais il avait été sa famille durant dix ans. Cependant l’idée d’un tel trajet en ces temps troubles lui fit renoncer. Dernièrement, bien que les troupes de l’Inquisition aient commencé à rétablir un semblant d’ordre dans les Marches Solitaires, les affrontements entre templiers et mages persistaient. Acharnés, désespérés, ils se poursuivaient au mépris des civils, pris entre deux feux. Pire que tout, maintenant qu’ils savaient que l’inquisition cherchait à les arrêter, ils se montraient bien plus téméraires, et n’hésitaient pas à s’aventure davantage dans les plaines et les bois. Elle préféra donc rentrer chez elle afin de mettre sécher sa récolte, préparer quelques onguents et d’éviter tout danger supplémentaire.
Alors qu’elle gravissait le chemin qui menait au lac Luthias, elle se remémora son aménagement, quatre ans plus tôt, dans une petite cabane isolée du bois d’Hafter qui était désormais son foyer. Dennet n’avait pas approuvé son choix: il avait veillé sur elle durant six années et subitement, elle avait choisi une zone à risque pour vivre sa vie. De nombreux ours y rodaient et le grand pavillon forestier était envahi par des mercenaires qu’il était préférable d’éviter. Mais Théa n’avait rien voulu entendre et avait aménager dans cette maisonnette ronde qu’elle avait transformé en un foyer agréable. Andrasté et le Créateur semblaient de son coté, car jusqu’à présent, elle n’y avait rencontré aucun ennui.
Elle laissa le lac derrière elle, se demandant où avait bien pu passer l’homme barbu qui résidait depuis quelque temps dans la maison du pêcheur. Elle l’apercevait souvent, seul, fendant du bois à l’aube ou plongeant dans les eaux sombres pour en ressortir avec un poisson entre ses mains puissantes. Elle ne lui avait jamais adressé la parole. Il l’intimidait. Sa carrure, son silence, son regard toujours tourné vers l’horizon. Mais à présent que la demeure semblait vide, un pincement au cœur la saisit. Avait-il fui les affrontements ? Était-il tombé entre les mains des templiers ou des mages ? Ou pire encore… un ours l’avait-il attaqué dans les bois ? Elle secoua la tête, chassant l’image. Ce n’était pas un homme qu’on faisait disparaître si facilement. Et pourtant, son absence pesait. Comme si ce simple fait était la preuve que Thédas changeait et qu’elle aussi, tôt ou tard, n’aurait d’autre choix que de se plier au destin. Elle resserra sa prise sur le panier, comme pour s’ancrer dans le présent.
Alors qu’elle traversait la vallée des Lames Alvar, Théa bifurqua sur un sentier bordé d’amas rocheux. Soudain, un bélier surgit devant elle, lui arrachant un sursaut. L’animal bondit sans s’attarder, sautant de rocher en rocher avec une agilité presque irréelle, avant de disparaître dans les hauteurs. Théa le regarda s’évanouir aussi vite qu’il était apparu, le maudissant intérieurement. Son cœur battait la chamade, et il lui fallut plusieurs secondes pour retrouver son calme. Elle inspira profondément et tenta de faire le vide dans son esprit.
C’est à cet instant qu’elle les entendit : des voix. Sans attendre, elle inspecta les alentours et fila se cacher derrière un gros rocher, non loin de la statue de Thelm aux mains d’or. Elle pria pour que les arrivants n’aient pas le réflexe de l’inspecter. Elle posa le panier à ses pieds et s’accroupit. Elle n’aurait aucun regret à abandonner sa récolte si elle sentait que le danger était trop proche.
Lentement, les voix se rapprochèrent. Une femme et deux hommes. Une discussion animée battait son plein entre eux ; les voix montaient, claquantes, comme si la forêt s’était transformée en taverne bruyante. Théa maudissait leur bêtise. Comment pouvaient-ils faire autant de bruit dans des bois envahis d’ours à la réputation d’être de piètre humeur chaque jour ? Qui pouvait bien être aussi imprudent ? Guidée par la curiosité — ou par sa propre stupidité, elle ne savait plus — Théa jeta un regard par-dessus le rocher. Trois mages se tenaient là. La femme, coiffée d’un chignon strict, semblait être leur meneuse. Elle tempêtait contre les templiers, sa voix vibrante de colère. Elle jurait de tous les brûler vifs, sans exception. Et de savourer le spectacle, assise sur un rocher, un morceau de cochard bien rôti entre les doigts. Sa remarque amusa ses compagnons. Le plus âgé n’était pas mage comme Théa le pensait. Maintenant qu’elle l’observait davantage, elle découvrit le carquois à sa taille et l’arc qu’il tenait fermement dans une main. Une flèche était déjà encochée, comme s’il était à l’affût du moindre bruit, de la moindre attaque possible. Son regard balayait les alentours avec une concentration qui tranchait avec l’agitation de ses compagnons. Par chance, ses yeux ne tombèrent jamais sur Théa. Le dernier était un rouquin, son bâton révélait une fabrication soignée et coûteuse. Un fils de noble sans aucun doute. Quand il tourna la tête et qu’elle put distinguer son profil, Théa se cacha à nouveau en étouffant un gémissement. Elle le connaissait. La dernière fois qu’elle l’avait vu, il devait avoir six ou sept ans. Il n’avait pas beaucoup changé bien qu’il ait grandi en dix ans mais il était reconnaissable entre mille.
Garrant Thornecault d’Amaranthine.
Le fils cadet de son propre fiancé.
Les souvenirs ressurgirent en elle comme des étincelles de feu sous la cendre, brûlants et imprévus. Elle revit son père, le regard fier, lui présentant Alaric Thornecault — noble marchand fortuné d’Amaranthine, ancien bérurier, et fier père de cinq enfants. Jusque-là, rien de bien grave. Sa famille recevait du grand monde régulièrement et il était fréquent que Théa soit présentée. Mais elle déchanta rapidement quand les mots « futur époux » franchirent les lèvres fines de son père. En une seule et unique phrase, le monde de Théa bascula. Elle n’attendit pas un jour de plus et disparut, refusant d’être vendue à un homme trois fois plus âgé qu’elle — comme une pouliche destinée à engendrer des pur-sang féreldiens de pure race.
Oh, bien entendu, ce n’était pas l’unique raison de son départ. Depuis longtemps, elle désapprouvait le comportement général de sa propre famille. Sa sœur aimait humilier toutes les jeunes filles de son âge pour mieux s’attirer les faveurs des jeunes hommes d’Orlaïs. Son frère, lui, courait les donzelles à coups de promesses romantiques, juste assez sucrées pour leur arracher leur jupon… avant de les rejeter sans un regard. Elle se souvenait encore de cette adorable Mia, laissée le cœur en miettes.
Tous ces comportements heurtaient les valeurs de l’herboriste qu’elle était devenue. Ils l’écœuraient. Elle avait fui pour ne pas devenir comme eux.
Un cri l’arracha subitement à ses souvenirs.
D’autres voix se mêlèrent aux premières, plus hargneuses.
« Des templiers ! » s’écria la femme mage.
Théa blêmit. Décidemment, elle allait de mal chance en mal chance. Après la jupe déchirée, elle se retrouvait en plein cœur d’un combat entre mages et templiers. Elle s’allongea sur le sol, espérant devenir invisible ou du moins passer complément inaperçue. Elle entendit des flèches fendre l’air, le bruit de métal qui s’entrechoquait, des cris de colère ou d’agonie. Horrifiée par tous ses sons, elle plaqua ses mains douloureuses sur ses oreilles et pria Andrasté de la protéger.
Quand un éclair s’abattit non loin d’elle, ses mains passèrent sur sa bouche afin d'étouffer le cri qui cherchait à s’en échapper. Son cœur battait dans ses tempes, et tout son corps fut parcouru de tremblements. Le souffle court, elle resta immobile, comme figée entre peur et instinct. Ne pas bouger, ne pas faire de bruit ! Elle se le répétait encore, les dents serrées, les muscles tendus, chaque fibre de son corps prête à se fondre dans la pierre. Le moindre froissement de tissu, le plus léger souffle, et elle serait découverte. Elle ferma les yeux un instant, espérant que le rocher suffirait à la dissimuler, que les voix s’éloigneraient, que le danger passerait sans la voir.
Les secondes filèrent, les minutes aussi, et soudain, le silence. Elle ne l’avait pas tout de suite remarqué. Le combat était fini, mais depuis combien de temps ? Elle se redressa. Ses muscles étaient soudain douloureux, comme si elle avait couru durant des jours. Dans un réflexe instinctif, elle chercha le couteau qu’elle laissait toujours à sa taille. Ne le trouvant pas, elle jura. Il était resté chez elle. Elle l’avait oublié en partant ce matin.
Elle passa la tête au-dessus du rocher et jeta un regard à la plaine. Il n’y avait plus personne. Du moins, personne de vivant, car des corps recouvraient le sol près de la statue de Thelm. Une brise lui envoya l’odeur métallique du sang. Elle grimaça…
Quand elle fut certaine de ne plus courir aucun danger, elle quitta sa cachette et se dirigea vers les morts. Son regard inspecta chacun d’entre eux et s’arrêta sur la masse de boucles rousses qui baignait dans une flaque de sang. Garrant… Ses doigts étaient toujours agrippés à son bâton, et ses yeux, grands ouverts, bien qu’ils fixassent Théa, avaient perdu l’étincelle de la vie.
Doucement, en évitant de souiller les corps, la jeune femme se rapprocha de ce garçon qu’elle avait jadis croisé. Elle se souvenait d’un enfant boudeur et pleurnichard. Comment était-il devenu un mage renégat ? Les Cercles étaient tombés, mais pourquoi ne pas être retourné chez lui ? Alaric avait-il eu honte d’avoir, dans sa demeure, un enfant lié à l’Immatériel ? Cette hypothèse la rassura de ne pas l’avoir épousé.
« Je suis désolée pour toi… » murmura-t-elle en se penchant pour fermer les yeux du jeune homme qui ne devait pas être plus âgé que seize ou dix-sept ans. Une vie gâchée. Elle se redressa et décida qu’il était temps de retrouver les murs en bois de son foyer. Alors qu’elle fit un pas pour aller récupérer son panier, un des corps s’agita et lui saisit la cheville. Théa poussa un cri quand elle chuta sur le cadavre d’un templier, poissant sa tenue de sang.
Elle se retourna pour voir son agresseur : un des templiers qu’elle croyait mort la dévisageait avec des yeux fous. Une plaie recouvrait son crâne, et le sang qui coulait le long de ses joues lui donnait un air démoniaque. Paniquée, tandis qu’il se redressait de tout son corps, Théa recula à quatre pattes, sans plus prendre garde à piétiner les corps sur lesquels elle passait. Elle regretta de ne pas avoir son couteau et réfléchissait à vive allure pour trouver une solution pour sauver sa peau. Mais l’homme était déjà sur elle, il la souleva d’une main. La force d’un ours, la bave aux lèvres identique.
« Une mage ! Tu es une mage ! hurla-t-il, postillonnant sur son visage.
— Non… N… oon… tenta-t-elle d’articuler en cherchant désespérément une échappatoire.
— Tu vas mourir comme tes chiens de complices ! Les mages doivent tous mourir ! Le Créateur n’a jamais voulu d’eux ! Vous êtes des démons !
— Je ne suis pas un mage ! cria-t-elle d’une voix aiguë, en tentant de s’arracher à l’étreinte du colosse, tandis que des larmes filaient sur ses joues.
Mais l’homme, devenu fou par la rage - et probablement le coup qu’il avait reçu à la tête - ne voulut rien entendre. Il leva son épée au-dessus d’eux. Dans un geste empli de désespoir, Théa planta ses doigts douloureux dans la plaie virulente qui suintait entre les mèches grises de l’individu. Aussitôt, il poussa un hurlement de douleur et la lâcha. Sans attendre, Théa bondit sur ses pieds sans laisser au templier le temps de réagir. Elle s’enfuit sans se retourner, portée par la peur, par l’instinct. Rapidement, ses poumons étaient en feu, chaque respiration arrachée était semblable à une lame qui poignardait sa poitrine. Mais elle ne pensait qu’à une chose : rentrer chez elle, retrouver ses murs, son couteau, n’importe quelle arme.
Un cri derrière elle la fit vaciller.
« Reviens ! » hurla le templier, la voix déformée par la rage.
Elle jeta un regard par-dessus son épaule et le vit, titubant mais rapide, le visage maculé de sang, l’épée toujours en main. Le templier n’avait pas abandonné ! Mais pourquoi ? Elle n’avait rien fait de mal ! Les larmes roulèrent sur ses joues. Elle avait mal aux jambes, elle n’avait plus de souffle, mais elle courait encore. Elle zigzaguait entre les rochers, évitait les ronces, les racines traîtresses qui menaçaient de la faire chuter. Elle connaissait la région par cœur. Les bois d’Hafter n’étaient plus très loin. Elle était près de chez elle.
Mais elle s’épuisait. Et lui… lui était un soldat. Son endurance était grande.
Et enfin, sa cabane apparut. Avec un gémissement étouffé, elle tenta d’accélérer, mais ses jambes semblaient lui désobéir, ses forces l’abandonner. Et ce fut la chute. Elle s’écrasa sur le sol. Sa cheville lui faisait mal, ses genoux aussi, et ses mains.
Elle se redressa quand même et avança clopin-clopant vers sa maison qu’elle chérissait. Elle sentait la présence du templier de plus en plus proche. Elle était perdue… mais au moins, elle mourrait chez elle.
C’est à cet instant qu’elle la vit. Une silhouette svelte se redressa sur le toit de sa chaumière. Une tunique rouge sur des collants jaunes, comme la couleur des rayures des guêpes.
« À terre ! » hurla la silhouette.
Théa obéit. Elle s’écroula sur le sol plus qu’elle ne se coucha. À ses oreilles, un sifflement retentit, puis le bruit d’un impact.
Elle se retourna et vit le templier tomber, une flèche plantée dans un oeil.
Perdue, Théa s’installa sur son séant et observa le corps émettre quelques soubresauts avant de s’immobiliser définitivement. Des pas s’approchèrent d’elle, et elle leva les yeux vers la personne qui venait de tuer le templier renégat avec une agilité impressionnante.
« Lui, il l’a bien cherché. Et toi, t’as eu du bol que j’t’attende depuis des heures… flèche prête, humeur pourrie. » déclara l’elfe en passant, en l’espace d’une seconde, d’un sourire joyeux à une grimace de mécontentement.