L'épée et le lys
Cassandra se dirigeait vers lui, la mine renfrognée comme à son habitude. Elle marchait la tête haute, le regard dur, et sa main ne quittait que rarement la garde de son épée. L’ancien chevalier-capitaine avait appris à connaître la chercheuse Pentaghast. Elle était une femme juste, de foi, et qui n’avait pas froid aux yeux. Néanmoins, sous son armure, elle cachait une sensibilité profonde. Elle était bien plus souple qu’il ne le semblait. La preuve étant qu’elle tolérait la présence de Varric, alors qu’elle aurait souhaité le renvoyer à Kirkwall d’un simple revers de botte.
Cullen surveillait l’entraînement des recrues, auquel Iron Bull et Cremissius donnaient de nombreux conseils, dont certains laissaient l’ancien templier perplexe. Le bruit d’épées frappant sans cesse contre des boucliers finit par le faire grimacer. Il passa une main sur son front et ferma les paupières une seconde.
Cullen souffrait d’un mal de tête épouvantable depuis le lever du jour. Adan, débordé, n’avait été d’aucune aide. Le corbeau que Sera avait envoyé la veille lui laissait bon espoir quant à l’arrivée de l’herboriste. Peut-être qu’elle parviendrait à le soulager. D’une manière ou d’une autre.
Cassandra s’arrêta devant lui, et au petit sourire qu’elle affichait, il comprit qu’elle avait de bonnes nouvelles à lui annoncer.
« D’après nos éclaireurs, le Messager d’Andrasté rentre du Bourbier Délaissé dans peu de temps. Les soldats libérés l’accompagnent. Certains d’entre eux sont blessés, d’autres n’ont que quelques contusions.
— Voilà une bonne nouvelle et une bonne chose de faite, répondit Cullen en plongeant son regard à l’horizon. »
Les missions se succédaient. L’Inquisition se devait d’être partout à la fois. Mais la brèche dans le ciel, au-dessus des ruines du Saint Temple Cinéraire, était toujours bien visible. Il était temps que le Messager tranche entre l’aide de l’ordre des Templiers ou celle des mages rebelles. Bien entendu, Cullen préférait que son choix se porte sur ses anciens collègues. Ils étaient courageux, et grâce au lyrium, ils avaient les capacités nécessaires pour refermer la brèche avec le Messager d’Andrasté.
« Je sais ce que vous pensez, commandant : nous n’avançons pas assez vite.
— Refermer la brèche doit être notre priorité.
— Mais l’Inquisition doit faire ses preuves à travers Thédas. Sans cela, ni les mages ni les Templiers ne nous prendront au sérieux. Le Seigneur Chercheur Lucius nous l’a bien fait comprendre à Val Royeaux.
— Je sais tout cela. Mais si nous ne refermons pas ce fichu trou dans le ciel, les démons continueront à affluer. Le Messager s'épuisera à parcourir Thédas pour refermer chaque faille résiduelle, surtout si d'autres apparaissent encore. Nous sommes tous en danger, Cassandra. »
Un silence suivit ses mots. Cassandra joignit ses mains dans son dos et observa le ciel d’un vert tourmenté. Cullen l’imita. Il détestait voir la brèche, mais il devait reconnaître qu’elle était fascinante. Inquiétante, mais étrangement belle. Une nouvelle douleur lui fit fermer les yeux. Il plongea son visage dans ses mains et le frotta vigoureusement, comme si ce simple geste pouvait chasser le druffle qui lui tambourinait le crâne de l’intérieur.
« Vous souffrez ? demanda Cassandra, visiblement inquiète.
— Ça ira.
— Vous tenez le coup ? Vous m’avez demandé de veiller sur ça, nous pouvons en parler si vous le souhaitez.
— Non, justement. Ne pas en parler me permet de l’ignorer.
Elle grogna.
— Chacun sa méthode... »
Il redressa les épaules. Il ne devait pas paraître faible. Pas devant ses hommes en plein entraînement. Il les observa un moment. Iron Bull balança l’un d’eux sur deux autres soldats en riant à gorge déployée.
« Allez-y mollo, patron, c’est pas un vrai combat !
— Ça les endurcit, Crem !
— Ils seront pas endurcis si vous les tuez.
— S’ils meurent pour si peu, alors ils ont rien à faire dans nos rangs ! Pas vrai, les gars ? »
Des cris d’approbation rugirent parmi les recrues. Cremissius leva les yeux au ciel et le Qunari rit une fois de plus.
« Iron Bull est en forme, constata Cullen, le jalousant un peu.
— À ce rythme-là, nos soldats partiront au combat avec des côtes cassées. Je ne suis pas certaine que sa méthode soit efficace.
— Elle l’est, chercheuse. Nos recrues apprécient la charge et leur chef. Il sait les motiver.
— Soit, ce sont vos troupes après tout, répondit-elle, sceptique. »
Des bruits de sabots attirèrent leur attention à l’entrée de Darse. Assise sur un cheval à la robe grise, Sera souriait. Dès qu’elle vit le commandant, elle sauta en bas de sa monture et s’écria :
« Mission accomplie ! Vous pouvez remonter vos slips et m’applaudir ! »
Il lui adressa un signe de tête. Il avait du mal à s'habituer au vocabulaire créatif de l'elfe. Il était ravi qu’elle ait réussi, bien entendu, mais se méfiait déjà des espiègleries coutumières dont il faisait systématiquement les frais dès qu’elle s’ennuyait.
Une jeune femme se tenait encore en selle. Cullen fronça les sourcils. Était-ce la cousine de maître Dennet ? Des cheveux cendrés encadraient un visage fin aux pommettes hautes et tombaient de part et d’autre des épaules frêles. Des lèvres roses ressortaient sur un visage pâle. Les joues et le nez étaient rougis par le froid qu’il faisait dans les Dorsales de Givre. Cullen espéra que leur nouvelle herboriste n’allait pas déjà tomber malade.
Quand elle le vit, elle se figea. Cullen soutint son regard, surpris par son intensité. Ce n’était pas de l’admiration, ni même de la curiosité banale. Elle l’examinait. Comme si elle cherchait à comprendre quelque chose. Il y avait dans ses yeux une forme d’inquiétude, presque de doute.
Il se sentit mal à l’aise, sans trop savoir pourquoi. Il savait qu’il pouvait plaire — les femmes du Cercle l’avaient souvent regardé, celles de Kirkwall aussi. Mais ce n’était pas ce genre de regard. Pas celui qui flatte ou qui jauge. Celui-là fouillait.
S’étaient-ils déjà croisés ? Avait-il oublié ? L’idée le dérangea plus qu’il ne voulait l’admettre.
Il vit Sera lui dire de descendre. Et sans le quitter des yeux, elle s’exécuta. Elle mit un pied à terre, et quand elle voulut faire pareil avec le suivant, celui-ci resta coincé dans l’étrier. Sous le regard ébahi du commandant, elle s’écroula tête la première sur le sol. Le commandant eut un mouvement instinctif pour l’aider, mais déjà Sera s’en chargeait en riant et en se moquant d’elle.
La dénommée Théa eut un sourire penaud et rougit. Elle jeta un nouveau regard à Cullen avant de se détourner et de récupérer sa besace attachée à la selle. D’un mouvement brusque, elle la passa sur son épaule, et la moitié de son contenu se déversa par terre. Cullen eut le temps d’apercevoir quelques herbes attachées en rameaux, un livre, un mortier et... des sous-vêtements féminins. Il détourna aussitôt le regard. Par le Créateur, il ne pensait pas voir une telle chose sur un camp d’entraînement !
Théa ramassa ses maigres possessions et les fourra dans son sac sans plus regarder dans la direction du commandant.
Puis, Joséphine apparut sur les marches de Darse, et Sera conduisit la nouvelle herboriste auprès de cette dernière. Cullen observa la silhouette avancer. Elle observait nerveusement tout ce qui l’entourait. Elle eut un sourire pour Dennet, qui la regardait au loin. Elle lui fit signe de la main et trébucha sur la première marche près des portes. Elle se rattrapa de justesse, et après avoir marqué un arrêt, elle redressa la tête, maintint son dos droit et avança comme une grande dame.
« Par Andrasté, la nouvelle apothicaire est une catastrophe ambulante, se plaignit Cassandra en soupirant. Si elle ne fait pas exploser le laboratoire, ce sera déjà un miracle.
— C’est tout à fait probable, oui, s’amusa Cullen.
— Dennet aurait pu nous mettre en garde contre sa maladresse.
— Nous ne lui avons pas vraiment laissé l’opportunité. Nous étions un peu désespérés. »
Un petit rire lui échappa tandis que la nouvelle disparaissait de son champ de vision. Il se tourna vers les recrues, qui étaient parvenus à maîtriser Iron Bull grâce à une soudaine mutinerie organisée par Cremissius. Le sourire de Cullen s’élargit, et il s’étonna que son mal de crâne eût disparu.
Des murmures s’élevèrent parmi les rangs. Les recrues s’étaient figées, les yeux tournés vers le sentier escarpé. Cullen redressa la tête.
Au loin, plusieurs silhouettes approchaient lentement, encadrées par des cavaliers arborant l’étendard de l’Inquisition.
Au centre, le Messager d’Andrasté chevauchait en tête d’un petit groupe composé de Dame Vivienne, Varric Tethras et du Garde des Ombres Blackwall.
Derrière eux suivait une dizaine de soldats blessés ou épuisés : les rescapés du Bourbier Délaissé.
Leurs visages étaient tirés, leurs armures cabossées, mais ils étaient en vie.
Le Messager leva brièvement la main en guise de salut. Cullen répondit d’un signe de tête, le regard fixé sur cette silhouette qui portait tant de poids sur ses épaules.
« Le voilà. » murmura-t-il.
Cassandra s’était déjà mise en mouvement pour aller à sa rencontre. Cullen resta un instant immobile, observant les recrues qui s’étaient arrêtées, silencieuses. Même Iron Bull s’était figé.
Le vent souffla, soulevant un pan de la bannière. La brèche, au loin, semblait palpiter plus fort. Cullen ressentit l'urgence de la refermer s'intensifier.
Enfin, Cullen s’avança pour retrouver l’homme qui était leur unique espoir de sauver Thédas.
Arrivé à la hauteur du Messager, Cullen saisit les rênes de sa monture pour l’aider à descendre. Trevellan le gratifia d’un sourire franc, encore marqué par la fatigue du voyage, puis se tourna vers sa troupe.
« Dès qu’Adan vous aura tous examinés, je vous paie une tournée à la taverne. Promis. »
Un éclat de rire fatigué parcourut les rangs. Même les blessés esquissèrent un sourire.
« Alors là, mon gars, j’espère que ta bourse déborde d’or, lança Varric en descendant à son tour. Parce que ce soir, je fête notre retour. J’ai besoin d’oublier ce foutu Bourbier Délaissé.
— Cette humidité… j’ai l’impression qu’elle m’a pénétré jusqu’à l’âme, grogna Blackwall.
— Ce n’est pas d’une soirée bien arrosée dont vous avez besoin, messieurs, mais d’un bon bain afin de nous épargner l'odeur fétide que vous dégagez, déclara Vivienne en les dépassant d’un pas élégant, sans même tourner la tête.
Avec un ricanement, Blackwall et Varric suivirent la mage à l’intérieur des remparts de Darse.
Une fois les hommes de l’Inquisition dispersés, Cullen fixa son regard sur le Messager d’Andrasté. Le soleil déclinait lentement, projetant des ombres longues sur les pavés. Au fond de lui, l’urgence résonnait. Il ne put retenir plus longtemps son besoin de faire avancer leur situation.
« Il est temps de prendre une décision. »
Le Messager releva les yeux, surpris par la rudesse du ton.
« Une décision ?
— Mages ou Templiers. Il faut choisir. Nous ne pouvons pas continuer à attendre. Chaque jour, la brèche grandit. Chaque jour, de nouvelles failles apparaissent. Et chaque jour, nous risquons de perdre ce que nous avons construit ici. »
Trevelyan inspira profondément.
« Je n’ai pas encore pris ma décision. Je veux parler à la grande enchanteresse Fiona à Golefalois. Je veux comprendre ce que les mages proposent. Ce qu’ils attendent de nous. »
Cullen serra la mâchoire. Il détourna brièvement le regard vers la brèche, suspendue au-dessus des montagnes comme une menace silencieuse.
« Je comprends votre prudence. Mais nous n’avons plus le luxe du temps. Les Templiers sont une meilleure alternative. Ils ont l’expérience, la discipline, et les moyens de refermer cette chose. Les mages… sont instables, divisés, et dangereux.
— Et pourtant, ils sont aussi les premières victimes de cette guerre, répondit le Messager en fronçant les sourcils. Je ne peux pas les condamner sans les entendre. »
Cullen soupira, plus fort qu’il ne l’aurait voulu. Il n’était pas d’accord. Mais son rôle se limitait à la gestion des forces militaires. Les décisions ne lui appartenaient pas.
« Alors ne tardez pas. Je vous en prie. Si vous devez parler à la grande enchanteresse, faites-le. Mais ne laissez pas cette décision s’éterniser. La brèche avant tout. »
Le Messager hocha lentement la tête, sans rien ajouter.
Cullen le fixa un instant, puis tourna les talons. Son mal de crâne revenait. Il avait besoin de calme. De silence. Le Messager ne déciderait rien aujourd’hui. Iron Bull s’occupait bien des recrues. Il pouvait se permettre de prendre un peu de repos.
En arrivant devant la Chanterie, Cullen vit Joséphine présenter la nouvelle à Léliana. Cette dernière l'observait comme une énigme. Cullen savait qu'elle était décidée à découvrir ce que Dennet cachait derrière le mot "cousine". Léliana pouvait être si obstinée. L'herboriste n'avait pas l'air très impressionnée par le Rossignol. Elle semblait l'écouter d'une oreille distraite tant tout ce qui l'entourait captait son attention. Elle s'agitait au moindre bruit, suivait des yeux chaque silhouette. Cullen secoua la tête. Il n'était plus certain que la place de l'herboriste soit entre les murs de Darse. Elle semblait facilement intimidée. Peut-être aurait-elle dû rester dans ses bois, entourée de ses plantes et de ses ours...