L'épée et le lys

Chapitre 5 : Théa - Soins et remèdes

3965 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 19/10/2025 16:26

Adan accueillit Théa avec un juron. Ce dernier ne lui était pas adressé directement, mais elle était suivie de près par des soldats blessés qu'un homme a la barbe sombre menait à l’infirmerie. Sans attendre, l’apothicaire distribua des ordres à la nouvelle, lui demandant de soigner ceux qui étaient le moins abîmés. Il se chargeait des blessés graves. Dans le ton qu’il employa, Théa comprit que si elle n’était pas à la hauteur dans cette première tâche, Adan se passerait d’elle aussitôt. Elle hésita un moment. C’était peut-être l’occasion de retrouver sa chaumière sans regret. Mais quand elle reconnut l’homme du lac Luthias qui, surpris, la reconnaissait également, elle sut que sa place était là où elle était. Si cet homme solitaire était capable de s’adapter à un tel environnement, elle aussi.

Elle se tourna vers les étagères d’Adan et repéra un tas de bandages et de baumes divers. Elle les ouvrit et les sentit. Elle reconnaissait leur odeur. Celui, plus rouge, était à base d’embriums et parfait en cas de brûlure. Le plus blanc, qui sentait délicieusement bon, était composé majoritairement de grâces cristallines. Il servait en cas d’empoisonnement. Elle trouva celui qu’elle cherchait : le plus classique de tous : à base d’elfidés et d’herbes en fuseau. Un mélange parfait pour des plaies légères.

Elle s’en saisit, ainsi que d’une pile de bandages, et se dirigea vers l’homme du lac.

« Êtes-vous blessé ? demanda-t-elle, parvenant à passer au-dessus de l’intimidation qu’il lui transmettait.

— Rien qu’un bain et une bière ne puissent soigner.

— Vous êtes certain ? Je peux vous préparer un onguent qui soulage les articulations. Vous semblez éreinté. Il suffit de l’appliquer sur la zone douloureuse et demain vous ne sentirez plus rien.

— C’est inutile. Ne perdez pas de temps avec moi, d’autres ont besoin de vos services.

Elle hocha la tête et se dirigea vers une femme qui exposait une plaie à son avant-bras. Blackwall la suivit.

« Je suis étonné mais ravi de vous trouver parmi les membres de l’Inquisition.

— J’ai été conviée, se justifia-t-elle.

— Et vous avez accepté de venir. C’est tout à votre honneur. Bienvenue dans l’Inquisition mademoiselle...

— Théa.

— Je suis Blackwall, garde des Ombres.

Il sourit, et elle comprit qu’elle n’était pas la seule à l’avoir observé de loin dans les Marches Solitaires. Lui aussi l’avait repérée et contemplée. C’était étrange que deux êtres si solitaires fassent connaissance pour la première fois dans un lieu si agité, à la place du calme réconfortant des bois d’Hafter. Et ici, entouré pour l’odeur des plantes et du sang, l’homme n’était qu’un parmi d’autre. Il n’avait plus rien d’intimidant.

Blackwall ne s’attarda pas, et Théa se plongea totalement dans son rôle de soigneuse. Elle n’avait jamais réellement fait cela. Elle créait des baumes, des potions, des tisanes. Mais elle ne soignait jamais les gens — ou alors très rarement. Elle avait bien guéri la patte d’un fennec qu’elle avait gardé dans sa chaumière plusieurs semaines jusqu’à ce qu’il fût totalement rétabli. Mais cela n’avait rien à voir avec des soins que l’on prodigue à un humain.

Par chance, sa première patiente ne broncha pas quand elle nettoya la plaie couverte de sang séché et de boue, ni lorsqu’elle appliqua l’onguent qu’elle savait un peu piquant. La soldate se contenta de fermer les yeux un instant, puis les rouvrit quand Théa appliqua le bandage et afficha un sourire de soulagement. L’herboriste lui conseilla de revenir le lendemain pour recommencer les soins, et la femme la remercia vivement. Théa la regarda quitter l’infirmerie avec un pincement au cœur. La soldate devait avoir quatre ou cinq ans de moins qu’elle, et elle se battait déjà contre des ennemis. Quelle dévotion l’avait poussée à agir de la sorte ? Un désir d’ordre, l’envie de bien faire, ou simplement le besoin d’adrénaline ? Elle n’eut pas le temps d’explorer davantage ces pensées qu’un nouveau blessé s’installa sur la chaise face à elle. Celui-ci geignait comme un enfant parce qu’une coupure superficielle lui barrait la joue. Au premier coup d’œil, Théa comprit que ce n’était qu’une griffure qui saignait un peu trop mais aux vues du désespoir du jeune homme, elle décida de la soigner sur le champ. Elle chercha à le rassurer et nettoya la plaie. Quand elle mit l’onguent dessus, l’homme fit un bond en jurant et renversa l’herboriste qui atterrit sur son séant, les yeux écarquillés par la surprise. L’homme hurlait que le baume lui brûlait le visage.

Adan arriva en trombe, pesta contre l’imbécile et le tira par le bras pour le mettre dehors, avant de se tourner vers Théa.

« Commencez par ceux qui ont vraiment besoin de soins. Cet idiot n’a qu’une griffure et aurait dû rester dans les jupons de sa mère. Vous allez en voir des tas, des comme ça : de jeunes nobles qui veulent jouer aux guerriers, mais qui sont à peine capables de manger par eux-mêmes sans qu’on leur donne la tétée ! »

Théa hocha la tête, ébahie par le vocabulaire imagé de l’apothicaire – bien qu’il n’en rivalisât pas avec celui de Sera – et se redressa pour observer tous les blessés présents. Elle repéra ceux qu’Adan ne la laisserait pas soigner, et en fut soulagée. Elle n’avait aucune idée de comment remettre une épaule déboîtée en place. Elle se tourna donc vers ceux dont elle pouvait se charger, en écartant ceux qui n’avaient rien à faire là.

Quand les soldats du Bourbier Délaissé furent soignés, d’autres arrivèrent pour changer leurs pansements ou réclamer des remèdes en tout genre. Il s’agissait de traiter des maux de gorge, des crampes digestives ou des migraines. Au bout de quatre heures à soigner des dizaines et des dizaines de personnes, Théa put enfin souffler et s’asseoir cinq minutes. Adan installa son dernier patient sur un lit de fortune, puis la rejoignit avec une tasse de thé qu’il lui tendit.

« Vous êtes efficace. Il était temps que quelqu’un se joigne à mes efforts. Je peux enfin déléguer les tâches les plus rébarbatives. »

Théa se tut. Elle ne savait pas comment interpréter le ton de l’apothicaire, oscillant entre condescendance et soulagement. Elle avait fait tout ce qu’elle pouvait ces dernières heures, avec patience et sans connaître le moindre de ses interlocuteurs, ni même les recoins de l’infirmerie. Elle était satisfaite de son travail, mais maintenant qu’Adan lui disait qu’elle n’avait fait que les tâches les plus simples à exécuter, elle se sentit bien insignifiante, comme si tout ce qu’elle avait accompli n’avait guère de valeur.

« Nous aurons encore quelques patients avec des soucis médicaux mineurs. Je m’en chargerai. En attendant, je vous demanderai de préparer une réserve d’onguents et de potions. Et, si possible, dressez une liste des herbes dont nous risquons de manquer.

—  Très bien.

—  Oh, et si jamais Sera débarque en réclamant de nouveaux bocaux d’abeilles, dites-lui que nous ne sommes pas des apiculteurs et que ces maudits insectes ne tombent pas du ciel ! Enfin… ils y volent… mais vous avez compris ce que je veux dire. »

Théa sourit en acquiesçant. Elle connaissait Sera depuis seulement vingt-quatre heures, mais déjà, elle se sentait proche d’elle. Son humeur un peu particulière, sa vivacité contagieuse, son énergie déroutante l’obligeaient à sortir de sa zone de confort — et étrangement, cela lui plaisait. Quand l’elfe avait compris qu’elle était une noble en fuite, elle n’avait pas cherché à en savoir davantage. Théa lui avait finalement expliqué les grandes lignes, tandis qu’elle se tenait derrière Sera sur le même cheval, ballotée par le rythme de leur chevauchée vers Darse. L’archère l’avait écoutée attentivement, proférant des jurons colorés lorsque le récit abordait la manière dont les siens traitaient leurs serviteurs. Théa lui avait confié que rejoindre l’Inquisition l’inquiétait surtout parce que cela permettrait à la famille Montclair de la retrouver. Sera lui avait juré de ne pas révéler son secret, car elle était désormais une amie d’une amie de Jenny la Rousse. Depuis ce moment, Théa lui portait une affection sincère.

Théa s’activa encore pendant plus d’une heure, jusqu’à ce que l’elfe en question déboule dans l’infirmerie en rageant contre Adan, qui n’avait toujours pas autorisé sa collègue à manger quoi que ce soit. Alors, sous le nez de l’apothicaire — lui-même affamé — Sera plaça un énorme sandwich entre les mains de Théa, accompagné d’un verre de jus de sureau. Adan soupira et se frotta le visage.

« Elle a raison, il vous faut manger. Je vais faire de même.

—  Elle devrait sortir un peu aussi. Ça fait des heures qu’elle est enfermée dans cette pièce.

—  Et vous devriez effectivement sortir un peu.

—  Voilà ! s’exclama Sera avec un grand sourire.

—  Vous en profiterez pour porter la liste des plantes manquantes au commandant Rutherford, ainsi que son remède pour les migraines. »

Il lui indiqua une bouteille où reposait un liquide verdâtre. Théa grimaça. Elle savait ce qu’elle contenait et en connaissait le goût immonde. Elle plaignit le pauvre commandant. Adan sortit pour gagner la taverne et y manger quelque chose.

« Le commandant Rutherford… » murmura Théa pour elle-même.

—  Ouais, c’est un brave gars. Il est dans le bâtiment de la Chantrie. Sa chambre est près de la salle d’état-major. C’est étonnant qu’il ne dorme carrément pas dans la salle de commandement. Il est toujours fourré là-bas ou près du camp d’entraînement.

—  C’est l’homme à qui tu as crié avoir accompli ta mission ? »

Sera acquiesça tout en chipotant dans les fioles d’Adan. Elle en glissa une à sa ceinture comme si de rien n’était. Théa préféra détourner le regard.

« Cullen est un bon gars, ajouta Sera, droit et sérieux comme il se doit. Pas trop moche, en plus. Mais il a un balai dans le cul, sans aucun doute. Par contre, j’ai jamais vu d’aussi beaux cheveux.

— Rutherford… » murmura une nouvelle fois Théa.

— Qu’est-ce que t’as avec ce nom ?

— Je ne sais pas. Je l’ai déjà entendu. Mais je ne sais plus où.

— Sans doute à Golefalois. Tu y faisais des marchés, pas vrai ? Les gens parlent de l’Inquisition un peu partout, et le beau Cullen avec ses cheveux tout soyeux est assez connu. »

Théa hocha la tête en mordant dans son sandwich. Oui, peut-être avait-elle entendu ce nom quelque part dans les Marches Solitaires. C’était tout à fait possible, même si elle en doutait. Elle y aurait prêté attention et l’aurait retenu sans mal. L’Inquisition était récente, après tout. Or, ce nom… il remontait à plus loin. À sa jeunesse. Mais elle n’arrivait plus à le remettre. Elle avait eu la même sensation en voyant le commandant à son arrivée. Il ravivait quelque chose en elle — des fragments de mémoire qu’elle n’arrivait pas à saisir.

« Je ferais bien d’aller lui porter la liste de plantes et son remède. Tu m’accompagnes ? »

Sera partit dans un rire franc : « J’aurais adoré, mais ses quartiers me sont interdits ! Il n’a pas aimé que je remplisse ses bottes de vers de terre. Franchement, c’est injuste comme réaction. Il ne réalise pas à quel point c’est compliqué de trouver une vingtaine de ces bestioles. »

Théa ne savait pas si elle devait en rire ou être estomaquée par l’audace de son amie. Elle comprenait parfaitement que la blague ait pu déplaire, mais elle n’était pas vraiment surprise des actes de Sera. Elle la remercia pour le repas, but son jus de sureau d’un trait… trop vite. Une quinte de toux la prit, et le liquide ressortit par son nez avant de s’écraser sur sa robe.

Sera éclata de rire tandis que Théa toussait, tentant de se remettre de sa maladresse.

« T’es trop drôle, demoiselle Propette ! »

Et alors que Théa essuyait les larmes qui perlaient à ses yeux après avoir toussé à s’en arracher les poumons, Sera partit comme elle était venue. Dépitée, elle tamponna son visage avec un mouchoir, tentant de sauver ce qui pouvait l’être, et constata les taches rouges qui ornaient désormais sa robe de part et d’autre. Bon sang ! Jamais ne pouvait-elle garder une tenue irréprochable ?

Elle attrapa la liste de matériel et la potion infâme, mais après avoir jeté un regard à cette dernière, elle décida de tenter quelque chose. Elle attrapa un reste de grâce cristalline, deux fleurs de lotus sanguin et un morceau de viveracine. Elle écrasa le tout dans son mortier avec l’agilité que des années d’expérience lui avaient prodiguée. Elle transféra le jus pâteux dans un petit bocal et l’emporta avec elle quand elle quitta l’infirmerie.

Quand elle atteignit les portes de la Chantrie, Théa sentit sur elle le regard de la maître espionne, occupée à discuter avec l’un de ses éclaireurs. Décidément, cette femme la mettait très mal à l’aise. Elle entra dans le lieu saint, où diverses sœurs priaient aux côtés de nombreux habitants de Darse. Étaient-ils toujours aussi pieux, ou ces temps troublés influençaient-ils leur foi en le Créateur ? La Chantrie était éclairée par de nombreuses chandelles qui jonchaient le sol de part et d’autre des colonnes soutenant le toit voûté. Théa s’avança et admira les statues perchées, cherchant à comprendre ce qu’elles représentaient.

Elle arriva à la hauteur de Dame Gisèle et lui demanda où elle pouvait trouver le commandant Cullen. La révérende mère lui indiqua la salle de conseil de guerre.

Théa y frappa, puis ouvrit la porte. Le commandant ne releva pas la tête à son entrée ; il était penché sur une carte de Férelden, glissant le pouce sur la marque sombre d’un lac.

« Monsieur ? appela-t-elle d’une petite voix. Commandant ? »

Il posa les yeux sur elle et se redressa en découvrant qui elle était.

« Vous êtes Théa, n’est-ce pas ? J’espère que vous avez été bien accueillie. »

Elle fronça le nez. Non, elle ne pouvait pas dire qu’elle avait été bien accueillie. Du moins, ce n’était pas le terme qu’elle utiliserait. Certes, l’ambassadrice s’était montrée charmante, mais ce n’était pas le cas de ses collègues. La maître espionne avait affiché sans retenue sa méfiance, et Adan ne la considérait pas encore comme une alliée — tout juste comme une subalterne. Sera avait été extraordinaire, mais elle décida que cela ne comptait pas vraiment : leur rencontre était déjà un peu plus ancienne, et dans le fond, c’était elle qui l’avait accueillie, non l’inverse.

Plongée dans ses pensées, elle ne réalisa pas immédiatement qu’un silence lourd s’était installé entre elle et Cullen.

« Tout va bien ? Vous vouliez me dire quelque chose ? s’enquit ce dernier.

— Oui, effectivement, dit-elle en lui tendant le listing des plantes. Adan m’a demandé de vous remettre ceci. »

Cullen ouvrit le document et lut la liste. Elle vit ses yeux noisette parcourir son écriture de gauche à droite avec rapidité. Un homme habitué à lire des rapports à longueur de journée, conclut-elle.

Soudain, il sourit — et elle sentit son cœur manquer un battement. Sera avait raison : cet homme était séduisant. Et encore, elle n’avait pas prêté attention à ses cheveux.

« Ce n’est pas l’écriture d’Adan, constata-t-il sans se départir de son sourire. Je n’ai pas eu besoin d’aide pour la déchiffrer, j’en déduis que c’est vous qui l’avez rédigée. J’enverrai dès demain quelques agents à la recherche des plantes pour vos réserves.

— Merci, » répondit-elle avant de prendre la potion du commandant et de la lui tendre.

Il grimaça en reconnaissant la potion avant de pousser un soupir résigné. Il passa une main sur sa tempe et la massa brièvement. Théa observa le geste, la tension dans ses épaules, le pli entre ses sourcils. Elle prit son courage à deux mains, contourna la table et vint lui faire face.

« La potion d’Adan est efficace. Surtout quand les migraines sont intenses. Je ne peux que vous la conseiller, bien qu’elle soit immonde à avaler.

— C’est le cas de le dire.

— J’ai autre chose pour vous. »

Elle sortit le petit bocal de sa poche, l’ouvrit, puis le déposa sur la solide table de bois brut. Elle trempa ses deux index dans le récipient et s’avança vers Cullen, qui ne bougea pas. Quand elle posa les doigts contre ses tempes, elle le sentit se figer. Elle commença un massage en effectuant de petits cercles, comme lui-même l’avait fait un peu plus tôt. Elle s’appliqua à faire pénétrer la pommade dans la peau.

Elle sentit une des mains du commandant frôler son coude et s’étonna que ce simple contact puisse la faire frissonner. Avait-elle pris froid en traversant les Dorsales de Givre ?

Elle chercha le regard du commandant pour lui expliquer ce qu’elle faisait. Quand elle croisa ses iris, elle s’étonna de les trouver d’un brun si vif, si doux à la fois. Durant quelques secondes, elle resta immobile, plongée dans ces yeux captivants. Puis il cligna des paupières, et elle revint à l’instant présent.

« Quand les maux de tête commencent, ce remède est efficace. Il suffit d’en mettre comme je le fais actuellement et de masser jusqu’à ce qu’il pénètre. Ça atténuera les douleurs. Ce sera plus supportable, » expliqua-t-elle en observant le visage du commandant, cherchant à s’assurer que ses explications étaient claires.

Elle s’étonna alors de le trouver si proche, avant de réaliser qu’elle était quasiment collée à lui. Il aurait suffi à cet homme de refermer les bras pour l’enlacer. Un frisson la traversa, suivi d’un éclair de panique. Elle recula subitement, confuse et rouge de honte. Comment avait-elle osé ne pas respecter un minimum de distance avec le commandant de l’Inquisition ? Qu’allait-il penser d’elle à présent ?

Dans sa précipitation, elle heurta le bord de la table. Les rapports qui y reposaient glissèrent dans un bruissement sec et s’éparpillèrent sur la pierre usée du sol. Elle étouffa un gémissement, le cœur battant trop fort, les joues en feu. Elle se pencha pour ramasser les parchemins, les mains tremblantes.

Cullen l’imita sans un mot.

Elle se mordit la lèvre inférieure. Par Andrasté, elle s’était tournée en ridicule. Encore. Elle rêvait de disparaître, de s’éclipser sans laisser de trace. Chaque mouvement lui semblait maladroit, chaque geste trop brusque, trop bruyant. Quand toutes les feuilles furent ramassées, elle se redressa vivement… et se cogna le haut de la tête contre le bois massif de la table.

Un bruit sourd retentit, suivi d’une douleur vive. Elle ferma les yeux un instant, incapable de retenir un soupir.

« Par le Créateur, est-ce que vous allez bien ? »

Elle hocha la tête, incapable de parler. Elle se tint aussi droite que les restes de sa dignité le lui permettaient. Elle tendit les documents à Cullen sans oser le regarder. Elle ne pouvait pas. Elle avait trop honte de son comportement déplacé, de sa maladresse, et de cette proximité qu’elle n’avait pas su gérer — qui avait allumé quelque chose en elle qu’elle était incapable d’expliquer.

Son regard accrocha l’une des feuilles, et elle y découvrit une lettre adressée au commandant lui-même. Elle parvint, malgré elle, à y lire quelques mots rédigés de façon familières. Toujours courir après de tes nouvelles ou Quand viens-tu nous voir ? Les mots d’une personne très proche de lui, sans doute. C’est à ce moment qu’elle découvrit la signature : ta sœur, Mia.

Aussitôt, Théa fronça les sourcils.

Mia…

Pourquoi ce prénom résonnait-il en elle ?

Mia Rutherford…

Mia…

Précipitamment, comme si des démons la talonnaient, Théa s’excusa et quitta la salle du conseil de guerre en trombe. Elle traversa la Chantrie sans ralentir, repoussa les lourdes portes et accueillit le vent frais sur son visage brûlant.

Elle avait fui toute sa vie sa famille et leurs actes. Et pourtant, la voilà rattrapée par eux dans un lieu censé être une sorte de nouveau départ.

Maintenant, elle comprenait pourquoi le nom Rutherford lui avait semblé familier. Pourquoi Cullen lui-même avait éveillé en elle des souvenirs qu’elle croyait enfouis. Il ressemblait à Mia. Il avait les mêmes expressions faciales, ce mélange troublant de douceur et de fermeté dans le regard, cette façon de froncer les sourcils quand il réfléchissait, ce regard perdu quand il est dans ses pensées. Et elle savait désormais pourquoi ce visage lui était si familier. Armand, son frère, avait séduit Mia Rutherford quand ils étaient jeunes. Et il l’avait jetée comme une servante de passage après avoir réussi à lui relever les jupons. Elle revoyait cette jeune fille en pleurs, dévastée par le rejet soudain de l'homme qu'elle aimait. Comme Théa avait haïs son aîné ce jour-là !

Elle sentit son estomac se nouer. Si Cullen l’apprenait… s’il faisait le lien entre elle et Armand Montclair… Il pourrait vouloir venger sa sœur. Il pourrait la haïr pour ce qu’elle représentait. Il pourrait l’expulser de l’Inquisition. Cette dernière possibilité ne la gênait pas tant que ça, mais sa famille aurait vent de l’affaire et la retrouverait.

Elle ne devait pas rester. Une fois la Brèche refermée, l’Inquisition prendrait fin et elle retrouverait sa chaumière perdue dans les bois d’Hafter. En attendant, elle ne devait plus croiser le commandant. Plus jamais.


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