L'épée et le lys

Chapitre 6 : Cullen - l'arrivée des mages

2577 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/10/2025 19:37

Six jours s’étaient écoulés depuis le retour du Messager d’Andrasté du Bourbier Délaissé. Après une journée de repos, il était reparti pour Golefalois et revenu avec un mage du nom de Dorian, dont l’utilité s’était révélée précieuse lorsque le choix fut fait de libérer les mages rebelles d’un magister tevintide. Avec l’aide de la maître espionne et d’une petite troupe d’hommes, le Messager devait, à cette heure, être infiltré dans le château du iarl Teagan afin de mettre un terme à la magie de Géréon Alexius.

Cullen déplorait ce choix. Écarter les templiers était, selon lui, une erreur. Mais les autres conseillers l’avaient approuvé, et il lui faudrait l’accepter. Après tout, il n’était plus templier. Il représentait désormais les forces militaires de l’Inquisition. Peut-être était-il temps de faire une sorte de deuil de son ancienne profession.

Joséphine lui avait déposé une pile de rapports et de courriers qu’il jugea d’un regard sombre. Il était bien trop soucieux pour se concentrer sur ce tas de papier. Ses migraines s’étaient apaisées depuis qu’il appliquait le baume confié par la nouvelle herboriste, dès qu’une douleur — même infime — apparaissait, il suivait ses conseils et massait ses tempes, les doigts emplis de crème. Il songea à la remercier une nouvelle fois, mais repoussa l’idée. Elle était souvent occupée, et il n’avait pas de raison valable de se présenter à l’infirmerie.

Il entendait parler d’elle autour de lui : des gardes ravis de sa présence, d’autres riant de ses maladresses, certains vantant la qualité de ses produits. Cullen n’avait pas encore d’avis tranché. Elle semblait efficace, malgré son manque d’assurance. Il n’avait jamais réellement pris le temps de l’observer à l’œuvre.

Enfin… sauf ce jour-là.

Il revoyait son visage si près du sien, et sentait encore ses doigts sur ses tempes. Il n’avait pas su réagir. La surprise l’avait figé — mais aussi une forme de curiosité. Il n’avait pas osé interrompre le soin qu’elle lui prodiguait, de peur de briser ce moment suspendu. Il avait observé chaque détail de son visage comme on examine une carte : un grain de beauté sur la joue, une cicatrice fine près de l’œil, des lèvres d’un rose tendre, légèrement asymétriques — comme esquissées à la hâte, avec ce charme des choses qu’on ne peut corriger — et dans ses yeux gris, des éclats presque métalliques. Il secoua la tête, agacé par lui-même. Il n’avait pas de temps à perdre avec ce genre de pensées.

L’envie de sentir le poids d’une épée entre ses mains le démangeait. Il avait besoin d’un peu d’action, de quelque chose de concret. Peut-être que Crem accepterait un entraînement un peu plus musclé que d’habitude.

Il quitta la Chantrie d’un pas vif, en direction des portes de Darse. Il entendait déjà les épées s’entrechoquer et ses hommes crier leur motivation. Il aimait cette ambiance. Il aimait les voir si investis dans leurs formations. Chaque jour, de nouvelles recrues arrivaient par petits groupes de trois ou quatre. Généralement, il s’agissait de fratries ou d’amis qui avaient entendu parler du Messager d’Andrasté et voulaient joindre leur foi à une utilité. Cullen les accueillait toujours de bon cœur, sans pour autant se montrer tendre avec eux. Certes, l’Inquisition avait besoin de gonfler ses rangs, mais elle ne désirait pas d’incapables venus par simple curiosité.

Lorsqu’il arriva sur le terrain d’entraînement, Cullen ralentit le pas. Un cercle s’était formé au centre, composé de soldats hilares, certains pliés en deux, d’autres tapant dans leurs mains. Au milieu, Blackwall était allongé sur le ventre, les bras écartés, grognant des plaintes exagérées. Sur la tête de Crem, un casque improvisé — un seau usé surmonté de deux énormes cornes fabriquées de bouts de bois assemblés — oscillait à chacun de ses mouvements. Un pied posé sur le dos du garde des ombres, il mimait une voix grave et tonitruante, imitant Iron Bull avec un talent douteux mais une conviction admirable.

« Parle, vermine, ou je t’écrase sous mes tas de muscles et mes pieds qui sentent le wyverne crevé ! » tonna-t-il, déclenchant une nouvelle salve de rires.

Théa, assise sur une caisse à l’arrière du cercle, riait aussi. Ses épaules remuaient au rythme de son amusement. Son rire, discret mais sincère, happa Cullen au vol et lui arracha un sourire en coin. Mais soudain, les éclats de voix s’éteignirent, et tous les regards se tournèrent vers lui. Il se tenait là, les bras croisés, attendant que le spectacle touche à sa fin. Il n’approuvait pas totalement ce genre de divertissement sur le terrain. Mais il n’était pas naïf. Il savait que ses troupes avaient besoin de relâcher la pression, et que l’humour, parfois, valait mieux qu’un sermon. Malheureusement, sa simple présence imposa le silence, et le sérieux revint parmi les soldats, qui s’éloignèrent pour reprendre les passes d’armes, la mine résignée. Cullen secoua la tête et soupira. Il était sans doute trop exigeant avec eux. Mais avait-il le choix ? Des failles apparaissaient encore un peu partout dans Thédas. Ils devaient tous être à la hauteur.

« Dites, commandant, lança Crem en retirant son couvre-chef, ça m’arrangerait que vous ne répétiez pas ce que vous avez vu au patron.

—  Il vous le reprocherait ? s’étonna Cullen en tendant la main à Blackwall pour l’aider à se relever.

—  Pire que ça. Il va dire que je suis nul, me coller des séances de théâtre, et je finirai par beugler des répliques idiotes devant le feu de camp pendant trois jours. »

Cullen ne put retenir un rire. Il appréciait la charge du Taureau. L’ambiance détendue qui régnait dans leur rang n’entravait en rien leur efficacité. Iron Bull savait se faire respecter sans jamais forcer l’obéissance. Il donnait ses ordres avec assurance, et sa troupe les exécutait sans discuter. Cullen se demandait s’il était aussi bon que lui. Il le pensait. Il n’avait pas le charisme brut du Qunari, ni sa manière instinctive de fédérer. Mais lui commandait une armée, pas une escouade. Et il savait comment tenir une ligne.

Instinctivement, son regard chercha la silhouette de Théa. Il devait lui parler, la remercier pour le baume. Il n’avait pas eu le temps de le faire quand elle le lui avait remis. Mais elle avait déjà disparu. Par le Créateur, cette fille était une vraie flèche : partie avant même qu’il ait pu décocher un mot.

Comme il s’en doutait, Crem ne refusa pas un entraînement un peu plus poussé. Cullen se défoula pendant plus d’une heure, et le Tevinter ne broncha pas une seule fois. Si un jour la Charge n’avait plus besoin de ses services, Cullen l’imaginait bien comme second. Solide, fiable, et capable de faire rire les troupes sans jamais perdre le nord. Mais à quoi bon faire de tels projets d’avenir. Si la Brèche était refermée grâce aux mages, l’Inquisition ne perdurerait pas. Le temps de remettre les choses en ordre, d’élire une nouvelle Divine… et Cullen reprendrait sans doute sa place d’ancien templier. Quoique désormais, les siens verraient sans doute son retour d’un mauvais œil.

—  Crem ! appela alors une voix féminie en s’approchant.

Cullen la reconnaissait. Une elfe apostat, engagée par Iron Bull. Il l’avait déjà surprise en pleine conversation avec Solas, qui lui demandait si elle aimait se perdre parfois dans l’Immatériel, comme lui. Elle avait rétorqué, presque outrée, qu’elle n’y connaissait rien, qu’elle était une archère. Depuis, il semblait au commandant qu’elle évitait soigneusement l’elfe. Mais Cullen savait reconnaître une mage. Et elle en était une. C’était évident. Toutefois, il n’était pas là pour la traquer, la juger ou l’envoyer dans un Cercle. Les Cercles n’existaient plus, de toute façon. Et de nombreux mages avaient rejoint l’Inquisition de leur plein gré et se montrait efficaces.

— Le patron est au pont, celui à l’entrée de Darse, annonça-t-elle.

— Le Messager est de retour ? s’étonna Cullen.

— Oui, et il n’est pas seul ! s’exclama la dalatienne. Je me demande où vous allez pouvoir loger tout ce petit monde."

Cullen essuya son front et redressa les épaules. Le Messager avait réussi. Les mages l’accompagnaient. Le commandant se sentait satisfait mais surtout impatient. La brèche serait bientôt refermée. Il était temps ! Les démons qui sortaient des failles ne feront plus de victimes. Cremissius et sa camarade bondirent presque en direction des portes de Darse pour voir arriver la troupe. Cullen se dirigea vers la Chantrie. Il était inutile d’attendre sagement sur place, autant prendre de l’avance et planifier la suite des opérations.

 

 

Le Messager franchit la porte de la salle de conseil plus de deux heures plus tard. Il s’était lavé et avait mangé. À son visage éreinté, le commandant comprit que Trevelyan ne rêvait que d’une longue nuit de sommeil avant toute autre activité. Ce qui le frustra un peu. Cullen était pressé de mettre un terme à tout cela. Il espérait que le calme revienne enfin en Thédas. Mais il comprenait aussi. Chevaucher pendant des heures — des jours, parfois — épuisait même les plus endurants.

— Ravi de vous voir, Messager, déclara Cullen avec un sourire.

— Commandant Cullen, toujours à votre poste.

— Que pourrais-je faire d’autre ?

Trevelyan leva un sourcil, hésita. Il semblait réfléchir à la question, ou plutôt à l’opportunité de suggérer une foule d’activités plus amusantes que la planification des actions de l’Inquisition. Cullen détourna les yeux. Il percevait nettement ses pensées. Et cela le renvoyait à sa propre rigidité. Il avait été formé pour être efficace. À cent pour cent. Savoir qu’il ratait peut-être quelque chose que d’autres qualifieraient d’amusant lui fit un pincement au cœur. Mais il ne savait rien faire d’autre que ce qu’on lui avait appris. Depuis l’âge de treize ans. Trevelyan finit par se pencher sur la carte, cherchant vraisemblablement un autre sujet de conversation. Le silence s’installa entre eux mais fut rapidement interrompu par les voix de Cassandra et Fiona dans l’allée de la Chantrie. Le Messager y trouva un prétexte pour quitter la pièce et Cullen le suivit.

Cassandra soupirait, tandis que Fiona semblait la remercier pour une aide que le commandant n’aurait su identifier. Puis elle sortit, retournant auprès des siens.

Trevelyan s’approcha de la chercheuse et posa une main sur son bras, un geste de respect partagé. Cullen se rapprocha à son tour. Léliana et Joséphine les rejoignirent rapidement, comme attirées par le silence qui s’installait et l’envie d’en apprendre davantage sur les derniers évènements.

— Les mages sont donc nos alliés, nota la maitre espionne.

Aussitôt, cette nouvelle déplut à l’ancien templier.

— Alliés? Nous prenons un risque, cette alliance est une mauvaise idée. Il y aura des abominations parmi les mages, nous devons y être préparés, déclara-t-il, désappointé.

— Si nous retirons notre alliance, l’Inquisition aura l’air incompétente, si ce n’est tyrannique, défendit Joséphine

— Qu’est-ce qui vous a pris de libérer ces mages et de les laisser sans surveillance alors que le Voile est déchiré ? s’indigna le commandant en se tournant vers le Messager d’Andrasté.

Ce dernier contracta la mâchoire et riposta avec force, rappelant que les mages n’étaient ni des prisonniers à jeter aux cachots, ni du bétail à entasser dans une étable. Ils avaient le droit d’être entendus, soutenus et traités en partenaires, non en menaces. Leur contribution était capitale si l’Inquisition tenait à refermer la Brèche.

Cullen s’agita. Il avait du mal à accepter qu’autant de mages circulent aussi librement hors d’un Cercle. Certains d’entre eux, comme Solas et Vivienne, s’étaient montrés serviables et compétents. Mais autant de mages… Espérer tous les sauver… C’était ridicule.

Il savait. Il connaissait. La Tour du Cercle le hantait encore. L’éradication avait été la seule solution. Il ne pouvait pas se permettre ce genre de risque ici, à Darse.

— Tout cela est tellement… absurde. Vous ne savez rien de la magie, déclara-t-il en leur jetant à tous un regard hanté de souvenirs amers.

— Ce que je sais, c’est que nous disputer ne servira à rien. Ce qui est fait est fait, intervint Cassandra fermement. Nous devons rester soudés.

— La voie du pragmatisme a parlé, déclara Dorian en avançant vers eux. Vous avez plus urgent à régler.

Cassandra acquiesça, et Joséphine leur demanda de relater ce qui s’était passé au château de Golefalois. Le Messager leur parla du voyage dans le temps, déclenché par un sort d’Alexius. Il leur expliqua ce qu’ils y avaient vu. Le monde qu’était devenu Thédas. La Brèche immense qui dévorait le ciel. Du lyrium rouge partout. Une armée de démons si vaste qu’il était impossible de la nombrer. La mort de l’impératrice d’Orlaïs. Le sacrifice de Leliana… Et l’« Ancien ».

Un silence suivit son récit. Un silence lourd d’interrogations, d’incompréhension et de crainte. Cullen regarda les conseillers : Joséphine, troublée, avait pâli. Leliana réfléchissait déjà à toute vitesse, cherchant des solutions. Cassandra serrait le pommeau de son épée comme si elle cherchait à étrangler une abomination. Il soupira. Ils devaient tous garder la tête froide. Et surtout, ne pas abandonner avant d’avoir réellement commencé.

— Une bataille à la fois, déclara-t-il avec assurance. La Brèche reste notre priorité. Cela va prendre du temps d’organiser nos troupes pour la refermer. Allons-y. Le devoir nous attend.

— Je passe le conseil de guerre, annonça Dorian. Mais j’aimerais voir la Brèche de plus près.

— Donc, vous restez ? demanda le Messager avec un sourire satisfait.

Dorian confirma et échangea avec Trevelyan quelques mots que Cullen n’écouta pas. Ses pensées étaient déjà tournées vers les ordres qu’il aurait à donner, les rapports qu’il devrait lire et rédiger. Il avertit ses alliés que le travail les attendait, et que le lendemain, le trou dans le ciel ne serait plus qu’un mauvais souvenir.


Laisser un commentaire ?