L'épée et le lys
Théa avait obéi au commandant sans attendre. Il lui avait ordonné de rejoindre l’infirmerie, de rassembler le nécessaire pour les soins, et de gagner la Chantrie, seul bâtiment de pierre capable de résister à une invasion. Elle marchait aussi vite qu’elle le pouvait. Elle aurait aimé courir, mais les villageois s’agitaient dans les rues, la bousculant à plusieurs reprises. Certains prenaient la fuite, d’autres retournaient se réfugier derrière les murs de la taverne. Elle dut se faufiler parmi d’autres en s’excusant maladroitement. Ils s’étaient tous rassemblés là, tentant de distinguer l’armée qui descendait la montagne au loin : certains se lamentaient à voix haute ou suppliaient le Créateur de les sauver, d’autres s’indignaient, exigeant des réponses, et quelques-uns, inconscients du tumulte, terminaient leur bière comme si de rien n’était.
Quand enfin elle atteignit l’infirmerie, elle ouvrit les portes en trombe, désireuse de mettre de la distance entre elle et le chaos. Une main saisit son poignet et la plaqua contre le mur. Une lame froide se glissa sous sa gorge. Elle hoqueta, figée, le souffle coupé. Elle croisa le regard fiévreux de son agresseur, des yeux dévorés par la folie. Pourtant, quand il la reconnut, son expression se décomposa. Il recula d’un pas, balbutia des excuses, la lame encore tremblante dans sa main.
Théa le reconnut aussi. Un soldat blessé, soigné par Adan pour une plaie au crâne. Elle s’était occupée de lui ce matin même, lui avait préparé une décoction pour faire tomber la fièvre. Il était censé aller mieux. L’odeur de la pièce l’envahit : sang, plantes, vomi et le tout, l’écœura. Elle s’éloigna du blessé en détournant les yeux de la dague qu’il tenait encore. Si elle avait su qu’il poserait une lame sur sa gorge, aurait-elle mis autant de ferveur à le soigner ?
— Que se passe-t-il dehors ? demanda-t-il tandis que la jeune femme jetait un regard autour d’elle.
Cinq autres blessés attendaient sa réponse. L’un d’eux avait une jambe brisée, serrée entre deux plaques de bois. Théa grimaça en constatant qu’elles avaient bougé et que son bandage s’était détendu. Un autre portait le bras en écharpe, tandis que ses deux voisins souffraient de brûlures récentes. Le dernier était inconscient, dévoré par une fièvre et un mal que ni elle ni Adan n’avaient su identifier. Théa avait alors fait appel à un mage pour avoir un avis supplémentaire et surtout sauver le malheur. Son choix s’était porté sur celui qu’elle appréciait le plus. Solas l’avait examiné et décrété que l’homme n’avait aucune blessure physique, mais que ses jours étaient toutefois comptés.
« Le mal le ronge de l’intérieur. Vous ne pouvez rien faire, Théa, avait dit l’apostat. Je ne peux rien faire pour lui non plus. »
Théa avait compris. Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait ça. Une maladie non contagieuse, qui tuait en silence et en souffrance même les plus valeureux. Elle ne pouvait pas le sauver, mais elle avait tout essayé pour le soulager. Ce soir, elle constatait qu’il respirait de plus en plus difficilement.
Les mots du commandant lui revinrent à l’esprit : gagner la Chantrie.
— Une armée est aux portes de Darse, répondit-elle enfin. Le messager d’Andrasté tente de les retenir. Le commandant Cullen nous ordonne de gagner la Chantrie, par sécurité.
Le soldat qui l’avait agressée regarda ses compères, puis acquiesça. Il se dirigea vers la porte et l’ouvrit pour jeter un œil à l’extérieur. Cette fois, les villageois s’agitaient davantage, poussés par les hommes de l’Inquisition qui leur ordonnaient de se diriger vers le temple.
Soudain, un grondement sec déchira l’air, suivi d’un choc brutal contre la montagne. La terre vibra sous leurs pieds. Théa sursauta. Jamais elle n’avait entendu un bruit similaire, le cœur battant trop fort, comme si l’impact l’avait frappée elle aussi. L’un des trébuchets venait de tirer. Un souffle de poussière s’éleva, et aussitôt, des hourras jaillirent dans les rues.
— Peut-être que nous pouvons rester ici, demanda celui qui avait le bras en écharpe. Les autres ont l’air de bien s’en sortir.
— Le commandant Cullen… commença Théa.
— Nous avons reçu des ordres, nous obéissons, coupa celui qui l’avait agressée.
Sans attendre la moindre réclamation, il leur indiqua la sortie. Trois d’entre eux obéirent et, d’un pas lent, partirent vers la Chantrie. Celui qui avait la plaie au crâne se dirigea vers celui qui avait la jambe brisée.
— Ça ne sera pas sans douleur, mon vieux, mais je vais te sortir d’ici.
Il le hissa sur son dos et son collègue poussa un cri de douleur qui tordit le ventre à Théa. La fracture était fraiche et si elle ne s’occupait pas tout de suite de remettre le bandage et les fixations en place, cet homme risquait de ne plus jamais pourvoir marché sans une canne. Avant de franchir le seuil, le soldat à la plaie crânienne, se tourna vers l’homme inconscient.
— Je reviens pour celui-là.
Théa secoua la tête.
— Envoyez un autre soldat. Vous êtes vous-même affaibli.
Il hocha la tête et fit mine de sortir.
— Attendez, appela-t-elle. Vous avez vu Adan ?
— Non, il doit déjà être à l’abri. Ne traînez pas. Le commandant ne nous aurait jamais fait quitter l’infirmerie sans raison. Si Cullen nous envoie là-bas, c’est que les choses vont vraiment mal.
Il sortit, laissant Théa sous le choc de cette révélation. C’était pourtant logique. Le commandant était un fin stratège ; à la vue du danger, il avait compris. Darse, pour lui, était déjà perdue.
Théa trembla et se tourna vers les plantes, les étagères, le laboratoire d’alchimie de Clément. Cullen lui avait donné une mission. Elle allait s’y tenir. Elle attrapa des sacs de jute, les bourra de plantes séchées en tachant de diversifier les variétés. Une nouvelle détonation éclata. Le second trébuchet tira. Un fracas plus proche, plus sec, suivi d’un grondement semblable à une avalanche. Au lieu de la rassurer, le bruit la glaça. Elle frémit, les gestes saccadés, et accéléra le mouvement. Un cri inhumain fendit l’air, aigu à en lacérer les tympans. Les hourras s’éteignirent. Puis un impact. Une explosion. Le sol trembla sous les pieds de Théa, les étagères s’agitèrent, des fioles tombèrent et se brisèrent aussitôt. Elle se figea, les doigts crispés sur un sac à moitié rempli.
Qu’est-ce que c’était ? Que se passait-il ?
Tremblante, elle ouvrit la porte et l’horreur l’envahit.
Une silhouette gigantesque volait au-dessus du village, crachant des flammes pourpres qui embrasaient les habitations. Les villageois qui n’avaient pas encore rejoint la Chantrie hurlaient dans les rues, s’enfuyaient en tous sens. Les soldats, tout aussi paniqués, tentaient de maintenir l’ordre, perdus face à la bête qui attaquait depuis le ciel.
Dans un réflexe idiot, Théa referma la porte, comme si ce geste pouvait tenir l’horreur à distance. Comme si tout cela ne la concernait pas. Elle attrapa sa besace et y glissa son mortier, son livre de plantes. Par Andrasté, ces mains tremblaient trop. Puis elle termina de remplir le sac de jute et en saisit un second, dans lequel elle entassa tous les bandages qu’elle trouva. Les sacs n’étaient pas lourds, mais elle ne pouvait pas tout porter. Il restait les fioles à emballer, les pleines comme les vides.
La porte s’ouvrit violemment, lui arrachant un cri. Blackwall et Crem entrèrent, l’arme au poing, le regard paniqué.
— On nous a dit de venir vous aider, expliqua Cremissius en s’approchant.
Théa hocha la tête, encore secouée. Elle désigna les sacs.
— J’ai encore beaucoup à emporter, je n’ai pas encore fini d'emballer
Blackwall s’avança, l’arme toujours en main, les yeux rivés sur la porte comme s’il s’attendait à voir surgir la créature.
— On vous couvre. Prenez ce qu’il faut, vite.
Crem attrapa les deux sacs déjà prêts sans attendre. Théa se remit en mouvement, les gestes plus vifs, plus précis. Le sol vibrait encore sous leurs pieds. Dehors, les cris continuaient. Elle confia une caisse de fioles à Blackwall qui gagna la sortie, devancé par Crem qui filait déjà vers la Chantrie. Puis, Théa s’immobilisa subitement, elle réalisa qu’elle oubliait le plus important : un dernier blessé. Elle courut dans sa direction sous le regard inquiet du garde des ombres. Elle s’agenouilla près de son patient, lui parla d’une voix douce et rassurante, lui promettant de faire attention, de ne pas lui faire de mal. Puis elle passa un bras sous ses épaules, enserra sa taille pour le soulever. Par le Créateur, il était lourd, mais elle y parvenait.
Elle tenta un pas et chuta. Le blessé s’écroula avec elle. Elle s’excusa, gauchement, puis tenta de le redresser. C’est là qu’elle comprit.
Il était déjà parti.
Elle recula d’un bond. Quand était-ce arrivé ? Quand avait-il rendu son dernier souffle ? Il était certes mal en point, mais il vivait encore quand les autres blessés avaient été évacués vers la Chantrie. Il était mort en silence, tandis qu’elle ramassait les plantes et les bandages.
— Faut y aller maintenant, gronda l’homme du lac de Luthias.
Elle n’aimait pas l’idée de laisser son patient-là, étendu sur le sol froid de l’infirmerie. Mais le ton de Blackwall l’empêcha de désobéir. Elle reviendrait, se jura-t-elle. Elle offrirait une pose décente au corps. Des funérailles, s’il le fallait. Elle tremblait de plus en plus. Et quand elle mit un pied dehors, elle étouffa une exclamation.
La taverne brûlait. Quelques heures plus tôt, elle résonnait encore de rires et de chants. À présent, elle n’était plus qu’une torche incandescente, une masse de flammes qui dévorait les souvenirs. Des templiers arpentaient les rues, abattant les derniers habitants égarés. Les corps tombaient. L’air était saturé de cendres et de sang. Une odeur âcre, métallique, lui monta à la gorge. Elle toussa, les yeux piquants. Le crépitement des flammes se mêlait aux hurlements, aux ordres hurlés.
Théa recula, le souffle coupé. Elle hésita à se cacher dans l’infirmerie, à ne plus bouger et attendre que l’horreur passe. Mais la main de Blackwall s’abattit sur son épaule. D’un geste du menton, il lui indiqua le chemin à suivre. Elle hocha la tête, incapable de parler, et le suivit. Elle se concentra sur le dos solide du garde. C’était son repère, son fil rouge dans le chaos. Tant qu’elle gardait les yeux fixés sur lui, elle ne s’égarerait pas. Et surtout, cela lui évitait de voir d’autres vies s’éteindre devant ses yeux.
À un moment, son pied buta contre une masse et elle dut enjamber un cadavre coupé en deux. Son sang recouvrait les pavés enneigés d’un rouge écarlate. En reconnaissant l’un des brûlés qu’elle avait soignés, elle gémit. Ses lèvres se mirent à trembler, elle dut retenir un haut-le-cœur et détourna le regard pour retrouver son repère.
Mais Blackwall avait déjà gagné les portes de la Chantrie. Il était trop loin pour qu’elle puisse s’accrocher à lui.
Théa resta un instant immobile et osa, comme poussée par un besoin malsain, observer les dégâts autour d’elle. Le feu était partout. Des corps aussi. Des soldats comme des villageois. Des innocents. Des monstres en armure se faufilaient entre les murailles de bois et pénétraient dans Darse, de plus en plus nombreux. Des traînées de sang striaient les pavés, laissées par ceux qui avaient tenté de ramper avant de s’effondrer. Elle détourna les yeux, mais trop tard : l’image s’était imprimée en elle, comme une cicatrice. Soudain, un cri la ramena à la réalité. Une voix qu’elle connaissait appelait à l’aide.
Adan ?
Elle fronça les sourcils. Avait-elle rêvé ? La voix appela une fois . Oui, c’était bien lui. Alors, il n’était pas à l’abri dans le temple chantriste ? Elle aurait dû s’en douter. Il n’était pas du genre à abandonner ses blessés, aussi antipathique qu’il puisse être.
Il cria une nouvelle fois, et elle courut aussi vite que possible dans sa direction. Théa courait en relevant sa jupe, le souffle court, les poumons irrités par le froid et les cendres, guidée par la voix d’Adan. Elle le trouva devant l’infirmerie, piégé sous un amas de débris. Des poutres brisées, des pierres, des éclats de verre. Tout près, des jars en terre cuite rempli de poudre, celles-là mêmes qu’il utilisait pour ses fioles explosives destinées au Messager.
À ses côtés gisait une femme. Théa la reconnut aussitôt : Minaeve, la chercheuse elfe à qui l’on confiait des fragments de démons et de créatures pour les étudier. Elle avait les yeux écarquillés de terreur, la jambe brisée. Elle ne pouvait plus marcher. Théa hésita un moment puis se concentra sur l’apothicaire. Elle se précipita vers lui, tomba à genoux, tenta de dégager les débris. Il gémissait, le visage crispé de douleur.
— Tenez bon, murmura-t-elle. Je vais vous sortir de là.
Mais un ricanement la figea.
Un templier s’approchait. Son crâne était hérissé de cristaux rouges, son armure déformée par la corruption. Il leva sa lame, lentement, sans quitter Théa des yeux… et l’enfonça dans la poitrine de l’érudite elfe.
— Minaeve ! hurla Adan, avec un cri de douleur et de chagrin mêlés.
Poussée par l’urgence, Théa se pencha à nouveau sur les débris, les mains tremblantes, les gestes précipités. Elle tenta de dégager une poutre, usa de tout son poids, mais rien ne bougea. Elle grogna, tira, poussa. Rien à faire. Le morceau de bois était trop lourd, trop enchevêtré. Elle jeta un regard à Adan, toujours prisonnier, le visage tendu de douleur. Elle se mordit la lèvre, totalement dépassée par la situation.
Le templier rouge avançait, implacable, sa lame encore souillée du sang de Minaeve. Théa crut entendre chaque goutte de liquide rouge glisser le lontg de l'épée et tomber sur le sol. Un son aussi fort que celui des armes de siège un peu plus tôt. Tout son être lui criait de fuir. Maintenant, le plus vite possible. Mais elle n’osait pas. Son cœur battait à tout rompre. Se défendre ? Oui, elle devait agir et protéger Adan. Elle chercha autour d’elle, affolée, les yeux écarquillés. Tout — n’importe quoi — aurait fait l’affaire. Un éclat de verre, une pierre, une arme oubliée. Mais il n’y avait rien : rien d’utile, rien d’assez solide pour arrêter ce monstre.
Et en désespoir de cause, elle se saisit d’un morceau de bois qui brûlait. Dans un réflexe désespéré, elle l’agita devant elle, sous le nez du monstre. Le templier recula d’un pas. Puis d’un second. Ça fonctionnait, elle parvenait à l’effrayer ! Elle s’enhardit, avança, le bras tendu.
Une grimace déforma le visage du templier. Théa hésita un moment: est-ce un sourire ? Et c’est là qu’elle réalisa son erreur. D’un revers d’épée, il envoya valser son arme de fortune comme on chasse une mouche trop insistante. La jeune femme se sentit idiote, imprudente. Comme une enfant qui aurait cru pouvoir effrayer un loup avec une peluche. Le morceau de bois fila droit dans les jarres de poudre.
Puis l'homme ricana, un son rauque, inhumain, et l’attrapa à la gorge. Il la souleva comme si elle ne pesait rien, puis la projeta contre le mur de l’infirmerie. Sa tête heurta le bois avec un craquement sourd. Une douleur fulgurante éclata sur sa pommette droite. Elle gémit, incapable cette fois de retenir ses larmes.
Adan l’appelait encore à l’aide. Mais que pouvait-elle faire ? Elle était incapable de se battre contre une telle abomination. Pourtant, elle se releva, chancelantet. Elle se tourna vers le soldat au crane de cristaux. Il approchait. Sa vue se brouillait. Sans doute le choc avait-il été trop brutal ? Elle secoua la tête, tenta de retrouver ses repères.
Et là, un sifflement retentit.
Une flèche fusa et se ficha dans la gorge du templier rouge, pile entre deux cristaux. Il eut un hoquet rauque, surpris, et le sang gicla en une gerbe épaisse. Théa sursauta quand quelques gouttes l’atteignirent au visage. Le templier s’écroula près d’Adan.
Une main la saisit brusquement sous le bras et l’obligea à faire volte-face. Un regard sévère s’accrocha au sien.
— Allez, vite, on se tire ! hurla Sera en la tirant.
Théa était reconnaissante de la retrouver. Pour la deuxième fois, son amie lui sauvait la vie. Cependant, elle n’était pas la seule en danger.
— Non, attends… Adan…
Théa désigna l’apothicaire, toujours coincé sous les décombres, qui leur jetait un regard suppliant. Il tendit une main vers elle, et elle fit un pas, un seul, pour se rapprocher.
Mais Sera l’en empêcha.
L’explosion retentit à cet instant. Une détonation sèche, brutale, qui les projeta plusieurs mètres plus loin. Le feu avait atteint les jarres de poudre.
— Bordel de merde ! C’est pas vrai ! gronda Sera en tentant de se redresser.
Théa gémit. Elle avait mal partout. Chaque muscle, chaque os, chaque souffle semblait fait de miettes. Mais elle se releva, encore, et se retourna aussitôt pour voir les dégâts.
L’infirmerie brûlait à son tour.
Et Adan…
Il n’y avait plus d’Adan.
Le choc fut si violent que ses oreilles se mirent à siffler. Elle sentait qu’on s’agitait autour d’elle, qu’on la tirait, qu’elle marchait. Mais ses yeux…
Ses yeux restèrent fixés sur l’endroit où l’apothicaire s’était tenu.
Il ne restait rien en dehors d'une tache sombre parmi les flammes.
Elle se laissa tirer, encore sonnée, le cœur battant à tout rompre.