L'épée et le lys
Cullen resta immobile, les bras ballants. Elle avait beau être dans l’ombre et se montrer discrète, il savait qu’elle pleurait. Il avait promis de la protéger. Il l’avait juré à maître Dennet, ou du moins qu’il essaierait. Et il y était parvenu. Elle vivait. Elle avait quelques ecchymoses, mais elle s’en remettrait. Pourtant, sa détresse l’atteignait. Elle s’était montrée courageuse, volontaire, comme si elle ne pouvait pas tomber. Comme si ce bout de femme fragile et maladroite était aussi résistant qu’un roseau que le vent balayait sans ménagement, sans jamais parvenir à le briser. Pourtant, à cet instant, elle l’était. Elle pleurait en silence, les épaules secouées de sanglots.
Cullen se passa une main dans la nuque. Il ne pouvait pas la laisser comme ça, il n'avait pas envie de la laisser comme ça. Il savait qu’il n’aurait pas les mots pour la consoler, la rassurer. Il n’avait jamais su parler aussi facilement que Solas ou Joséphine. Pourtant, il le devait. Il fit un pas dans sa direction, puis un deuxième.
— Non, vous ne pouvez pas, murmura Cole à son oreille, lui arrachant un sursaut.
— Par le Créateur, gronda Cullen. Ne surgissez pas ainsi comme un démon.
— N’y allez pas, continua le jeune homme. Elle ne veut pas.
— Elle ne veut pas ?
Cullen fronça les sourcils en comprenant qu’il parlait de l’herboriste. Il observa la silhouette, à présent presque allongée sur le corps d’une patiente qu’il devinait morte.
— Elle ne veut pas que je lui parle ?
— Si, elle aime bien. Mais elle ne veut pas que vous la voyiez maintenant. Elle veut qu'on l'oublie. Vous ne pouvez pas la voir comme ça. Pas quand elle veut que vous la croyiez forte. Pas quand elle est brisée.
Cullen ouvrit la bouche pour protester, puis observa Cole, qui ne quittait pas l’herboriste des yeux.
— Je ne comprends pas. N’est-ce pas justement maintenant que je devrais la soutenir ?
— Je le sais, vous le savez. Mais elle se détestera si vous le faites.
Cullen soupira. Il comprenait, enfin, il essayait. Il lui ressemblait d’une certaine façon. Montrer une faiblesse quand on a des responsabilités, c’était risquer de perdre la confiance des autres. Il détesterait cela aussi. Il recula de deux pas.
— Il arrive, murmura Cole à son oreille une nouvelle fois.
Le commandant jura et s’écarta en lui jetant un regard sévère. Mais Cole se contenta de montrer l’horizon d’un doigt. Cullen fronça les sourcils.
— Il a survécu, continua le jeune homme étrange.
— L’Ancien ?
— Non, répondit Cole en collant son visage près de celui du commandant, qui cligna des paupières plusieurs fois.
Par Andrasté, il n’aimait vraiment pas cet étrange personnage et son attitude si bizarre.
— Le messager. Il est en vie.
Cullen scruta l'horizon avec plus d'attention. Quelque chose en lui disait que Cole avait raison. Il avait espéré que le Messager s'en soit sorti, qu'il ne s'était pas simplement sacrifié pour sauver des centaines de vies. Cela aurait été tout à son honneur, mais vraisemblablement du gâchis. Et bien qu'ils soient différents et qu'ils aient eu des divergences d'opinion, Trevelyan avait tout son respect, presque son amitié.
Mais si Cole disait vrai, s'il avait raison...
Cullen devait en avoir le cœur net. Sans attendre, il choisit trois soldats qui paraissaient encore tenir debout, leur ordonnant de le suivre. Ils partaient en éclaireur. Cassandra se joignit naturellement à lui. Le commandant la savait épuisée, mais la chercheuse Pentaghast était une battante qui n’affichait jamais ses faiblesses. La chercheuse, l’espionne, la charge du taureau, le garde des ombres, l’enchanteresse… et Théa. L’Inquisition possédait un nombre incalculable de personnalités fortes. Et si Trevelyan était encore en vie, alors Cullen ne doutait plus de la puissance et de l’avenir de leur organisation. Ils gravirent la colline et atteignirent un pan de montagne qui abritait la vallée, où ils s’étaient tous réfugiés du vent.
Une fois en haut, les pieds enfoncés dans la neige, il scruta l’horizon. Et là, il le vit. À vrai dire, c’est la lumière verte qui brillait dans sa main depuis des semaines qui attira l’attention de Cullen. Le Messager titubait dans leur direction. Il tremblait, son visage était aussi pâle qu’un spectre.
— Là-bas, c’est lui ! cria Cullen pour avertir Cassandra, qui cherchait dans une autre direction un signe de vie.
Elle se retourna vivement et un sourire étira ses lèvres.
— Loué soit le Créateur !
Trevelyan s’écroula devant leurs yeux. Cullen se précipita et le redressa. L’effort les fit s’enfoncer davantage dans la neige, il jura entre ses dents. Un des soldats lui apporta son aide. Puis un second. Le commandant sentait son cœur battre follement ; il ressentait l’urgence de faire examiner le Messager d’Andrasté par un mage, mais il ressentait aussi le soulagement et un regain de courage l’envahir. L’adrénaline revenait, mais à part porter Trevelyan, il ne savait pas comment l’utiliser, ni quoi en faire. Peut-être pourrait-il déjà prévoir la suite des opérations. Il devait trouver un lieu où s’établir, un plan d’attaque contre Samson, et surtout obtenir plus d’hommes pour agrandir leur armée s’ils voulaient avoir un minimum de chance d’affronter l’Ancien et ses troupes de templiers rouges.
Trevelyan fut allongé sous une tente et Solas s’occupa de vérifier son état. Par chance, il n’avait que des égratignures, et s’il devait endurer quelques courbatures dans les jours à venir, il s’en remettrait. L’heure qui suivit les soins, les soldats défilèrent devant la tente du Messager, murmurant des prières au Créateur, fascinés par le miracle d’avoir retrouvé cet homme vivant. Certains tendaient la main pour s’assurer qu’il était bien réel, d’autres dans l’espoir de capter un fragment de ce prodige.
Durant le repos du Messager, Cullen avait sorti ses cartes et convoqué le conseil sur-le-champ. Il fallait agir. Avant qu’ils ne puissent démarrer leur réunion d’urgence, des voix s’élevèrent dans les rangs, puis le hennissement de plusieurs chevaux retentit. Cullen observa l’horizon.
— Le maître Dennet… comprit-il.
Le palefrenier avait disparu à Darse. La dernière fois que le commandant l’avait vu, l’homme, horrifié par l’arrivée de l’armée ennemie, avait libéré toutes ses montures. Il préférait voir ses bêtes libres dans les Dorsales de Givre plutôt que tuées ou volées par des monstres recouverts de cristaux rouges. Cullen n’avait pas cherché à l’en empêcher ; il savait déjà, à ce moment-là, que Darse tomberait. Puis, le palefrenier manquait à l’appel… Cullen l’avait cru mort, comme tant d’autres. Avant qu’il ne puisse faire un mouvement pour saluer maitre Dennet, une silhouette le devança, s’élança vers l’homme bourru et se jeta dans ses bras, l’étreignant avec force. Cullen vit Dennet accueillir ce corps mince secoué de sanglots en refermant ses bras forts et réconfortants autour de lui. Il lui caressa les cheveux et sembla bercer la jeune femme un bref instant. Le commandant ne comprit pas pourquoi, mais une gêne discrète lui serra la poitrine. Quand Théa recula, il la vit essuyer des larmes sur ses joues roses et rire avec son cousin. Cela accentua le malaise du commandant. Dennet lui avait sans aucun doute remonté le moral, alors que lui-même n’avait même pas pu essayer. Qu’est-ce qui lui prenait ? Était-il envieux ? Jaloux ? C’était absurde ! Sans doute vivait-il cela comme un échec dans son rôle de commandant. Rien de plus.
— Je ne crois toujours pas à ce lien de sang entre eux, glissa Léliana, le regard encore plus suspicieux.
— De quoi s’agirait-il alors ? demanda Joséphine. Vous pensez que l’herboriste… Ne me dites pas qu’ils ont une relation plus… intime ? Dennet est un homme marié, voyons !
— Une romance… interdite… rougit Cassandra à leurs côtés.
Cullen grogna et détourna les yeux de ces retrouvailles « familiales » qui le dérangeaient de plus en plus.
— Nous avons autre chose à faire que de nous occuper de telles futilités.
— Rien n’est futile, commandant, rétorqua Léliana. Ce qui semble insignifiant peut devenir une arme redoutable.
— Maitre Dennet et Théa sont nos alliés. Vous n’avez pas besoin de chercher un moyen de pression pour leur nuire si nécessaire, maîtresse Espionne.
— On ne sait jamais… Croyez en mon expérience.
— Pouvons-nous nous mettre au travail ? s’impatienta-t-il.
— Vous n’êtes pas drôle, Cullen, se moqua Léliana en s’approchant des cartes, un sourire en coin.
Le commandant poussa un long soupir exaspéré et se pencha sur ses cartes. Comme toujours, son regard glissa sur l’emplacement de la Tour du Cercle, et il se retint de laisser ses doigts en parcourir les contours. Il ne voulait pas que ses collègues se rendent compte que les remords le rongeaient encore. Il trouva Darse sur la carte et réfléchit. Où étaient-ils campés ? Où devaient-ils se rendre ?
Léliana, fidèle à sa logique de terrain et à ses réseaux, envisageait un déplacement vers Dénérim. Elle voyait dans la capitale de Férelden une opportunité de soutien, une base familière, un point d’ancrage. Mais Joséphine s’y opposa aussitôt. Pour elle, le souvenir de Golefalois était encore trop vif : le roi Alistair n’avait pas digéré l’installation des mages rebelles sur ses terres, et leur présence sous la bannière de l’Inquisition risquait de raviver les tensions. Elle craignait que les banns ne ferment leurs portes, que les négociations s’effondrent avant même d’avoir commencé.
Cassandra préférait Val Royeaux. Elle y voyait une chance de renforcer leur position diplomatique tout en veillant sur l’impératrice Célène, dont la sécurité semblait de plus en plus compromise. Mais Joséphine, toujours soucieuse de préserver l’équilibre, s’inquiétait des apparences. Se rapprocher d’Orlaïs, même sous couvert de vigilance, serait perçu comme une alliance. Et l’Inquisition ne pouvait se permettre de pencher d’un côté ou de l’autre. Leur neutralité était leur seule légitimité.
Cullen leva les bras au ciel avant de les rabaisser brusquement. Ils étaient en crise, bon sang ! Qu’importaient les apparences et ce que la noblesse pensait de leurs alliances. Le ton monta quand Joséphine lui rappela que, sans les nobles qu’il semblait mépriser, les caisses de l’Inquisition seraient vides. Léliana proposa d’envoyer des éclaireurs à travers Thédas avant de prendre une décision. Cassandra riposta en soulignant que leurs troupes avaient froid, faim, et qu’elles étaient épuisées. Attendre des rapports serait trop long. Elle ordonna de lever le camp et de trouver un refuge au plus vite. Cullen, piqué au vif, lui montra la carte. Puisqu’elle semblait si déterminée, qu’elle lui indique donc où aller.
Cassandra se rembrunit et leva le ton. Leur dispute alla en crescendo. Cullen était épuisé. Ses pensées se tournaient sans cesse vers Samson et son armée. La priorité devait être là. Avant toute chose. Comment ne pouvaient-elles pas le comprendre ? Il passa une main sur son front. Les fichus maux de tête revenaient, et son besoin de lyrium s’accentuait. Résister le vidait de ses forces à petit feu. Il recula de deux pas, tenta de se calmer, et ferma une seconde les yeux. Ils étaient tous fatigués. Ils avaient tous peur de ce qu’ils devraient bientôt affronter. Il soupira et leva les bras en signe d’apaisement.
— Avant toute chose, c’est d’un consensus dont nous avons besoin.
— Sans l’infrastructure de l’Inquisition, nous n’arriverons à rien, enchérit Joséphine.
— Nous sommes au moins d’accord sur un point, souffla-t-il.
Ravi d’avoir trouvé un terrain d’entente, Cullen reporta son attention sur les cartes. Toutefois, ce regain d’enthousiasme ne toucha pas ses collègues, qui s’agitèrent chacune à leur façon. Joséphine, à bout de nerfs, partit s’asseoir sur un banc. Léliana la suivit et, en silence, s’installa à ses côtés en fixant le sol, plongée dans ses propres pensées. Cassandra grogna et retourna examiner les cartes, cherchant une solution. Cullen fit quelques pas. Cette réunion n’avait servi à rien, si ce n’est à les diviser. Il en était responsable. L’épuisement était général. Ils avaient besoin de repos, pas de décisions hâtives qu’ils regretteraient ensuite.
Soudain, une voix s’éleva. Grave, chaleureuse. Mère Gisèle s’avançait et entonna le cantique. Tous les visages se tournèrent vers elle.
Shadows fall
And hope has fled
Steel your heart
The dawn will come
Cullen observa la sœur chantriste, et son cœur se serra. Les mots de l’hymne résonnaient en lui, écho discret de ce qu’il priait en silence. Il n’était pas certain que le Créateur soit avec eux. Ni même qu’il l’ait réellement été un jour. Mais il croyait en l’Inquisition, en leur courage, en leur besoin de restaurer l’équilibre dans Thédas.
La voix de Léliana s’éleva, douce et vibrante, se mêlant à celle de Mère Gisèle. Bientôt, quelques soldats s’approchèrent, hésitants, puis entonnèrent à leur tour les paroles sacrées. Cullen ferma les yeux laissant le chant le traverser, les paroles le porter. Il rejoignit le chant.
The night is long
And the path is dark
Look to the sky
For one day soon
The dawn will come
Le cantique s’éleva, enveloppant le campement comme une couverture invisible. Les voix se mêlaient et s’élevaient. Cullen se sentit plus léger, plus résistant. Il tourna la tête, attiré par une silhouette un peu plus loin.
Théa.
Elle caressait le chanfrein d’un cheval, lentement, comme pour le rassurer. Mais ses yeux gris étaient posés sur lui, et l’observaient avec une intensité rare. Son cœur se contracta. Il aurait voulu détourner les yeux, mais il n’en fit rien.
Bare your blade
And raise it high
Stand your ground
The dawn will come
Il continua à chanter, pour lui-même, mais pour elle aussi. Pour ce regard à la fois fragile et déterminé. Pour cette présence discrète qui restait debout, mais surtout qui lui donnait envie de tenir lui aussi. Théa bougea les lèvres, et termina le cantique avec lui. Cullen sentit sa gorge se nouer. Il en oublia l’Inquisition, en oublia la voix de Mère Gisèle, en oublia les conflits. Il ne voyait plus qu’elle. Et dans ce regard, il trouva enfin un refuge. Une ancre silencieuse au milieu du tumulte. Il y trouva la sérénité dont il avait besoin, celle qui ne venait ni des prières ni des ordres. Il n’était pas sûr de ce que cela signifiait, mais en cet instant, rien d’autre n’avait d’importance.
The night is long
And the path is dark
Look to the sky
For one day soon