Dragon le prix du silence

Chapitre 2 : l'équipe de recherche

4559 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 07/07/2025 00:27

Merci beaucoup pour prendre le temps de lire cette histoire.

Ce que vous avez sous les yeux est ma première fan fiction, n'hésitez pas à me laisser commentaires/conseils/astuces.

Encore Merci,

Solin.



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Ce matin-là, l’agitation était palpable à la chambre du commerce n°7 de Beurk. Le juge était tendu. Avec les accords commerciaux entre les différentes îles-États, les problèmes étaient courants : cargaisons endommagées, non-respect des délais, actes de piraterie... C’était devenu le quotidien des juges, contraints de jongler entre les législations locales, les accords spéciaux, les contrats d’assurance. Certaines affaires prenaient des années à être réglées, et bien souvent, les parties finissaient par trouver un accord à l’amiable.

Mais aujourd’hui, le cas était particulier. Un marchand prospère et puissant, connaissant parfaitement les rouages juridiques, attaquait la compagnie d’assurance qui refusait de le rembourser pour la perte de ses bateaux. Cela paraissait banal au début. Mais plus l’affaire avançait, plus le juge doutait de son jugement.

Six bateaux marchands, chargés et armés, avaient quitté l’île de Mirgane pour rallier Haroldion. Le trajet ne devait pas durer plus d’une semaine. Et pourtant, six mois s’étaient écoulés sans la moindre nouvelle : ni navire, ni membre d’équipage. L’île de Lohvar, qui attendait la précieuse cargaison, patientait toujours. Là résidait toute la difficulté : d’un côté, le marchand estimait avoir perdu sa cargaison et réclamait une compensation financière ; de l’autre, la compagnie d’assurance refusait de payer sans preuve formelle de la destruction des navires.

— Silence ! Silence ! tonna le juge. S’il vous plaît. Je suis navré, mais je vais devoir prononcer un non-lieu pour l’affaire 637 opposant Marnik Valgarr à la Compagnie d’Assurance du Levant. Faute de preuves !

— C’est un outrage et une violation des traités ! Que les dragons du ciel m’en soient témoins : plus personne ne prendra d’assurance dans votre maudite compagnie ! Vous êtes des escrocs et des vendus ! Si je coule, vous coulerez avec moi !

— Mais enfin, monsieur, temporisa l’avocat de la compagnie. Essayez de comprendre : si nous vous indemnisons, tous les marchands au bord de la faillite feront soudain disparaître leur cargaison pour toucher une prime ! Si nous vous remboursons, nous coulons aussi.

— Et moi alors ? La moitié de mes liquidités sont dans cette cargaison ! Tout ça pour quoi ? Du guarana ! Une racine qui a un goût de pisse mais que les Beurkiens s’arrachent parce qu’elle ne pousse pas chez nous ! Je ne demande pas la charité. Je demande la justice !

— Vous n’avez aucune preuve que votre cargaison a été détruite. Il se pourrait que le commandant se soit enfui avec votre cargaison, tout simplement.

— Mon commandant ? Se faire la belle avec six bateaux ? Ne me prenez pas pour plus idiot que je ne le suis ! Dans ces eaux, il n’y a rien, à part des îles non colonisées habitées par quelques tribus sans même l’écriture. Une cargaison qui disparaît laisse des traces. Même après avoir bu le whisky et mangé le mouton, on essaie de revendre l’étoffe ! Mais là ? Rien ! Vous m’entendez ? RIEN ! Pas une missive de rançon, pas un tract politique dénonçant notre avarice, pas un bout de tissu ! Les habitants de Mirgane ont vu des lueurs orangées au loin, c’est bien la preuve qu’il s’est passé quelque chose !

— Reprenez-vous, je vous en prie. Deux ivrognes voient une lueur rouge et hop, votre cargaison est détruite ? Et il est de notoriété publique que vous sous-payez vos hommes. Votre commandant n’avait pas l’air d’être le vin le plus fruité du cépage. Une bonne pomme, peut-être, mais vos hommes se sont monté la tête, et voilà. Votre cargaison est échouée quelque part, intacte, et des insulaires apprennent à lire avec les lettres érotiques du gouverneur.

— Et je fais quoi, alors ?

— Vous montez une expédition pour récolter des preuves. Et vous arrêtez de nous crier dessus.

— Super. Une deuxième expédition pour être sûr que je sois enterré financièrement. Proposez-moi le suicide tant que vous y êtes !

— ASSEZ ! Vous me fatiguez tous les deux ! s’impatienta le juge. Voilà ce que je vous propose : vous cofinancez une expédition pour obtenir des preuves. Des preuves, vous m’entendez ? Pas des racontars ! Si les bateaux ont coulé, je veux des débris. S’ils sont morts, je veux des uniformes. Et si la cargaison dort quelque part, vous me ramenez son emplacement exact. En attendant, je suspends la procédure. Mais attention, Marnik Valgarr : votre ton ne me plaît pas ! Trouvez un accord ou défiez-vous en duel sur le port, je m’en fiche ! Par tous les dragonniers, trouvez un accord !

— Monsieur Valgarr a toujours été un client honnête de notre compagnie. Nous sommes désolés de son infortune. Nous proposons de fournir le navire, le matériel, et un membre d’équipage pour garantir l’impartialité. À monsieur Valgarr de fournir le reste de l’équipage. Qu’en dites-vous ?

— C’est acceptable. Rendez-vous dans une semaine, baie 23. J’ai mon comptoir là-bas.

— Nous savons où vous êtes, monsieur. À dans une semaine.

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— Excusez-moi, excusez-moi monsieur, je cherche le ponton 23, les locaux de Marnik Valgarr ?

— Valgarr ? Oui, c’est tout au bout, là-bas. Vous voyez l’entrepôt le plus vide de tous ? C’est là qu’il est, le pauvre. Si sa cargaison n’arrive pas, il va devoir déménager aux pontons extérieurs... Mais vous savez ce qu’on dit : ceux qui veulent voler doivent savoir tomber !

— Merci, dit Kjarn en se dirigeant vers le ponton.

— Ha, lieutenant ! Vous avez fait vite, merci beaucoup, dit Marnik d’un ton faussement bienveillant.

Il avait les traits tirés des hommes rongés par l’angoisse. Autrefois ventripotent et bon vivant, il avait fondu. Ses vêtements lui pendaient sur le dos comme une vieille voile.

— Vous m’avez fait demander, monsieur. Je ne fais pas attendre un ami de la famille.

— Naturellement. Vous êtes un bon garçon. Je suis désolé, je n’ai rien à vous offrir à boire, et la situation périlleuse dans laquelle je me trouve m’oblige à être direct. Mais j’imagine que cela ne formalisera pas un officier de la marine.

Il marqua une pause.

— Vous n’êtes pas sans savoir qu’une de mes cargaisons a disparu. La compagnie d’assurance refuse toute indemnisation. C’est pourquoi je monte une expédition pour découvrir ce qui s’est passé. J’ai besoin d’un commandant, et j’ai pensé à vous.

— Moi ? Commandant d’une expédition ? Mais je ne suis que lieutenant en second...

— Vous l’êtes parce que vous avez peu d’argent, peu d’influence, et beaucoup de talent. Ce que je vous propose, mon garçon, c’est ni plus ni moins que de montrer à la face du monde ce que vous valez. Je n’ai peut-être plus d’argent, mais j’ai encore de l’influence. Commandez mon expédition, trouvez ce qui est arrivé à ma cargaison, et je vous assure que les portes d’une grande carrière s’ouvriront pour vous. Qu’en dites-vous ?

— C’est trop d’honneur... J’accepte, et je ne vous décevrai pas, monsieur ! tonna Kjarn en se redressant au garde-à-vous.

Marnik laissa échapper un rire, ragaillardi par l’enthousiasme juvénile.

— Une dernière chose, mon garçon. Cette aventure a pour but de prouver que je suis dans mon bon droit. La compagnie d’assurance, de son côté, va évidemment chercher à tirer la couverture à elle. Comprenez-moi bien : votre rôle n’est pas d’établir la vérité, mais de défendre mes intérêts. Compris ?

— Bien évidemment, monsieur.

Kjarn prit congé, le cœur léger, presque sur un nuage. Cela faisait des années qu’il attendait sa promotion.

Marnik Valgarr, dans ses jours de gloire, finançait des bourses pour les fils de pêcheurs désargentés. C’est ainsi que Kjarn, enfant d’un quartier pauvre, avait intégré une école militaire prestigieuse et terminé major de sa promotion.

Mais la belle réussite académique s’était fracassée sur la réalité : le monde réel, celui des relations, des petits arrangements et des jeux de pouvoir. Sans réseau ni fortune, Kjarn avait dû se contenter d’être second sur un navire de pêche, puis sur un bateau postal qui faisait la tournée des îles voisines.

Il ne s’était jamais résigné à une vie de second plan. Et s’il fallait trafiquer un peu la vérité pour s’élever, quelle importance ? Pour une promotion, il aurait volontiers juré avoir vu des dragons célestes emporter la cargaison vers l’Éden.


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— Madame Lina Estrid Vaxholm ?

— Hum. Qui la demande ?

— C’est la Compagnie d’Assurance du Levant, madame, dit un petit groom en lui tendant une lettre cachetée de cire. Sceau officiel. Mission sérieuse.

— Vous avez des détails ? demanda-t-elle depuis l’embrasure de la porte, en peignoir, à peine couverte.

— Non madame… vous savez bien que je ne suis que groom. Les secrets, ce n’est pas à moi qu’on les confie, balbutia-t-il, visiblement troublé par la situation.

— Très bien. Apportez-moi un petit déjeuner. Et une bouteille de whisky beurkien, s’il vous plaît.

— Tout de suite, madame.

Lina n’était pas née dans le luxe. Mais avec la compagnie, on apprenait vite à lire entre les lignes. Une chambre minable à la sortie du port ? Ça voulait dire retrouver un petit escroc ou rédiger un rapport minable sur une fraude quelconque.

Un palace avec vue ? Là, c’était autre chose : mission embarrassante, nécessitant discrétion et doigté. Du genre : prouver que l’exploitation minière d’une île n’allait absolument pas déranger les autochtones — même si on savait très bien que ça ruinerait leurs récoltes, profanerait leurs lieux sacrés et les exterminerait à coups de virus importés.

Ou alors affirmer que non, la compagnie ne savait pas du tout que son dernier produit miracle rendait les enfants aveugles dans 12 % des cas. Ce genre de choses.

Mais Lina était une employée fidèle. Enfin, fidèle par nécessité. Les grandes valeurs de Beurk — paix, progrès, coopération — lui couraient sur le haricot depuis longtemps.

Elle décacheta la lettre et lut à voix haute pour elle-même :

Madame Estrid Vaxholm,

Le groupe d’assurance vous mandate pour participer à une expédition visant à établir la perte ou non de la cargaison de monsieur Marnik Valgarr, armateur.

La cargaison comprenait six navires transportant nourriture, liqueurs, épices, lettres d’ordre et autres denrées ou objets précieux. Le montant estimé par l’armateur s’élève à soixante mille crocs d’or.

Votre mission est d’en identifier la trace, et, si destruction il y a, d’en estimer la valeur réelle et de collecter toute preuve tangible.

En cas d’absence de preuve, vous veillerez à démontrer par tous moyens nécessaires que la cargaison n’a pas été détruite et que la compagnie ne saurait être tenue pour responsable des événements tragiques ayant affecté monsieur Valgarr.

La compagnie vous rappelle que vous êtes à son service, et à son service exclusif.

Vous rejoindrez le ponton 23, à la baie marchande de Beurk, dans cinq jours à compter de la réception de cette lettre. L’équipage sera désigné par l’armateur.

Votre rôle est essentiel.

En cas de maladie, d’accident ou de décès, vous serez indemnisée conformément aux articles 332 alinéa 224 du code du travail maritime...

Elle déchira la feuille d’un geste sec.

Encore une foutue expédition. Encore des regards hostiles sur un rafiot trop petit, à devoir rédiger un rapport foireux pour défendre les intérêts d’un groupe d’assureurs en surpoids.

— Magnifique monde..., pensa-t-elle en enfilant ses bottes. Par les fondateurs... j’aimerais bien voir la tronche qu’Harold ferait s’il voyait ce qu’on est devenus.



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Il devait bien être midi… ou minuit ? Qui saurait dire, de toute façon, quand on est cantonné au sous-sol de l’université ?

Il était affalé là, sur son bureau, entre ses feuilles et ses recherches. Il avait changé pour la vingtième fois sa bougie, qui fondait à une vitesse impressionnante.

L’amour de la recherche et le désintérêt du monde avaient conduit le monde à se désintéresser de lui. Tyren Solkar était doctorant en géophysique sous-marine. Expert dans son domaine — ou, plutôt, le seul dans son domaine.

Ses études, au début prometteuses, orientées vers la navigation des bateaux de gros tonnage, avaient pris un virage étrange. Lors d’une expédition, il était revenu avec un carnet rempli de croquis sur la faune et la flore des îles vierges. Il devint alors, bien malgré lui, une figure de proue du mouvement anti-occupation. Ces îles, affirmait-il, abritaient une biodiversité inimaginable.

Dès lors, aucune compagnie, armateur ou institution ne voulut de lui. Trop engagé, trop critique. Il maniait l’effigie d’Harold comme un reproche, répétant que ce n’était pas le souhait des fondateurs de détruire des paradis terrestres au nom du profit. Résultat : une bourse de recherche ridicule, aucun moyen de voyager, et un bureau miteux coincé au sous-sol de l’Académie des Ailes du Savoir, entre deux salles d’archives.

— Monsieur Solkar ! MONSIEUR SOLKAR ! hurla une voix.

— Quoi ? Qu’est-ce que... Mais qui êtes-vous ? Et qu’est-ce que vous faites ici ?

— La porte était ouverte. Je vous ai trouvé endormi... dans ça. Un bureau, vraiment ? Peu importe. Vous êtes attendu au ponton 23 dans cinq jours à l’aurore. Une expédition recherche une flottille de navires marchands disparus à l’ouest.

— Quoi ? Mais pourquoi moi ? Je n’ai rien demandé !

— Justement. Vous ne faites rien. En m’adressant à votre doyen, on a découvert que personne ne savait même que vous étiez encore ici. Le budget des bougies du département archives, ça vous dit quelque chose ?

— Mais...

— Le doyen m’a dit : « Solkar ? Il aime ce genre de choses. Envoyez-le. » Une belle occasion de vous y remettre. Une cargaison a disparu dans les îles lointaines. Des témoins parlent de lueurs orangées et de phénomènes inexpliqués. Terrain rêvé pour un scientifique, non ?

— Et si je refuse ?

— Alors vous perdez votre bourse, et on libère votre bureau pour stocker des archives. C’est compris ? Oh, et un dernier conseil : les marins ne sont pas très... raffinés. Si vous vous présentez dans cet état, vous finirez à la mer avant d’avoir quitté le port. Bonne journée !

Et il sortit, sans un mot de plus.


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— Oh non, encore ! Mais par pitié, tu vas pas nous faire le coup à chaque fois ! cria un membre d’équipage.

— Désol… lé, fit Tyren en se penchant par-dessus bord pour rendre son déjeuner à la mer.

— Un Beurkien qui a le mal de mer, c’est pas tous les jours qu’on voit ça !

— Surtout après deux semaines de traversée !

— Faut croire que les rats de bibliothèque, c’est pas les mêmes que les rats de fond de cale ! Ahahah !

L’équipage et le cuisinier s’éloignèrent en riant.

— En même temps, avec cette bouffe de merde… bonne chance aux poissons qui boufferont ça, grommela Tyren entre ses dents.

Le voyage était interminable. Les membres d’équipage étaient plus détestables les uns que les autres. Les soldats à bord, issus de l’Urbaine — le dernier échelon militaire de Beurk — étaient incapables de compter jusqu’à dix. Le commandant de l’expédition, lui, se prenait pour un général des Guerriers du Ciel. Toujours martial, il donnait des ordres inutiles avec assurance.

Et puis il y avait Lina. Silencieuse, distante, recluse dans sa cabine depuis le départ. Deux semaines déjà. Deux semaines de mal de mer, de nourriture infecte et de brimades. Les marins bousculaient Tyren, ses affaires disparaissaient, et il avait perdu leur estime le jour où il avait refusé de jouer aux cartes, prétextant ne pas boire d’alcool.

L’île en question était à plus de quatre semaines de navigation. Et les conditions à bord se détérioraient chaque jour un peu plus. Le capitaine refusait toute escale, répétant : « Droit au but. »

Mais tout changea lorsqu’un marin tomba malade et mourut quelques jours plus tard, pris d’une forte fièvre. On soupçonna la nourriture. Les barils furent inspectés : plus de la moitié grouillait de vers. La faute à un stockage négligé. Les réserves dépassaient depuis longtemps leur date de conservation. Ils durent jeter la moitié des provisions.

Ce soir-là, un conseil fut convoqué.

— Qu’on réalise des filets de pêche. On mangera ce qu’on attrapera. Et le reste, on rationne, dit Kjarn Revik.

— Et si les poissons ne sont pas comestibles ? On entre dans les eaux tropicales. Ce ne sont plus les eaux de Beurk. Et il reste deux semaines, protesta Tyren.

— Pour vous, rien n’est comestible. Si vous survivez, ce sera un miracle, rétorqua Kjarn, visiblement excédé par cet intellectuel qui semblait déjà faire un effort en tenant sa cuillère.

À ce moment-là, Lina sortit enfin de sa cabine.

— Pardon d’interrompre votre petite sauterie, mais je suis d’accord avec l’intello. On ne connaît rien de ces eaux. Rien ne garantit que les poissons soient abondants ni comestibles. Et on a déjà entamé presque tous nos médicaments pour tenter de sauver un mourant. Le but de cette expédition, me semble-t-il, c’est de revenir vivants avec des preuves. Faisons cap sur Mirgane. Ce sont les derniers à avoir vu la cargaison. On y trouvera peut-être des informations et des vivres.

— Entendu. Si cela sert la mission… alors cap sur Mirgane, dit Kjarn d’un ton résigné mais martial.


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Mirgane était une cité agricole comme il en existait tant. On y cultivait canne à sucre et tabac — des denrées précieuses à Beurk. La cité n’était en réalité qu’un comptoir commercial situé près des plages. L’autre côté de l’île, rocailleux et abrupt, restait inoccupé.

Les constructions étaient rustiques, en bois local. Comme à l’époque des pré-Haroldiens, ces légendaires navigateurs qui affrontaient les monstres marins à main nue. Le port, quant à lui, était fortifié, sans doute pour dissuader les pirates. Mais les équipements étaient vétustes, tout comme le reste de l’île.

En apercevant la côte, ils hissèrent le drapeau de Beurk : deux ailes noires sur fond rouge.

— Encore un merveilleux séjour sur une île pourrie, se lamenta Lina.

— On y reste juste pour refaire le plein et obtenir des informations. On repartira aussitôt, trancha Kjarn.

— Pourquoi c’est si sinistre ? Tout est en bois, et les gens ont l’air de vivre dans une grande précarité, s’interrogea Tyren.

— Ce qui est bien avec vous, c’est que quand on vous voit, on se dit que vous venez d’une famille noble élevée dans les récits haroldiens... et quand vous ouvrez la bouche, c’est confirmé, lâcha sèchement Kjarn.

— Ça va, pas la peine de lui sauter à la gorge, intervint Lina. Les villes reculées comme celle-ci sont souvent des colonies commerciales. On y cultive des denrées rares destinées à l’exportation. Ces îles sont tropicales, humides, pleines d’insectes et de maladies. Malgré leur cadre enchanteur, la vie y est rude. Ces comptoirs sont financés par des groupes privés qui cherchent à maximiser leur profit, pas à améliorer la vie sur place. Résultat : peu d’infrastructures, peu de soins, peu d’éducation. On y envoie les marginaux, les repris de justice, les déclassés. Bref, ceux dont personne ne veut.

Tyren resta silencieux. Cette femme qui n’avait pas dit un mot du voyage se révélait plus lucide que tous les autres. Elle était svelte, maîtrisait visiblement son corps, et son regard... profond, tranchant. Elle n’était pas belle au sens classique, mais possédait une force et une grâce indéniables.

— Allez, monsieur l’intellectuel, c’est le moment de mettre pied à terre, lança un soldat.

Sur le ponton, les attendait le capitaine de la garde.

— Bienvenue. Je suis Olrik Denvar, capitaine de la garde. Malheureusement, vous devez rester à bord le temps que nous inspectons votre navire. Depuis l’épidémie de Fièvre Rouge, nous avons des ordres stricts.

— Kjarn Revik, capitaine du navire. Merci pour votre zèle, capitaine Denvar. Puis-je vous inviter à prendre un verre dans ma cabine ? J’aimerais m’entretenir avec vous.

— Entendu, répondit Denvar, avant de suivre Kjarn à l’intérieur.

— À mon avis, le capitaine n’a pas l’intention de rester coincé ici, gloussa un soldat.

— Nous verrons bien, lança Lina, intriguée.

Quelques minutes plus tard, le capitaine de la garde sortit avec un sac dans chaque main.

— Après inspection minutieuse, je certifie que votre navire peut accoster à Mirgane. Bon séjour ! lança-t-il avant de disparaître dans les ruelles.

— Qu’est-ce que vous lui avez fait ? s’étonna Tyren.

— J’avais gardé une excellente bouteille de whisky et quelques denrées typiques. Pour les échanges culturels, répondit Kjarn avec un sourire.

— C’est de la corruption active ! s’étrangla Tyren. C’est ce genre d’attitude qui a provoqué la Grande Peste de 132 !

— Ta gueule, à la fin. Écris ton rapport si ça te chante, je suis sûr que le juge en fera grand cas, grogna Kjarn.

— Et maintenant, on fait quoi ? demanda Lina.

— Notre bon capitaine nous a conseillé de rendre visite au gouverneur Gorwin Tessel. Un homme charmant, paraît-il. Peut-être pourra-t-il nous fournir des vivres et des informations. Qui veut vient. Les autres : restez et interrogez les marins.

— Vous êtes bien différent sur terre, capitaine, lança Lina avec malice.

— Et vous, vous vous mettez à parler ? Qui sait ce que vous nous réservez encore !

— Attendez ! Je vous accompagne ! lança Tyren en accélérant le pas.

— La merveilleuse équipe au complet. En avant !


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Le « palais » du gouverneur était une grosse bâtisse en bois épais, sans réelle fioriture. Pas d’enceinte, pas de jardin aménagé. Juste un bâtiment sombre et mal entretenu, posé là, à la lisière de la place centrale de la ville. Le bois avait noirci avec le temps, certaines planches semblaient prêtes à céder.

— Charmant, lança Kjarn.

— Ce sera difficilement pire que ce vieux rafiot, rétorqua Tyren.

À l’intérieur, la chaleur était étouffante. Peu de bougies, fenêtres closes. Une ambiance poisseuse. Dans un fauteuil de cuir usé, affalé, un homme chauve au ventre proéminent portait à peine sa tunique officielle.

— J’ai pas vu votre cargaison, lança-t-il d’emblée. Quand ils ont quitté Mirgane, la flotte était en bon état. Pas de rapport d’incident. Je sais rien de plus.

— Gouverneur, nous ne sommes pas ici pour vous accuser. Nous ne devions même pas faire escale. Mais nous avons eu des avaries, et la situation nous oblige à demander votre hospitalité, répondit Kjarn avec protocole.

— Ha… bon. Dans ce cas, que vous faut-il ?

— De la nourriture et de l’eau. Et nous serons repartis aussi vite que nous sommes venus.

— J’imagine que vous comptez sur notre hospitalité ?

— Sur votre hospitalité, oui. Sur votre charité, jamais, répondit fièrement Kjarn en posant une main sur son cœur.

Le visage du gouverneur s’adoucit aussitôt.

— Ha ha ha ! Très bien. Je vais envoyer une équipe faire le plein sur votre bateau. Je vous ferai un prix d’ami, naturellement.

— Et nous, lors de notre retour, ne manquerons pas de témoigner de votre sérieux et de votre professionnalisme dans la gestion de cette perle tropicale qu’est Mirgane, ajouta Kjarn.

— Hum… oui, sans doute. Que puis-je faire d’autre pour vous ?

C’est Lina qui prit la parole, d’un ton net :

— Nous cherchons à collecter toute information utile concernant l’incident lié à la disparition de la caravane marchande en route vers Haroldion. Pourriez-vous nous dire tout ce que vous savez ?

— Je vous l’ai dit : rien. Absolument rien.

— Une hypothèse à la capitale évoque une mutinerie, voire une entente entre le capitaine de la caravane et le gouverneur local pour se partager le butin.

— Orven ? lança le gouverneur en éclatant de rire. Une mutinerie ? Soyons sérieux ! Le gouverneur d’Haroldion est un incompétent notoire doublé d’un trouillard. Si une mutinerie est dirigée par lui, c’est qu’elle vise l’intelligence elle-même. Impossible.

— Des pirates, peut-être ?

— Où ? Et pour quoi faire ? Pour revendre la cargaison à qui ? Toutes les îles colonisées sont des îles de production. Il n’y a que très peu de liquidités. Et je suis la personne la plus privilégiée ici. Regardez mon train de vie ! Vous excuserez l’absence des danseurs d’ours : ils font la sieste.

— Vous n’avez jamais été attaqué par des pirates ou des mercenaires ?

— Jamais. Les fortifications que vous avez vues en arrivant datent de la fondation de la colonie, il y a plus de soixante ans. À l’époque, on craignait des menaces... mais il n’y en eut jamais.

— Une piste, peut-être ?

— Une maladie, qui aurait décimé l’équipage ? Il arrive que des bateaux de pêche, partis en eaux profondes, ne reviennent pas. Des marins ont mentionné des phénomènes étranges : ombres dans les airs, écume fluorescente dans la mer… mais leur sobriété était, disons, compromise.

— Voilà un défi pour notre spécialiste, lança Kjarn en désignant Tyren.

— Oui, en effet. Des phénomènes marins ou météorologiques pourraient désorienter les équipages. Sous ces latitudes, cela pourrait les mener vers des hauts-fonds ou des zones non cartographiées.

— Voilà. Vous avez votre explication et celui qui la comprend, conclut le gouverneur avec malice. Inutile d’aller se casser le cou à la recherche d’une cargaison perdue. Mettez-vous d’accord sur la version de l’histoire, et épargnez-vous un voyage vers une île désolée où je ne sais quelle emmerde vous attend.

— Impossible, trancha Lina. La compagnie exige des preuves. Sans preuve, il n’y aura pas de dédommagement.

— Ce qui implique que mon patron sera déçu également, renchérit Kjarn.

— Bah ! C’est votre problème. Vous serez prêts à partir demain. Les grilles du port seront fermées ce soir, elles ne s’ouvriront que lorsque vous m’aurez réglé. Simple mesure de précaution. Vous pouvez dormir ici si vous le souhaitez… mais franchement, je crois que vos cabines sont plus confortables. Allez, adieu !

Et ils prirent congé.

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