Dragon le prix du silence

Chapitre 3 : Les ombres de Haroldion

2967 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 07/07/2025 21:25

Ils faisaient maintenant cap vers Haroldion depuis trois jours. Ils n’avaient rien obtenu des rumeurs qui circulaient au port de Mirgane. Tous racontaient des histoires plus ou moins délirantes : des lueurs orangées, des ombres, des rugissements. Chaque personne interrogée ajoutait son petit détail d’invraisemblance. Au fur et à mesure qu’ils se dirigeaient vers Haroldion, l’atmosphère se faisait de plus en plus pesante. Personne ne savait ce qu’ils allaient trouver sur Haroldion, mais toutes les hypothèses envisagées avaient été battues en brèche, ce qui laissait place aux suppositions les plus folles. Les marins, étant des gens superstitieux par nature, devenaient de plus en plus maussades au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient de leur destination.

Tyren était nerveux et avait du mal à dormir. Il décida de sortir sur le pont prendre un peu de la fraîcheur de la nuit.

— Hum, tout ça, ça pue, messieurs. On fait route sur une île dont personne n’a idée de ce qui s’y est passé. Des ombres, des disparitions inexpliquées... Dieu sait quels monstres traînent dans ces eaux.

— Des monstres ? Comme dans les légendes ? dit un jeune mousse.

— Les légendes ont souvent une part de vrai, petit. Les dragons des légendes ne sont peut-être pas tant le fruit de l’imagination que d’un passé lointain pas si enfoui que ça…

— Des dragons, vraiment ? C’est ça, votre théorie ? fit Tyren, ironique, aux marins assis autour d’une lampe à huile.

— Ah, monsieur le scientifique, moquez-vous si vous voulez, mais nous, les marins, n’avons pas besoin de voir pour croire. Et surtout, on a vu des choses tellement invraisemblables que nous préférons ne pas tenter le destin outre mesure. Or cette mission, c’est tout ce qu’un marin déteste : naviguer sans cap à la recherche d’un phénomène inexplicable mais qui, pourtant, s’est produit.

— Il existe des centaines d’explications plausibles à ce qui est arrivé à la flotte marchande. Pas besoin de mobiliser les mythes anciens pour trouver une explication. La cause de cette potentielle tragédie est humaine, messieurs. L’arrogance, l’incompétence, l’ego sont les causes de désastres bien plus grands que n’importe quelle divinité.

— L’un n’empêche pas l’autre, monsieur. Bon, il se fait tard, laissons ce monsieur à ses certitudes. Bonne nuit !

Ils se levèrent et, au moment de prendre congé, une secousse frappa le bateau, qui mit tout le monde à terre.

— BON SANG, ON A TOUCHÉ, ON A TOUCHÉ ! cria un marin.

Un autre fit résonner la cloche d’alerte, ce qui fit instantanément apparaître le capitaine Kjarn Revik.

— Mettez le bateau à la cape, tout le monde sur le pont ! Qu’est-ce qu’on a touché ?

— Impossible à dire, capitaine, on n’y voit pas à deux pas devant soi !

— Faites un relevé des profondeurs, allez chercher le fil à plomb ! Allez en cale voir si on a une voie d’eau !

— J’en reviens, capitaine, fit un marin. Rien en cale, le bateau a tenu le choc !

— Une bonne nouvelle !

— Le fil à plomb n’indique pas le fond. Ce n’était pas un rocher, capitaine !

— L’impact était à bâbord ou tribord ?

— Bâbord !

— Très bien, mettez la barre à tribord alors. Éloignons-nous de la zone et attendons le petit matin pour y voir un peu plus clair !

— Capitaine, capitaine, venez voir ! Ce sont des débris !

— Quoi ?!

Dans la nuit noire, les marins avaient accroché une lampe au bout d’une gaffe. On pouvait distinguer des débris, des planches de bois qui flottaient sur l’eau.

— Mais qu’est-ce que c’est que ça ? s’interrogea Kjarn. On est en pleine mer !

— Je pense qu’on a retrouvé la flotte, capitaine, fit Lina, apparemment pas très surprise de la situation.

— Les débris ont dû dériver, c’est la seule explication, tenta Kjarn. On est au milieu de nulle part, comment est-ce possible ?

— Aucune idée, capitaine, fit un marin encore sans pantalon.

— Messieurs, à vos postes. La nuit va être longue. Nous devons empêcher de nous faire emporter par le fond à cause de ces maudits débris. À vos postes !


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Au petit matin, l’équipage était sur les rotules. Tout le monde avait mis du sien pour éviter une catastrophe. Lorsque la visibilité fut meilleure et qu’un cap fut déterminé pour éviter les débris, le capitaine convoqua le trio dans sa cabine.

— Un peu de whisky ? Qui veut ? lança le capitaine, une bouteille dans une main et des verres dans l’autre.

— Enfin capitaine, le soleil s’est à peine levé ! fit Tyren, choqué.

— Je ne me suis pas couché, donc techniquement, c’est le soir pour moi ! Lina ?

— Volontiers, Kjarn. Il paraît qu’un bon petit déjeuner est essentiel !

— C’est l’esprit, en effet, fit-il en rigolant. Et un pichet d’eau pour l’intello, alors ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

— C’est la flotte, ou au moins une partie d’elle, fit Lina. J’ai récupéré quelques débris. Certains morceaux de bois sont indubitablement ceux utilisés pour la charpente de nos navires, ça ne fait aucun doute.

— Hum, donc on peut fêter ça ! fit Kjarn. La cargaison est détruite, non ? On peut faire demi-tour et rentrer chez nous ! dit-il en terminant son verre cul sec et en s’en resservant un directement.

— Non, nous ne pouvons pas, fit Lina. Regardez ce morceau de bois, il est brûlé.

— Et alors ? fit Kjarn. Qu’est-ce que ça change ?

— Probablement qu’un marin a mis le feu à une cargaison inflammable : des épices ou de l’huile.

— Oui, et alors ? Qu’est-ce que ça change ? fit Kjarn, excédé. C’est détruit, non ? On rentre.

— Ça signifie que seule une partie de la cargaison est endommagée. Et mon employeur exige une estimation précise des pertes pour pouvoir rembourser l’armateur. Nous pouvons clairement identifier une avarie, mais en aucun cas cette avarie ne peut raisonnablement avoir causé la perte de l’ensemble de la flotte.

— La planche que vous avez recueillie présente des traces de lacérations, remarqua Tyren.

— Pardon ?

— Oui, vous voyez là ? On dirait qu’un outil ou une force puissante s’est appliqué sur la planche, remarqua Tyren.

— En effet, c’est étrange, remarqua Lina.

— Si c’est une explosion, il est probable qu’un élément métallique ait été projeté sur la planche, et voilà tout.

— Peut-être, en effet, admit Tyren.

— Nous continuons donc ? demanda Kjarn.

— Cela confirme l’hypothèse de l’avarie en mer, mais nous devons aller jusqu’à Haroldion pour recueillir des témoignages et mettre toute cette histoire au clair, remarqua Tyren.

— Je resterais prudente et éviterais de hisser le pavillon de Beurk à l’arrivée à Haroldion, personnellement.

— Pourquoi ? demanda Tyren, perdu.

— Car mettre le feu à une cargaison est une technique de pirate. Ça sème la peur, ça dissuade de continuer les recherches. On ne sait pas ce qui est arrivé à Haroldion, mais il n’est pas impossible que des pirates aient attaqué l’île.

— Mais le gouverneur de Mirgane a clairement battu cette hypothèse en brèche en nous assurant que c’était assez improbable, remarqua Tyren.

— Oui, sauf s’il avait un intérêt à nous faire croire cela. Les gouverneurs corrompus, ça n’a rien d’étonnant, surtout par ici. Ils sont payés à peine plus qu’un ouvrier et vivent dans des conditions déplorables, alors même qu’ils ont accès aux routes maritimes des navires marchands. La tentation est peut-être devenue trop forte, expliqua Kjarn, plein de malice.

— Je vous prenais pour un simple officier de la marine, mais il semblerait que vous connaissiez très bien les arcanes du pouvoir, remarqua Lina.

— Les petits arrangements, madame, je les ai subis toute ma vie, je ne m’en étonne plus. J’essaye simplement de rester en dehors. Généralement, quand on suit la merde, c’est nous qui finissons par puer. Mais comme vous insistez pour continuer, continuons.

— J’insiste, termina Lina.

Pour éviter toute mauvaise surprise, la décision fut prise d’accoster non pas par le port, mais par le côté le plus abrupt de l’île, où aucune construction n’était visible. L’idée était que si des pirates ou un groupe hostile étaient présents, ils seraient forcément sur la partie habitée de l’île, et pas dans le reste laissé vierge. Cela permettrait de faire une reconnaissance et de comprendre ce qui les attendait. L’équipage ne comportait que quelques miliciens de l’urbaine, incapables de reprendre à eux seuls une île si des pirates ou des mutins y avaient fait leur quartier général. Observer et ne pas se faire remarquer étaient les mots d’ordre. Le joyeux trio débarqua avec deux miliciens à bord d’une chaloupe au petit matin. La côte abrupte leur demanda de faire un peu de gymnastique avant de trouver un sentier de gibier, probablement. L’air était humide et chaud, et les moustiques s’en prirent directement à eux. Ils durent se couvrir presque entièrement pour éviter les assauts répétés de ces bestioles. L’eau devint très vite un enjeu, et la végétation dense et le relief forçaient le groupe à avancer lentement, ce qui exacerbait les tensions et la mauvaise humeur. Le soir tombant, ils bivouaquèrent à flanc de colline. Avec peu d’eau et de vivres, la soirée ne s’éternisa pas.

— Demain, nous monterons sur le point culminant de l’île et nous pourrons voir la cité de plus près. Ça nous donnera des indications précieuses, fit Kjarn.

— Ouais… si on est encore en vie, nota un soldat.

— Allez, arrêtez de dire des conneries et allez vous coucher. Confinez-vous dans vos tentes, sauf si vous voulez passer une nuit de folie avec les moustiques. Bonne nuit.


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Le lendemain, l’ascension continua dans un esprit de tension encore accru. La montée était pénible. Les rochers pouvaient s’affaisser sous les pieds, ce qui rendait l’ascension plus risquée encore. Ils arrivèrent au sommet de la colline la plus élevée aux alentours de midi, exténués.

— Quelqu’un peut faire un feu ? Ça éloignera les moustiques, demanda un soldat.

— Qu’est-ce que vous ne comprenez pas dans le mot “discrétion”, soldat ? dit le capitaine avec humeur. Nous mangerons le reste de viande séchée. Lina, sans vous commander, voudriez-vous bien trouver le point le plus élevé ? Prenez la longue-vue et dites-nous si vous arrivez à voir quoi que ce soit.

— Bien, capitaine, je m’en charge.

— Et vous, Tyren, si vous avez un vague souvenir de ce qui est comestible ou non sur cette île, ce serait chouette que vous serviez enfin à quelque chose.

— C’est-à-dire qu’une simple variation de teinte peut faire la différence entre un fruit comestible et un poison mortel…

— Laissez tomber, au moins j’aurai essayé de vous trouver une utilité.

Ils se mirent à manger lorsqu’un coup de sifflet retentit dans la jungle.

— Merde, c’est Lina ! Elle fait face à un problème. Tyren, restez là ! Si on ne revient pas, foutez le camp au bateau et ramenez les marins, ne nous abandonnez pas ici ! Vous, soldats, en avant !

— Mais… ! fit Tyren.

— Quoi ? Vous savez vous servir d’une arme ? Reconnaître un piège, peut-être ?

— Non, mais je…

— Non mais rien ! Restez ici, et si on ne revient pas, barrez-vous !

Le groupe s’enfonça dans la jungle en direction du sifflement de Lina.

Tyren resta planté là un certain temps. Il en avait marre d’être le souffre-douleur de cette bande de débiles pour qui la tête sert d’abord à faire des coups de boule. Cela faisait cinq semaines qu’on l’avait sorti de ses recherches pour l’emmener de force dans un voyage dont il avait détesté chaque seconde jusqu’à présent. Et puis repartir vers le bateau… les marins allaient sans aucun doute le jeter par-dessus bord dès la première nuit pour économiser des vivres. Quitte à crever, autant crever en tentant de faire quelque chose plutôt qu’en fuyant ! Et il se lança également dans la direction des sifflements.

Lorsqu’il arriva, le groupe était massé autour d’une grotte. Lina était en train de parler à voix basse à ce qui ressemblait à… un enfant. L’enfant devait avoir trois ou quatre ans, pas plus. Ses vêtements étaient en lambeaux, son bras droit et une partie de son torse étaient rouges et couverts de croûtes et de cloques. Cela ressemblait à des brûlures très sérieuses, demandant un soin immédiat.

— On est des amis, on veut juste t’aider, dit Lina sur un ton très doux qu’on ne lui connaissait pas.

L’enfant semblait hagard, incapable de parler. Lina se rapprochait doucement, et à un moment, l’enfant tourna les talons et se réfugia dans la cavité rocheuse. Tyren se rapprocha et vit que l’enfant allait se blottir contre une masse inerte recroquevillée dans une posture de protection. La mère de l’enfant était morte depuis plusieurs semaines. Elle avait dû fuir on ne sait quoi pour se réfugier dans les hauteurs, où elle avait succombé à ses blessures. Le corps de la mère présentait des brûlures graves sur tout le corps. Elle avait probablement jeté ses dernières forces dans la fuite et la protection de l’enfant.

— C’est terrible, fit Tyren. Pauvre enfant, il a besoin de soins !

— Il est traumatisé. Ça fait des mois qu’il doit survivre dans la jungle, on ne sait comment. Sa mère est morte depuis longtemps. Ce petit est un miraculé. Je ne m’explique pas comment il a survécu à des blessures aussi graves.

— Enterrons la mère, fit Kjarn. Lina, vous avez une formation en médecine, dites-nous quoi faire !

L’enfant ne l’entendait pas de cette manière. Et même si il semblait incapable de prononcer un seul mot, il fit barrage de son petit corps pour empêcher que l’équipe puisse approcher de sa mère.

— il est sous le choc. On n’y arrivera pas avec la méthode douce, fit Kjarn.

— Attendez… Cet enfant a traversé l’horreur, probablement. Donnez-lui un peu d’eau.

— Vous avez raison. Vous deux, votre gourde, s’il vous plaît !

— Mais capitaine, il ne nous reste que ça !

— Vos gourdes, messieurs !

— Bon bon, ça va…

Kjarn s’abaissa et tendit la gourde à l’enfant. Dans un premier temps, l’enfant sembla intriguée, puis, d’un coup, il fit un bond, attrapa la gourde d’un geste vif et repartit dans la grotte.

— Au moins elle garde son sens des priorités ! fit Kjarn. Et maintenant ?

— On ne peut pas la prendre avec nous, fit Lina. On ne sait pas ce qui se cache en ville.

— En tout cas, ce ne sont pas des pirates qui ont fait ça. Et j’ai dans l’idée que nous n’allons pas trouver grand monde sur cette île, dit Kjarn d’un ton préoccupé.

— Si on est certain de ne trouver personne, on n’a pas besoin de soldats, fit Tyren. Demandons-leur de rebrousser chemin, de retourner au bateau avec l’enfant, de lui donner à boire et de réaliser les premiers soins. En ville, nous trouverons bien des médicaments pour la soigner. Lorsque nous reviendrons, Lina pourra lui procurer les soins nécessaires. Qui sait ? Peut-être qu’on trouvera un toubib sur place.

— Je suis d’accord avec l’intello. Ce ne sont pas des humains qui ont fait ça. Vous deux, ramenez l’enfant à bord du bateau ! Pas de violence inutile. Si son état s’est empiré quand on revient, gare à vous ! Je serai intraitable à ce sujet, messieurs. Vous avez peut-être un témoin oculaire précieux !

— Oui, capitaine, firent les deux soldats, surtout heureux de pouvoir sortir de cet enfer tropical.

— Lina, fit le capitaine, voulez-vous saisir l’enfant ? Je pense qu’il n’y a plus rien pour elle sur cette île.

Lina s’approcha de l’enfant et la prit dans ses bras. En la soulevant, elle fut étonnée de la légèreté de l’enfant : elle n’avait que la peau sur les os. Elle n’essaya même pas de se débattre. Lina la tendit aux soldats.

— Son sort ne sera pas différent du vôtre, messieurs ! dit-elle d’un ton déterminé.

Elle avait une froideur dans le regard qui jetait des éclairs. Dans ses yeux, il y avait la détermination froide des gens qui n’ont pas besoin de menacer pour être craints et respectés.

Les deux soldats acquiescèrent et prirent l’enfant avec délicatesse avant d’entamer la descente.

— Tyren, vous voulez les accompagner ?

— Sans façon. Je reste avec vous.

— Le trio infernal au grand complet, donc, ironisa Kjarn. En avant, mais restons discrets.

Kjarn sortit son couteau et grava une croix sur un arbre pour marquer l’endroit. Lina donna un coup de pied dans une pierre et l’envoya sur plusieurs mètres. Tyren resta silencieux. C’était la première fois qu’il voyait un mort. Ce n’est que le début, pensa-t-il, avant de fermer la marche du trio s’avançant inexorablement vers des réponses.

Une chose était certaine : ces réponses ne leur plairaient pas du tout.

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